La garantie des droits fondamentaux au Cameroun( Télécharger le fichier original )par Zbigniew Paul DIME LI NLEP Université Abomey-Calavi, Bénin - DEA en Droit international des Droits de l'Homme 2004 |
DEUXIEME PARTIE : LA TIMIDE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX AU CAMEROUN« Contre qui importe t-il de protéger les libertés » ? se questionnent les Pr ROBERT et DUFFAR215(*). En premier lieu, contre l'Etat, c'est-à-dire essentiellement le législateur et l'administration, dans le cas d'une menace verticale contre les droits fondamentaux des citoyens. Mais, des menaces pèsent également sur les rapports entre particuliers, et il convient de protéger les individus contre d'autres individus, dans le cas d'une menace horizontale contre les droits fondamentaux. Dans le système juridique camerounais, la reconnaissance des droits fondamentaux s'est inscrite dans une constante heureuse et a abouti à une généreuse proclamation de ceux-ci au profit des citoyens. Mais, la proclamation des droits à elle seule ne saurait suffire à assurer la garantie des droits contre les menaces pesant sur eux, nous l'avons relevé. Il faut qu'on lui enjoigne la protection. Celle-ci, pour être efficace, dépend de plusieurs facteurs216(*). A l'instar de divers pays africains, le Cameroun possède une armature juridictionnelle devant assurer la protection des droits fondamentaux par les juges (Chapitre I). Toutefois, la nouvelle vague qui a vu l'explosion dans les Etats africains de mécanismes autres que les juridictions n'a pas épargné le Cameroun. C'est ainsi qu'il fait donc une grande place dans cette protection à des mécanismes non juridictionnels (Chapitre II), utiles à bien des égards pour la garantie pratique des droits fondamentaux des citoyens. CHAPITRE I : LES MECANISMES JURIDICTIONNELS DE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX« La sanction normale de la règle de droit réside dans le recours au juge », affirme le Pr VIGNON217(*). C'est le juge qui a le pouvoir de constater les violations de la règle de droit et le cas échéant, de les sanctionner afin d'assurer le respect du droit. C'est à cette condition que l'on constate que l'on est dans un véritable Etat de droit, un Etat dans lequel, tous, gouvernants comme gouvernés sont soumis au droit218(*). Le juge a ainsi un rôle important à jouer dans la protection de la règle de droit et partant des droits fondamentaux, proclamés au sein de l'ordre juridique. Au Cameroun, le pouvoir judiciaire est un pouvoir constitutionnellement organisé219(*) dont les juridictions sont chargées de trancher les litiges nés des rapports au sein de la société, qu'ils surviennent entre l'Administration et les particuliers ou qu'ils soient interindividuels. C'est dans ces deux cas de figure que la protection des droits fondamentaux ressortit tantôt de la compétence du juge administratif, tantôt de celle du juge judiciaire. Ceux-ci sont donc les premiers mécanismes protecteurs des droits (Section I), mais leur protection est assistée par celle du juge constitutionnel (Section II), réintroduite au moment de l'aspiration libérale née au début des années 1990 et complétée depuis lors. C'est à ces différents juges qu'est confiée la tâche ardue de la protection juridictionnelle des droits fondamentaux au Cameroun, une tâche qui ne va pas sans rencontrer des obstacles divers. SECTION I : L'ACTION VOLONTAIRE DES JUGES DES ORDRES JUDICIAIRE ET ADMINISTRATIFLe pouvoir judiciaire au Cameroun est traditionnellement divisé en deux ordres : l'ordre judiciaire et l'ordre administratif. Cette scission matérielle laisse entrevoir que les juges des deux ordres doivent connaître de matières spécifiques et différentes par leur nature. En matière de droits fondamentaux, le juge judiciaire a un rôle traditionnel de « gardien de la liberté individuelle »220(*) des citoyens (Paragraphe 1). Cette mission le conduit à connaître essentiellement des litiges nés des rapports entre les particuliers. Mais exceptionnellement, il peut être amené à connaître des violations des droits fondamentaux dans des rapports entre les particuliers et l'Administration qui eux, nous intéressent ici, eu égard aux pouvoirs énormes détenus par les pouvoirs publics. Ce type de relation est originellement dévolu à la compétence du juge de l'ordre administratif. C'est ainsi que celui-ci affirme son rôle sans cesse grandissant dans la sphère des droits fondamentaux (Paragraphe 2) et en vient même à concurrencer le juge de l'ordre judiciaire sur son propre terrain, aux dires du Pr VIGNON221(*). PARAGRAPHE 1.