Paragraphe 3 : Le référentiel
sociologique
L'analyse globale du champ du référentiel
sociologique dans le cadre de notre recherche s'avère inopportun.
L'ampleur d'un tel concept dépasse largement les objectifs
assignés à notre recherche. C'est ainsi que, seul l'aspect
éthique sera pris en considération.
43 SAMIR JEMALI, Cours de droit commercial,
FSEGT,1998.
44 GABRIEL GUERY, Droit des affaires,
8ème édition Gualino éditeur, 1999, p.5.
38
Depuis le début des années quatre-vingt,
beaucoup de dirigeants et responsables en gestion s'interrogent sur la
place que doit occuper l'éthique dans l'entreprise. Cet
intérêt récent provient sans doute des modifications
profondes qui ont affecté l'économie
(déréglementation, libéralisation, internationalisation,
etc.), et de la multiplication des affaires qui ont terni l'image de
l'entreprise et de ses dirigeants.
Les définitions accordées à
l'éthique sont multiples. L'encyclopédie de gestion et de
management attribue au concept éthique la définition suivante ;
« l'éthique est un ensemble de principes d'action qui s'imposent
à la conscience des individus ».45
D'une manière générale, l'éthique a
pour objet de s'occuper de la conduite des hommes,
et d'élaborer des règles de comportement
auxquelles chacun devrait se conformer dans une société
donnée. A priori, la notion d'éthique apparaît comme un
standard auquel tout le monde adhère définitivement. Toute fois,
l'éthique n'est pas un ensemble de principes figés mais une
ouverture d'esprit conduisant à la réflexion continue dans
la recherche du bien (commun et individuel).
Appliquée au monde des affaires, l'éthique se
propose, d'une part, de réfléchir sur les conduites et sur les
finalités de la vie des firmes ou des affaires, et d'autre
part, de les soumettre à des évaluations au regard des
systèmes moraux.
Cette définition fait implicitement
référence à deux conceptions de l'éthique.
Depuis
Max Weber,46 on distingue deux conceptions :
- une éthique de conviction qui correspond à
une approche philosophique, religieuse ou morale ;
- une éthique de responsabilité qui correspond
plutôt à une approche sociologique.
Dans une éthique de conviction, le comportement
se réfère à un système moral, philosophique
ou religieux préalable. On est dans une ``morale du devoir'' :
l'individu est convaincu avec intimité d'un idéal qui dicte sa
conduite, quelles que soient les circonstances.
45 PIERRE LOUART, Ethique, Encyclopédie de
gestion et de management, Editions Dalloz, 1999, p.367.
46 MAX WEBER, Le savant et le politique, Plon, Paris,
1959.
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C'est la morale du prophète, du saint, du savant qui
croient avant tout, et agissent selon leur conscience.
Or, les systèmes moraux sont nombreux :
kantisme, christianisme, bouddhisme, communisme, individualisme, etc. Faire
de l'éthique consiste alors à envisager les différents
systèmes, enseigner voire prêcher l'un d'entre eux afin
d'appliquer ses principes dans la conduite humaine.
D'une manière générale, l'éthique
de conviction est une conquête vers la recherche d'un bien absolu.
Ainsi, l'homme obéit a ses convictions et ses croyances, il
recherche un idéal difficile à atteindre dans le contexte des
affaires. Il ne se soucie pas des impacts de ses actes sur son entreprise, il
ne cherche que le bien par rapport à ses convictions, même si cela
peut causer la perte de son entreprise.
Par exemple, un gestionnaire pacifiste, convaincu peut
refuser de participer à la production d'armes destinées
à massacrer des hommes. Au contraire, un dirigeant utilitariste peut
considérer que l'armement répond à un besoin qui doit
être satisfait, quel qu'il soit.
Dans cette approche, l'individu ne s'interroge pas sur les
conséquences de ses actes, par exemple licencier du personnel pour le
pacifiste, ou tuer des être humains pour l'utilitariste, mais sur la
conformité de ses actes avec le système moral. C'est en effet le
système moral qui édicte ce qui doit être fait et ce qui ne
doit pas être fait : on est dans une philosophie du bien et
du mal, dans laquelle l'individu ne rend des comptes qu'à
sa conscience profonde.
