Du débat politique à la salle de classe : Etude du conflit de représentations autour de la question raciale au Brésil( Télécharger le fichier original )par Antoine Maillet IEP Paris - Master de Recherche Sociétes et Politiques Comparées 2006 |
Chapitre III : « Educando pela diferença e para a igualdade » : un programme sous tension, ou comment concilier intervention militante et contraintes du discours dominant dans le champ de l'action publiqueLe mouvement noir n'a pas attendu la loi 10.639 de janvier 2003 pour traiter de la question de la place des Noirs dans les programmes scolaires. Dans les années 1980 et 1990, des collectivités locales ou des organisations non gouvernementales (ONG) ont développé des projets expérimentaux sur ce sujet. On peut citer par exemple les travaux du CEERT, une ONG basée à Sao Paulo, qui a notamment organisé un concours pour ce type de projet dès 2001. Pour les personnes appartenant au mouvement noir et travaillant sur l'éducation, la loi constitue un accélérateur, un outil à utiliser pour donner plus d'ampleur à leur action. Dans l'Etat de Sao Paulo, le Conseil de la Communauté noire, créé en 1983, fait de l'éducation sa priorité au cours de son nouveau mandat établi en 2002. D'autre part, un décret émis fin 2003 par le gouverneur Geraldo Alckmin (PSDB, aujourd'hui candidat de l'opposition pour l'élection présidentielle), institue les politiques d'action affirmatives dans l'administration de l'Etat. Il existe donc une volonté politique d'avancer sur ce sujet, qui crée les conditions propices à la mise en place, en différentes phases, du programme « Educando pela diferença e para a igualdade »98(*). D'une assez grande ampleur, il consiste en une formation pour plus de 15 000 professeurs de l'enseignement public sur le thème de la discrimination raciale à l'école et la place des Noirs dans les programmes scolaires. Le but de ce chapitre est d'observer comment va être traduite une décision politique fruit de l'action d'un mouvement social, la loi 10.639, en sortant du champ politique, pour entrer pleinement dans celui de l'action publique dans le secteur de l'éducation. Quelle réception vont recevoir les revendications du mouvement noir ayant maintenant force de loi ? Peuvent-elles être traduites littéralement alors qu'elles pénètrent dans le champ de l'administration scolaire ? Les questions que je souhaite explorer ici sont bien celles de l'interaction, tout au long de la formation, entre différentes représentations de la question raciale. Les sessions de formation apparaissent comme un espace de micropolitique où s'incarne le conflit de représentations. Conflit ou dialogue, le programme donne lieu dans tous les cas à un échange de point de vue dont la finalité devrait être un changement de référentiel de la part des acteurs, en l'occurrence les professeurs de l'enseignement public. Il s'agira donc d'analyser les interactions et de rechercher les indices d'un changement de référentiel. Dans un cadre plus large, cette recherche s'inscrit dans un questionnement sur la possibilité ou non d'influer sur les pratiques des individus, agents de l'Etat, à partir de décisions politiques. Dans le cas de la question raciale à l'école au Brésil, nous nous placerons à une échelle inférieure à celle jusqu'ici adoptée. Après avoir étudié la question à un niveau national, je me situerai au niveau de l'Etat de Sao Paulo, dans un cadre particulier, celui du programme « Educando ». L'étude menée au cours de ce chapitre s'appuie sur des entretiens et des observations réalisées entre mars et juin 2006. S'il m'a fallu me familiariser avec la problématique du traitement de la différence par les sciences de l'éducation, ce travail reste bien ancré dans la science politique. Au coeur de ce chapitre se trouve l'interrogation sur une possible altération du référentiel de l'administration scolaire, professeurs et personnels d'encadrement ou administratifs, en matière de relations raciales, et sur la difficulté à proposer une telle altération dans le cadre contraignant d'une institution publique, le Secrétariat à l'éducation de l'Etat de Sao Paulo. Les différentes phases d'élaboration ainsi que le contenu pédagogique du programme seront présentées dans une première partie. Dans un deuxième temps sera réalisée l'analyse des interactions au cours des séances de formation. Enfin, il faudra revenir sur divers aspects contradictoires de cette démarche de formation sur la thématique raciale, qui font d' « Educando » un programme en tension en ce qui a trait à l'identité nationale brésilienne, ce qui doit être pris en compte pour de potentiels effets sur le référentiel des acteurs. I. La complexité de la mise en place d'un programme pionnier « Educando pela diferença e para a igualdade » est, par son ampleur, un programme unique en son genre au Brésil. Des expériences ont été menées à des échelles plus petites, sous l'impulsion de militants du mouvement noir, mais aucune action publique sur ce thème n'avait jusque là été menée à l'échelle d'un état, sous le contrôle d'une administration telle que le Secrétariat d'éducation de l'Etat de Sao Paulo. Il est aussi pionnier dans la mesure où il connaît un certain retentissement dans d'autres états, ou au niveau fédéral, et pourrait donc servir d'inspiration pour d'autres interventions de ce type. La mise en place a été complexe et s'est réalisée en différentes étapes, en partie pour des raisons politiques, puisqu' « Educando » se fonde sur une vision de la thématique raciale qui n'est pas majoritaire au Brésil. Il s'agit donc dans un premier temps de retracer le cheminement, parfois heurté, du projet, et son insertion dans les programmes du Secrétariat. La seconde partie sera consacrée à la mise en oeuvre du programme.
Cette recherche, notamment au cours des entretiens, a cherché à mettre en évidence de possibles résistances au sein de l'administration quant à l'élaboration d'un programme visant à appliquer la loi 10.639 et son décret. C'est une question sur laquelle les individus interrogés se sont montrés très discrets. De fait, l'existence même du programme, à une grande échelle, démontre que si des résistances ont pu exister, elles ont été surmontées. Certaines des personnes interrogées ont d'ailleurs souligné la difficulté qui existait pour s'opposer en public à un noir présentant des programmes d'action affirmative, du fait de la peur même d'être qualifié de raciste. Comme on l'a vu dans les chapitres précédents, l'action publique brésilienne a traditionnellement plutôt recours à des procédés plus subtils pour décourager ce genre d'initiatives. Mais, appuyés sur la loi et sur une volonté politique émanant du gouverneur lui-même, les militants du mouvement noir ont pu porter le projet « Educando » jusqu'à sa réalisation. Cette volonté politique du gouvernement de l'Etat de traiter de la question raciale est réaffirmée en décembre 2003 par le décret 48.328. Emis par le gouverneur de l'Etat Geraldo Alckmin, il institue « dans le domaine de l'Administration Publique de l'Etat de Sao Paulo, la politique d'actions affirmatives pour les afro-descendants ». Ce décret réaffirme le rôle d'inspirateur des politiques publiques du Conseil de la Communauté Noire et comprend des mesures dans différents domaines. Pour ce qui est de l'éducation, il stipule que la loi 10.639 doit être appliquée grâce à la formation des professeurs, notamment à travers le programme « Educando pela diferença e para a igualdade », qui en est alors à ses prémisses. Ce décret démontre l'importance qu'a acquis le thème de la discrimination raciale pour le gouvernement PSDB de l'Etat de Sao Paulo. Il assoit la position du Conseil de la Communauté Noire dans sa négociation avec le Secrétariat d'Education. Les germes de « Educando » sont antérieurs même au décret, même s'il assurera au programme une plus grande ampleur. Les discussions commencent en fait dès les premiers mois de 2003, après le vote de la loi 10.639. Le Conseil de la Communauté Noire, qui a fait de l'éducation sa priorité pour le mandat en cours, propose au Secrétariat de l'Education de travailler sur un programme de formation des professeurs selon la perspective de la loi fédérale récemment votée. Le Secrétariat, et notamment le Secrétaire, sceptique quant à l'intérêt d'un tel projet, et inquiet de possibles répercussions négatives, sont alors assez réticents. Comme évoqué au début de cette partie, on ne peut parler de résistance explicite. Il s'agirait plutôt d'un effet du référentiel universaliste, imprégné du mythe de la démocratie raciale, qui oriente l'action de cette institution. Reste qu'un tel programme ne peut être mis en place sans le soutien du Secrétaire. Un accord est néanmoins trouvé pour un projet pilote, qui concerne 150 professeurs dans quatre directions99(*). Confiée à l'Université fédérale de Sao Carlos100(*) (UFSCAR), cette expérience est un succès : les professeurs qui y participent sont enthousiastes. Cela permet de convaincre le Secrétariat de l'intérêt d'un tel projet. La UFSCAR est une institution qui prend une part de plus en plus importante dans « Educando ». Un « Noyau d'Etude Afro-brésilien » (« Nucleo de Estudos Afro-Brasileiros », NEAB) y est très actif, notamment dans le département de sciences de l'éducation. Petronilha Gonçalves da Silva, rédactrice du parecer de la loi 10.639, y est professeur. Le Conseil de la Communauté Noire noue ses premiers contacts avec cette institution par l'intermédiaire de Valter Silverio, futur coordinateur du programme, alors en poste au Ministère de l'Education à Brasilia. Militant du mouvement noir de longue date, il mène les négociations avec le Secrétariat, plus précisément la « Coordination des Etudes et des Normes Pédagogiques » (CENP), à qui le Secrétaire Gabriel Chalita a confié le dossier. En 2004, une offre publique (« edital ») est lancée pour la mise en oeuvre du programme « Educando ». Remporté sans surprise par la UFSCAR, ce concours marque le début réel du projet. 2500 professeurs sont formés au cours de cette année là, avant qu'une deuxième offre publique ne soit émise, à nouveau remportée par la UFSCAR, concernant cette fois 12 500 professeurs. Même si la proportion peut paraître faible au vu des 300 000 professeurs que compte le réseau public de l'Etat, il s'agit néanmoins d'un chiffre important, d'autant plus si l'on considère que les professeurs ayant reçu la formation doivent ensuite la partager avec leurs collègues. De plus, ce chiffre de 15 000 professeurs n'inclut pas les cadres tels les directeurs d'école, coordinateurs pédagogiques, assistants techniques pédagogiques qui ont suivi le cours. Sur le plan organisationnel, le programme se caractérise donc par sa réalisation sous forme contractuelle, par un contrat signé entre le Secrétariat et la UFSCAR. Ce dispositif a pu être à l'origine d'une plus grande marge de manoeuvre pour les responsables du projet, même si le Secrétariat a maintenu un contrôle sur les activités du programme. De fait, certains acteurs se sont sentis surveillés dans les premiers mois. Cependant, les deux entités ont noué des relations étroites, puisque la personne désormais en charge du projet au Secrétariat était auparavant membre de l'équipe de la UFSCAR. En fait, si certaines difficultés plutôt d'ordre politique ont pu exister au début du projet, il semble, d'après les entretiens réalisés avec différents acteurs, que la coopération technique entre le Conseil de la Communauté Noire et la UFSCAR d'un côté, le Secrétariat de l'autre, se soit bien déroulée, notamment du fait d'une sensibilité pour le sujet des personnels de la CENP, favorables à une telle formation. Si le lancement du projet a connu certaines difficultés, les résultats initiaux prometteurs ont permis de lever les doutes. Le programme s'est installé parmi les activités de la CENP, sans toutefois prendre une dimension réellement transversale.
