Contre histoire de la philosophie / le laboratoire de la philosophie vivante chez Michel Onfray( Télécharger le fichier original )par Rania Kassir Universite Libanaise - DEA 2008 |
D. La chirurgie de la greffe : vivre612(*).Dans la deuxième et la troisième partie, Michel Onfray se voit sortir des questions qui concernent les parents pour se pencher sur celles qui concernent l'humain en général, l'humain qui se situe entre deux néants. Au nombre des sujets traités, on compte : la chair, le corps, la greffe, la transgression, l'identité, le cerveau... Tous ces sujets ont trait à la question de la chirurgie de la greffe et son mauvais accueil par la bioéthique judéo-chrétienne. Michel Onfray commence par poser la différence entre le « corps chrétien » et le « corps athée ». Le premier est décharné, il aspire à la séparation de l'âme et du corps, à l'éviction de toute matérialité et de toute incarnation.613(*) Tandis que le second est un corps incarné qui jouit de la pure immanence. Compte tenu de cette incarnation, le corps athée (ou nominaliste ou topique) relève de l'anatomie et non de la théologie. Or l'anatomie nous enseigne que le corps athée est un « même » non sur le plan métaphysique (idée de la raison), mais sur le plan physique. « Même » puisque chaque corps incarné ressemble aux autres corps incarnés du point de vue organes et fonctions. Ce corps « même » est une voie d'accès au « post-humain » puisqu'il est capable de réparer des corps moindres et de recouvrer la santé. Autant de crimes pour la bioéthique régnante amatrice de corps rétréci et rabougri. Le corps athée suppose donc un « corps nomade » et un « corps identitaire ». Le premier est celui du donneur, il comporte coeur, poumons, cornées... Le second est le receveur qui accueille ces nouveaux corps sans pour autant cesser d'être lui-même.614(*) Ce corps athée nous pousse à examiner deux choses : premièrement le jeu de la greffe et deuxièmement la question de l'identité. Dans le jeu de la greffe, le corps athée ne se limite pas aux combinaisons humaines. Les corps nomades et les corps identitaires concernent aussi bien les trois vivants (végétal, animal et homme) et les machines. Par cette multiplicité combinatoire, on met en brèche la hiérarchie chrétienne : homme, animal, végétal puis minéral. Une transgression de plus. A la greffe entre humain s'ajoute la combinaison entre trois sphères étrangères615(*) : Ces trois moments chirurgicaux illustrent « le principe de Dédale » cher à Onfray puisque anti-chrétien. La légende raconte que Dédale et son fils Icare ont tenté d'échapper à la prison à laquelle Minos les contraint. Ils y parviennent après avoir fixé sur leur dos des plumes via la cire. Néanmoins, Icare désobéit à son père et s'approche du soleil. La cire fondue le fait tomber dans la mer Egée. La leçon de cette chimère : Dédale le chirurgien peut réaliser le corps posthumain s'il n'est contrarié par Icare qui symbolise les esprits chrétiens. Par ailleurs, cette chimère d'hier devient une vérité scientifique aujourd'hui.616(*) A cet égard, Michel Onfray relate les expériences de Voronoff auquel il voue une plus grande reconnaissance. Voronoff réussit à enfreindre par ses travaux les lois de la bioéthique conservatrice. Au premier quart du 20ème siècle, il travaille dans son laboratoire à la greffe des testicules de jeunes animaux aux vieux. Et en 1920, il greffe des testicules d'un cynocéphale (babouin) sur un prêtre castré suite à une orchite tuberculeuse. Le curé impuissant et imberbe reprend sa libido et sa barbe. L'opération réussit donc à merveille. En revanche, le seul problème qui la guette c'est l'absence du traitement antirejet. Le matériel génétique n'entre pas en jeu car celui-ci est quasi semblable à celui de l'humain. A ce propos, suite aux avancées scientifiques, ces greffes peuvent êtres améliorées et raffinées. Malgré ses différentes recherches (sur le cancer, les greffes de pancréas...) Voronoff a été méconnu car il incarne le refoulé du judéo-christianisme, à savoir la lecture moniste de la nature, le rapprochement entre les espèces617(*) et l'avènement du posthumain. Si le jeu de la greffe réalise un corps faustien débarrassé de ses manques, il convient de s'interroger sur les limites de cette transgression athée. Peut-on transgresser alors ce qui