Pénalisation et dépénalisation (1970 - 2005)( Télécharger le fichier original )par Gatien-Hugo RIPOSSEAU Université de Poitiers - Master II Droit pénal et sciences criminelles 2004 |
§ 2 - La pénalisation des atteintes à la respectabilité d'autrui.Les salariés, tout comme les personnes susceptibles de faire l'objet d'un traitement discriminatoire dans leur vie quotidienne, ont bénéficié d'un mouvement de pénalisation de ces atteintes à la respectabilité par la criminalisation de différents types de harcèlements (A) et la criminalisation des discriminations sous toutes leurs formes (B). A - La criminalisation des harcèlements.Les incriminations de harcèlement de moral et sexuel, sont des infractions protectrices des intérêts des travailleurs, qui ont connu un essor considérable ces dernières années. Le harcèlement sexuel (art.222-33 CP), tout d'abord, a fait l'objet d'une incrimination autonome par une des quatre lois du 22 juillet 199260(*), et a successivement vu son champ d'application s'élargir par la suite, à la faveur de deux lois intervenues en 1997 et 2002. Le harcèlement moral (art.222-33-2 CP) a enfin fait l'objet d'une criminalisation par la loi du 17 janvier 2002 dite de modernisation sociale. · La criminalisation du harcèlement sexuel : Le délit de harcèlement sexuel est né à l'occasion de la réforme du Code pénal de 1994. A l'origine ignoré des projets législatifs relatifs au nouveau Code pénal, ce délit est apparu grâce à une série d'amendements intervenus dans un contexte où le harcèlement sexuel tenait une place importante dans l'actualité du moment. Il est vrai qu'à cette époque, cette question était d'actualité eu égard aux nombreux procès devant les conseils des prud'hommes au cours desquels il était question de harcèlement sexuel. A cette époque, la condition des salariés a également été dénoncée par des enquêtes sociologiques qui ont révélé le caractère fréquent, voire banalisé des pratiques de harcèlement sexuel dans le monde du travail61(*). C'est donc dans ce contexte de véritable prise de conscience de l'ampleur de ce phénomène social que les parlementaires décidèrent de criminaliser spécialement les comportements constitutifs de harcèlement sexuel. La facilité d'adoption du texte pénal incita le gouvernement à compléter immédiatement cette première réforme par un « volet social ». C'est ainsi que la loi du 2 novembre 1992 relative à l'abus d'autorité en matière sexuelle est venue modifier le Chapitre relatif à l'égalité professionnelle du Code du travail (art. L.122-46 à L.122-48), ainsi que les dispositions relatives aux discriminations sexistes dans l'emploi du même code (art. L.123-1). En outre, il convient de préciser l'apport de cette criminalisation du harcèlement sexuel au regard du droit antérieur. Cette criminalisation ne constitue pas une révolution dans la lutte contre ce type de harcèlement : la plupart des agissements qu'elle désigne étaient déjà sanctionnables et effectivement punis auparavant. Le fait d'user de contraintes morales pour exercer des actes impudiques était en effet inclus dans la définition de l'ancien délit d'attentat à la pudeur. Le délit de harcèlement sexuel ne constitue en réalité qu'un démantèlement du délit de l'attentat à la pudeur. Cependant, l'incrimination d'attentat à la pudeur était généralement considérée comme trop sévère pour ces comportements, ce qui entraînait une déqualification des faits en violences ou voies de fait (contravention de 5e classe). Au final, cette incrimination spécifique qui stigmatise ces agissements, comporte tout de même un intérêt majeur : ajuster l'intensité de la réaction sociale à ce type de comportements en punissant moins sévèrement62(*) que sur le fondement de l'attentat à la pudeur mais plus durement que sur la base de la contravention de violences volontaires entraînant une ITT inférieure à huit jours. L'évolution de l'incrimination va quant à elle révéler une mauvaise manie du législateur : la « pénalisation aveugle » par l'élargissement toujours plus conséquent du champ d'application de l'incrimination. Cette dilatation inquiétante de l'incrimination va avoir lieu en deux temps. Le premier temps d'élargissement du champ d'application de l'incrimination eut lieu à l'occasion de l'entrée en vigueur d'une loi du 17 juin 1998 qui ajouta « l'exercice de pressions graves » aux manifestations des abus d'autorité susceptibles de tomber sous le coup de la répression63(*). Le second temps de l'élargissement est le fait de la loi n° 2002-73 du 11 janvier 2002 dite de modernisation sociale, qui ampute purement et simplement le texte de la condition d'abus d'autorité et des modalités répréhensibles de ce dernier. On en arrive à une extension considérable de l'incrimination qui pose de nombreux problèmes64(*). Tout d'abord, la suppression des procédés du harcèlement pose problème au regard du principe de la légalité criminelle, les comportements répréhensibles n'étant plus visés par la loi. Ensuite, l'abus d'autorité n'étant plus exigé, toute tentative amoureuse jugée trop pressante ou ressentie comme telle serait passible des tribunaux65(*). Enfin, il n'est pas certain que ce délit ne puisse pas être commis par un acte isolé étant donné que l'incrimination de harcèlement sexuel, contrairement à celle du harcèlement moral, ne mentionne pas la nécessité d'« agissements répétés ». Au final, la raison dont a fait preuve le législateur de 1992, pour ne pas tomber dans les écueils protectionnistes dénoncés outre atlantique66(*), n'a pas résisté au désir de pénalisation qui se concrétisa en 2002. La criminalisation du harcèlement a en effet été suivie d'une pénalisation excessive, aveugle, qui s'est caractérisée par la mise en place d'un système dont la cécité a vocation à aboutir à des solutions si déraisonnables, qu'elles finiront par être ridicules si les juges refusent de faire preuve de plus de mesure que le législateur. · La criminalisation du harcèlement moral : Avant la loi de