La réticence du Secrétaire pour le projet l'avait conduit à ne pas souhaiter apparaître dans la première édition des livres scolaires qui accompagnent le programme. Devant son succès, il a néanmoins tenu à figurer dans les éditions suivantes. Ce changement de position atteste de la réussite du projet, qui a pris une grande importance dans les politiques de la CENP et pour les acteurs qui y participent. Pour Elisa Lucas, Présidente du Conseil de la Communauté Noire, il est ainsi « la pupille de nos yeux » (« a menina dos olhos »). Il serait cependant exagéré de le considérer comme une réussite totale pour le mouvement noir, pour deux raisons. Tout d'abord, il doit composer avec les contraintes de l'action publique et du Secrétariat. Celui-ci ne peut proposer un programme portant uniquement sur les discriminations dont sont victimes les Noirs, car cela va à l'encontre du référentiel inspiré des représentations dominantes dans les relations raciales et pourrait être instrumentalisé contre lui dans le champ politique. Le nom même du programme, qui ne fait à aucun moment référence à la question noire au Brésil, alors qu'il est l'application de la loi 10.639, illustre cette contrainte. « Sao Paulo, educando pela diferença e para a igualdade » : la formule est très consensuelle, et les contenus devront s'efforcer de ne pas dépasser ces limites. Clairement, un mouvement social ne peut s'afficher directement dans un programme mis en oeuvre, même par contrat, par le Secrétariat. Cette contrainte reste toutefois surtout du domaine de la communication, de l'affichage, puisque le contenu de la formation, comme nous le verrons plus loin, est très majoritairement orienté vers la question de la discrimination raciale et de la place des Noirs dans la construction nationale. On trouve là une illustration de la distinction « politics/policy » que permet la langue anglaise, et correspond à la distinction utilisée dans ce travail entre le champ politique et celui de l'administration. Il semblerait que des mesures peu acceptables dans le premier puissent cependant être mises en oeuvre dans le second. On perçoit un certain décalage qui pourrait se retrouver entre référentiels global et sectoriel. L'échec est plus patent d'un point de vue pédagogique même, si l'on se réfère à l'exigence présente dans le parecer, et plus généralement dans les revendications du mouvement noir en matière d'éducation, de faire de la discrimination raciale un thème transversal dans l'éducation. Certes, dans les négociations préalables à la mise en oeuvre, le Conseil a réussi à convaincre la CENP de ne pas se limiter aux professeurs du secondaire, pour toucher aussi ceux du primaire. De même, dans les discours autour de « Educando », les acteurs se réfèrent à un programme pluridisciplinaire, qui doit faire prendre conscience à tous les professeurs qu'ils sont concernés par les discriminations. Dans la pratique, il a été réservé, à de rares exceptions près, aux professeurs de trois matières : histoire et géographie, portugais et art. Il est donc ramené à une question de contenus, plus qu'à des attitudes ou à une question fondamentale de pédagogie. Cette distinction se retrouve dans la différence entre la loi 10.639 et le décret d'application. En effet, ces matières sont celles mentionnées par la loi, alors que le décret insiste sur une vision plus ample, pédagogique. Il semblerait qu'à ce niveau des discussions, la contrainte politique ait été plus forte que les ambitions pédagogiques. Surtout, le programme figure parmi les dix programmes prioritaires de la CENP, ce qui, au vu du nombre de celles-ci, revient à dire que la lutte contre les discriminations n'est pas la priorité actuelle du Secrétariat. La mise en oeuvre de la loi, et surtout de son parecer, se fait donc selon des dynamiques et sous des contraintes propres au Secrétariat d'Education de Sao Paulo. Les demandes du mouvement noir sont certes reçues, mais leur traduction n'en est pas une reprise exacte. C'est assez peu surprenant dans la mesure où ces revendications passent d'un champ à un autre. Après avoir traversé le champ de la politique, elles entrent dans celui de l'action publique, où les contraintes sont différentes. Avant même de traiter du contenu du programme, il est possible de constater que sa mise en oeuvre donne lieu à une négociation entre le Secrétariat et l'institution portant les demandes du mouvement noir, le Conseil de la Communauté Noire. Le programme proposé est formulé sous la contrainte de l'acceptabilité selon les critères des représentations dominantes sur les relations raciales. Il y a là un problème complexe pour le mouvement noir, puisqu'il doit accepter certaines limites imposées par des conceptions qu'il prétend faire évoluer. On retrouve à un niveau plus bas le conflit de représentations à l'oeuvre dans le champ politique. Ce problème transparaît aussi dans la mise en oeuvre du programme.
Cette exposition du dispositif du programme a pour but de faire prendre conscience du défi que constitue la mise en oeuvre d'une telle activité dans l'état de Sao Paulo, territoire immense et disparate (250 000 km² de superficie et 40 millions d'habitants). Les moyens déployés permettent de juger de l'intérêt qu'accorde le Secrétariat à la formation des professeurs sur la thématique des relations raciales. Avant d'en venir à la réception proprement dite par les professeurs, il convient d'examiner ce qui leur est proposé, tant du point de vue des modalités formelles que du contenu.
Intervenir sur tout le territoire de l'Etat suppose une logistique très avancée, surtout si l'on souhaite maintenir une même qualité de formation pour tous les professeurs. La formation est divisée en deux cycles. Le premier a pour objectif une sensibilisation autour de la question des discriminations raciales à l'école et de la place des Noirs dans la société brésilienne. Le second doit aborder des thèmes plus en relation avec les éléments à transmettre en salle de classe. Lors des formations, les professeurs de l'enseignement primaire et secondaire sont séparés. Chaque formation consiste en deux modules de quarante heures chacun. La formation a lieu dans la direction. Quinze heures, soit quatre sessions, sont réalisés avec le formateur, qui se déplace jusqu'au lieu. Neuf heures consistent en des vidéoconférences. Seize sont consacrés à des travaux de recherche dirigés par les assistants techniques pédagogiques (ATP) en charge du programme dans la direction. Les professeurs sont invités par leur direction locale à participer au cours. Généralement, les demandes excèdent les places disponibles, indice d'un succès certain, même si il ne peut être entièrement attribué à la thématique du cours. La formation donne en effet droit à une légère augmentation de salaire et permet au professeur de s'éloigner de son quotidien pour quelques heures hebdomadaires. Les temps forts de la formation sont évidemment les cours avec le professeur, mais les vidéoconférences sont aussi d'une grande importance. Le Secrétariat dispose pour cela d'un outil précieux, le « réseau du savoir » (« rede do saber »). Il s'agit d'un réseau multimédia qui relie toutes les directions locales avec la Secrétariat, et dispose d'une capacité à réunir 12 000 personnes simultanément pour les formations. Elle permet donc de donner une large audience aux professeurs prestigieux qui viennent s'exprimer lors des vidéoconférences du programme, et qui ne pourraient en aucun cas visiter chaque direction une à une. Plus encore, elle donne au programme son unité, avec des conférences de lancement ou de fermeture où apparaissent les responsables de « Educando », créant ainsi un lien plus fort que la simple lecture d'un texte. En effet, le réseau permet aussi des échanges, puisque les directions peuvent demander la parole. Les vidéoconférences sont d'ailleurs divisées en deux, d'abord une exposition, puis un échange. Ces moments de dialogue permettent en outre de recueillir des indices précieux sur la réception du programme, car les professeurs semblent parler assez ouvertement aux coordinateurs, leur signifiant leur soutien ou leur désaccord. L'homogénéité que permet le système de vidéoconférence ne vient cependant pas effacer les disparités de l'Etat de Sao Paulo, tant dans les situations socio-économiques des professeurs et des élèves que dans la question plus précise des relations raciales. Entre le grand Sao Paulo et le reste de l'Etat, entre les écoles de centre-ville et celles de banlieue, voire de la campagne, les réalités vécues par les professeurs dans leur quotidien sont évidemment très différentes. Cette question a été systématiquement abordée avec les formateurs lors des entretiens, mais il a été difficile de trouver des indices permettant d'établir un profil-type du professeur de tel ou tel type d'école, qui le rendrait plus ou moins sensible au traitement de la question des discriminations raciales. Le consensus parmi les acteurs du programme était plutôt que les situations dépendaient des dynamiques de groupe durant la formation même, et de l'implication des directions locales. Il n'est donc pas pertinent de classer les écoles selon leur position géographique ou le niveau socio-économique des élèves pour émettre des hypothèses sur le degré de réception des professeurs. L'implication des directions et plus précisément de l'ATP en charge du programme semble par contre fondamentale dans la réception du programme et son impact potentiel. La direction, en traitant le programme avec plus ou moins d'enthousiasme, peut émettre des signaux politiques forts vers les professeurs. Cela peut les amener à se sentir plus concernés, par exemple pour appliquer en salle de classe les enseignements de « Educando ». L'ATP a un rôle décisif dans la coordination du programme au niveau local. Lorsqu'une relation s'établit entre le formateur et l'ATP, le programme semble avoir plus de chances de fonctionner correctement, et d'avoir un impact sur les professeurs. L'ATP peut aussi avoir un rôle pour faciliter le dialogue entre le formateur et les professeurs en cas de tension, et pour encourager les professeurs à donner suite au travail en organisant des manifestations en rapport avec la thématique ou en prolongeant la discussion à travers des groupes de travail. Il ne s'agit pas de dire qu'un ATP va délibérément négliger son travail s'il est en désaccord avec les idées portées par « Educando ». Il existe une relation hiérarchique entre les directions et le Secrétariat qui oblige les premières à mettre en oeuvre les programmes décidés par l'organisation centrale. Cependant, au vu des multiples priorités affichées par la CENP, une direction disposera toujours d'une certaine marge de manoeuvre, et l'ATP pourra se montrer plus ou moins enthousiaste. Les ATP suivent d'ailleurs généralement les formations eux aussi, et leur degré de motivation peut influer sur les comportements des professeurs. L'organisation de la formation permet d'assurer une certaine homogénéité nécessaire à la cohérence du programme. Les contextes locaux importent finalement moins dans le déroulement du programme que le soutien apporté par la direction et l'ATP. Généralement, on peut considérer que ces conditions sont adéquates au déroulement d'une formation de qualité, pédagogiquement ambitieuse.
