La garantie des droits fondamentaux au Cameroun( Télécharger le fichier original )par Zbigniew Paul DIME LI NLEP Université Abomey-Calavi, Bénin - DEA en Droit international des Droits de l'Homme 2004 |
B.- Les obstacles à une véritable efficacité du juge administratifL'efficacité de l'intervention du juge administratif camerounais en matière de protection des droits fondamentaux est susceptible d'être confrontée à deux variétés d'obstacles. D'une part, les obstacles d'ordre juridique (1) et d'autre part, les obstacles d'ordre sociologique (2). 1.- Les obstacles d'ordre juridiqueIls s'analysent essentiellement de la permanence de l' « écran législatif » dans l'ordre juridique camerounais et du régime juridique strict que revêt la règle du recours gracieux préalable, condition sine qua non du déclenchement de la procédure du recours pour excès de pouvoir. Relativement à l'hypothèque que constitue la « loi-écran » dans l'ordonnancement juridique camerounais, elle naît de l'hypothèse d'une « situation profane de l'esclave qui doit servir deux maîtres »254(*). Le juge de l'administration est ainsi dans une situation d' ``esclave'' devant servir deux maîtres, à savoir les normes constitutionnelles et les normes législatives. Lorsqu'il y'a une contradiction entre ces deux types de normes et que l'acte administratif est conforme à l'une ou l'autre, le juge administratif dans sa décision, se doit de donner la prévalence à l'une ou à l'autre. C'est cette situation que le Pr NLEP résume parfaitement lorsqu'il écrit que « lorsque la loi votée par le législateur fait écran entre les normes constitutionnelles et l'acte de l'autorité administrative, le juge peut appliquer l'une ou l'autre »255(*). Au Cameroun, ce phénomène est très perceptible en matière de protection des droits fondamentaux. Exemple peut être pris du droit à la justice et du droit qu'ont les collectivités traditionnelles de désigner leur chef selon leurs propres coutumes. Alors que ces principes sont constitutionnellement énoncés, il existe deux lois dans l'ordonnancement juridique susceptibles d'entraver l'intervention du juge dans le règlement des litiges concernant la désignation du chef traditionnel. Par une loi n° 79/17 du 30 juin 1979, le législateur camerounais énonce que « les contestations soulevées à l'occasion de la désignation des chefs traditionnels sont portées devant l'autorité investie du pouvoir de désignation qui se prononce en premier et dernier ressort »256(*). L'instance juridictionnelle est donc dessaisie de tout litige au profit de l'autorité administrative, en l'occurrence le Ministre de l'administration territoriale (MINAT). Toutefois, un espoir est permis dans ce contexte pour la garantie des droits, car le juge camerounais estime que le recours pour excès de pouvoir peut être introduit contre tout acte administratif même sans un texte le prescrivant. Toutefois, malgré cette prise de position courageuse du juge administratif camerounais, le législateur adopte une loi n° 80/31 du 27 novembre 1980 « dessaisissant les juridictions des affaires pendantes devant elles, et concernant la désignation des chefs traditionnels ». Dès lors, ainsi que le constate le Pr NLEP, « entre le droit fondamental à la Justice, gage de l'Etat de droit, proclamé par la Constitution et la loi de dessaisissement, l'Assemblée plénière de la Cour Suprême, saisie en appel devait donc appliquer l'une ou l'autre norme. Dans son arrêt n° 17/CS-AP du 19 mars 1981 (3 espèces), elle a choisi d'appliquer la loi donnant ainsi au phénomène de l'écran législatif, ses lettres de noblesse (dans l'ordre juridique camerounais) »257(*). Le phénomène de l'écran législatif n'est donc pas au Cameroun une hypothèse d'école et constitue un obstacle patent à l'efficacité de l'intervention du juge administratif dans le domaine de la protection des droits fondamentaux. Mais, le régime juridique du recours gracieux préalable dans le contentieux administratif camerounais participe aussi de l'effritement de cette intervention du juge258(*). La règle du recours gracieux préalable est perçue comme une ``protection précontentieuse de l'administration''259(*). Elle est entendue, du point de vue de sa constitution, comme « une requête émanant d'un justiciable potentiel et adressée à une autorité administrative désignée à cet effet, pour lui demander de reconsidérer le contenu ou la forme d'un acte administratif dont le bien-fondé est contesté »260(*). Elle est un préalable à la phase contentieuse et peut constituer une limite importante du point de vue des droits fondamentaux lorsqu'on examine la sévérité observée par le juge administratif sur différents points. Ce sont essentiellement le problème de la détermination des autorités habilitées à recevoir le recours gracieux préalable, la rigidité des délais assortis à la règle, l'exigence d'une identité d'objet entre le recours gracieux préalable et le recours contentieux et enfin le caractère d'ordre public affecté au recours. Le juge administratif camerounais se montre très sévère dans l'hypothèse d'une confusion quant à l'autorité administrative compétente pour recevoir le recours gracieux préalable. Celle-ci entraîne ipso facto l'irrecevabilité de la requête contentieuse. La législation camerounaise opère une détermination quelque peu confuse des autorités habilitées à recevoir le recours gracieux préalable pour le compte de l'Etat et pour le compte des collectivités infra-étatiques telles que les collectivités publiques locales et les établissements publics261(*). C'est toutefois en application de la loi que le juge administratif montre souvent une certaine sévérité, tel qu'il ressort de certaines espèces. Dans l'arrêt n° 108/CFJ/CAY, du 8 décembre 1970, MOUTACKIE Joseph Lebrun c. Etat du Cameroun, le requérant se voit supprimer sa licence d'exploitation de débits de boissons par une décision administrative. Il saisit d'un recours gracieux préalable le Vice Premier Ministre chargé de la salubrité des débits de boissons. Le juge déclare irrecevable le recours contentieux au motif qu'il appartenait au Premier Ministre de connaître du recours gracieux du requérant. Dans un autre arrêt n° 1230/CFJ/CAY rendu le même jour, le sieur TAMEZE Joseph conteste la décision le mettant en retraite anticipée et émanant du Secrétaire d'Etat à la Fonction publique. Il adresse donc à ce dernier un recours gracieux préalable alors qu'il n'est pas habilité à en connaître. Le juge déclare irrecevable son recours contentieux. Pour le Pr Henri JACQUOT, cette position sévère du juge administratif camerounais est critiquable car, affirme t-il, « il est abusif de priver un requérant de toute possibilité de recours contentieux parce qu'il a mal dirigé son recours gracieux. Le juge devrait lui accorder une prorogation de délai pour lui permettre de réparer son erreur. Cette règle depuis longtemps admise pour les recours contentieux, lorsqu'un requérant saisit par mégarde une juridiction incompétente, pouvait être sans dommage étendue au recours gracieux »262(*). Cette prescription ne sera pourtant pas entendue et la sévérité du juge relativement à l'erreur quant à la compétence de l'autorité adressataire ira croissante. Cette sévérité est également remarquable lorsqu'il s'agit de sanctionner le non-respect des délais du recours gracieux263(*). L'ambiguïté provenant aussi du fait que le juge administratif camerounais a tantôt opéré la computation des délais en se référant tantôt aux délais francs et tantôt aux délais non francs264(*). Le juge frappe alors de forclusion les requérants qui n'ont pas respecté les délais légalement prescrits. La jurisprudence camerounaise foisonne de cas dans lesquels le juge fait montre d'une rigueur sans pareille sur ce chapitre265(*). Cette sévérité et cette rigueur du juge administratif se retrouvent également au niveau de l'identité d'objet entre les recours gracieux et les recours contentieux. Le recours contentieux dépend du recours gracieux et l'un des traits fondamentaux de cette dépendance est que c'est le recours gracieux qui délimite la matière litigieuse. Le juge administratif a eu à répondre à la question de savoir si le requérant pouvait, dans sa requête contentieuse, soulever des problèmes qui n'étaient pas contenus dans le recours gracieux préalablement adressé à l'administration. Dans un arrêt n° 9/CFJ/AP du 16 octobre 1968, BABA YOUSSOUFA c. Etat du Cameroun oriental, il estime que le requérant, révoqué par le Premier Ministre du Cameroun oriental du poste de cadre des secrétaires d'administration pour celui des adjoints d'administration, et qui dans sa demande initiale sollicitait sa réintégration « dans son ancien cadre d'origine avec son ancienneté conservée », ne pouvait, par la suite, solliciter son intégration dans le cadre des administrateurs civils266(*). La différence d'objet dans le recours gracieux préalable et dans la requête contentieuse entraîne alors une irrecevabilité du recours contentieux. Mais, une conséquence importante résulte du fait que dans l'ordre juridique camerounais, la règle du recours gracieux préalable est un moyen d'ordre public. La règle du recours gracieux est un préalable indispensable à la recevabilité du recours contentieux. Le juge administratif camerounais lui attache une importance notable telle qu'on en vient à considérer qu'elle constitue une ``garantie protectrice précontentieuse'' pour l'administration au détriment de l'administré. La