- LE ROLE TRADITIONNEL DU JUGE JUDICIAIRE EN MATIERE DE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUXLa connaissance des litiges nés entre les particuliers et les pouvoirs publics ne relevait pas toujours de la compétence des juridictions judiciaires. Cependant, par exception à ce principe, le juge judiciaire a eu à connaître de tels litiges. Cette compétence exceptionnelle est un des traits essentiels de son audace dans l'ordre juridique camerounais (A). Elle lui attribue aussi les matières originelles relatives à la protection de la liberté individuelle et des autres droits fondamentaux dans les rapports entre les personnes privées qui ne seront pas étudiés ici. Cette audace, pour bienvenue qu'elle soit dans l'axe de la protection des droits fondamentaux, est sérieusement entravée par des obstacles (B) susceptibles d'atténuer fortement l'oeuvre protectrice du juge judiciaire. A-. L'audace du juge judiciaire, protecteur des droits fondamentauxEn matière de droits fondamentaux, de l'avis des Pr ROBERT et DUFFAR, la compétence judiciaire apparaît au premier abord triple. Il s'agit, primo, d'une compétence répressive : c'est en effet devant les tribunaux répressifs que seront traduits tous les agents publics coupables d'atteintes aux libertés. Secundo, le juge judiciaire est compétent pour tout ce qui concerne la protection des libertés dans les rapports entre les personnes privées. Tertio, le juge judiciaire voit affirmer sa compétence en ce qui concerne les rapports de l'administration et des particuliers222(*). En droit camerounais, concernant les violations verticales des droits fondamentaux, le juge judiciaire intervient en premier lieu dans la régulation des rapports qui tendent à restreindre la liberté individuelle des citoyens. En France, à ce propos et selon l'article 136 du Code de procédure pénale issu de la loi du 7 février 1933 sur les garanties de la liberté individuelle, « dans tous les cas d'atteinte à la liberté individuelle, le conflit ne peut jamais être élevé par l'autorité administrative et les tribunaux de l'ordre judiciaire sont toujours exclusivement compétents ». De plus l'article 66 de la Constitution française du 4 octobre 1958 précise : « nul ne peut être arbitrairement détenu ; l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ». Il y a à ce niveau une affirmation du rôle qu'a le juge judiciaire dans la protection de cette liberté. Au Cameroun, la liberté individuelle est une norme constitutionnellement consacrée et elle ne doit en aucun cas être restreinte, sauf lorsque la loi le prévoit expressément. La liberté doit, en tous les cas, être le principe et la restriction de la liberté, l'exception, selon la formule rappelée par le Commissaire du gouvernement LAGRANGE223(*). Le juge camerounais se montre dès lors implacable dans les cas d'atteintes à la liberté et à la sûreté des individus. Dans les cas de contrôle de la privation de liberté d'un suspect en procédure pénale, il peut intervenir au niveau de l'enquête de police lorsqu'il est saisi des cas d'irrégularités ou d'abus à ce stade de la procédure. Il le fait de façon prépondérante par les techniques empruntées au droit anglo-saxon que sont l'order of prohibition224(*), l'order of Mandamus225(*) et le Writ of Habeas Corpus226(*). S'agissant de l'order of Mandamus et de l'order of prohibition, le juge judiciaire peut, par exemple, prendre une ordonnance interdisant à un officier de police judiciaire (OPJ) de procéder à une arrestation sans mandat de justice dans le cadre d'une enquête préliminaire. Il peut aussi interdire à un OPJ de procéder de son propre chef à une garde à vue et à travers ces deux techniques, protéger