CONCLUSION
Le questionnement sur l'émigration tunisienne est
inséparable de l'étude de la réalité migratoire
mondiale, phénomène massif de notre temps, comme il est, qui
touche tous les continents et la quasi-totalité des pays. Les
écarts croissants entre niveaux de vie et espérances
réelles contribuent à amplifier les mouvements de populations qui
deviennent imprévisibles et difficilement maitrisables. D'autre part, le
durcissement des politiques migratoires entraine la prolifération de
l'immigration clandestine qui tend à devenir une pratique de masse dans
la rive sud de la méditerranée. Dans les pays destinataires de
ces flots humains, le thème résonne d'une manière
assourdissante à chaque échéance électorale
nationale. La Tunisie, après avoir été pour longtemps une
terre d'immigration, s'impose, aujourd'hui, en une terre d'émission de
flux humains. Le flux migratoire qui s'y dégage s'avère une
réalité structurelle de la société tunisienne
contemporaine, même si la trajectoire migratoire et le profil
socio-économique du migrant ne demeurent pas inchangés et
invariables depuis le déclenchement des premiers départs par
l'effet d'une puissance protectrice en quête d'ouvriers, pour ses
industries, et de soldats, pour ses effectifs militaires. La vocation initiale
de ce modeste travail est de porter un regard neuf sur le
phénomène migratoire national qui recommande de le relire selon
d'autres grilles de lecture, prenant en considération les mutations
politiques à l'oeuvre. Partant de cela, nous avons fait le choix
d'adopter deux nouveaux axes de recherche, à savoir la «
rationalité » du migrant et le pragmatisme politique, en vue
de surpasser les représentations
standardisées et largement véhiculées, et
de sonder en profondeur l'essence véritable du phénomène.
Dans un premier temps, nous avons approché le sujet sous un angle
individuel d'analyse, en bénéficiant de la transposition de la
théorie économique de l'acteur rationnel sur la
réalité migratoire tunisienne. La confrontation nous
emmène à dire que le migrant n'est point dénué de
réflexivité et du sens de la prévision et de
l'anticipation. Le calcul coûts/avantages vient en amont de l'acte
migratoire dévoilant, de la sorte, une figure peu connue du migrant
tunisien, celle du calculateur et entrepreneur, mué, en
exclusivité, par la maximisation de son propre intérêt
personnel, lequel intérêt réside, principalement, dans la
propulsion de la mobilité socioprofessionnelle et dans la
libération de l'Être des jougs de la réalité locale.
Toutefois, les observations menées nous mettent à
l'évidence que la « rationalité » de
l'acteur-migrant, n'est pas aussi absolue et infaillible. La proportion du
risque que prennent certains migrants clandestins, se jetant dans des
embarcations de fortune et munis de bidons vides pour s'y accrocher en cas de
naufrage, fait éclipser la figure de l'entrepreneur au profit de la
figure du migrant-risque-tout, le migrant-joueur de poker. La superposition de
la théorie de l'investissement familial, apportée par Abdelmalek
Sayad, sur la réalité tunisienne, nous persuade que la
décision de partir sous d'autres cieux n'est pas, toujours, aussi
souveraine et assumée, attendu qu'elle pourrait émaner du groupe
d'appartenance direct qui cherche à survivre et à se positionner
par des délégations à l'étranger chargées de
lui procurer des ressources financières et de l'aura sociale. D'un autre
côté, la « rationalité » est dite
entachée parce que nombreux sont les projets migratoires qui endurent
une tendance à l'hypertrophie des coûts qui est perceptible, tout
particulièrement, à travers la précarité
professionnelle et le malaise social dans les pays récepteurs. A cet
égard, l'instabilité et l'exploitation ressortent
comme le prix que devrait payer l'arrivant en contre partie de
la disponibilité de l'emploi sur la terre d'arrivée. De plus, le
projet migratoire est souvent porteur d'une véritable souffrance
existentielle du fait des changements de valeurs et de la perte de
repères sociaux et culturels. Un émigré, en fait, est
doublement absent et déclassé, à la fois, chassé de
son pays d'origine et socialement exclu dans le pays de résidence,
condamné, ainsi, à survivre étranger et enclavé
entre deux cultures et deux langues. Le sentiment de ne pas appartenir à
aucun groupe social pourrait faire basculer les plus vulnérables dans un
identitarisme religieux inventeur d'une communauté originelle virtuelle,
ou dans un mimétisme et un hyper-conformisme attitudinaux, signes d'une
lutte aveugle pour la reconnaissance sociale dans les pays d'installation. Dans
un deuxième temps, nous avons adopté le pragmatisme politique en
tant que variable d'interrogation sur la réalité migratoire
nationale. S'il est vrai que l'émigration demeure l'effet d'une
décision individuelle, nous partons du postulat que
l'interférence du politique dans le champ migratoire lui donnerait un
contenu particulier et exerce un effet déterminant sur
l'intensité et l'orientation des flux d'émigration. Si nous
qualifions la politique migratoire de pragmatique, ceci ne doit, aucunement,
être saisi comme un quelconque dénigrement et stigmatisation, mais
se justifie par les paradigmes méthodologiques de recherche en sciences
sociales et humaines qui recommandent la confrontation des cadres
théoriques et conceptuels préexistants aux faits
étudiés pour arriver à en saisir le sens véritable
et en déceler les nuances qui pourraient séparer le
théorique du réel. En tout état de cause, l'État a
le droit de réguler le flux migratoire national à l'aune des
enjeux politiques qu'il compte en recueillir. Les recherches faites montrent
que l'État tunisien perçoit les migrants, essentiellement, comme
des agents potentiels de développement. Les avantages qu'on compte faire
dériver
du phénomène sont liés,
simultanément, aux départs et aux retours. Nous les avons
catégorisés, en se référant au moment de
départ, en avantages immédiats, situés sur le court et
moyen terme, et en avantages médiats, situés sur le long terme.