modernisation sociale, seul le harcèlement sexuel donnait lieu à une incrimination spécifique. Or, à l'image de la criminalisation du harcèlement sexuel en 1992, celle qui concerne le harcèlement moral procède de la même démarche, à savoir l'incitation des instances communautaires par le biais de la Charte sociale européenne67(*). La France, via la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 dite de modernisation sociale, a choisi la voie pénale pour assurer la protection des travailleurs sur son territoire à laquelle elle s'était engagée au titre de son adhésion à la Charte sociale européenne. Le Code pénal contient désormais une incrimination autonome relative au harcèlement moral (art. 222-33-2 CP) qui est reprise dans le Code du travail en tant qu'élément constitutif d'une autre infraction dont le but est de réprimer le comportement discriminatoire consécutif à de tels agissements (art. L.122-4968(*), al 2 et L.152-1-1). La définition des incriminations, que ce soit dans le Code pénal ou dans le Code du travail, est relativement homogène d'une part, et très souple d'autre part. Cette souplesse des éléments de l'infraction a vraisemblablement été conçue par le législateur, comme le meilleur moyen de laisser au juge, la faculté de réprimer les différentes formes de harcèlement moral qui leur seront soumis, au nom du caractère protéiforme de ce phénomène social. Par ailleurs, dans les deux textes, le harcèlement moral n'est pas considéré comme un abus d'autorité. Il est donc possible, en vertu de ce délit, de réprimer aussi bien le harcèlement moral « vertical » qui implique une relation hiérarchique, que le harcèlement moral « horizontal » qui se caractérise par l'absence de tout rapport d'autorité, comme c'est le cas par exemple lorsque le harcèlement intervient entre salariés ou encore entre un salarié et un client. Les seules différences sont au nombre de deux; tout d'abord, le Code pénal n'exige pas le statut de salarié contrairement au Code du travail. Toutefois les agissements répétés constitutifs de ce type de harcèlement restent circonscrits à la sphère professionnelle, le législateur n'ayant pas cru bon d'incriminer les formes de harcèlement tout aussi préjudiciables qui peuvent surgir dans la sphère privée, conjugale ou familiale, ou bien encore le voisinage. Ensuite, les sanctions attachées aux deux incriminations ne sont pas tout à fait les mêmes : l'article 222-33-2 du Code pénal prévoit 1 an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende tandis que l'article L.152-1-1 du Code du travail est assorti d'une peine privative de liberté identique mais d'une amende de 3750 €. En outre, les comportements de harcèlement moral n'ont pas attendu la loi de modernisation sociale pour se voir réprimer : on avait déjà la possibilité de qualifier les faits pénalement par le biais notamment du harcèlement sexuel, des discriminations entravant l'exercice d'une activité, de la provocation au suicide et surtout des conditions de travail contraires à la dignité humaine69(*). Pour conclure, la criminalisation du harcèlement moral semble opportune si l'on considère que ces agissements méritent de pouvoir être appréhendés de façon spécifique et ce, au service d'une meilleure effectivité de la loi pénale. Cependant, l'incrimination en question manque de précision, ce qui est un facteur de dérive potentielle à ne pas négliger : l'application de la loi est donc ici encore largement conditionnée par l'appréciation du juge pénal qui se voit de plus en plus déléguer la fonction de rationalisation des textes imprécis qu'il est appelé à appliquer. * 60 Loi n° 92-684 du 22 juillet 1992. * 61 De plus, des colloques et publications tendaient à convaincre de l'importance du phénomène social que les instances communautaires prescrivaient de pourchasser ; le texte le plus important est la recommandation de la Commission en date du 27 novembre 1991 sur la protection de la dignité des femmes et des hommes au travail à laquelle est annexé un Code de pratique visant à combattre le harcèlement sexuel. * 62 Le délit de harcèlement moral est puni d'1 an d'emprisonnement et de 15 000 €.d'amende. * 63 Cette adjonction permit de réprimer également les chantages à l'emploi, consistant à faire de l'obtention de relations sexuelles la condition de celle de l'emploi. * 64 CONTE P., Une fleur de légistique : le crime en boutons, A propos de la nouvelle définition du harcèlement sexuel, JCP 2002, Act. 320. * 65 La loi n'abandonne pas la répression des abus d'autorité commis par les employeurs ou les supérieurs hiérarchiques dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, mais ouvre cependant la répression à des hypothèses d'initiatives séductrices qui s'avèrent être l'expression légitime des penchants de chacun. * 66 Sur les dérives du système anglo-saxon pourtant à l'origine de la répression du harcèlement sexuel, v. DEKEUWER - DEFOSSEZ F., Le harcèlement sexuel en droit français : discrimination ou atteinte à la liberté, JCP 1993, I, 3662. * 67 Au titre de l'article 26 alinéa 2 de la Charte sociale européenne, la France s'était engagée à promouvoir la sensibilisation, l'information et la prévention en matière d'actes condamnables ou explicitement hostiles et offensifs dirigés de façon répétée contre tout salarié sur le lieu de travail ou en relation avec le travail, et à prendre toute mesure appropriée pour protéger les travailleurs contre de tels comportements. * 68 L'art. L.122-49 est une incrimination complémentaire qui interdit toute sanction, tout licenciement ou toute mesure discriminatoire prise à l'encontre d'un salarié qui aurait refusé de subir des agissements de harcèlement moral, en aurait témoigné ou les aurait relaté. * 69 Sur le concours idéal de ces incriminations avec le délit de harcèlement moral, v. MONTERO E., Le concept de harcèlement moral dans le Code pénal et dans le Code du travail, RSC 2003, pp. 284-285. |
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