« Educando » est un programme pionnier et ambitieux. En traitant de la thématique des relations raciales à l'école, il explore un terrain peu familier des professeurs, et cherche, selon les mots mêmes de ses concepteurs, à réaliser un « travail d'intervention ». Cette expression situe la formation dans le conflit de représentations, indiquant qu'elle a pour but la modification de leur perception de la diversité dans leur salle de classe. Le conflit de représentations, entre une vision toujours informée par le mythe de la démocratie raciale, et une autre qui la critique, est central. Il y a donc une volonté d'altération de la matrice cognitive des professeurs, qui pourrait se traduire par un changement de référentiel. C'est pour le moins l'ambition du programme. Le mot d'ordre, plusieurs fois répété par les formateurs et coordinateurs, est de « conquérir » les professeurs. Ce terme met en lumière la contrainte sous laquelle se met en oeuvre le programme. S'il propose une dénonciation virulente de la discrimination à l'école et du traitement des Noirs dans la société brésilienne, il risque de s'aliéner les professeurs. La « conquête » serait alors un échec. On retrouve cette problématique du changement de champ. Dans le champ politique, la dénonciation virulente avait un sens. Il s'agissait de marquer des positions, des horizons, pour ensuite entrer en négociation. Dans le champ de l'administration scolaire, il faut convaincre les professeurs, en faisant évoluer leur perception des inégalités raciales dans le pays, sans les choquer. On pourrait déjà nuancer avec l'idée que jamais tous les professeurs ne pourront être convaincus, que chaque cas reste individuel, mais ce travail sera réalisé dans la seconde partie. Le dilemme, à ce stade, demeure la complexité de formuler un contenu respectant l'esprit de la loi 10.639 sous la contrainte de devoir s'attaquer au discours dominant. Pour cela, les moyens mis en oeuvre sont d'une bonne qualité. Il s'agit en quelque sorte de séduire le professeur, en restant le plus possible sur le terrain de la pédagogie. Les livres qui accompagnent chacun des deux modules sont à ce titre très intéressants. Ils regroupent les textes de professeurs d'université prestigieux sur les thèmes du programme. Pour le premier module, ils traitent des « concepts de base sur la discrimination », de l' « école et la diversité » et de « la littérature jeunesse, le livre scolaire et les personnages noirs au Brésil ». Pour le second module, les thèmes sont plus nombreux et approfondis : « diversité culturelle et programme scolaire : la question raciale dans la pratique éducative des professeurs », « l'école et la construction de l'identité dans la diversité », « la jeunesse, l'enseignement secondaire et la diversité », « pédagogie de l'exclusion : la représentation du noir dans la littérature brésilienne », « certains aspects de l'histoire africaine des Noirs au Brésil », et « apprendre à conduire sa propre vie : dimensions de l'éducation entre Afro-descendants et Africains ». Il y a donc une progression entre les deux modules, le premier ayant pour principal but de « sensibiliser », un objectif affirmé énergiquement lors de la vidéoconférence d'ouverture par la coordinatrice de la CENP. Cette progression et ce souci d'avancer pas à pas sont à rapprocher de la volonté de « conquérir » les professeurs. Les rédacteurs des textes des livres pédagogiques sont des professeurs d'université, militants du mouvement noir au moins par leurs publications et leurs travaux de recherche. Ils sont aussi souvent ceux qui apparaissent lors des vidéoconférences.. Le contenu du programme reprend les résultats de la recherche sur les relations raciales au Brésil, notamment en histoire et en sociologie. Globalement, le cours diffuse les idées défendues politiquement par le mouvement noir et avancées scientifiquement depuis une cinquantaine d'années, étudiées dans les chapitres précédents : critique de la démocratie raciale, mise en valeur du rôle des Noirs dans la construction nationale, avec le but de favoriser leur estime de soi, par l'intermédiaire de changements dans l'enseignement des professeurs. Ce sont ces idées que le cours a pour ambition de diffuser, même si elles sont inscrites dans le cadre plus large de la question de la différence à l'école. Auteurs et conférenciers privilégient un discours scientifiquement fondé, proche d'un cours d'université. Cela a parfois été critiqué lors des entretiens comme assez éloigné de la réalité vécue par les professeurs, de leur quotidien, mais il me semble qu'il s'agit, dans ce contexte, d'une volonté de témoigner de la considération aux professeurs, et de leur démontrer l'importance du sujet. Sachant que le mouvement noir a longtemps été caricaturé dans les médias comme des activistes parfois agressifs, financés par l'étranger et porteurs de thématiques antinationales, il n'est pas inutile de se prévaloir d'une caution scientifique, qui confère plus de légitimité aux enseignements du programme. Il convient aussi de considérer les différentes perspectives à partir desquelles peut être abordé « Educando ». D'un point de vue de sciences de l'éducation, il semble que son impact soit limité par d'autres facteurs : une formation de quatre-vingt heures au total ne pourra pas révolutionner l'école publique brésilienne. Le fait que les textes soient quelque peu éloignés de la pratique même des professeurs n'est donc pas rédhibitoire si l'on en revient à l'ambition première des concepteurs : sensibiliser sur la question raciale. De ce point de vue plus politique, des textes d'une teneur assez générale seront certainement efficaces. D'autant que le programme a vocation à être une amorce. Il doit être travaillé ensuite par les professeurs individuellement. La maquette des ouvrages et le recours à la technologie du réseau du savoir participent aussi d'une image moderne du programme. Ce matériel pédagogique peut donc certainement faire l'objet de critiques plus ou moins fondés, mais il témoigne du souci de qualité qu'ont eu les concepteurs du programme, et des moyens qui lui sont accordés. On retrouve ce souci dans le choix des formateurs. Les formateurs sont en grande majorité des étudiants, généralement de troisième cycle (« mestrado » ou doctorat), même si quelques étudiants de second cycle assurent des formations. Ils proviennent majoritairement de la UFSCAR, où ils sont associés au NEAB, mais aussi de la UNESP (Université de l'Etat de Sao Paulo), qui dispose d'antennes dans différentes villes de l'intérieur, ce qui facilite la logistique du programme, et de la USP (Université de Sao Paulo). Ces étudiants ont à des degrés divers des liens avec la thématique des discriminations raciales ou de l'identité noire au Brésil et le mouvement noir. Certains se définissent eux-mêmes comme militants, d'autres non, mais tous ont en commun des travaux de recherche en rapport avec les thématiques du cours. La plupart sont noirs, mais pas tous. Leur niveau de formation élevé est un grand atout dans les discussions avec les professeurs. Ce profil s'intègre dans la stratégie de séduction : ils peuvent user de leur parcours académique pour emporter l'adhésion des professeurs. Un ATP remarquait d'ailleurs au cours d'un entretien qu'il était rare d'avoir des formateurs d'un tel niveau. Il s'agit là encore d'un aspect de la stratégie de conquête. Toutes ces observations conduisent à conclure que les conditions de réalisation du programme « Educando » sont globalement bonnes, et permettent de réaliser le travail d'intervention de grande ampleur que souhaitait mettre en place le Conseil de la Communauté Noire. Pour le Secrétariat, il ne s'agit pas seulement d'une mesure d'affichage sur la question raciale : les moyens financiers accordés au programme démontrent qu'il s'agit bien d'un axe de travail que souhaite développer la CENP, et qu'elle bénéficie de l'espace politique pour le faire. On peut donc y voir une évolution du côté de l'action publique même, puisque le thème des relations raciales est traité pour la première fois en tant que tel par cette institution. Peut-on pour autant conclure à un changement de référentiel ? Il est certainement trop tôt. Le programme reste encore fragile, et nul ne sait quelle continuité lui sera donné après l'échéance de septembre 2006. Un changement de référentiel, pour s'inscrire dans la durée, dépendra certainement de la capacité d'influence du mouvement noir sur les politiques publiques. Le succès d' « Educando » peut à ce titre servir de modèle. Le sentiment de certains membres de la coordination d'avoir convaincu au sein de l'administration que l'on pouvait confier à des Noirs la réalisation d'un tel programme est déjà une avancée. Si « Educando » est donc, à son échelle, un succès quant à l'évolution possible des politiques publiques, il faut désormais se consacrer à l'étude des sessions de formation en elles-mêmes, qui permettent de mesurer l'évolution potentielle du référentiel des acteurs de politiques publiques que sont les professeurs du réseau public d'enseignement, à travers leur interaction avec les formateurs. II. Des sessions de formation animées : conflits et dialogues caractérisent la réception d'une formation qui rompt avec la pensée dominante L'ambition de « Educando » est de « conquérir » les professeurs. Le terme démontre que le présupposé des concepteurs du programme est que les professeurs ne partagent pas leur vision des relations raciales à l'école et sur la situation des Noirs au Brésil. Il faut garder en tête que la critique du mythe de la démocratie raciale, si elle est très présente dans le monde académique, reste très minoritaire dans le sens commun. De fait, au début du programme existait la crainte d'un rejet massif : c'est un élément à prendre en compte lorsqu'on analyse les contenus. La métaphore induite par l'idée de « conquête » laisse d'abord à penser qu'il s'agit ici d'un processus de séduction, c'est à dire emporter l'adhésion des professeurs, les convaincre. C'est certainement le sens qu'ont voulu donner à ce mot les personnes interrogées. Néanmoins, on peut aussi y lire un second sens, plus littéral, en se souvenant que le mot conquête fait avant tout partie d'un vocabulaire guerrier. On retrouve en fait ces deux sens au coeur du projet, lors des sessions de formation. Elles sont un espace de micropolitique où s'incarne le conflit de représentations. Si elles peuvent apparaître à première vue comme conflictuelles, elles sont aussi le lieu où le formateur va mettre en place différentes stratégies pour, au final, faire évoluer les conceptions des professeurs sur ces questions. Pour cette partie, il est important de bien garder en tête le caractère individuel de ces changements. Même si l'état d'esprit des professeurs peut être évoqué en des termes généraux, il est clair que, dans chaque groupe, les individus ont des réactions différentes, que certains par exemple ne peuvent être convaincus, quand d'autres seront plus sensibles du fait de leur histoire personnelle même. Ces personnes sont aussi des acteurs clés des formations car ils vont largement participer aux débats qui y prennent place. A. Le caractère souvent conflictuel des sessions
