L'administration coloniale allemande et les pouvoirs politiques traditionnels Duala et Bamun (1884-1916): une analyse de l'histoire politique du Camerounpar Winnie Patricia Etonde Njayou Université de Douala - Doctorat 2023 |
PARAGRAPHE II : LA REMISE EN QUESTION DE LA PERCEPTION DE L'ADMINISTRATION COLONIALE ALLEMANDE PAR LES CHEFS DUALAL'histoire des chefs des régions côtières du Cameroun est loin d'être reluisante. Dans une lettre que le Consul Anglais HEWETT adressa aux chefs des régions côtières du Cameroun en 1884, il qualifiait ceux de Douala en particulier de « gros imbéciles ». Plus grave, il les accusait, entre autres, de s'être« vendus à l'Allemagne ». Déçu, dira-t-on, de n'avoir pu décrocher, au profit de Sa Majesté la Reine d'Angleterre, le petit joyau au fond du golfe de Guinée. Mais déjà, en 1881, le missionnaire GeorgeGRENFELL parlait d'eux comme « de pauvres gens incapables de se gouverner eux-mêmes ».D'autres sources1032(*), les présentent comme des affairistes et trafiquants, esprits oisifs rompus à des habitudes sanguinaires et responsables du cortège de cruauté et de la corruption qui conduiront finalement à la dissolution des sociétés autochtones de l'époque. En effet, du côtéde Bimbia, leur rapacité était légendaire. Négriers pour leur propre compte, ils « vendaient » les leurs à des négociants européens contre du tabac, des miroirs, de l'alcool, et de la quincaillerie et montrant d'ores et déjà des signes d'asservissement volontaire et de lobotomie culturelle, certains se parent de « noms d'oiseaux » - King WILLIAM, DICK MERCHANT, YELLOW MONEY, DUKE ceci et DUKE cela1033(*). En 1878, GRENFELL reprit la parole1034(*). De nouveau, il proposa l'annexion du pays Duala par l'Angleterre. Il fit en outre savoir à ses lecteurs que les chefs aînés et DIKAMPONDO étaient entrés en conflit, parce que ce dernier réclamait plus d'autorité et plus d'influence que les vieux chefs ne voulaient lui en concéder. GeorgeGRENFELL prit aussi note du fait que depuis peu King BELL recevait de chaque navire marchand mouillant à sa plage un droit d'ancrage de 80 Kroo1035(*) par an1036(*),tandis que King AKWA devait se contenter de 60 « Crew », malgré une clientèle prétendue plus nombreuse1037(*). Les chefs Duala se plaignaient souvent que les commerçants européens ne leur payaient pas les droits de stationnement qu'une coutume constante avait consacrés sur la côte ; quant aux européens, ils se refusaient à observer cette coutume dont les fondements leur paraissaient contestables, d'autant que n'importe quel petit chef se croyait autorisé à réclamer aux firmes basées dans le fleuve, des redevances souvent exorbitantes. Après bien des tiraillements, la question fut tranchée par une conférence connue sous le nom de Conférence Anglo-Duala du 17 décembre 1850 ; cette conférence rendit obligatoire le paiement d'une redevance annuelle aux chefs locaux. L'article 2 de ce texte précise notamment : « tout bateau arrivant dans le fleuve pour y commercer, paiera le péage usuel au roi ou chef sur le rivage duquel se trouve son entrepôt, et aucun autre roi, chef ou commerçant, n'aura le droit sous aucun prétexte, de réclamer un autre péage, impôt ou taxe d'aucune sorte »... Dans ce texte apparaît pour la première fois, la notion de « Comey » : déformation probable en pidgin du terme anglais « income » qui veut dire taxe. Les Allemands, plus tard, adopteront la graphie « Kumi ». Chaque vaisseau entrant dans l'estuaire, devait payer 10 kroos, environ 10 livres sterling, par cent tonnes, suivant le jaugeage officiel du navire. Ces droits étaient payables au roi ou « headman » du village, devant lequel le navire avait choisi de jeter l'ancre. Ce tarif correspondait à celui