Par contre dans une éthique de responsabilité
(que certains appellent encore l'approche positive), le comportement est
imposé par la nécessité de vivre en commun dans une
société pluraliste. En effet, dés qu'un groupe est
constitué d'individus (ou de firmes) différents dont
les intérêts divergent, des règles de
conduite sociale s'imposent. Ainsi, dans n'importe quels pays (autre que la
Grande-Bretagne a ma connaissance), un conducteur convaincu de rouler à
gauche par ses convictions philosophiques devrait quand même se
montrer responsable, et rouler à droite pour éviter les
accidents.
Faire de l'éthique consiste alors à
s'interroger en permanence sur les conséquences lointaines de
ses actes, quels que soient les systèmes moraux, afin
de préserver
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fondamentalement les règles de conduite sociale de tous
les acteurs impliqués dans la décision
(leur survie, leur dignité, leur liberté, etc.). On
est plus dans une philosophie du bien et du mal qui se réfère
à un idéal, mais une philosophie du juste et de l'injuste qui se
réfère à une réalité.
Appliqué aux affaires et au management,
l'éthique de responsabilité implique que la conduite d'un
gestionnaire dans une entreprise doit nécessairement satisfaire les
conditions de réalisation des objectifs de la firme. Autrement dit,
l'éthique de responsabilité appliquée aux gestionnaires
est essentiellement fondée sur la recherche de l'efficacité ;
elle consiste en choix
de moyens adaptés aux fins poursuivis. Même si
les moyens choisis sont en contradiction avec ses convictions, le gestionnaire
doit être prêt à sacrifier ses convictions pour le
bien de son entreprise, sans pour autant, léser les autres acteurs
concernés par l'affaire. Une entreprise qui procède à un
licenciement collectif pourra édicter des règles pour assurer
à la fois la dignité des hommes et la survie de l'entreprise :
accompagner le licencié dans sa recherche de travail,
ne pas procéder à des licenciements abusifs,
etc. De même, une entreprise qui fabrique des
armes pourra émettre un code de conduite pour
préserver l'emploi sans détruire la race humaine : vendre
mais ne pas inciter à l'achat, prohiber certains types d'armement,
etc.
Cette approche aboutit généralement à
accepter des concessions et des compromis, pour élaborer des
règles communes qui tiennent compte des divergences
d'intérêt en présence. Elle
est redoutable de difficultés : quels sont les
intérêts à prendre en compte, qui élabore les
règles,
quels acteurs sont impliqués, comment doivent-elles
s'appliquer, etc.
Un problème éthique surgit lorsque :
- les actions d'un individu sont en contradiction avec
ses convictions intimes
(contradiction entre un idéal et les faits) ;
- les actions d'un individu (gestionnaire, dirigeant) ou
d'une entreprise ont des conséquences néfastes sur d'autres
individus ou entreprises (elles sont dangereuses, nuisibles
ou seulement désagréables).
Dans le premier cas (éthique de conviction), le
problème relève de la conscience individuelle et chacun se
détermine selon ses propres croyances : la gestion n'intervient pas,
sauf éventuellement pour enseigner et éclairer les
décideurs sur les systèmes moraux. Par exemple, les patrons
chrétiens peuvent édicter des règles de gestion pour
être en conformité avec leurs engagements spirituels.
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Dans le deuxième cas (éthique de la
responsabilité), le problème relève clairement de la
gestion, puisqu'il faut trouver des règles qui
permettent à une pluralité d'acteurs de vivre ensemble,
sans heurter la conscience de chacun, et en préservant leurs
intérêts fondamentaux. Par exemple, une entreprise réalise
des profits en produisant des automobiles, mais préserve
les intérêts des citoyens en prévoyant des
moyens antipolluants.
L'éthique de responsabilité est donc largement
prédominante dans le monde des affaires.