Sur la question des relations raciales, les professeurs ne représentent pas un segment de la population se différenciant des autres. Ils partagent généralement les grands traits de la pensée dominante, qui peut-être s'amplifient même pour certains, puisque, fonctionnaires publics, ils sont encore plus sensibles au discours de l'Etat sur la question. Leur attitude est aussi guidée par le référentiel de l'institution scolaire, qui fait de l'universalisme une valeur centrale, comme on l'a observé dans le deuxième chapitre. Ils s'inscrivent donc dans une valorisation de la supposée démocratie raciale brésilienne, assez peu touchée par les réflexions du courant de pensée qui la critique en tant que mythe. Ce discours se fonde sur l'idée qu'il n'existe pas d'inégalité raciale au Brésil, plus profondément encore, que l'idée même de race est étrangère à la culture brésilienne. Ils nient avec ferveur leur existence et par conséquent la possibilité d'inégalités selon un tel facteur. Ils en reviennent ainsi très souvent à une autre maxime fondamentale : « les inégalités sont sociales au Brésil ». Cette idée, qui est une des premières à laquelle les formateurs doivent s'attaquer, est profondément ancrée chez les professeurs. De fait, elle est aussi une défense de leur propre pratique : comment pourrait-il accepter de reconnaître que l'école est un lieu où sont actifs des mécanismes de discrimination ? Ce serait reconnaître à un moment qu'eux-mêmes ont pu être racistes, avoir des comportements racistes, alors même que le racisme est une tare sociale, une attitude unanimement proscrite, au moins publiquement. Avec une conviction profonde que le racisme est avant tout une idéologie excluante, ils ne voient pas ou ne souhaitent pas voir les manifestations de racisme plus ou moins voilées dont l'école est le théâtre. Concevoir l'existence de discriminations d'ordre systémique leur est très difficile : le racisme est avant tout une faute individuelle pour lequel on devrait pouvoir trouver des coupables. Pour ceux qui reconnaissent que le racisme existe au Brésil, cela est souvent le cas chez les autres, mais pas dans leur école, encore moins dans leur propre classe. Exemples à l'appui, les professeurs cherchent à montrer leur bonne foi : « dans ma classe, celui qui a le plus d'amis est un Noir » ; « je ne sais pas combien il y a de Noirs, je ne fais pas attention à cela ». Dans les deux cas, on cherche à détourner l'attention du problème, à le nier, à partir d'un exemple qui devrait discréditer toute critique. Une autre manière de rejeter par avance les critiques est de rappeler l'attachement à la nationalité brésilienne, en affirmant dans le même temps que la racine africaine fait partie de l'identité de tous les Brésiliens. Ainsi, le peuple brésilien serait un peuple « brun » (moreno). « Nous avons tous, nous Brésiliens, des racines africaines, il ne peut pas y avoir de racisme » dit ainsi une professeur qui conteste vigoureusement l'utilité de cette formation. Le référentiel universaliste et égalitaire, soit l'idée d'un professeur qui ne voit pas les différences, n'y est pas sensible et ne peut donc pas les traiter, est aussi à l'origine d'une autre critique très courante à « Educando », qui s'inscrit dans les grandes lignes du sens commun sur les relations raciales. Il s'agit d'une interrogation sur la nécessité d'un tel programme pour traiter de la situation des Noirs. L'argument qui fonde ce questionnement est que s'il existe des discriminations, il faut alors toutes les traiter : discrimination des indigènes, des handicapés, mais aussi des petits, des gros, des laids... On tente alors de noyer la question raciale dans des problématiques beaucoup plus larges, souvent avec mauvaise foi. D'ailleurs le décret d'application de la loi, qui est la base du contenu du cours, un texte sur lequel s'appuient les formateurs, est bien clair sur son intention de lutter contre toutes les discriminations, à partir d'un exemple paradigmatique, celui des Noirs. Mais cette critique reste régulièrement exprimée. Une variante consiste en reconnaître l'existence du racisme dans la société, mais en nier la présence à l'école. Les individus sont plus ou moins imprégnés de cette pensée dominante, de même qu'ils disposent de plus ou moins de facultés d'adaptation, qui leur permettront d'assimiler le cours et d'évoluer. Ces quelques points permettent de recenser les différents éléments qui en sont présents dans l'esprit de chaque individu, imprégné à des degrés différents. Les plus radicaux vont souvent être à l'origine des premiers débats d'une session de formation, où le professeur peut parfois être pris à partie.
Les sessions de formation, si elles ne se déroulent pas nécessairement dans un climat tendu, sont néanmoins généralement le théâtre de dialogues enlevés entre le formateur et les professeurs, voire entre les professeurs eux-mêmes. Encourager au dialogue est une des consignes que reçoivent les formateurs. Il existe souvent, dans la plupart des groupes, quelques individus radicalement opposés au traitement de cette thématique, qui font entendre leur voix. Mais d'autres individus, pas nécessairement opposés mais plutôt à la recherche de connaissance, peuvent aussi presser le formateur de questions. Le dispositif lui-même de la formation, malgré l'accent mis sur le dialogue, reste celui d'une violence symbolique du formateur sur les professeurs en formation. Il détient une connaissance qu'il doit leur transmettre. Ce conflit symbolique est accentué par le fait que, dans la plupart des cas, le formateur est noir et les professeurs blancs dans leur majorité. Ce dispositif est l'une des spécificités d' « Educando », puisqu'il est rare que les professeurs se retrouvent dans une telle situation. Elle génère nécessairement des sentiments : peut-être des frustrations, mais aussi potentiellement une reconsidération de la place des Noirs dans la société. Deux entretiens ont concerné des formateurs à la peau claire, se définissant eux-mêmes comme noirs en tant que positionnement politique, mais qui, dans le contexte brésilien, reconnaissait qu'ils auraient tout aussi bien pu s'affirmer comme blancs. Les professeurs, en général, ne faisaient pas cette distinction, les considéraient comme blancs sans tenir compte de leur autoclassification et les interrogeaient souvent sur les raisons de leur engagement sur cette question, questionnant leur crédibilité pour parler du sujet. Cette situation démontre bien qu'il existe certaines attentes par rapport à un cours sur les discriminations raciales. Par exemple, ce cours devrait normalement être assuré par une personne noire. Cela renvoie à l'idée que les discriminations raciales ne sont pas nécessairement un problème qui concerne tous les citoyens, mais seulement ceux qui en sont victimes, attitude assez répandue dans la société brésilienne. Avec le cas des formateurs à la peau claire et des questions qui leur sont adressées, on touche du doigt une autre réalité de ces formations : la place qu'occupent les questions personnelles, et la violence symbolique exercée à son tour contre le formateur. Celui-ci est souvent questionné sur des aspects intimes de sa personnalité, sur sa vie privée. Cette violence peut être relativisée par le fait que les professeurs eux-mêmes doivent dévoiler une part de leur intimité. Ils peuvent être amenés à des prises de position très personnelles, à évoquer directement leur rapport au thème des relations raciales. Ces prises de position ne concernent d'ailleurs pas toujours directement le formateur, mais peuvent résulter de conversations entre les professeurs eux-mêmes. Une professeur a par exemple avoué en pleur en pleine session qu'elle devait se séparer de son mari car elle s'était rendue compte que celui-ci était profondément raciste. Cette situation démontre bien que ce sont des questions qui touchent les professeurs profondément, en tant que professionnels de l'éducation mais aussi en tant qu'individus ou citoyens : on sort alors du débat scientifique. Lors d'une session de formation, alors que le moniteur, noir, évoque les statistiques sur les mariages interraciaux au Brésil, qui démontrent qu'ils sont assez peu nombreux, une professeur l'interrompt : « donc, vous ne pourriez pas avoir de petite amie blanche ? ». Le formateur dût alors se justifier, lui expliquer tout d'abord qu'elle avait mal compris, qu'il ne s'opposait pas aux mariages interraciaux mais faisait simplement mention des statistiques sur le sujet. Comme elle insistait sur le volet personnel de sa question, il dût alors répondre qu'il avait déjà eu des petites amies blanches. La curiosité de cette dame n'était pas nécessairement mal intentionnée et avait peut-être pour origine le fait qu'elle n'ait que rarement parlé à un Noir. Elle dénotait quand même d'un climat assez tendu, où certains essayaient de pousser le professeur à la faute, niant les problèmes de racisme et les attribuant aux Noirs eux-mêmes, qui seraient racistes entre eux. La professeur pensait tenir là une preuve de ses affirmations. Pour en revenir à l'aspect symbolique de ces confrontations, il fallut alors beaucoup de calme et de maîtrise au formateur pour ramener le débat vers des considérations scientifiques. Les formateurs sont donc bien en première ligne dans cette « conquête », comme des ambassadeurs sur la question raciale. Parmi eux, on compte des Africains, installés au Brésil depuis plusieurs années. L'un d'eux rapportait lors d'un entretien qu'un jour un ATP lui avait demandé « de venir habillé en Africain ». Il pensait à un costume traditionnel, imprégné par une vision très folklorique de l'Afrique. On ne peut dans ce cas parler d'une manifestation de racisme. On peut cependant constater la force des préjugés et des idées reçues auxquelles sont confrontés les formateurs. On imagine les difficultés qu'ils peuvent avoir parfois pour maintenir la qualité des débats. Les professeurs