valablement la liberté individuelle des citoyens. Par le biais de la technique de l'Habeas Corpus, il s'est déclaré compétent pour connaître des requêtes en libération immédiate contre des gardes à vue administratives dans deux affaires, Jean-Pierre SA'A, objet du jugement n° 396/Crim., TGI du Mfoundi du 9 septembre 1993 et Jean-Pierre KAMGA et Léandre DJINO, objet du jugement n° 104/Crim., TGI du Mfoundi en date du 26 janvier 1996. C'est sa compétence dans cette procédure de l'Habeas Corpus qui fait du juge judiciaire camerounais, à en croire M. NKOU MVONDO, ``le protecteur des libertés individuelles''227(*). Mais, il ne se contente pas que de protéger la liberté individuelle, il protège aussi la vie et l'intégrité physique des individus. Les atteintes contre la vie et celles contre l'intégrité physique et morale sont sévèrement réprimées dans l'ordre juridique camerounais et c'est au juge judiciaire qu'il revient de prononcer les sanctions prévues dans les textes en vigueur, notamment le Code pénal, même à l'encontre d'agents de l'administration. C'est ainsi que s'agissant de cas de torture, le juge judiciaire a eu à connaître de tels actes commis par des fonctionnaires, en l'occurrence des officiers de police228(*). L'audace du juge judiciaire camerounais est plus perceptible encore lorsqu'il intervient pour protéger les droits fondamentaux des citoyens en cas de litiges avec l'administration. Cette intervention se fait surtout dans les cas de voie de fait et d'emprise administratives. Concernant ces deux hypothèses d'atteintes aux droits fondamentaux, l'article 9 de l'ordonnance n° 72/6 du 26 août 1972 fixant l'organisation de la Cour Suprême du Cameroun donne compétence aux tribunaux de droit commun afin de connaître « des emprises et voies de fait administratives et ordonner toute mesure pour qu'il y soit mis fin ». Mais, in fine la même disposition prévoit qu' « il est statué sur l'exception préjudicielle soulevée en matière de voie de fait administrative par l' Assemblée plénière de la Cour Suprême... ». A la suite de la jurisprudence française, le juge camerounais a eu à clarifier les notions d'emprise et de voie de fait administratives. Dans son arrêt n° 157/CFJ-CAY du 23 mars 1971, MEDOU Gaston, la CFJ considère que constitue « une emprise, de surcroît irrégulière, l'occupation d'une propriété privée immobilière par des éléments de l'armée », sur l'ordre du Préfet de la localité229(*). Elle se déclare par voie de conséquence incompétente pour connaître de l'affaire et renvoie le requérant devant le juge judiciaire. Dans un autre arrêt n° 10/CFJ-AP du 17 octobre 1968, MVE NDONGO Abraham, la CFJ considère comme constitutif d'une voie de fait administrative, « des actes tellement irréguliers qu'ils perdent le caractère administratif » et qui sont « manifestement insusceptibles d'être rattachés à l'exercice d'un pouvoir appartenant à l'administration »230(*). Les deux notions reçoivent ainsi la même qualification qu'en droit français et, selon le propos du Pr NLEP, « s'analysent en une violation des droits fondamentaux et libertés par un acte grossièrement illégal des pouvoirs publics ou en une dépression d'une propriété immobilière par l'administration »231(*). L'articulation des compétences dans les deux notions aux termes de la jurisprudence camerounaise permet ainsi de distinguer que, d'une part, la constatation et la qualification juridique de la voie de fait est du ressort du juge administratif et d'autre part, la réparation des conséquences imputables à la voie de fait et à l'emprise ainsi que les injonctions éventuelles adressées à l'administration ressortissent de la compétence du juge judiciaire. Celui-ci peut alors, en dérogation aux dispositions de l'article 126 (b) du code pénal, adresser des ordres et injonctions à l'administration. Le juge judiciaire camerounais peut alors intervenir pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre l'administration lorsque cette dernière pose des actes de violation flagrante des premiers. Ceci est une garantie opportune pour les droits dans l'ordre juridique camerounais. « En