récuse tout interdit ? Cette question nous renvoie au deuxième volet du « corps athée » : la question de l'identité.618(*) Michel Onfray se pose les questions suivantes : « l'identité d'un être, comment la circonscrire ? Est-elle localisable. Si oui, où ? Et comment ?619(*) ». Afin de répondre à cette question, Michel Onfray remonte à Locke et son exemple devenu célèbre : le cerveau du savetier greffé sur le corps du roi. Et celui du roi greffé sur le corps du savetier. Une série de questions suit cette transgression : Qui des deux sait diriger l'Etat ? Le corps du savetier avec le cerveau du roi ? Ou celui du roi avec l'encéphale du savetier ? Et lequel des deux est capable de raccommoder les chaussures ? Si des opposants veulent décapiter le roi, quelle tête devront-ils couper ?... Et Onfray ajoute : A qui les deux épouses doivent accorder leurs faveurs ? Où et quand l'adultère ? 620(*) Deux réponses sont envisageables selon Locke. L'une tient au « critère corporel » ou « l'identité humaine » et l'autre met au point le « critère psychologique » ou « l'identite personnelle ». En privilégiant la première réponse, on admet que nous sommes notre apparence, notre corps, notre pur apparaître ; ce qu'on appelle dans le vocabulaire phénoménologique « l'être-pour-autrui ». A ce propos, les corps du savetier et du roi constituent leur identité. Mais en favorisant la deuxième réponse, on déclare que l'identite relève de la mémoire, de l'intelligence, du cerveau, de l'intériorité ; ce qu'on appelle « l'être-en-soi », voire « l'être-pour-soi ». Ceci dit, le savetier et le roi sont leurs cerveaux.621(*) En comparant ces deux réponses, Locke est résolu à élaborer l'identité de l'homme à partir du cerveau. Pourquoi le cerveau ? Cette réponse va être développée par Onfray qui vient appliquer l'aufhebung hégélienne (conservation et dépassement en même temps) aux transferts physiologiques. Il constante alors qu'en recevant tous les corps nomades dans mon corps, je reste le même (conservation, l'identité est intacte). Et je deviens un autre (dépassement, le Je est augmenté mais non banni) En revanche, un des corps nomades, à savoir le cerveau fait exception. Celui-ci ne pallie pas le manque chez autrui mais l'altère complètement.622(*) De ce constat, Onfray déclare : « je suis mon cerveau ».623(*) Par cette violation de la transgression qu'est la greffe, la bioéthique conservatrice ne remporte-t-elle pas la victoire ? Celle-ci n'a-t-elle pas toujours plaidé pour freiner la greffe ? Pour Onfray, interdire la greffe encéphale, c'est se ranger du côté des matérialistes et non des idéalistes. Le cerveau avec ses synapses a été considéré depuis longtemps comme l'antidote de l'âme immatérielle. A ce titre, Onfray écrit : « si je pense et que, pensant, je sais et conclus que je suis, je le lui dois. Substance étendue, il est en même temps substance pensante. Occasion de l'esprit, de l'âme, tout en demeurant strictement composé d'atomes, de neurones et de synapses (...) »624(*). Ajoutons que le cerveau pour Onfray est le lieu des souvenirs, des douleurs, des joies...de cette ouverture à l'extérieur (voir première partie). Ceci étant, le cerveau est la condition de toute possibilité de la philosophie vivante. * 612 Ibid., pp.153-294 * 613 Ibid., p.233 ; p. 234 * 614 Cf. Féeries anatomiques, op.cit., p.237 ; p.238. * 615 Du vivant greffé sur des machines, exemple : un ordinateur sur lequel fonctionne des neurones prélevés sur le cerveau d'un homme. Des machines sur du vivant, exemple : les lentilles de contact en verre, les jambes de bois. Du vivant sur du vivant, exemple :un chrétien augmenté des cellules d'un rat. Un musulman sauvé d'une truie. La peau d'un cochon greffé sur un homme brûlé au troisième degré. Du vivant mort à un vivant en vie, exemple : greffe d'un poumon, de foie, d'un coeur, d'une cornée d'un cadavre à un receveur en attente. Autant de transgression pour le christianisme. * 616 Ibid., p.258 ; p.259 * 617 Pour Voronoff : « le mouton n'est pas inférieur à l'homme, mais son semblable au regard des tissus, des os et des cellules. » Ibid., p.270 * 618 Ibid., pp.278-294 * 619 Ibid., p.281 * 620 Ibid., p.282. * 621 Ibid., p.283 ; p.285 * 622 Ibid., p.286 * 623 Ibid., p.291. * 624 Ibid., p.291 ; p.292 |
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