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La lecture intertextuelle de l'ivrogne dans la brousse d'Amos Tutuola

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par Ukize Servilien
Université de Montréal - Maitrise 2008
  

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3.2.1. L'ivrogne dans la brousse, roman d'aventures

Le thème central du voyage rattache L'ivrogne dans la brousse au roman d'aventures. En effet, le héros part pour le pays des morts en quête de son malafoutier. Une aventure plus qu'étrange! Sitôt le voyage déclenché, les aventures se succèdent. L'auteur plonge le lecteur dans le monde d'épreuves horribles et interminables. Partout sur son passage, il a un

177 Le Nouveau Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2008, p. 2264.

178 Le Grand Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 1985, p. 449.

85 obstacle à franchir. Du pays des Crânes à la Ville-des-Morts en passant par la Ville-Céleste-D'où-L'on-Ne-Revient-Pas ou par la Ville Erronée, la course n'est jamais des plus aisées.

En fait, tout au long de ses pérégrinations, le héros ne fait que se confronter à lui-même. La conquête de la fille d'un riche villageois enlevé du marché est une étape. Vient alors une naissance mystérieuse. Un enfantmonstre qui s'illustre par ses prodiges et méfaits. Il se métamorphosera en bébé cul-de-jatte, qui oblige ses parents à le porter sur la tête sans «le poser une seule fois par terre» (IB : 41). Seule une intervention miraculeuse les délivrera de lui.

C'est aussi par miracle si l'Ivrogne échappe à la torture des habitants de la Ville-Rouge, ou même aux manoeuvres d'un paysan madré qui tente de le faire condamner à sa place pour le meurtre d'un petit prince. Il finira par trouver, enfin, le repos et la sagesse dans la paternité, une fois de retour chez lui.

Tutuola entraîne le lecteur dans le monde d'aventures incroyables, desquelles le héros rentre victorieux. Il intègre son récit dans la catégorie générique de romans d'aventures.

3.2.2. Le merveilleux et le fantastique dans L'ivrogne dans la brousse

Comme dit plus haut, le roman est un genre libre qui transgresse les règles formelles. Il est un genre ouvert et, comme le rappelle Marthe Robert,

rien ne l'empêche d'utiliser à ses propres fins la description, la
narration, le drame, l'essai, le commentaire, le monologue, le
discours ; ni d'être à son gré, tour à tour ou simultanément, fable,

histoire, apologue, idylle, chronique, conte, épopée ; aucune prescription, aucune prohibition ne vient le limiter dans le choix d'un sujet, d'un décor, d'un temps, d'un espace[...].179

C'est dans la même optique que Semujanga trouve que, dès sa naissance, « le roman n'est ni un genre fixe ni une essence, mais un genre caractérisé par le mélange d'autres genres artistiques et littéraires.180» C'est en intégrant d'autres traits formels spécifiques à d'autres genres littéraires qu'il se présente comme un genre transculturel et intergénérique.

Dans L'ivrogne dans la brousse, le fantastique, qui « cherche à susciter le trouble et l'angoisse du lecteur en favorisant l'hésitation entre une explication rationnelle et une explication surnaturelle des faits181 », est indissociable du merveilleux. Celui-ci est une des caractéristiques de l'épopée. Il « suscite l'admiration par ses qualités extraordinaires, exceptionnelles.182» Pour Todorov, les récits merveilleux convoquent ainsi des événements surnaturels où le lecteur, comme les personnages, n'a pas «à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués.183» Bref, le surnaturel prend la place à côté du naturel, sans qu'il y ait rupture entre les deux.

Tout au départ, le personnage de l'Ivrogne apparaît comme un être surnaturel, car il se définit lui-même non seulement comme un dieu, mais encore comme le chef suprême des dieux. C'est de là qu'il tire certainement la faculté de communiquer avec d'autres dieux (p.14, 70), ou avec Mort

179Marthe Robert, op.cit., p.15.

180Josias Semujanga, op.cit., 1999, p.9.

181Denis Labouret et André Meunier, Les méthodes du français au lycée, Paris, Bordas, 1994, p.285.

