3.2.1. L'ivrogne dans la brousse, roman d'aventures
Le thème central du voyage rattache L'ivrogne dans
la brousse au roman d'aventures. En effet, le héros part pour le
pays des morts en quête de son malafoutier. Une aventure plus
qu'étrange! Sitôt le voyage déclenché, les aventures
se succèdent. L'auteur plonge le lecteur dans le monde d'épreuves
horribles et interminables. Partout sur son passage, il a un
177 Le Nouveau Petit Robert de la langue française,
Paris, Le Robert, 2008, p. 2264.
178 Le Grand Robert de la langue française,
Paris, Le Robert, 1985, p. 449.
85 obstacle à franchir. Du pays des Crânes
à la Ville-des-Morts en passant par la
Ville-Céleste-D'où-L'on-Ne-Revient-Pas ou par la Ville
Erronée, la course n'est jamais des plus aisées.
En fait, tout au long de ses pérégrinations, le
héros ne fait que se confronter à lui-même. La
conquête de la fille d'un riche villageois enlevé du marché
est une étape. Vient alors une naissance mystérieuse. Un
enfantmonstre qui s'illustre par ses prodiges et méfaits. Il se
métamorphosera en bébé cul-de-jatte, qui oblige ses
parents à le porter sur la tête sans «le poser une seule fois
par terre» (IB : 41). Seule une intervention miraculeuse les
délivrera de lui.
C'est aussi par miracle si l'Ivrogne échappe à
la torture des habitants de la Ville-Rouge, ou même aux manoeuvres d'un
paysan madré qui tente de le faire condamner à sa place pour le
meurtre d'un petit prince. Il finira par trouver, enfin, le repos et la sagesse
dans la paternité, une fois de retour chez lui.
Tutuola entraîne le lecteur dans le monde d'aventures
incroyables, desquelles le héros rentre victorieux. Il intègre
son récit dans la catégorie générique de romans
d'aventures.
3.2.2. Le merveilleux et le fantastique dans L'ivrogne dans
la brousse
Comme dit plus haut, le roman est un genre libre qui
transgresse les règles formelles. Il est un genre ouvert et, comme le
rappelle Marthe Robert,
rien ne l'empêche d'utiliser à ses propres fins la
description, la narration, le drame, l'essai, le commentaire, le monologue,
le discours ; ni d'être à son gré, tour à tour ou
simultanément, fable,
histoire, apologue, idylle, chronique, conte,
épopée ; aucune prescription, aucune prohibition ne vient le
limiter dans le choix d'un sujet, d'un décor, d'un temps, d'un
espace[...].179
C'est dans la même optique que Semujanga trouve que,
dès sa naissance, « le roman n'est ni un genre fixe ni une essence,
mais un genre caractérisé par le mélange d'autres genres
artistiques et littéraires.180» C'est en
intégrant d'autres traits formels spécifiques à d'autres
genres littéraires qu'il se présente comme un genre transculturel
et intergénérique.
Dans L'ivrogne dans la brousse, le fantastique, qui
« cherche à susciter le trouble et l'angoisse du lecteur en
favorisant l'hésitation entre une explication rationnelle et une
explication surnaturelle des faits181 », est indissociable du
merveilleux. Celui-ci est une des caractéristiques de
l'épopée. Il « suscite l'admiration par ses qualités
extraordinaires, exceptionnelles.182» Pour Todorov, les
récits merveilleux convoquent ainsi des événements
surnaturels où le lecteur, comme les personnages, n'a pas «à
hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle
des événements évoqués.183» Bref,
le surnaturel prend la place à côté du naturel, sans qu'il
y ait rupture entre les deux.
Tout au départ, le personnage de l'Ivrogne
apparaît comme un être surnaturel, car il se définit
lui-même non seulement comme un dieu, mais encore comme le chef
suprême des dieux. C'est de là qu'il tire certainement la
faculté de communiquer avec d'autres dieux (p.14, 70), ou avec Mort
179Marthe Robert, op.cit., p.15.
180Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.9.
181Denis Labouret et André Meunier, Les
méthodes du français au lycée, Paris, Bordas, 1994,
p.285.
182Le Petit Larousse Illustré, Paris,
Larousse, 1995, p. 649.
183Tzvetan Todorov, Introduction à la
littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 37.
87
(p.15-18) et les morts (p.108-114). Il est capable de prendre
diverses formes : tantôt il se change en lézard (p.29), en courant
d'air (p.30), en une grande pirogue (p.44), en oiseau (p.31, 45), en feu
(p.47), en caillou (p.132) ; il change sa femme en un petit chat (p.31), en une
statuette de bois (p.123), etc. Père-Des-Dieux reste bien un surhomme
à la mesure du monde où il vit, non seulement par sa ruse, mais
surtout par l'ampleur de sa passion du vin de palme : il avale au total deux
cent vingt-cinq calebasses par jour (p.9-10).
Le merveilleux fantastique est aussi constitué par
l'intervention des êtres surnaturels, comme la termitière qui
marche (p.50), les palmiers à feuilles-oiseaux (p.59), l'arbre qui avait
des mains et qui parlait (p.75), le Peuple-Rouge de la Ville-Rouge (p.84), les
feuilles des arbres qui chantaient comme des êtres humains (p.92), Mort
et les morts qui conversent avec les vivants (p.15,109), l'affamé qui
avale tout vivants le héros et sa femme (p.125), et qui en sortent
indemnes comme Jonas de sa baleine184, etc. Il y a aussi les
Crânes dont les occupations quotidiennes ressemblent à celles des
hommes. Ils mènent une vie de famille. On voit la fille
prisonnière, sous la garde d'un Crâne muni d'un sifflet, assise
sur un crapaud comme tabouret (p.26, 30).
Bref, dans L'ivrogne dans la brousse, « [t]out
vit, tout possède une âme [...]. C'est l'animisme
négro-africain. Chaque être doué de caractères
sensibles se fait homme, un homme qui participe de Dieu, qui a gardé une
partie de sa merveilleuse puissance.185»
184Jon 2.1, 11.
185Léopold S. Senghor, Liberté
I, Paris, Seuil, 1964, p. 242.
Les comportements de Zurrjir, l'horrible enfant de l'Ivrogne,
prouve qu'il est un être surnaturel comme son père, et ce n'est
pas sa naissance qui peut l'infirmer : « [À] peine sorti du pouce,
l'enfant commence à parler comme s'il avait dix années
d'âge» (IB : 35). Il grandit à vue d'oeil (p.35), il se donne
lui-même le nom (p.36), il ingurgite trois barils de vin de palme en
moins d'une minute (p.36), il mange comme quatre et avale «tout ce qui lui
tombe sous la main » (IB : 36), il rosse à tour de bras tous ceux
qui se trouvent sur son passage, il met en bouillie les animaux domestiques
(p.37), etc.
C'était un enfant merveilleux parce que, si cent hommes
s'étaient battus avec lui, il les aurait rossés jusqu'à ce
qu'ils prennent la fuite. Quand il était assis sur une chaise, il n'y
avait pas moyen de l'en faire bouger. Il était fort comme l'acier ;
quand il se tenait debout, on ne pouvait l'en faire bouger. (IB : 37-38)
Mais c'est beaucoup plus la musique de trois êtres
mystérieux qui entraîne le lecteur dans un univers
féerique. Tous les éléments de la nature passent à
l'action. Les morts sortent de leur tombeau en entendant jouer Tambour, les
animaux sortent de la forêt pour écouter Chant, la brousse
entière avec les êtres de la rivière marchent sur le pas de
Danse.