Et comme l'annonce Guilla Joane, « ce qui est
réellement créatif dans l'éthique des affaires c'est de
trouver le moyen de faire ce qui est moralement juste et socialement
responsable sans ruiner sa carrière ni son entreprise
».47
D'une manière générale, les
problèmes éthiques correspondent à deux grands types
d'actions :
- celles qui ont des effets secondaires néfastes, sans
être franchement délibérées
de la part des responsables, ou en tout cas qui sont
discutables : par exemple, des automobiles polluent (le diesel), des produits
présentent des risques (tabac), des publicités de mauvais
goût, des produits sont dangereux, etc.
- celles qui transgressent délibérément les
règles ou les lois, et qui correspondent
à la fraude ou la corruption : financement
illégal des partis politiques, acrobaties comptables, travail
clandestin, fausses factures, pots de vin, délits d'initiés, abus
de biens sociaux, fraude fiscale, marché publique sans appel d'offres,
etc.
Quelque soit le type d'actions, un problème éthique
a au moins deux conséquences sur la vie de l'entreprise :
- une perte d'image : l'entreprise se déconsidère
dans l'opinion, comme chez les salariés, ce qui nuit à son
efficacité et sa performance ;
- un coût monétaire : l'entreprise paye
d'une manière ou d'une autre les dérapages sur le plan
moral.
Concernant le déficit d'image, il se manifeste de
différentes manières :
47 ANDREW STARK, L'éthique n'est pas un voeux,
Harvard l'Expansion, Automne 1993, p.12.
42
- une suspicion générale vis à vis des
produits de l'entreprise : les clients doutent des qualités du produit
et se méfient en cas de rachat ;
- une méfiance générale vis à
vis des entreprises qui ne se comportent pas de manière
citoyenne, mais ne pensent qu'au profit ;
- une perte de motivation chez les salariés qui se
méfient des dirigeants dont le comportement n'est plus exemplaire ;
- une déliquescence des valeurs de l'entreprise qui
perd son unité (et peut être son âme).
Quant au coût supplémentaire (monétaire), il
provient :
- des réparations éventuelles non
envisagées (frais de justice, remplacement du produit,
amélioration des normes, publicités, etc.) ;
- d'un manque à gagner : absence de rachat, perte
d'image, baisse des ventes,
impôts non payés, etc. ;
- du coût de la fraude : des pots de vin, financement des
partis politiques, train de vie des dirigeants, etc. ;
- du contrôle : coût des moyens pour éviter
les tricheries (surveillants, alarmes,
sécurités, les coûts d'agence, etc.) ;
- du risque d'imitation qui généralise la
fraude ou l'irresponsabilité, et désorganise les
marchés ;
- et surtout, de la concurrence déloyale : certains
individus ou entreprises (qu'on
appelle les ``free riders'' ou passagers clandestins) se
procurent un avantage concurrentiel en
ne respectant pas les règles (cas du travail
clandestin).48
L'existence de problèmes éthiques implique
de les appréhender correctement, pour pouvoir ensuite les
traiter. Dans cette optique, il serait tout à fait raisonnable
de notre part, d'essayer de trouver un système de mesure du
phénomène éthique, afin de mieux orienter notre champ
d'analyse et de réflexion. Pour prendre la mesure des problèmes,
il faut :
- d'abord, identifier les risques d'une action ou
d'un produit : accidents, pollution, maladies, chômage, injustice,
etc. ;
- identifier les cibles : tous les usagers, quelques usagers, les
non usagers ;
- saisir l'ampleur des problèmes : quelques individus,
beaucoup d'individus, les animaux, les plantes, la planète, etc.
48 Droit des affaires, éthique et
déontologie, Actes du colloque sur la déontologie et le droit des
affaires tenu à pointe à pitre 1993, Edition l'Hermes 1994.
43
- envisager les effets très indirects : par exemple,
l'abus du tabac ou d'alcool multiplie les risques de cancer, et creuse le
déficit de la sécurité sociale.
Connaissant la nature des problèmes, on peut envisager des
moyens pour les résoudre. Dans le cadre des problèmes
d'éthique des affaires, deux attitudes de pensées apparaissent
:
- pour les uns, l'éthique d'entreprise n'est
qu'une mode : en effet, toute
intervention est inutile, soit parce que le monde est
une jungle où le plus fort gagne
(darwinisme), soit par ce que la ``main invisible'' du
marché garantit des solutions ;
- pour les autres, ils pensent au contraire qu'il est
nécessaire d'intervenir :
l'inefficacité des marchés, l'excès
de lois (bureaucratie) ou l'insuffisance des lois
(déréglementation), laissent un vide qui impose un
réarmement moral.
Généralement, l'entreprise trouve un double
intérêt à s'engager dans une pratique éthique,
en utilisant la morale comme un outil de gestion. Ces avantages tiennent du
fait des revers de la non considération éthique dont
nous avons pris le soin de les analyser
précédemment.
Tout d'abord, l'éthique apporte comme un supplément
d'âme, en embellissant l'image
de l'entreprise :
- les relations de confiance que l'entreprise
entretient avec ses différents partenaires sont renforcées
;
- la firme devient une institution citoyenne, éducative et
respectée ;
- le respect des règles morales fondent et renforcent la
légitimité de la firme ;
- la conduite des dirigeants acquiert un caractère
exemplaire qui renforce leurs statuts, et peut servir d'adjuvant aux
salariés (motivation, implication) ;
- l'affichage explicite des valeurs peut enfin renforcer la
culture de l'entreprise,
et cimenter le groupe.
L'éthique apporte, par ailleurs, un supplément de
rentabilité :
- elle assure une certaine pérennité, en
évitant des réparations éventuelles ;
- elle permet de récupérer le manque à
gagner dû à la fraude institutionnalisée ;
- elle permet de réduire le coût de
contrôle et de surveillance, en faisant davantage confiance aux
personnels ou aux partenaires sociaux (par exemple, un code de
l'honneur interdisant les vols et l'espionnage industriel, etc.) ;
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- enfin, elle assainit le fonctionnement des marchés, en
établissant des règles de concurrence communes à tous les
partenaires, et appliquées par tous.
Face à un problème éthique,
plusieurs solutions sont possibles. Patrons de plusieurs exemples : le
tabac risque de nuire à la santé, un
téléfilm violent risque de perturber les enfants, etc. On
peut alors :
- ne rien faire : on continue de fabriquer des cigarettes, on
projette les films ;
- leurrer les partenaires : on prétend que la fumée
n'est pas dangereuse, que les enfants sont insensibles à la violence
;
- arrêter les actions : on ne fabrique plus de cigarettes,
on supprime la projection ;
- modifier les actions : on fabrique des cigarettes
légères, on supprime les scènes
de violence ;
- informer, sensibiliser, former, éduquer : une note
sur les paquets de cigarettes avertit des méfaits du tabac, un signe
distinctif apparaît sur l'écran pour signaler le caractère
violent du film.
Enfin, pour mettre en oeuvre ces actions, trois types de moyens
sont disponibles :
- la contrainte, notamment juridique : le pouvoir
législatif, voire l'opinion oblige
à prendre des mesures pour éviter des effets
néfastes (l'interdiction de fumer dans les lieux publics, les
films interdits aux moins de douze ans, etc.) ;
- la diffusion des valeurs (par la formation et
l'éducation) : les individus ou les entreprises adoptent naturellement
un comportement responsable, en respectant des valeurs admises de tous
(on évite les publicités de mauvais goût, on n'exploite pas
les sous-traitants,
on présente des comptes sincères, etc.) ;
- la déontologie : les différentes professions
(comptables, médecins, financiers, conseillés en gestion, etc.)
établissent des règles qui apparaissent explicitement dans des
codes
de conduite, et dont le non respect est sanctionné par des
organismes professionnels.49
Nous avons abordé précédemment les trois
axes du cadre institutionnel de l'économie. Toute fois, notre
étude apparaît comme générale et mérite
du fait une certaine orientation méthodologique. Le choix du
sujet ; ``choix comptables et cadre institutionnelle de
l'économie'', nous oblige à vérifier l'interaction
conceptuelle entre chaque axe du cadre
49 Droit des affaires, éthique et
déontologie, Actes du colloque sur la déontologie et le droit des
affaires tenu à pointe à pitre 1993, Edition l'Hermes 1994.
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institutionnel de l'économie, c'est à dire,
le marché, le contexte légale et le
référentiel sociologique, et la comptabilité en tant
qu'outil de management et de prise de décision.
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