Tout d'abord, à court et moyen termes, l'institutionnalisation et
l'étatisation du flux migratoire sont destinées à
alléger la pression sur le marché de travail national et à
réduire le taux de chômage, par l'exportation du surplus de
main-d'oeuvre. L'encouragement des départs est un moyen pour
préserver une stabilité politique et sociale et, au bout du
compte, revient à renforcer les assises d'un pouvoir politique en
déficit de légitimité, qui a laissé se
répandre un favoritisme abusif dans les deux secteurs, public et
privé. On oublie, d'une certaine manière, que l'expatriation de
main-d'oeuvre n'est qu'une simple mesure conjoncturelle et provisoire à
un chômage qui s'est avéré, finalement, chronique et
structurel. D'un autre côté, on table sur les transferts
monétaires des émigrés pour couvrir les besoins du pays en
devises et améliorer une balance de paiements déficitaire.
Certains n'hésitent pas à dénoncer cette stratégie
financière passive qui vise à bénéficier de la
rente migratoire et à récupérer le pécule de
l'émigré97. Ensuite, et à plus long terme, nous
constatons que le rapatriement des investissements, d'une part, et la
capitalisation des connaissances et le « gain de cerveaux »,
d'autre part, constituent les deux avantages médiats majeurs que
les autorités tunisiennes espèrent faire dériver du
phénomène migratoire, même si dans la
réalité, il est de plus en plus hardi de s'en prévaloir.
D'aucuns tiennent à noter que les calculs des autorités
tunisiennes partent d'une surévaluation de la propension et de la
capacité d'investir des membres de la communauté
émigrée, qui ont été, dans leur
quasi-majorité,
97 TALHA (Larbi), « Les aides au retour et la
problématique réinsertion des émigrés », in
LACOSTE (Camille et Yves) (Dir.), /'ÉJlJTduTO lIKreE,
Cérès Édition, Tunis, 1991, p. 545.
conditionnés par le travail salarial et, donc, peu
enclins à l'entreprenariat et fondamentalement hostiles aux risques du
marché. Par ailleurs, les observations menées montrent la
désaffection des compétences tunisiennes quant au retour
définitif au pays. L'inadéquation entre aspirations
professionnelles et débouchés disponibles, d'un
côté, et la politique de séduction que mènent les
pays de résidence, expliquent, dans une large mesure, une telle
réticence. Une panoplie d'instruments opératoires fut mise en
place pour permettre de concrétiser, au mieux, les objectifs fort
convoités précédemment étayés,
immédiats et médiats. Conscients des risques éventuels de
distanciation et de relâchement du lien national, les autorités
jugent le rattachement affectif à la communauté nationale un
impératif stratégique. La spécification culturelle de la
diaspora tunisienne passe, essentiellement, par la promotion de la foi
religieuse, en tant que marqueur culturel indélébile dans des
sociétés d'installation à dominante chrétienne et
arienne. L'apprentissage de l'arabe pour la deuxième et troisième
génération est perçu comme un outil de socialisation
communautaire étant donné que l'inculcation et la transmission
des normes culturelles et sociétales passent, principalement, par la
pratique langagière. Nous avons examiné, enfin, d'une part, les
mécanismes incitatifs destinés à maximiser les flux de
transferts de devises et à emmener les ressortissants tunisiens à
investir dans le pays, et d'autre part, les mécanismes d'encadrement
destinés à apporter appui et soutien personnalisés et de
proximité à la population résidente à
l'étranger. Même si d'aucuns, fautil le dire, soupçonnent
certaines de ces structures à vocation sociale d'être, sous le
régime déchu, des relais externes d'encadrement et de
conditionnement politiques, voire même de contrôle policier sur la
communauté émigrée.
Les deux hypothèses de recherches adoptées,
à savoir la « rationalité » du migrant et le
pragmatisme politique nous permettent d'attester que le phénomène
migratoire tunisien est une co-production, à la fois, des comportements
individuels et des mesures politiques. L'étude du cas tunisien
révèle une concordance des intérêts et une situation
gagnant/gagnant, entre migrant et pouvoirs publics. Ainsi saisie dans certaines
de ses facettes multiples, l'émigration des Tunisiens reprend un autre
sens et se révèle autant choisie que provoquée. Cependant,
il y a lieu de remarquer que les autorités publiques ne peuvent ni
concevoir ni mettre en oeuvre une politique migratoire que d'une manière
résiduelle. Le phénomène migratoire tunisien, reste en
grande partie, un phénomène rebelle, difficilement domptable et
réfractaire aux tentatives d'institutionnalisation et
d'étatisation.
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