182Le Petit Larousse Illustré, Paris, Larousse, 1995, p. 649.

183Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 37.

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(p.15-18) et les morts (p.108-114). Il est capable de prendre diverses formes : tantôt il se change en lézard (p.29), en courant d'air (p.30), en une grande pirogue (p.44), en oiseau (p.31, 45), en feu (p.47), en caillou (p.132) ; il change sa femme en un petit chat (p.31), en une statuette de bois (p.123), etc. Père-Des-Dieux reste bien un surhomme à la mesure du monde où il vit, non seulement par sa ruse, mais surtout par l'ampleur de sa passion du vin de palme : il avale au total deux cent vingt-cinq calebasses par jour (p.9-10).

Le merveilleux fantastique est aussi constitué par l'intervention des êtres surnaturels, comme la termitière qui marche (p.50), les palmiers à feuilles-oiseaux (p.59), l'arbre qui avait des mains et qui parlait (p.75), le Peuple-Rouge de la Ville-Rouge (p.84), les feuilles des arbres qui chantaient comme des êtres humains (p.92), Mort et les morts qui conversent avec les vivants (p.15,109), l'affamé qui avale tout vivants le héros et sa femme (p.125), et qui en sortent indemnes comme Jonas de sa baleine184, etc. Il y a aussi les Crânes dont les occupations quotidiennes ressemblent à celles des hommes. Ils mènent une vie de famille. On voit la fille prisonnière, sous la garde d'un Crâne muni d'un sifflet, assise sur un crapaud comme tabouret (p.26, 30).

Bref, dans L'ivrogne dans la brousse, « [t]out vit, tout possède une âme [...]. C'est l'animisme négro-africain. Chaque être doué de caractères sensibles se fait homme, un homme qui participe de Dieu, qui a gardé une partie de sa merveilleuse puissance.185»

184Jon 2.1, 11.

185Léopold S. Senghor, Liberté I, Paris, Seuil, 1964, p. 242.

Les comportements de Zurrjir, l'horrible enfant de l'Ivrogne, prouve qu'il est un être surnaturel comme son père, et ce n'est pas sa naissance qui peut l'infirmer : « [À] peine sorti du pouce, l'enfant commence à parler comme s'il avait dix années d'âge» (IB : 35). Il grandit à vue d'oeil (p.35), il se donne lui-même le nom (p.36), il ingurgite trois barils de vin de palme en moins d'une minute (p.36), il mange comme quatre et avale «tout ce qui lui tombe sous la main » (IB : 36), il rosse à tour de bras tous ceux qui se trouvent sur son passage, il met en bouillie les animaux domestiques (p.37), etc.

C'était un enfant merveilleux parce que, si cent hommes s'étaient battus avec lui, il les aurait rossés jusqu'à ce qu'ils prennent la fuite. Quand il était assis sur une chaise, il n'y avait pas moyen de l'en faire bouger. Il était fort comme l'acier ; quand il se tenait debout, on ne pouvait l'en faire bouger. (IB : 37-38)

Mais c'est beaucoup plus la musique de trois êtres mystérieux qui entraîne le lecteur dans un univers féerique. Tous les éléments de la nature passent à l'action. Les morts sortent de leur tombeau en entendant jouer Tambour, les animaux sortent de la forêt pour écouter Chant, la brousse entière avec les êtres de la rivière marchent sur le pas de Danse.

L'espace ainsi créé par le chant, la danse et le tambour est donc celui du spectacle généralisé. Toute l'énergie emprisonnée dans les corps, sous la terre, dans les rivières, sur les montagnes, dans le monde animal et végétal est soudain libérée et aucune de ces entités n'a plus ni équivalent, ni référent identifiables.186

L'oeuf que l'Ivrogne reçoit de son défunt malafoutier fait, lui aussi, partie du fantastique merveilleux. Il obéit aux ordres de son propriétaire en produisant le boire et le manger pour nourrir tout un monde