dehors des cas de voie de fait et d'emprise, le législateur a également prévu des cas où les restrictions à l'exercice des droits fondamentaux par l'administration relèvent de la compétence du juge judiciaire »232(*). C'est le cas prévu par la loi n° 90/055 du 19 décembre 1990 fixant le régime des réunions et des manifestations publiques. Elle dispose en son article 8 alinéa 3 « qu'en cas d'interdiction de la manifestation, l'organisateur peut, par simple requête, saisir le président du TGI compétent qui statue par ordonnance dans un délai de 8 jours de sa saisine, les parties entendues en Chambre de Conseil ». Qui plus est, « cette ordonnance est susceptible de recours dans les conditions de droit commun ». De la sorte, la liberté de réunion et de manifestation est à même d'être garantie par le juge judiciaire camerounais. Cette compétence du juge s'applique également en ce qui concerne la liberté de communication sociale. Il joue un rôle important en ce sens que depuis la suppression du régime de la censure administrative préalable, c'est à lui qu'il revient de sanctionner les atteintes à ce droit. L'action du juge judiciaire camerounais en matière de protection des droits fondamentaux est donc une action franche et établie au regard de la jurisprudence édifiée par lui. Elle ne va toutefois pas sans heurts et se trouve confrontée à des obstacles susceptibles d'altérer son efficience. * 215 J. ROBERT et J. DUFFAR, op. cit., p. 128. * 216 Y. B. VIGNON, ibid. p. 90. * 217 Ibid., p. 90. * 218 Sur la notion d'Etat de droit, v. J. CHEVALLIER, L'Etat de droit, 2e éd., Paris, Montchrestien, Coll. « Clefs/Politique », 1994, 158 p. * 219 Au titre V de la loi constitutionnelle de 1996, art. 37 à 42 et par une série d'ordonnances prises en 1972 et depuis lors modifiées et complétées par des lois ultérieures. * 220 D. TURPIN, op. cit., p. 129. * 221 Y. B. VIGNON, ibid., p. 97. * 222 J. ROBERT et J. DUFFAR, op. cit, p. 175. * 223 CE 05 Février 1937, BUJADOUX, Rec. 153, D. 1939, 3, 19 Concl. LAGRANGE. * 224 S'agissant de l'order of prohibition, l'article 16 (g) de l'ordonnance n° 72/4 du 26 août 1972 modifiée par la loi n° 89/019 du 19 déc. 1989 dispose que le Tribunal de Grande Instance (TGI) est compétent pour connaître des requêtes tendant à obtenir en matière non-administrative, l'interdiction à toute personne ou autorité, d'accomplir un acte pour lequel elle est légalement incompétente. * 225 S'agissant de l'order of Mandamus, l'article 16 (h) dispose, quant à lui, que le TGI est compétent pour connaître des requêtes tendant à obtenir en matière non-administrative, l'accomplissement par toute personne ou autorité, d'un acte qu'elle est tenue d'accomplir en vertu de la loi. * 226 L'article 16 (d) donne compétence au TGI pour connaître des requêtes en libération formées, soit par une personne emprisonnée ou détenue, soit en son nom, lorsque lesdites requêtes sont fondées sur un cas d'illégalité formelle ou sur un défaut de titre de détention. * 227 M. NKOU MVONDO, ``La privation de liberté au suspect : droits de l'homme et sécurité du justiciable dans la procédure pénale camerounaise'', RADIC, Tome 12, n° 3, p. 525. * 228 Dans les affaires MOUTASSIE Bienvenu et autres, objet du jugement n° 176/crim. Du 5 mai 1998 et NSOM BEKONGOU et autres, objet du jugement n° 193/crim. Du 26 juin 1998, toutes deux du TGI du Mfoundi, deux personnes gardées à vue dans deux commissariats de police de la ville de Yaoundé sont décédées de suite de mauvais traitements à elles infligés par des policiers. Dans la première affaire, le juge a requalifié les faits de torture et déclaré les policiers coupables de l'infraction de ``coups mortels'' (art. 278 CP). Toutefois, dans la deuxième affaire, il reconnaît les policiers coupables des faits de torture à eux reprochés. * 229 In RCD, n° 1, p. 36 et sq., note H. JACQUOT. V. dans le même sens, jugement n° 46/CS-CA du 27 mai 1982, Dame Veuve TESTAS. * 230 In Recueil MBOUYOM, p. 110 ; In RCD, n° 2, note H. JACQUOT. * 231 R. G. NLEP, ibid., p. 143. * 232 R. G. NLEP, ibid., p. 144. |
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