à la peau claire interrogés rapportaient le même type d'incursion dans leur vie privée : critiques sur l'affirmation de l'identité noire, questions sur l'ascendance familiale, sur les préférences sexuelles... Cette grande présence des thèmes personnels illustre le rapport très intime que les personnes entretiennent avec la thématique raciale. Au-delà des positions de principe affirmant la brésilianité de tous et l'absence de racisme, ces questions révèlent que les interrogations sur le sujet sont très présentes et habitent le quotidien des personnes. Lorsqu'on dépasse les prises de position convenues, on voit alors poindre ces sujets. Une autre difficulté à laquelle doivent faire face les formateurs est la répétition de certains points de vue ou de certaines questions, même après qu'elles aient déjà été traitées. Toutes les personnes travaillant pour « Educando », formateurs ou membres de la coordination, ont bien conscience qu'ils ne pourront changer les conceptions de tous les professeurs. Reste que, lorsque ces prises de position hostiles sont répétées, la situation est un peu « désespérante », pour reprendre un terme employé par plusieurs personnes interrogées. Ainsi, lors de l'ultime session du premier module, une professeur interrompt le formateur qui évoque les inégalités de revenu qui frappent les noirs : « mais Pelé, il est riche ! » Il est à noter que « l'argument Pelé » est très souvent repris, selon de nombreux formateurs. Il consiste à utiliser la situation de l'ancien joueur de football pour démontrer que les Noirs ne sont pas discriminés au Brésil. Pelé est riche, il a été ministre, cela démontrerait l'absence de discrimination. Dans une version moins radicale, l'argument sert à démontrer que les inégalités au Brésil ne sont en aucun cas d'ordre racial : un Noir peut être riche, puissant... Il est assez difficile de gérer ce genre de contradiction répétitive. La question des quotas à l'université fait aussi très souvent irruption dans les débats, alors qu'elle n'a pas vocation à être traitée dans le cours, qui concerne l'enseignement primaire et secondaire. Mais elle est très présente dans l'actualité, et soulève beaucoup d'inquiétudes : elle est utilisée pour discréditer les revendications du mouvement noir. Un des défis auquel doivent faire face les formateurs est donc de maintenir le cours dans ses limites. Cette vision d'un cours mené dans la difficulté doit cependant être nuancée. Ces oppositions sont généralement le fait d'individus isolés, qui parviennent parfois à obtenir l'adhésion de groupes plus élargis. Les différentes stratégies pour gérer ces oppositions seront analysées dans la partie suivante. A côté des opposants, il faut aussi souligner la présence de professeurs très favorables aux thématiques développées par le programme, qui soutiennent les formateurs, et surtout entretiennent un débat avec leurs collègues. Parfois, certains professeurs se définissent comme des militants du mouvement noir. Une professeur intervient ainsi lors d'une discussion : « ce sont des thèmes nouveaux. Quelques années en arrière, un cours comme celui-ci aurait été une revendication de pointe du mouvement noir. (...) Je me vois comme une personne qui a accompagné ce mouvement ». Cette personne, visiblement très heureuse de participer au cours, permettait de replacer « Educando » dans le contexte d'une lutte politique sur le long terme. Plusieurs formateurs ont constaté que souvent des professeurs se sentent renforcés par le cours, moins seuls dans leur action. Cela correspond à un effet qualifiable d'élément de la politique d'identité du mouvement noir : l'identité noire devient plus facile à assumer. D'autres sont convaincus et modifient leurs points de vue, peut-être leurs pratiques aussi. En termes politiques, il s'agirait cette fois des effets d'une politique de reconnaissance. Dans les deux cas, ils résultent de la politique culturelle du mouvement noir. On observe là les effets de revendications formulées dans le champ politique sur des individus qui en sont éloignés, à travers leurs traductions en politiques publiques. Il existe donc une grande variété de situations, qu'il est difficile de toutes retranscrire. Cela aurait nécessité une étude beaucoup plus approfondie. L'ambiance lors des sessions de formation n'est pas nécessairement hostile, mais la majorité des professeurs doit dans tous les cas être convaincue. Pour cela, le programme agit sous la contrainte d'une nécessité de modération.
La modération dont il est question ici ne doit pas être comprise seulement comme une contrainte que subiraient les concepteurs du programme. Il s'agit de la contrainte présente dans tout discours de devoir être adapté à son public pour être compris, reçu. Le discours n'est jamais formulé dans un cadre abstrait. Il doit donc pouvoir toucher les professeurs, utiliser des références qu'ils peuvent comprendre, pour les amener progressivement vers d'autres horizons. Les formateurs peuvent utiliser pour cela différentes méthodes, certains préférant quand même la rupture à un dialogue qu'il juge trop mou. Les résultats restent encore difficiles à mesurer et doivent, dans tous les cas, être nuancés. Le but est de surmonter le conflit de représentations pour réussir un rapprochement.
« Educando », s'il présente certains aspects polémiques, s'inscrit aussi dans des cadres de pensée plus larges et consensuels au Brésil. Un discours très prégnant dans le pays, structurant l'imaginaire national, est celui autour du projet de développement, du chemin à accomplir jusqu'à devenir un pays du « premier monde »101(*). Il renvoie d'ailleurs aux discussions à l'orée du XX° siècle sur la formation de l'identité nationale. « Educando » s'inscrit souvent dans le cadre de cette pensée consensuelle, à laquelle il est difficile de s'opposer. Il s'agit de ce que Ernesto Laclau appelle un « lieu vide »102(*) , qui unifie un ensemble de revendications par un processus d'équivalence. Ainsi, quasiment toute proposition politique peut être incluse dans ce chemin vers le premier monde, de l'indépendance énergétique à la libéralisation du marché du travail, de la modernisation de l'administration à l'éradication de la corruption. Dans ce cadre, la lutte contre les discriminations raciales, à l'école dans le cas d'« Educando », est parfois présentée par ses concepteurs comme un élément dans le processus, un pas sur le chemin vers le « premier monde ». Une telle argumentation désamorce les critiques, car elle est difficilement attaquable, puisque ce but est partagé par tous les Brésiliens, à tel point qu'il pourrait être considéré comme un trait de l'identité nationale. Il s'agit d'une manière habile de placer la question des discriminations dans le projet national. Les discriminations seraient aussi à la source de la faible qualité de l'éducation publique. Or, les professeurs sont dans leur grande majorité très attachés à la défense de l'école publique, dont ils souhaitent l'amélioration de la qualité. En liant discriminations raciales, qualité de l'éducation et projet national, « Educando » peut surmonter les réticences initiales de nombreux professeurs. Cette chaîne d'argumentation est limpide dans une intervention du coordinateur du programme Valter Silverio lors d'une vidéoconférence : « il faut augmenter la qualité des études et affronter nos différences, et toutes les contradictions de la société brésilienne, au sens que, avec pour fondement une éducation plurielle, qui traite l'école avec beaucoup d'attention, le pays pourra atteindre le statut de premier monde » 103(*). « Educando » réduit aussi les possibilités de confrontation en jouant sur l'ambiguïté entre la nature du programme, issu d'une mobilisation du mouvement noir, et sa portée plus générale, incarnée par son nom même. Les formateurs, les conférenciers ainsi que les textes de travail affirment à de nombreuses reprises la nécessité de lutter contre toutes les discriminations, et non pas seulement contre celles frappant les Noirs. Lier la question des discriminations à la question plus large des différences, plus directement liée au champ des sciences de l'éducation, permet de contourner l'obstacle constitué par des individus refusant tout débat sur la question raciale. Dans le programme, ce choix apparaît formellement dès la proposition de la UFSCAR, notamment dans le choix des coordinateurs. Valter Silverio, qui se définit comme un « militant aujourd'hui dans le monde académique », partage cette responsabilité avec Anete Abramowicz, professeur du département d'éducation de la UFSCAR, dont les travaux traitent principalement de la différence. Dans un premier temps, « Educando », plutôt que de se focaliser sur les revendications du mouvement noir, s'attache donc à présenter un questionnement sur l'identité nationale. Lors de la même vidéoconférence, Valter Silverio introduit cette démarche : « traditionnellement, nous sommes habitués à penser le Brésil comme le pays d'un seul peuple. C'est pour le moins questionnable ». Le programme, par ses contenus, insiste plus sur une remise en cause de la représentation du peuple brésilien comme homogène dans un premier temps que sur l'affirmation d'une identité spécifique différente. Sur ces bases, un rapprochement entre des systèmes de représentations conflictuels devient possible. Cette démarche est compatible à la fois avec la nécessité de composer avec la contrainte politique et la volonté de conquérir les professeurs. Dans cette perspective, certains thèmes directement liés à l'identité noire sont utilisés d'une manière consensuelle, loin de toute radicalité. Une vision folklorisée de l'Afrique n'est ainsi pas nécessairement bannie, dans la mesure où elle est facilement acceptable et fait partie des lieux communs de la culture brésilienne, qui n'a pas exclu tous les éléments issus d'Afrique, mais les a intégré hors de toute signification politique. Lors d'une vidéoconférence, les professeurs d'une école primaire présentent les créations réalisées à l'occasion d'un atelier avec les enfants. Ce sont des poupées, d'inspiration africaine, qui soulèvent l'enthousiasme des personnes présentes dans la direction et du coordinateur, à qui elles sont présentées fièrement. Le consensus autour de cette création montre que le thème de l'identité noire ne génère pas systématiquement des oppositions. Certaines manières de l'aborder ne provoquent ainsi aucune contestation. C'est aussi en jouant sur ces symboles communs, en faisant preuve de modération, qu' « Educando » peut introduire des thèmes plus ardus par la suite.