89 affamé. Il ne supporte pas cependant la folie humaine, la stupidité des gens car, une fois brisé, il « produit seulement des millions de fouets de cuir qui se mettent aussitôt à tous les fouetter [...]. Tous les gardes du corps royaux sont cruellement battus par ces fouets, et aussi tous les rois » (IB : 140- 141). Ce sont des fouets intelligents qui, après leur besogne, « se réunissent tous au même endroit et forment un oeuf comme avant [qui] disparaît au même moment. » (IB : 141)

Les thèmes de la tradition orale qui émaillent L'ivrogne dans la brousse plongent ce roman dans l'univers du conte :

Comme le mythe, mais sur un plan moins élevé, le conte est presque le récit de la réduction d'une opposition, ou celui de la façon dont un manque, collectif dans le cas du mythe, individuel dans celui du conte, aura été comblé dans la mesure des forces humaines.187

Le roman de Tutuola est constitué d'une diversité d'épisodes conçus de la même manière. Au départ, il s'annonce un manque que le héros doit combler au cours d'une quête qui se poursuit tout au long du récit. L'auteur met «en scène un personnage principal servant de trait d'union entre les différents épisodes188» présentés sous forme des contes. Des mots ou groupes de mots propres au récit folklorique articulent le récit ; ainsi des motifs temporels comme « dans ce temps-là, à cette époque-là, un beau matin », ou d'autres expressions tels que « voilà, comme ça, après ça, après quoi », etc. Notons ces quelques exemples pour illustration : « Un beau matin, nous nous réunissons donc tous ensemble et nous allons sarcler le champ de blé » (IB : 55) ; « Dans ce temps-là, il y avait beaucoup

187Denise Paulme, op.cit., p.11.

188 Catherine Belvaude, op.cit., p.178-179.

d'animaux sauvages et, partout, la brousse était épaisse et les forêts également » (IB : 11-12). Ou encore : « Aussi, à cette époque-là, mes amis ne se comptaient pas » (IB : 10). Les récits enchâssés se présentent souvent comme de véritables contes s'ouvrant sur le « Il y avait ... » qui rappelle le « Il était une fois ... », formule introductive du conte traditionnel : « [I]l y avait deux amis, l'un était un tapeur, il ne faisait rien d'autre que de taper les gens et il vivait de l'argent qu'il empruntait » (IB : 126). Et un peu plus loin : « Il y avait un homme qui avait trois femmes, ces trois femmes l'aimaient tellement qu'elles le suivaient (leur mari) partout où il voulait aller et le mari les aimait toutes les trois également » (IB : 128). Même la finale du récit, qui se termine sur ces mots : « Voilà l'histoire de l'homme qui se soûlait au vin de palme et de son défunt malafoutier » (IB : 134), suit la même logique du conte.

Tous les procédés du conte sont présents dans le roman. Des rappels, des précisions, des parenthèses, des répétitions, des épithètes répondent à l'abondance propre du langage de l'oralité. L'auditeur est présent, des guillemets lui accordent la parole. Le narrateur intrahomodiégétique s'offre un spectacle devant lui ; le « je » ou le « nous » du texte identifie l'auteur au héros qui narre une histoire qui lui est arrivée.

En définitive, écrit et portant le sous-titre de roman, L'ivrogne dans la brousse n'en porte pas moins les marques de l'oralité. La conduite du héros et des autres personnages, les thèmes développés, la structure du texte et le langage utilisé le confirment suffisamment.

En guise de conclusion à ce chapitre, nous pouvons dire que L'ivrogne dans la brousse est un assemblage de récits de la mythologie gréco-romaine, que Tutuola transforme à sa guise. L'auteur a réussi à créer une oeuvre tout originale, tant au niveau de la narration que du style, en s'appropriant des grands thèmes de la mythologie.

On a noté aussi que, tout en convoquant l'onirique et tout en situant l'intrigue dans un univers merveilleux, l'auteur fait également place au fantastique qui occupe effectivement une place de choix dans ce roman. Cela ouvre le roman à d'autres genres et pratiques littéraires. Le roman de Tutuola mêle ainsi conte et roman, prouvant ipso facto que le roman reste un genre de la liberté de création.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius