B. L'éducation, question centrale
1. Un combat éminemment politique
Les demandes en vue d'une politique de la reconnaissance et
de l'identité, deux composantes d'une politique culturelle, sont souvent
assez proches, quoiqu'adressées à des publics différents.
Ainsi, les actions ayant pour but la restauration de l'estime de soi des
populations noires, qui relèvent d'une politique de l'identité,
à vocation interne donc, viseront aussi à faire reconnaître
leurs mérites par les autres segments de la population, dans une logique
de reconnaissance et une volonté de faire évoluer les
représentations. Dans ce cadre, les questions d'éducation
apparaissent centrales pour le projet politique du mouvement noir, qui a
identifié très tôt le rôle de l'enseignement dans la
diffusion des préjugés contre les noirs et le maintien d'une
pensée dominée par les influences européennes,
marginalisant les racines africaines de la population du Brésil. Ces
questions font l'objet d'un intérêt particulier, qui se traduit
par de nombreuses propositions. Par ailleurs, le contenu des programmes
scolaires reflète assez fidèlement la position de l'Etat
brésilien sur la question raciale et les représentations
dominantes sur le sujet. Les débats quant à leur modification
sont donc des indicateurs d'une éventuelle évolution des cadres
de l'action publique. La vision de l'histoire nationale qu'ils proposent est
révélatrice de l'état de la discussion sur le sujet.
Comme nous l'avons vu, l'éducation est
déjà un thème central dans la revendication de seconde
abolition qui caractérise les mouvements noirs du début du
XX° siècle. Cependant, les revendications autour de cette question
évoluent fortement avec le tournant plus culturel pris par le mouvement
noir dans la seconde moitié du siècle. Alors que la presse noire
des années 1920 et 1930 dispensait des leçons visant à
calquer le comportement des Noirs sur celui des Blancs, dans le but de
favoriser leur intégration, l'identité culturelle tient une place
beaucoup plus importante dans cette nouvelle étape. L'école n'est
pourtant pas discréditée en tant que vecteur de mobilité
sociale : la volonté de promouvoir l'ascension des populations
noires par ce canal reste très présente. Tatiane Cosentino
Rodrigues analyse les discussions qui ont lieu dans les années 1980
à l'intérieur du mouvement noir, notamment dans les milieux
académiques et au sein du MNU, sur ce thème71(*). Trois éléments
sont récurrents dans ces discussions, qui associent militants et
chercheurs, notamment en sciences de l'éducation : l'affirmation de
la centralité de la question de l'éducation pour le mouvement
noir, la dénonciation de la situation des noirs dans l'école et
la proposition de pratiques alternatives, souvent fondées sur des
expériences développées localement.
La centralité de l'éducation n'est donc pas
affirmée seulement en lien avec la possibilité d'ascension
sociale : elle est surtout considérée comme fondamentale
dans la formation de la pensée des individus, et par là de la
société. C'est ce qu'exprime un militant du mouvement noir lors
d'une réunion à Recife en 1988 :
« L'éducation n'est pas seulement
liée à la mobilité sociale, elle n'est pas que histoire,
elle est tout un processus de formation des individus. Rompre avec un
modèle d'éducation blanc et européen est la
possibilité de rééduquer pour la connaissance de notre
histoire, de notre réalité culturelle ».72(*)
Il s'agit donc bien pour le mouvement noir de s'inscrire en
opposition à l'idéal de blanchiment qui domine encore dans la
société. Cet idéal favorise le maintien de
préjugés racistes et incite le Noir à ne pas se
reconnaître dans une identité ethnique, pour privilégier
une ascension individuelle. Le combat sur l'éducation est
éminemment politique. Il prend la forme de demandes visant à
rétablir la vérité sur l'apport des Noirs à la
construction de la société brésilienne et à
épurer les livres scolaires de contenus racistes, notamment dans
l'iconographie. Des critiques sont aussi émises à l'encontre de
professeurs qui, par ignorance et à cause d'une préparation
déficiente, perpétuent les préjugés, et
empêchent la valorisation par l'élève noir de sa propre
culture.
Ces demandes jouent donc sur deux terrains, comme
déjà évoqué : la lutte pour une reconnaissance
de la place des noirs dans la société brésilienne
(politique de reconnaissance) et pour la propre estime d'eux-mêmes
(politique d'identité). Cette revendication peut être comprise
comme particulariste, mais elle ne rompt pas avec l'identité nationale.
Elle s'inscrit dans le conflit de représentations : à la
représentation dominante d'un peuple brésilien unique,
homogénéisé par le métissage, le mouvement noir
oppose une vision prenant en compte la situation multiculturelle du
pays73(*). Rompre avec le
discours et les représentations de l'homogénéisation est
une tendance à l'oeuvre dès les années 1980 et qui
s'exprime encore plus fortement dans les années 1990.
2. Un discours alimenté par les sciences sociales
La dénonciation de la situation des Noirs dans
l'école est effectuée d'après des études
scientifiques, notamment celles de Hasenbalg et de ses successeurs portant sur
les discriminations à l'oeuvre dans la société
brésilienne contre les Noirs, et d'autres plus centrées sur les
sciences de l'éducation elles-mêmes. Les secondes s'appuient sur
une analyse du programme scolaire, entendu comme l'ensemble de
l'expérience vécue dans le cadre scolaire, comme un instrument de
domination, et concluent à la nécessité d'une
réforme du système scolaire, qui viendrait à
intégrer la différence comme fondement de la pédagogie.
Enfin, des propositions sont établies à partir
d'expériences concrètes réalisées dans le champ de
l'éducation par des activistes noirs. L'enseignement de l'histoire en
vient à prendre une importance considérable. Dès 1987,
lors d'un congrès à Recife, est formulée la
nécessité de rendre obligatoire l'enseignement de l'histoire de
l'Afrique et des Africains au Brésil. Cette réforme impliquerait
notamment une révision des manuels et du contenu de la formation des
professeurs et supposerait aussi une autre manière d'envisager certains
événements historiques, dont l'abolition de l'esclavage. Le 13
mai, jour anniversaire de l'abolition de l'esclavage, serait ainsi
commémoré comme la journée nationale de lutte contre le
racisme, avec un retour réflexif sur les conditions de l'abolition. Le
20 novembre, jour anniversaire de la mort de Zumbi, le chef du quilombo de
Palmares, deviendrait le jour national de la conscience noire74(*). Ces propositions sont celles
que reprendra la loi 10.639 quinze ans plus tard.
Sur un plan plus pratique, sont réclamées des
mesures visant à augmenter le nombre de Noirs à chaque niveau de
l'enseignement, en leur donnant les moyens matériels de suivre leurs
études.
Ces propositions vont traverser le champ politique pendant une
quinzaine d'années, dès le débat qui accompagne la
constitution de 1988.
II. La lutte politique : modifier la
représentation de la population noire dans la construction nationale et
la société brésilienne, à travers des mesures dans
l'éducation
Les revendications mûries par le mouvement noir pendant
la décennie 1980, éléments d'une politique culturelle,
restent sensiblement identiques jusqu'aux années 2000. Leur
émergence dans le champ politique est lente et conflictuelle, au sens
où des avancées sont suivies de reculs. Comme dans tout processus
de ce type, il ne s'agit pas d'une progression constante ni
spontanée : le mouvement noir doit lutter pour faire avancer ses
thématiques. Un tournant a lieu en 1995, qui marque la mise en place de
canaux de discussion avec les institutions, où l'éducation est un
des principaux points traités.
Cela est à mettre au crédit de l'action du
mouvement noir, mais aussi à inscrire dans le contexte de mutations de
la gouvernance impulsées dans le cadre de la mise en place d'un Etat
néolibéral, au coeur du projet du gouvernement de Fernando
Henrique Cardoso. Selon Christian Gros, l'Etat néolibéral qui se
met en place dans la plupart des pays d'Amérique Latine dans les
années 1990 trouve dans les concessions accordées aux
communautés indigènes la possibilité d'une
« intervention de basse intensité »75(*) qui lui permet de retrouver
une certaine légitimité, érodée par
l'affaiblissement de ses capacités de redistribution. On peut
considérer qu'une logique similaire est à l'oeuvre dans la prise
en compte des demandes du mouvement noir. C'est dans ce cadre politique global,
de la démocratisation à la mise en place du projet
néolibéral, que s'opère la traduction politique des
revendications du mouvement noir.
On cherchera dans cette partie à déterminer si
le conflit de représentations, dont l'origine est la politique
culturelle du mouvement noir, peut être la source d'un changement de
référentiel dans le secteur de l'éducation.
* 71 COSENTINO RODRIGUES,
Tatiane, Movimento negro no cenario brasileiro : embates e
contribuçoes a politica educacional nas decadas de 1980-1990,
dissertation de mestrado, U. Federal de Sao Carlos, 2005, p.47
* 72 BAPTISTA,
Joao, Octavo encontro dos negros do Norte et Nordeste, 1988, cité
par COSENTINO RODRIGUES Tatiane, Movimento negro, op.cit,. p.
47
* 73 CANEN Ana,
Educaçao multicultural, identidade nacional e pluralidade
cultural : tensoes e implicaçoes curiculares, Cadernos de
Pesquisa, n°111, 2000, p. 138 ; disponible sur
www.scielo.br
* 74 COSENTINO RODRIGUES,
Tatiane, Movimento negro no cenario brasileiro, op.cit., p.48
* 75 GROS Christian, Demandes
ethniques et politiques publiques en Amérique Latine,
Problèmes d'Amérique Latine, n°48, 2003, p.
11-30
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