Si la stratégie de « conquête » souhaitée par la coordination suppose une ouverture au dialogue, certains formateurs ont pu se retrouver en situation de confrontation avec les professeurs. Il existe plusieurs raisons à cela. Même si une formation universitaire était requise pour assurer le cours, certains moniteurs ont derrière eux un passé militant important. Ils incarnent le passage du champ politique à celui de l'action publique, et les difficultés qui y sont liées. Certains ont pu manquer de tact, ne pas saisir la sensibilité de leur auditoire, ou par manque d'expérience, ont pu se retrouver dans des positions difficiles face à des groupes peu conciliants. Des cas de remplacement de formateurs entre deux modules ou même pendant un module ont été constatés. Il faut enfin nuancer le terme de confrontation, qui recouvre différentes modalités d'interaction. Si, dans le cas du militant qui peine à se situer hors du champ spécifiquement politique, cela peut être fatal au bon déroulement de la formation, il n'en est pas de même lorsqu'il s'inscrit dans une stratégie visant à obtenir plus d'impact sur les professeurs. Partant du constat que, dans la majorité des cas, le contenu du cours pourrait en soi être considéré comme choquant selon les critères du sens commun brésilien, certains formateurs choisissent délibérément d'assumer ce choc, tout en gardant le contrôle. Il faut en réalité une grande finesse pour assurer ces formations. Cette volonté de secouer les professeurs peut être appuyée sur une expérience. Dans un cas, une formatrice faisait part d'un certain ressentiment vis-à-vis des professeurs qu'elle avait connu à l'école publique. Selon elle, ils ne croyaient pas en leurs élèves, et plutôt que de les encourager, les décourageaient par avance, convaincus par exemple que « l'université n'était pas pour eux ». Cette formatrice assumait donc que les professeurs face à elle devaient présenter des dispositions équivalentes. Elle considérait aussi qu'il fallait les brusquer un peu pour qu'ils réalisent un travail minimum autour de la formation, par exemple lire les textes. Un autre formateur, avec une longue expérience dans les mouvements sociaux, souhaitait lui aussi des débats très dynamiques : « je ne crois plus tellement dans les exposés ex cathedra. Je préfère lancer et provoquer. Ce n'est pas une matière qu'ils vont maîtriser avec si peu de cours, donc je préfère qu'il leur reste quelque chose qui leur serve ». Cette confrontation stratégique s'inscrit tout de même dans la stratégie de conquête et donc dans les objectifs du programme. Il se pourrait qu'elle soit même parmi les plus efficaces. Pour convaincre les professeurs, la plupart des formateurs s'appuient sur des bases solides et difficilement attaquables, cherchant à s'éloigner de la militance pour rester dans le domaine scientifique. Cela est nécessaire à un premier stade, lorsqu'il s'agit de convaincre de la réalité des discriminations. Même des statistiques officielles peuvent être remises en cause. Un formateur raconte qu'il doit ainsi souvent s'engager personnellement : « Au départ, les professeurs me disent souvent : « mais on ne va pas discuter sur quelque chose qui n'existe pas ! » Alors là je commence ma stratégie, je ramène des documents, des statistiques... et je leur dis : « vous croyez que je mens ? ». Même si cela peut paraître paradoxal, l'usage du mythe de la démocratie raciale peut se révéler utile quand il s'agit de faire réagir contre les discriminations, en présentant l'argument ainsi : que reste-t-il de cet idéal lorsqu'on le compare avec les inégalités décrites par les statistiques ? Beaucoup de professeurs sont sensibles à ces arguments. Les textes du livres édités par le programme sont aussi un fondement du travail durant les sessions. Ils sont lus et commentés, dans le but de faire un lien avec la pratique, qui est parfois justement difficile à mettre en évidence, car la lecture des inégalités comme raciales rompt avec les schémas de pensée traditionnels de beaucoup de professeurs. Leur légitimité scientifique est aussi renforcée par le titre universitaire dont peuvent se prévaloir les formateurs, notamment pour les titulaires d'un « mestrado »104(*), en préparation du doctorat. Pour les professeurs de l'école primaire, dont la majorité n'est pas allée à l'université, un fort respect est attaché à de tels titres. Une autre ressource stratégique dont font fréquemment usage les formateurs est le recours à la loi. Face aux professeurs réticents, la lecture de la loi et du décret d'application, dont souvent ils n'ont pas connaissance, permet de faire appel à leur loyauté, puisque c'est l'Etat, à travers une loi fédérale, qui exige que soit traitée cette thématique. Cela n'assure pas nécessairement un succès, mais donne une légitimité forte au cours, et donc au formateur. La loi est aussi replacée dans son contexte politique, celui de la trajectoire du mouvement noir et de ses revendications. Cette histoire est généralement méconnue par les professeurs, qui sont parfois surpris de la découvrir, et peuvent en venir ainsi à remettre en cause leurs opinions sur l'absence d'inégalités raciales et la place des Noirs dans la construction nationale. Globalement, l'idée que la connaissance permet de diminuer les préjugés est diffuse dans le programme. Cela semble se vérifier pour une part importante des professeurs. Les formateurs sont les véritables agents de la transmission du contenu du cours. Les vidéconférences sont certes importantes mais aurait un impact probablement nul sans la reprise durant les sessions. Les moniteurs incarnent le programme et peuvent nouer une véritable relation avec les professeurs, qui parait fondamentale dans la bonne réception d' « Educando ». La principale ressource d' « Educando » est certainement la qualité des formateurs, qui sont capitaux dans les bons résultats du programmes.
Il est difficile de mesurer les effets du programme, d'autant plus que cette recherche ne comporte pas d'étude du comportement des professeurs dans leur salle de classe. Evaluer l'évolution de leur pratique pédagogique est donc impossible. L'analyse des effets réalisée ici s'appuie sur des conversations avec les professeurs et les entretiens réalisés avec les formateurs. Il faut aussi reprendre la distinction entre le contenu pédagogique et le contenu plus politique du cours. Sur le plan pédagogique, les évolutions semblent être assez limités. De nombreux professeurs réclament la mise en place d'un troisième module, qui aborderait plus directement des contenus utilisables en cours. Ils sont insatisfaits par la forme abstraite que peut prendre le cours, loin de leurs préoccupations quotidiennes. Il faut certainement tenir compte de ces observations, mais aussi les relativiser. Il est en effet évident que les quatre-vingt heures de formation de « Educando » ne vont pas révolutionner les pratiques des professeurs. Elles peuvent par contre inciter à se remettre en cause, et à chercher par soi-même pour faire évoluer sa pratique. On remarque d'ailleurs que certains professeurs profitent du cours pour échanger des expériences. Le travail de l'ATP, le suivi qu'il donne au programme peuvent être décisifs à ce niveau, même si l'on se heurte de nouveau à des limites qui dépassent le cadre de la question raciale pour entrer dans celui des difficultés de l'école publique au Brésil. Peut-on exiger de professeurs déjà surchargés qu'ils réalisent des recherches pour améliorer leur pratique ? Il est en tous cas certain que tous ne le feront pas. D'un autre côté, on touche aussi les limites du traitement du racisme en restant dans le cadre de l'école. On en revient donc à s'en remettre à des efforts individuels que l'encadrement peut au mieux encourager. Selon cette perspective, il apparaît que le but principal d' « Educando » n'est donc pas directement un changement profond dans le contenu des cours. « Educando » est d'une nature profondément politique, et doit être considéré selon l'optique de ses concepteurs : une « sensibilisation ». Il y a dans ce terme l'idée d'un premier pas, d'une amorce qui appelle une continuation, sur un plan soit institutionnel, soit individuel. Dans ce domaine, les résultats semblent assez positifs. Les formateurs parviennent généralement à neutraliser les professeurs les plus réticents, ceux qui ne peuvent être convaincus. Les autres sont certainement amenés à reconsidérer leur vision de la question raciale au Brésil, et de la place de cette question dans l'école. Ce retour sur soi, sur sa pratique, peut être assez douloureux, et les exemples sont nombreux de sessions qui ont un véritable effet cathartique. Le cas de la professeur qui évoque en cours sa séparation de son mari dont le racisme lui était devenu insupportable a déjà été évoqué. Une formatrice parle de ce qu'elle appelle « la file du confessionnal » : « à la fin du cours, je demande s'il reste des questions, personne ne se manifeste. Je range mes affaires, et là, les profs viennent me parler, ils me demandent : « j'ai fait ci, ça, est-ce que je suis raciste ? ». Beaucoup d'expériences personnelles, de questions intimes remontent à la surface de la conscience à l'occasion des sessions de « Educando ». La même formatrice raconte qu'une professeur lui a ainsi demandé : « mon père est noir, ma mère est blanche, qu'est-ce que je suis ? ». Les questions d'appartenance deviennent ainsi saillantes, et on peut supposer que les problèmes soulevés par la formation vont rester présents à l'esprit des professeurs pour quelque temps au moins. Le but est de faire prendre conscience aux professeurs qu'ils peuvent, à côté d'une lecture sociale des inégalités, développer une lecture raciale. Une fois qu'ils prennent conscience des enjeux de la question de l'identité et de la différence, le choix de modifier son attitude et sa pratique reste individuel. Une étude synthétique des projets que les professeurs doivent remettre au formateur à la fin du cycle de formation permet de mesurer le chemin parcouru, et celui qui reste à parcourir. Certains retournent ainsi dans leurs école pleins de bonnes intentions, tel ce professeur qui faisait part au formateur de son projet visant à « en finir avec le racisme » dans son école. Le formateur lui conseillait alors d'en revenir à un objectif plus réaliste, à se focaliser sur les moyens pour parvenir à mener une action avec ses élèves. Beaucoup doutent de leur capacité à mettre en place un tel projet, voire ressentent de l'angoisse à l'idée de devoir faire évoluer leur méthode, ou pire, de constater qu'ils n'en sont pas capables. Le soutien qu'ils pourront obtenir, de l'ATP ou du coordinateur pédagogique de l'école, est très important. Ces projets sont globalement disparates, à l'image des effets du programme sur les professeurs. Certains démontrent une réflexion déjà avancée sur le sujet, une volonté de travailler avec les élèves, en s'appuyant notamment sur la communauté dont ils sont issus ou un patrimoine local. D'autres sont beaucoup plus vagues, ou en restent à des aspects folkloriques, comme des travaux manuels. La capacité du programme à influer sur la vie scolaire, et plus globalement sur les représentations de la société brésilienne, est donc difficile à mesurer. Le fait que le problème du racisme dépasse largement le cadre de l'école complique encore cette tâche. Il est évidemment impossible d'effacer le racisme, de renverser plusieurs siècles d'histoire, et c'est pour cette raison que le programme se limite à un objectif de sensibilisation. Il permet cependant aux professeurs qui en bénéficient de repartir mieux armés, mieux préparés, dans une institution, l'école, qui occupe une position importante dans la lutte contre les préjugés. A un niveau plus conceptuel, on peut considérer que le conflit de représentations qui prend place durant les formations est à la fois une retranscription, à un niveau micropolitique, de celui qui a lieu dans le champ proprement politique, mais aussi une parcelle de ce même conflit, qui difficilement peut être divisé, sauf pour l'analyse. En effet, les professeurs ne se séparent pas leur expérience en entrant dans les sessions de formation, ils ne peuvent faire abstraction du système de représentations qui les animent. Sur un sujet aussi personnel, il est difficile d'établir une barrière entre l'aspect professionnel et l'aspect intime. En conséquence, malgré tous les talents de persuasion des formateurs, les représentations des professeurs subiront nécessairement d'autres influences. Les professeurs qui en bénéficient le plus sont peut-être ceux, plus ou moins liés au mouvement noir, qui travaillaient déjà ces thématiques, et à qui « Educando » permet de sortir de l'isolement où les confinait le peu d'intérêt pour ce thème généralement. Ces personnes sortent du cours renforcées et certainement encore plus motivées pour leur travail. L'analyse de la traduction de ces effets en terme de référentiel sera réalisée à la fin de la troisième partie. Il faut en effet pour cela intégrer ces conclusions partielles dans le cadre des contradictions internes au programme, reflets de la difficulté à penser le multiculturalisme au Brésil. III. Un programme qui reflète la complexité à intervenir sur les questions de l'identité « Educando » ne se présente pas comme un bloc, mais au contraire offre différentes pistes pour penser une évolution de l'identité nationale, dont il offre une vision complexe, éloignée des discours nationalistes simplistes. Loin d'opposer diversité culturelle et identité nationale, il cristallise des tensions qui traversent la société brésilienne. Sa vocation de tribune pour les arguments du mouvement noir ne l'empêchent d'être avant tout un plaidoyer pour l'universalité de l'éducation et de la démocratie.
« Educando » est au coeur des nombreuses tensions qui caractérisent la question identitaire en général. Plutôt que de trancher entre des visions opposées, il cherche à se situer entre différents pôles. L'image ambivalente du Noir brésilien, entre tradition et modernité, qu'il présente, reflète la complexité de l'identité nationale.
La tensions politique au coeur du programme a déjà été évoquée à de nombreuses reprises dans ce chapitre. Elle se manifeste dès la genèse du programme, et a pour source les doutes concernant la viabilité d'un tel programme, issu directement de la revendication du mouvement noir, au niveau national pour la loi, au niveau de l'Etat pour le programme. Les soutiens obtenus permettent la mise en place du programme. Au lieu de réduire la portée de son contenu, ce que le mouvement noir n'aurait probablement pas accepté, la contrainte politique conduit à l'insérer dans un cadre plus large, celui des différences à l'école. C'est un cas intéressant de passage des revendications d'un champ à un autre et des transformations qui en sont le résultat. Ici, l'impulsion donnée dans le champ politique par le décret pris par le gouverneur se traduit par des changements dans le champ administratif, ouvrant la possibilité de conséquences dans le champ politique, comme l'illustre le revirement du Secrétaire lui-même. En terme de représentations, une ouverture dans le référentiel global rend possible une évolution du référentiel sectoriel, qui pourrait à son tour, grâce à la réussite du programme, inspirer une évolution plus profonde du référentiel global. On pourrait qualifier ce processus de dynamique circulaire. Il ne faut cependant pas exagérer l'importance de « Educando » : s'il est une conquête, puisqu'il est pionnier, novateur, il reste un programme parmi d'autres dans un seul domaine de l'action publique, l'éducation. Il met bien en lumière la complexité et les contradictions de l'action publique : des programmes et discours contradictoires peuvent avoir pour cadre la même administration. Le gouverneur de l'Etat lui-même incarne cette multiplicité de l'action publique. Selon des personnes interrogées, le soutien direct de Geraldo Alckmin a permis la mise en oeuvre du programme. Il démontre ainsi une sensibilité particulière aux revendications du mouvement noir. Son intervention lors du lancement de la seconde étape du programme, une réception très officielle où son discours était précédée de celui du Secrétaire à l'Education et de la Présidente du Conseil de la Communauté Noire, laisse cependant planer un doute sur sa compréhension du fond des revendications. On pourrait penser qu'il profiterait de l'occasion pour inscrire son action dans le cadre d'une critique de la démocratie raciale comme mythe. Ce jour là, il prononce un discours plus ambigu, où il inscrit, dans la droite ligne de la présentation politique du programme, le respect de la différence dans une perspective d'égalité, « pour nous, peuple brésilien ». Il demeure ainsi dans le lieu commun de l'unité nationale, mais appelle quand même à un remboursement de la dette historique contractée envers la population noire. Son message est ambivalent, jusqu'à la conclusion qui éclaircit le propos. « A Sao Paulo, nous sommes tous issus du métissage, c`est pour cela que la femme de Sao Paulo est si belle, grâce au métissage ». On peut y voir le dérapage d'un homme politique habile qui souhaite flatter son auditoire. Il faut aussi certainement y lire une expression de la tension interne au programme, qui doit camoufler une partie de ses revendications, accepter des concessions au discours dominant, pour pouvoir exister. Ce discours, prononcé par le premier personnage de l'état de Sao Paulo, est certainement révélateur du degré de pénétration des revendications du mouvement noir : elles ont pu obtenir une place dans l'administration, mais ne peuvent encore s'exprimer ouvertement. Le poids de la tradition du discours inspirée par Gilberto Freyre est encore très lourd et imprègne le discours politique en général. C'est dans cette tension politique qu'il faut situer le programme.
Sur la question plus spécifique de l'identité noire sur laquelle le programme insiste, là aussi des tensions importantes sont à l'oeuvre. Conçu au départ par une entité censée représenter le mouvement noir pour la définition de politiques publiques, le Conseil de la Communauté Noire, « Educando » peut être considéré comme une émanation du mouvement noir, même s'il doit aussi tenir compte de contraintes propres au champ dans lequel il intervient. Comme il est le fruit de la politique culturelle d'un mouvement social, il est intéressant de s'interroger sur les éléments d'identité qu'il diffuse. On se retrouve alors face à une multiplicité d'éléments qu'il est très difficile d'ordonner en une identité. Ce qui pourrait paraître un paradoxe s'éclaircit en inscrivant ce questionnement sur l'identité des noirs transmises dans le programme dans le cadre plus large de considérations sur l'identité noire au Brésil et dans le monde. L'Atlantique Noire105(*), de Paul Gilroy, propose une vision de l'identité noire en tension entre des éléments transnationaux qui transcendent les frontières des deux côtés de l'Atlantique, avec un mouvement perpétuel entre différents pôles, et des éléments spécifiquement nationaux. Ce paradigme d'une globalisation précoce dans le « monde noir » s'est imposé comme un axe de recherche fécond. Au Brésil, Livio Sansone emploie les concepts développés dans ce livre pour évoquer les différents aspects que peut prendre l'identité noire. Il insiste sur l'impossibilité d'établir une essence de la culture noire, même si de nombreux acteurs prétendent détenir les marques de l'authenticité. Il définit deux pôles pour schématiser la complexité de cette culture : d'un côté, un pôle marqué par le passé, la tradition, et l'Afrique comme source ; de l'autre, un pôle influencé par les circuits de la culture transnationale, plus attractive pour la jeunesse, forgée dans la modernité et tournée vers d'autres cultures noires, des Etats-Unis ou de la Caraïbe106(*). On retrouve cette distinction dans les contenus de « Educando », surtout au cours des sessions avec les formateurs et dans les préoccupations des professeurs. S'il n'est pas lieu ici d'approfondir l'étude de ces questions, on ne peut les laisser de côté car elles ont un réel impact dans le cadre d'une réflexion sur une possible altération du référentiel des professeurs. On peut réfléchir autour de cette complexité à partir de deux objets très différents présents dans les contenus du programme : les quilombos et la musique hip hop. On a déjà évoqué l'importance stratégique des quilombos dans les revendications du mouvement noir, puisqu'ils matérialisent l'idée même d'une communauté noire et d'une identité spécifique à préserver. Manifestation forte de l'héritage africain du Brésil, ils se caractérisent par une vie communautaire très développée, dans des formes de relation sociale qui ont disparu dans les zones urbanisés. A ce titre, ils sont souvent présentés comme une forme d'essence de la culture afro-brésilienne, posant ainsi le problème de la relation de la grande majorité de la population avec cette culture, notamment dans l'Etat fortement urbanisé de Sao Paulo. Dans le programme, on y fait référence pour évoquer les spécificités des populations noires. Les professeurs souhaitent souvent utiliser ce thème avec leurs élèves. L'idée de réaliser un travail avec un quilombo de la région est souvent proposée. Cependant, résumer l'identité afro-brésilienne à cette expression serait l'éloigner de la pratique quotidienne de la plupart des élèves de l'école publique. Le risque serait alors grand de n'en retenir que le folklore. A l'opposé se trouve le mouvement hip hop, décrit par Paul Gilroy comme une production culturelle très caractéristique de l'Atlantique noir, puisqu'elle est le fruit de l'introduction, dans le Bronx new-yorkais en pleine décadence sociale, d'éléments musicaux de tradition jamaïcaine. A partir de cette base, il a essaimé dans le monde entier en quelques années, dépassant les frontières d'une quelconque communauté. Au Brésil, il reste toutefois marqué par l'identité noire des précurseurs et n'a atteint une distribution de masse qu'au début des années 2000. Il y est encore une expression de la misère, de l'exclusion et de la ségrégation, urbaine, sociale et raciale. Le hip hop manifeste dans « Educando » l'existence d'une culture noire moderne. Il est présent dans les films que propose le programme, et surtout dans les discussions, où il révèle souvent une fracture, à la fois générationnel et en termes conceptuels. Ce deuxième aspect semble bien plus intéressant à analyser, le premier étant plus anecdotique : l'intérêt pour le hip hop n'est pas l'attribut exclusif des professeurs « jeunes », loin s'en faut. Les lignes de fractures sur cette question sont de deux ordres. D'une part, sur la place que l'on peut donner à ces productions artistiques à l'école : certains considèrent que ces formes populaires n'ont rien à y faire. D'autre part, il existe des doutes justement sur leurs rapports avec l'identité noire. Laisser de côté l'idée d'une essence au fondement de l'identité est difficile pour les professeurs attachés à des images traditionnelles de la culture noire. Les formateurs quant à eux sont nombreux à utiliser des chansons pour stimuler le débat. La présence au sein du même ensemble « culture noire » d'éléments aussi distincts est une manifestation de la complexité de l'identité noire au Brésil, et de l'impossibilité, assumée par le programme, à la résumer en une essence. Il invite plutôt à accepter cette complexité, à en faire un sujet de débat, dans une perspective de multiculturalisme critique, qui enjoint à la déconstruction des catégories, comme évoqué dans le deuxième chapitre. « Educando » prend le risque de déboussoler des professeurs en quête de contenus simples, pour affirmer l'ambition de la complexité. Libre à chacun ensuite de choisir des supports de travail, d'autant que dans le domaine de la musique, la culture populaire et la culture noire au Brésil sont des réservoirs inépuisables, qui peuvent alimenter une réflexion sur les relations raciales. Ce refus de l'essentialisation de la culture noire est certainement en partie imposé par les contraintes qui pèsent sur le programme. Mais il est peut-être surtout un reflet du positionnement des concepteurs du programme comme des formateurs. En effet, s'il existe au sein du mouvement noir, notamment dans la branche culturelle, des acteurs promouvant une version essentielle de l'identité, le mouvement politique est souvent plus nuancé. Cela est d'autant plus vrai à Sao Paulo, parmi ces militants qui choisissent une voie institutionnelle, comme les agents qui ont appuyé la mise en oeuvre du programme. Proche des milieux académiques, cette sensibilité pour une approche complexe de l'identité est aussi la leur. Le choix de la complexité peut aussi être à la source d'une certaine difficulté. Certains professeurs peinent à assimiler ce discours très éloigné du sens commun. On le voit notamment avec la difficulté pour certains à saisir le sens que le mouvement noir donne au terme « negro ». Ils peinent à distinguer le sens politique attribué à ce mot, ne le voient pas nécessairement comme un choix. Pour beaucoup, « negro » reste « preto », c'est-à-dire qu'ils ne reprennent pas la distinction établie par le mouvement noir, l'agrégation de « pardo » et « preto » au sein d'une identité « negro » à vocation politique, la revendication d'une identité afro-brésilienne. De là résultent notamment les confusions autour du cas des formateurs à la peau claire. Cela signifie que ces professeurs s'en tiennent à une vision folklorique de la culture noire. Sur un plan conceptuel, cela remet notamment en cause les leçons du programme sur une autre manière d'envisager le métissage. Ce qui disparaît lorsqu'on ne prête pas attention au sens politique de « negro », c'est la référence à l'établissement d'un rapport de force dans le métissage qui a favorisé historiquement la culture et les origines occidentales, blanches, et rendu difficile l'affirmation d'une identité afro-brésilienne. Le chemin de la complexité est donc difficile, mais un travail scientifiquement fondé sur la question des identités doit l'emprunter. La patience et le talent des moniteurs permettent souvent de surmonter ces difficultés. Elles sont intéressantes à relever en ce qu'elles révèlent la difficulté à diffuser une perspective complexe sur l'identité parmi des acteurs agissant selon d'autres références. Ces éléments seront revus en conclusion.
Les éléments évoqués ici ne découlent pas des entretiens menés avec les acteurs mais constituent plutôt une tentative d'interprétation du programme « Educando » en tant que traduction d'une revendication identitaire, dont on a mesuré la complexité.
Etudier « Educando » a permis de mener une réflexion sur la traduction d'une revendication du champ de la lutte politique à celui de l'action publique. En passant de l'un à l'autre, la revendication première subit des modifications, qui peuvent modifier sa nature, mais aussi venir l'enrichir. Si au départ il se construit sur une justification identitaire, il comporte aussi un volet social important. Dans la mesure où il s'insère dans la question de la différence, ainsi que dans une perspective d'innovation pédagogique, il est clair qu'il ne s'adresse à aucune clientèle particulière, qui aurait été les Noirs en l'occurrence, mais s'inscrit bien dans le cadre d'un combat pour l'amélioration de l'éducation en général. Il s'agit dont d'un élément d'une politique de redistribution, visant à lutter contre les inégalités. La mise en place de nouvelles méthodes de travail, d'une pédagogie qui prendrait plus en compte l'origine des élèves, porte l'espoir d'un renouveau de l'école publique, et, finalement, d'une société plus juste. Cet aspect du programme est d'ailleurs fortement apprécié des professeurs, qui sont sensibles à cet objectif. Dans le décret d'application, la loi 10.639 est réinscrite dans un contexte plus large que la politique de reconnaissance : celui de l'amélioration de l'école, et des moyens financiers qui doivent nécessairement y être dédiés. D'une certaine manière, le mouvement noir essaie de peser sur les contenus, sur une refonte pédagogique, puisqu'il ne détient pas ce pouvoir financier. Mais un programme comme « Educando » peut aussi permettre de tisser de nouvelles alliances, à partir d'une profession dont l'importance sociale est certaine. Les professeurs, s'ils sont convaincus, sont potentiellement de bons agents pour la diffusion et l'acceptation des revendications du mouvement noir, donc pour un élargissement de sa politique culturelle. Dans cette perspective ample, la question noire apparaît d'une certaine manière comme une métaphore de l'exclusion d'une partie de la population, la plus pauvre. L'abandon des Noirs par l'Etat au moment de l'abolition de l'esclavage, souvent critiqué par le mouvement noir, qui a fait d'une « seconde abolition » une revendication historique, se répète au quotidien par l'abandon des populations des périphéries, une situation particulièrement marquante dans l'état de Sao Paulo107(*). Sur le plan politique, l'exclusion des Noirs renvoie au gouffre qui sépare les élites dirigeantes des segments de population les plus pauvres. Sur le plan culturel, la folklorisation de la culture afro-brésilienne, la longue stigmatisation de pratiques tels que le candomblé par exemple, représentent aussi la marginalisation de la culture populaire, comme en a souffert le hip hop jusqu'à récemment. « Educando » n'est donc pas un programme qui cherche à renforcer une minorité, mais au contraire promeut l'inclusion des populations marginalisées. Inspiré par l'histoire des populations noires au Brésil et leur situation actuelle, il peut trouver une résonance pour la population du Brésil dans son ensemble, notamment les classes populaires. Cette promotion de l'inclusion n'est pas fortuite : elle découle du fondement nécessairement universaliste d'une revendication particulariste.
Selon Ernesto Laclau, « défendre le droit de tout groupe ethnique à l'autonomie culturelle, c'est avancer une revendication qui ne peut se justifier qu'en invoquant des raisons universelles »108(*). En effet, on s'appuie pour cela nécessairement sur un principe universel qui transcende l'identité même du groupe. Au final, ce principe universel prédomine, et les groupes « minorisés » sont certainement parmi les plus à mêmes de sentir sa nécessité. Un discours identitaire est par ailleurs exposé à ses propres limites : « si un groupe essaie d'affirmer son identité telle qu'elle est à un moment donné, comme sa place au sein de la communauté dans son ensemble est définie par le système d'exclusion imposé par les dominants, il se condamne lui-même à une existence perpétuellement marginale et ghettoïsée »109(*). Cette impossibilité intrinsèque de l'essentialisme est de toute évidence assumée dans « Educando ». Cette position des concepteurs du programme est peut-être fondée sur des considérations stratégiques, visant à pénétrer au coeur de l'action publique, mais repose surtout sur des convictions où s'articulent la revendication identitaire et la critique sociale. En ce sens, la politique culturelle n'est pas séparée de la lutte contre les discriminations (politique de citoyenneté). En faisant de ce second volet une priorité, le programme élargit son audience naturelle, puisqu'un tel objectif est compatible avec une ambition universaliste. Il faut alors, pour bien saisir le sens de ce programme, en revenir à la discussion sur la position politique du mouvement noir sur un axe allant du particularisme à l'intégration. On l'a vu dans les chapitres précédents, le curseur se serait déplacé d'une position très intégrationniste vers une posture beaucoup plus particulariste. Comment envisager, dans cette perspective, « Educando » ? Il est certainement possible de considérer, au vu des éléments avancés dans cette partie, que « Educando » relève d'une volonté d'intégration par l'opposition. C'est ainsi que Christian Gros caractérise la stratégie des mouvements indigènes dans les années 1980 en Amérique Latine110(*). Il analyse leur positionnement radical sur le plan culturel comme une modalité de parvenir à l'intégration dans la communauté nationale. Certes, le programme diffuse des éléments d'une identité particulière, bien que floue, et se propose de faire évoluer les représentations des professeurs sur la question raciale, en rupture avec la pensée dominante. Mais sa perspective n'est pas celle d'une séparation mais bien plutôt celle d'une réparation des injustices, comme dans le cas des actions affirmatives. Par la restauration de l'estime de soi des Noirs au Brésil, en leur redonnant leur place dans l'histoire du pays, cette politique de l'identité et de la reconnaissance souhaite établir leur place dans la société contemporaine de manière égalitaire. On peut donc considérer le corpus d'idée véhiculé par « Educando » comme le ferment d'une proposition de reformulation du projet national, sur d'autres bases, plus incluantes. Il a souvent été reproché, assez injustement, au mouvement noir d'être « antinational », de mettre en danger l'unité du peuple brésilien. Il n'en est rien ici : au contraire, il s'agirait plutôt de refonder la nation sur des principes multiculturels, un vaste projet qu'il faut évidemment penser sur le temps long. Un conflit de représentations est nécessairement de longue durée. Dans l'immédiat, il propose l'invention d'une mémoire commune, ce qui est patent dans la surprise des professeurs lorsqu'il découvre l'histoire du pays expurgée de lyrisme, où par exemple l'abolition de l'esclavage n'est plus un cadeau octroyé par la princesse Isabelle mais bien un moment fort du renforcement de l'exclusion. « Educando » pose les bases d'un tel processus, à l'intérieur de l'école. * 98 « Sao Paulo : éduquant par la différence pour l'égalité ». Pour plus de commodité, on utilisera le simple terme « educando », par lequel les personnes impliquées désignent le programme en général * 99 le Secrétariat divise l'Etat de Sao Paulo en 89 directions, qui ont à leur tête un directeur responsable pour les écoles de la zone concernée. Leur taille est variable * 100 ville de 200 000 habitants située à 250 km de Sao Paulo * 101 cette perception du Brésil comme sous-développé est largement contestable, mais domine dans les représentations * 102 LACLAU, Ernesto, La guerre des identités, Paris : La Découverte, 2000, p.27 * 103 extrait de la vidéoconférence du 18 mai 2006 * 104 la « maîtrise » brésilienne s'obtient après un minimum de huit années d'étude, quatre pour le titre universitaire, quatre autres pour la maîtrise * 105 GILROY, Paul, The Black Atlantic : modernity and double consciousness, Londres :Verso, 1993 * 106 SANSONE, Livio, Negritude sem etnicidade : o local e o global nas relaçoes raciais e na produçao cultural negra do Brasil, Salvador : Edufba, 2004, p. 26 * 107 DABENE, Olivier, Exclusion et politique à São Paulo : les outsiders de la démocratie au Brésil, Paris : Karthala, 2006 * 108 LACLAU, Ernesto, La guerre des identités, Paris : La découverte, 2000, p. 17 * 109 LACLAU, Ernesto, La guerre..., op. cit., p.18 * 110 GROS Christian, Politiques et paradoxes de l'ethnicité, Problèmes d'Amérique Latine, n°48, 2003 |
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