rigueur et la sévérité du juge relativement aux effets liés à la règle du recours gracieux se manifestent un peu plus au niveau du caractère d'ordre public qui lui est affecté. Le juge administratif dispose à ce propos que « l'inexécution des dispositions de l'article 12 de l'ordonnance n° 72/6 du 26 août 1972 peut être soulevée d'office par le juge »267(*). Dans un autre arrêt n° 40/CS/CA/80-81 du 30 avril 1981, GUIFFO Jean-Philippe c. Etat du Cameroun, après avoir constaté que le requérant s'est trompé sur l'autorité adressataire de son recours gracieux, il conclut : « sans nous en tenir aux moyens de fond développés par GUIFFO Jean-Philippe à l'appui de son recours, il échet de dire celui-ci irrecevable ». Face à une telle clarté du juge administratif, il convient de conclure que le recours gracieux préalable en droit camerounais est bien un moyen d'ordre public « qui puisse et doive être suppléé par le juge (et) être par lui soulevé d'office »268(*). Lorsque l'on sait que face à l'administration, le citoyen part très souvent découragé et quasiment perdant, la rigidité du juge administratif camerounais et sa sévérité en matière d'exigence du recours gracieux dans le contentieux administratif peuvent surprendre. En effet, déjà dans une grande partie réservé aux seuls fonctionnaires, ce contentieux semble s'inscrire dans une dynamique d'affirmation de la puissance administrative, alors que celle-ci devrait se trouver diminuée, surtout lorsqu'elle est vraisemblablement dans l'illégalité. Il ne reste qu'à espérer du juge camerounais qu'il fasse preuve de la même hardiesse utilisée pour forger le caractère d'ordre public du recours gracieux préalable, pour protéger les droits violés des administrés face à l'administration. Le droit cesserait ainsi d'être une limite pour la protection des droits fondamentaux, ce qui n'écarte toutefois pas les obstacles d'ordre sociologique repérables dans l'ordre juridique camerounais. * 254 Ibid., p. 146. * 255 Ibid., p. 146. * 256 Cité par R. G. NLEP, ibid., p. 147. * 257 Ibid., p. 147. * 258 La notion du ``recours gracieux préalable'' a fait l'objet de deux études pionnières au Cameroun : H. JACQUOT, ``Le contentieux administratif au Cameroun'', RCD, n° 8, juil.-déc. 1975, pp. 113-139 et S.-A. MESHERIAKOFF, ``Le régime juridique du recours gracieux préalable dans la jurisprudence administrative camerounaise'', RCD, Série 2, n° 15 et 16, 1978, pp. 42-55. * 259 R. G. NLEP, op. cit., p. 259. * 260 Ibid., p. 262. * 261 Sur les compétences ressortant de cette détermination, v. H. JACQUOT, ibid., pp. 113-139, S.-A. MESHERIAKOFF, ibid., pp. 42-55 et R. G. NLEP, op. cit., pp. 262-267. * 262 H. JACQUOT, ibid., cité par R. G. NLEP, op. cit., p. 268. * 263 La règle du recours gracieux est enserrée dans des délais précis variant en fonction du litige. L'article 12 de l'ordonnance n° 72/6 du 26 août 1972 prévoit : 1. qu'en cas de demande d'annulation, le recours gracieux doit être adressé à l'autorité habilitée à le recevoir, dans les 2 mois qui suivent la publication ou la notification à l'intéressé de la décision litigieuse ; 2. que lorsqu'il s'agit d'une demande d'indemnisation, ce recours doit être exercé dans les 6 mois qui suivent la réalisation du préjudice ou sa connaissance ; 3. qu'en cas d'abstention d'une autorité qui a compétence liée, le recours peut être intenté dans les 4 années qui suivent la date à laquelle ladite autorité s'est montrée défaillante. * 264 Sur la computation des délais en matière administrative, se rapporter utilement à G. DUPUIS et alii, op. cit., pp. 46 et sq. S'agissant du délai franc, pour une décision expresse, il commence à courir le lendemain de la divulgation de la décision à 0H (encore appelé dies a quo, c'est-à-dire le jour de réalisation ou de connaissance du fait dommageable, de publication ou de notification de la décision litigieuse) et il expire le lendemain du dernier jour (encore appelé dies ad quem c'est-à-dire le jour où expire le délai prescrit) ; s'agissant du délai non franc, il inclut aussi bien le dies a quo que le dies ad quem. * 265 V. arrêt n° 173/CFJ/CAY du 8 juin 1971, OWONO ESSONO Benoît c. Etat fédéré du Cameroun oriental, in Rec. MBOUYOM, Tome 2, pp. 327-328; arrêt n° 6/CFJ/AP du 31 mars 1971, KEOU Maurice c. Commune de plein exercice de Bafang, Rec. MBOUYOM, Tome 2, pp. 135-136, Rapport NGUINI, cités par R. G. NLEP, op. cit., p. 270. * 266 Cité par R. G. NLEP, op. cit., p. 273. * 267 Jugement n° 14/CS-CA/77-18, ATANGANA ESSOMBA Protais c. Etat du Cameroun. * 268 A. HEURTE, ``La notion d'ordre public dans la procédure administrative'', R.D.P., 1953, pp. 615-648, cité par R. G. NLEP, op. cit., p. 276. |
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