L'espace ainsi créé par le chant, la danse et le
tambour est donc celui du spectacle généralisé. Toute
l'énergie emprisonnée dans les corps, sous la terre, dans les
rivières, sur les montagnes, dans le monde animal et
végétal est soudain libérée et aucune de ces
entités n'a plus ni équivalent, ni référent
identifiables.186
L'oeuf que l'Ivrogne reçoit de son défunt
malafoutier fait, lui aussi, partie du fantastique merveilleux. Il obéit
aux ordres de son propriétaire en produisant le boire et le manger pour
nourrir tout un monde
89 affamé. Il ne supporte pas cependant la folie
humaine, la stupidité des gens car, une fois brisé, il «
produit seulement des millions de fouets de cuir qui se mettent aussitôt
à tous les fouetter [...]. Tous les gardes du corps royaux sont
cruellement battus par ces fouets, et aussi tous les rois » (IB : 140-
141). Ce sont des fouets intelligents qui, après leur besogne, « se
réunissent tous au même endroit et forment un oeuf comme avant
[qui] disparaît au même moment. » (IB : 141)
Les thèmes de la tradition orale qui émaillent
L'ivrogne dans la brousse plongent ce roman dans l'univers du conte
:
Comme le mythe, mais sur un plan moins élevé, le
conte est presque le récit de la réduction d'une opposition, ou
celui de la façon dont un manque, collectif dans le cas du mythe,
individuel dans celui du conte, aura été comblé dans la
mesure des forces humaines.187
Le roman de Tutuola est constitué d'une
diversité d'épisodes conçus de la même
manière. Au départ, il s'annonce un manque que le héros
doit combler au cours d'une quête qui se poursuit tout au long du
récit. L'auteur met «en scène un personnage principal
servant de trait d'union entre les différents
épisodes188» présentés sous forme des
contes. Des mots ou groupes de mots propres au récit folklorique
articulent le récit ; ainsi des motifs temporels comme « dans ce
temps-là, à cette époque-là, un beau matin »,
ou d'autres expressions tels que « voilà, comme ça,
après ça, après quoi », etc. Notons ces quelques
exemples pour illustration : « Un beau matin, nous nous réunissons
donc tous ensemble et nous allons sarcler le champ de blé » (IB :
55) ; « Dans ce temps-là, il y avait beaucoup
187Denise Paulme, op.cit., p.11.
188 Catherine Belvaude, op.cit., p.178-179.
d'animaux sauvages et, partout, la brousse était
épaisse et les forêts également » (IB : 11-12). Ou
encore : « Aussi, à cette époque-là, mes amis ne se
comptaient pas » (IB : 10). Les récits enchâssés se
présentent souvent comme de véritables contes s'ouvrant sur le
« Il y avait ... » qui rappelle le « Il était une fois
... », formule introductive du conte traditionnel : « [I]l y avait
deux amis, l'un était un tapeur, il ne faisait rien d'autre que de taper
les gens et il vivait de l'argent qu'il empruntait » (IB : 126). Et un peu
plus loin : « Il y avait un homme qui avait trois femmes, ces trois femmes
l'aimaient tellement qu'elles le suivaient (leur mari) partout où il
voulait aller et le mari les aimait toutes les trois également »
(IB : 128). Même la finale du récit, qui se termine sur ces mots :
« Voilà l'histoire de l'homme qui se soûlait au vin de palme
et de son défunt malafoutier » (IB : 134), suit la même
logique du conte.
Tous les procédés du conte sont présents
dans le roman. Des rappels, des précisions, des parenthèses, des
répétitions, des épithètes répondent
à l'abondance propre du langage de l'oralité. L'auditeur est
présent, des guillemets lui accordent la parole. Le narrateur
intrahomodiégétique s'offre un spectacle devant lui ; le «
je » ou le « nous » du texte identifie l'auteur au héros
qui narre une histoire qui lui est arrivée.
En définitive, écrit et portant le sous-titre de
roman, L'ivrogne dans la brousse n'en porte pas moins les marques de
l'oralité. La conduite du héros et des autres personnages, les
thèmes développés, la structure du texte et le langage
utilisé le confirment suffisamment.
En guise de conclusion à ce chapitre, nous pouvons dire
que L'ivrogne dans la brousse est un assemblage de récits de la
mythologie gréco-romaine, que Tutuola transforme à sa guise.
L'auteur a réussi à créer une oeuvre tout originale, tant
au niveau de la narration que du style, en s'appropriant des grands
thèmes de la mythologie.
On a noté aussi que, tout en convoquant l'onirique et
tout en situant l'intrigue dans un univers merveilleux, l'auteur fait
également place au fantastique qui occupe effectivement une place de
choix dans ce roman. Cela ouvre le roman à d'autres genres et pratiques
littéraires. Le roman de Tutuola mêle ainsi conte et roman,
prouvant ipso facto que le roman reste un genre de la liberté
de création.
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