pratiqué en 1885, selon le tableau donné par BUCHNER. A cette date, il y avait 12 factoreries, appartenant à 8 firmes différentes dont 6 anglaises et 2 allemandes. Les péages versés par ces firmes se répartissaient de la façon suivante : « 500 kroos à King Bell ; 300 à King Akwa ; 150 au Chef de Hickory, Lock Priso ; 110 au Chef de Deïdo, JimEkwalla ». Ainsi, cela mettait en exergue la question de la perception de l'administration coloniale allemande par les chefs Duala(A-) et la pertinence de cette perception par la suite (B-). A. LA PERCEPTION DE L'ADMINISTRATION COLONIALE ALLEMANDE PAR LES CHEFS DUALALes potentats Duala, pendant des siècles, ont vécu dans l'opulence grâce à leur position d'intermédiaires entre les peuples de l'arrière-pays et les Européens ont séjourné sur les côtes pour des raisons commerciales. Cependant, leur commerce est entravé par les graves dissensions en leur sein, engendrées par des rivalités commerciales et familiales. Ce qui met en danger leur prospérité. VON SODEN semble être l'homme providentiel à même de trouver des solutions consensuelles à cette question. Voilà pourquoi les chefs Duala plébiscitent sa démarche et acceptent, sans réserve, le réaménagement de la justice, la création du tribunal arbitral, les réserves émises sur le droit de rétention et la suggestion de délibérer eux-mêmes sur cette question et d'entreprendre des actions pour libéraliser le commerce sur le delta du Wouri. Enfin, il promet une tenue de palabre à Noël pour sceller l'union de tous les chefs Dualaet libéraliser le commerce sur tous les fleuves de la colonie1038(*). En se faisant le chantre de la paix et de l'unité des peuples Duala et en liant cela à la libération du commerce tous azimuts, VON SODEN a réussi peu à peu à séduire les Duala par son ton très conciliant. Du coup, ils ont négligé l'objectif principal, la préservation du monopole et privilégié l'un des objectifs secondaires, la réconciliation et la paix entre les Duala. En aucun moment, les chefs Duala n'ont défendu le monopole qu'ils ont voulu toujours conserver, même avant la colonisation allemande. Par ailleurs, ils sont allés à cette rencontre cruciale de toute évidence, sans préparation et en rangs dispersés. Par conséquent, les actions de certains chefs visaient d'autres actions que l'action principale et neutre lisait plutôt des partenaires, qui n'étaient pas fondamentalement des adversaires.Les problèmes liés au droit de rétention1039(*) étaient d'origines diverses. Ils étaient tantôt en relation avec la remise en cause du leadership de King BELL et de King AKWA1040(*), tantôt liés à la défense de leurs sphères d'influence respectivement sur le Mungo et le Kwakwa. En plus, la cupidité de ces deux grands chefs en rajoutait aux tensions relatives à la prise de possession du Cameroun par les Allemands : certains sous-chefs n'avaient rien ou peu perçu de la prime de signature1041(*) versée par les Allemands aux chefs Duala lors de la signature du traité du 12 juillet 18841042(*). D'autres en ont profité pour obtenir une reconnaissance et revenir dans le jeu politique. C'est le cas de LOCK PRISO après sa défiance à l'égard du régime colonial allemand. Enfin, King BELL contrôlait une grande proportion des réseaux commerciaux dans le Delta du Wouri grâce aux liens de mariage et d'affaires. C'était le plus riche des commerçants locaux1043(*). Il ne lésinait pas par conséquent sur les moyens pour protéger sa sphère d'influence. LOCK PRISO n'a d'ailleurs pas manqué de dénoncer son agressivité, lui qui partage le même fief commercial que King BELL1044(*).En tant que partisan irréductible de la présence allemande au Cameroun, les autorités coloniales assuraient sa protection. Ce qui lui permit de continuer ses activités, même pendant les périodes les plus troubles. Voilà pourquoi il y avait une animosité unanime contre King BELL ; d'autant plus que les Allemands contribuèrent à polariser l'attention sur lui en le présentant comme le chef suprême des Duala. En dirigeant leurs actions les uns contre les autres, plutôt que contre leur adversaire commun, les chefs Duala ont fait preuve d'une grande faiblesse stratégique. Outre cela, ils ont fait des sacrifices énormes en acceptant pratiquement toutes les réformes proposées par VON SODEN. Ils lui ont ainsi permis de marquer des points importants dans le jeu d'échecs qui les opposait aux Allemands.C'était encore une erreur stratégique dans la mesure où cela fragilisait fortement leur intérêt réel1045(*). Nous nous intéresserons aux dynamiques sociopolitiques qui renvoient aux rapports d'autorité et aux mutations des entités politiques traditionnelles que sont les chefferies BELL(1-), AKWA (2-) et DEÏDO(3-) face à l'administration coloniale allemande. 1. La perception de la chefferie Bell au sujet de l'administration coloniale allemandeLa chefferie BELL manifestera des liens forts avec l'administration coloniale allemandeet bénéficiera d'avantages précieux notamment dans le domaine de l'éducation.En effet, RUDOLF DOUALA MANGA BELL étudia le droit à l'Université de Bonn. Il fut l'un des premiers intellectuels, « évolués » de la période coloniale. Toutefois, ce dernier va plutôt développer une certaine animosité à l'encontre de l'envahisseur allemand lorsque le projet d'expulsion du peuple Duala de ses terres sera mis en lumière. Sa formation en droit sera un atout précieux dans cette lutte puisqu'il rédigera la plupart des pétitions adressées au Reichstag. Ainsi, en 1890, à la suggestion du missionnaire Éduard SCHEVE1046(*), un comité de mission pour le Cameroun fut établi dans la congrégation baptiste de Berlin à Béthel. Le but était de commencer le travail missionnaire dans ce qui était alors une colonie allemande. Lorsde la Conférence baptiste fédérale en 1891, SCHEVE a soumis la demande pour permettre l'envoi de missionnaires païens.La demande fut acceptée. Quelques mois plus tard, August et Anna STEFFENS ont été les premiers missionnaires baptistes allemands à se rendre au Camerounle 10 novembre 1897.Après la Première Guerre mondiale, le Cameroun devient officiellement la propriété de la Société des Nations. La France et la Grande-Bretagne se sont vu confier l'administration de la zone sous mandat. L'oeuvre missionnaire des baptistes allemands n'a été possible que dans une mesure très limitée en raison de ces conditions politiques modifiées. FriedrichWilhelmSIMOTEIT, président de la Mission allemande du Cameroun, pouvait encore visiter les stations missionnaires du Cameroun en 1930. Avec le début du IIIème Reich, l'oeuvre missionnaire est pratiquement abandonnée1047(*).En 1902, à Berlin, une partie du clan BELL est reçue par le missionnaire SCHEVE.La photographie ci-dessous témoigne de ce séjour. (Voir Annexe16 : Lettre dans laquelle le Roi BELL (MANGA NDUMBE), rend hommage en duala à l'Allemand SCHEVE pour son engagement en faveur des Noirs&Annexe 17 :DUALA MANGA BELL et Bruno MULOBI, rendent hommage en duala, à Berlin, à l'Allemand SCHEVE, en 1902). On peut donc affirmer que le clan BELL avait des liens étroits avec la classe religieuse baptiste et qui lui ouvrira les portes de l'éducation. Figure N° 1 :Sur la photo, le Roi Auguste NDUMBE (Assis, 2ème rang), Rudolf DOUALA MANGA BELL (Dernier rang, au milieu). Source : ARCHIVES DU CAMEROUN, « Black Germany: The Making and Unmaking ofaDiaspora Community, 1884 - 1960. Relié - 26 septembre 2013 ». Édition en Anglais de Robbie Aitken (Auteur), Ève Rosenhaft (Auteur). Photo publiée le 06 juillet 2021 sur la page « Archives du Cameroun » et consultée le 10 septembre 2021. Selon Alfred BELL, le neveu du King BELL, la division des Duala était une situation qui ne profitait qu'au système colonial, et c'était pour cette raison que le gouverneur n'amenait pas King BELL et King AKWA à s'entendre1048(*)... Plus tard, la chefferie supérieure Duala fut accordée à la famille BELL par le colonisateur. Cet octroi était plutôt justifié par le dévouement de celle-ci au système colonial que par une quelconque reconnaissance de l'ensemble du peuple Duala1049(*). La faveur du gouverneur ne fut en fait qu'une manoeuvre habile pour s'attacher les services d'un chef. En effet, la libération de MANGA AKWA était liée à une condition expresse :il devait s'engager à devenir l'instrument du système colonial et à le soutenir de façon inconditionnelle... Le gouverneur SODEN ne resta pas les bras croisés face aux BELL. Le 07 novembre 1888, il informait le chancelier BISMARCK du bannissement de MANGA BELL, le fils de King BELL. Il lui était reproché d'avoir une mauvaise influence sur son père, de pousser les autochtones contre le gouvernement et ses institutions et de désobéir aux ordres du gouverneur1050(*). Dans l'intérêt de « l'ordre public »1051(*), MANGA BELL devait être éloigné de la colonie pour un temps indéterminé. Cette décision du gouverneur fut confirmée le 08 janvier 1889 par le Ministère des Affaires Étrangères, et entretemps MANGA BELL se trouvait déjà à Klein-Popo au Togo. La déportation de MANGA BELL eut sur les Duala en général un effet que SODEN jugea positif, puisque le 11 avril 1889, il songeait déjà à son éventuel retour1052(*)1053(*). SODEN était d'avis que depuis la déportation de MANGA BELL, King BELL et les autres chefs Duala s'étaient comportés de façon relativement irréprochable. En effet, il se déclarait prêt à faire revenir MANGA BELL du Togo ; à certaines conditions bien sûr.King BELL devait s'engager à témoigner vis-à-vis du gouvernement d'un loyalisme absolu : notons que le 04 novembre 1889, deux plaintes étaient parvenues au Ministère des Affaires Étrangères à Berlin à son nom, ce qui devait le rendre plus ou moins suspect aux yeux de VON SODEN. Si King BELL s'engageait donc à se dévouer au pouvoir colonial, son fils pourrait rentrer au début de l'année 1890 au Cameroun. VON SODEN n'hésita donc pas à appliquer la politique de la carotte et du bâton. Les conditions liées au retour de MANGABELL devaient désormais faire de lui un collaborateur sans faille. Les deux premières par exemple lui demandaient de s'installer dans son territoire, d'y maintenir l'ordre et la paix, de soutenir son père de toutes ses forces, d'exécuter les ordres du gouverneur tout en cherchant à obtenir le même résultat de ses sujets et de livrer à l'autorité allemande tous ceux qui ne soumettraient pas1054(*) ; c'étaient là des conditions vitales pour le pouvoir colonial. En plus, une autre condition fut posée dans l'intérêt des firmes commerciales. Lorsque MANGA BELL arriva au Cameroun le 19 janvier 1890,lui et son père signèrent le procès-verbal contenant toutes ces conditions1055(*). L'administration coloniale pouvait désormais compter sur eux. Mais avant cela, SODEN en était arrivé en 1889 à considérer comme une éventualité la destitution de KingBELL. Ceci devait être mis en rapport avec la lutte que menait le pouvoir colonial pour anéantir le monopole du commerce intermédiaire détenu par les Duala et les autres ethnies de la côte. Toujours est-il que ceux qui plaidaient pour cette éventualité1056(*), prévoyaient des conséquences favorables tout aussi bien pour le commerce européen que pour le changement social en général1057(*). VON SODEN pensait même que cela aurait été une erreur de procéder de cette façon, étant donné que la dignité de chef ne reposait pas uniquement sur l'appartenance à une famille, sur l'attachement à une coutume historique, mais aussi et surtout sur la solvabilité ; autrement dit, le chef se légitimait aussi par son pouvoir économique1058(*). Et selon VON SODEN, tel était le cas chez les Duala...Pour le gouverneur, la solution adéquate consistait à aménager une plantation et à installer une factorerie dans le Mungo par exemple. Retirer à King BELL son pouvoir économique, c'était lui retirer ce qui contribuait à le rendre influent. Si nous en croyons une lettre d'AlfredBELL son oncle, les rapports qui existaient entre lui et le gouverneur VON SODEN étaient au beau fixe à son départ du Cameroun. Avant de quitter le Cameroun, AlfredBELL pouvait être considéré comme le favori du gouverneur... Le 27 juin 1887, le journal « Kolnische Zeitung » annonçait son arrivée à Hambourg ; il était alors âgé de 16 ans. Le gouverneur avait signé avec une firme privée un contrat pour sa formation ; il devait apprendre le métier de mécanicien ou de menuisier1059(*). AlfredBELL ne semble pas être resté bien longtemps dans la firme de Hambourg. Quelles sont les raisons qui poussèrent les Allemands à le faire partir de Hambourg pour Bremerhaven ? Selon le « NorddeutscherLlyod », son nouvel employeur à Bremerhaven, il aurait été « gâté » à Hambourg1060(*). MaisAlfredBELL n'allait pas rester définitivement au « NorddeutscherLlyod ». Ce second changement au lieu de formation eut lieu à la demande expresse du gouverneur VON SODEN qui fit intervenir le Département Colonial. VON SODEN avait montré des doutes quant à la réussite de la formation d'AlfredBELL ; il n'était visiblement pas satisfait de la surveillance exercée sur le jeune garçon. En réponse à deux lettres de VON SODEN, le Ministre des Affaires Étrangères1061(*)lui faisait savoir le 08 janvier 1889 que des dispositions seraient prises pour mieux superviser « l'éducation » d'Alfred BELL... Les raisons qui ont poussé VON SODEN à entreprendre cette démarche devraient être cherchées dans une lettre d'Alfred BELL du 26 septembre 1888 à son ami NDUMBE EYUNDI à Douala1062(*). Son ami lui avait apparemment parlé d'une discussion entre un pasteur baptiste Duala et le missionnaire MUNZ de la Mission de Bâle. Le pasteur camerounais avait réagi d'une façon très sure de lui, ce qui provoquait la joie d'Alfred BELL. De même qu'Alfred BELL prend parti pour le pasteur noir qui dit ce qu'il pense au missionnaire blanc, de même il prend la défense de son peuple contre l'oppression coloniale. Sa position est clairement anticolonialiste. Une telle conscience politique constituait une inconnue dans les prévisions de V. SODEN. Le gouverneur voulait le ramener dans le « droit chemin » plus conforme aux intérêts du pouvoir colonial pour lesquels la conscience critique était une menace. Dans un rapport adressé le 1er février 1889 à SODEN, le « Norddeutscher Llyod » donnait quelques éléments de réponse à cette question1063(*) ? Tout comme VON SODEN, la firme trouvait qu'il fallait exercer un plus grand contrôle sur le jeune BELL. Celui-ci ayant refusé d'habiter dans une auberge, la firme n'avait rien trouvé de mieux que la demeure d'un agent de police... Dans le même rapport, la « Norddeutscher Llyod » mentionnait la difficulté que constituait le financement de la formation d'Alfred BELL ; il faisait appel à d'autres firmes pour continuer cette formation... En effet, Alfred BELL avait été mis en cause pour plaintes de King BELL du 23 septembre et du 15 novembre 18881064(*). Dans une lettre du 23 décembre 1888 adressée au Département Colonial, V. SODEN affirmait qu'Alfred BELL s'était chargé de la transmission des plaintes et suggérait qu'il soit éloigné de son milieu1065(*)1066(*). Dans un procès-verbal du 19 janvier 1890 fixant les conditions du retour de MANGA BELL de la déportation au Togo, il était entre autres demander à King BELL et à MANGA BELL de ne pas laisser Alfred BELL rentrer à Kamerun1067(*) sans une autorisation spéciale du gouverneur... Les lettres d'Alfred BELL étaient systématiquement saisies. Dans une lettre du 30 avril 1889 à son oncle BEBE BELL, Alfred BELL se plaignait de ne plus recevoir de réponse à ses lettres1068(*). Un autre élément vient confirmer cette volonté du pouvoir colonial d'isoler Alfred BELL. En effet, la lettre d'Alfred BELL à NDUMBE EYUNDI datait du 26 septembre 1888 ; dès le 31 octobre de la même année, King AKWA fut amené à faire une déclaration sur l'honneur, déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus transmettre à ses sujets les lettres émanant de la famille BELL1069(*). Malgré ces tracasseries, AlfredBELL demeura sur sa position anticolonialiste. Par l'intermédiaire de son oncle BEBE BELL, il demandait aux siens de lui envoyer de l'argent1070(*).Ce qu'il envisageait de faire de cet argent nous prouve que son attitude face au système colonial s'était plutôt radicalisée. Son intention était de continuer à lutter contre le pouvoir colonial et ainsi contribuer à l'amélioration du sort des siens... Pour soustraire Alfred BELL à l'influence « néfaste » de ce milieu, les autorités coloniales à Berlin avaient promis à VON SODEN de lui trouver une autre place et de le faire quitter le « Norddeutscher Llyod »1071(*). Le 19 mai 1889, c'était chose faite. Le 25 mai, AlfredBELL écrivait de Berlin une lettre à King BELL pour l'informer qu'il y poursuivait sa formation aux ateliers de la direction des chemins de fer1072(*).Cette information fut transmise au gouverneur V. SODEN le 29 mai1073(*)1074(*). Le Ministère des Affaires Étrangères l'informait en même temps que sa proposition de faire entrer AlfredBELL aux chantiers navals n'était pas réalisable... Aux ateliers de la direction des chemins de fer à Berlin, Alfred BELL ne risquait pas d'entrer en contact avec les gens de l'opposition ; l'inspecteur des chemins de fer GARBE, spécialement chargé de sa formation y veillait. Dans le même rapport, Garbe louait les qualités intellectuelles d'Alfred BELL... Alfred BELL cherchait - il à se réconcilier avec le gouverneur SODEN lorsqu'il écrivait une lettre le 09 septembre 1889 pour lui demander de transmettre une lettre à ses parents ? Le 30 décembre 1889, le département colonial transmettait une lettre d'Alfred BELL adressée à King BELL au gouverneur SODEN en lui demandant de remettre la lettre au destinataire au cas où le contenu ne serait pas sujet d'inquiétude, c'est-à-dire au cas où Alfred BELL ne se serait pas exprimé contre l'administration coloniale et ne serait pas resté sur sa position anticolonialiste. Par une remarque marginale, VON SODEN autorisait la transmission de la lettre à King BELL1075(*). Dans cette lettre justement, AlfredBELL adoucissait considérablement sa position vis-à-vis de celui qu'il appelait « Der dumme Gouverneur ». Maintenant, il affirmait ne plus rien avoir contre lui. Les autorités coloniales ne le laissèrent pas achever sa formation qui, selon le « NorddeutscherLlyod »1076(*), aurait demandé encore plusieurs années. Le 21 mai 1890, le Ministère des Affaires Étrangères prit la décision de le faire rentrer au Cameroun.1077(*) De fait, le pouvoir politique de la société traditionnelle persiste dans la situation coloniale. On retrouve généralement en place les mêmes chefs et les mêmes organismes d'autorité. Mais le pouvoir politique traditionnel est redéfini et réorienté : ce n'est plus une autorité déléguée servant d'intermédiaire entre la population et l'autorité coloniale. De nombreuses fonctions lui seront confiées : en tant que sous-administrateur, on aura recours à lui pour transmettre et faire exécuter les directives, recruter des personnels, obtenir des renseignements. Il est investi d'une fonction de police à travers le maintien de l'ordre parfois exécuté de la justice punitive ; il est un agent de socialisation et d'intégration1078(*). Dans la suite de notre travail, nous évoquerons la perception de la chefferie Akwa au sujet de l'administration coloniale allemande. * 1032 Missionnaires notamment. * 1033 A. MBEMBE, « histoire-des-chefs-des-régions-côtières-du-cameroun ». Article publié sur la page « Roukayatou Officiel » le 30 mai 2020 et consulté le mardi 28 septembre 2021. * 1034 Missionary Herald, 1er juin 1878, p. 152 et suiv. Cf. aussi G. GRENFELL, « The Cameroons District, West Africa », Proc. Royal Geogr. Soc., London, vol. 4, 1882, p. 394. * 1035 Crew. * 1036 1 Crew était l'équivalent d'un Livre Sterling en marchandises. * 1037 A. WIRZ, « La « Rivière de Cameroun » : commerce pré-colonial et contrôle du pouvoir en société lignagère », Revue française d'histoire d'outre-mer, Année 1973/219, pp. 172-195. * 1038 Cf. ANY, FA 1/37, F. 2-7. * 1039 Le droit de rétention est un droit du créancier qui lui permet, en vertu de la loi et de certaines circonstances, de retenir une chose mobilière dont il a la possession de par le consentement du débiteur, et au besoin de faire réaliser cette chose. C'est donc un droit de gage légal portant sur une chose mobilière. (Cours-de-droit.net. - le droit de rétention : définition, conditions, effets, consulté le 29 janvier 2021). -Site Wikipédia. (Droit de rétention, dans le Grand dictionnaire terminologique de l'OQLF). Selon le droit français, en droit des biens, le droit de rétention est codifié à l'article 2286 du Code civil depuis la loi du 23 mars 2006. Il peut se définir comme le droit donné à un créancier de refuser la restitution d'un bien appartenant à un débiteur jusqu'au complet paiement de sa créance. Voir « Droit de rétention (n.d.) ». Article publié sur le site www.wikipédia.fr et consulté le 29 janvier 2021. Le droit de rétention s'analyse comme une faculté offerte à un créancier détenteur d'un bien de refuser de restituer ce bien tant que le débiteur ne l'aura pas payé. Pour certains auteurs, ce droit serait une modalité affectant l'obligation de délivrance pesant sur le détenteur ; pour d'autres, on serait en présence d'une simple garantie (on parle parfois de garantie indirecte) et pour d'autres encore, ce droit est une véritable sureté. Il s'agit d'une sureté archaïque, sans doute l'une des premières apparues (idée de justice privée) et cet archaïsme en fait une des suretés les plus intéressantes principalement dans l'hypothèse où le débiteur est soumis à une procédure collective car malgré cette procédure, le créancier peut rester en possession de la chose tant qu'il n'a pas reçu complet paiement. La position de la jurisprudence est simple qui dénie au droit de rétention la qualité de sureté. COURS DE DROIT, « le droit de rétention : définition, conditions, effets ». Article publié sur le lien www.Cours-de-droit.fr et consulté le 29 janvier 2021. * 1040 Cf. M. BUCHNER, Aurora Colonialis. Brüchstücke eines Tagebuches aus dem ersten Begin unserer Kolonialpolitik, (1884 - 1885), München, Piloty & Loehle, 1914, p. 86. * 1041 Dash. * 1042 Cf. Archiv des Deutschen Kolonialrechts, p. 159 ; M. BUCHNER, Aurora Colonialis, op.cit., pp. 133 et 139. * 1043 King BELL était un homme très riche. Il avait reçu 14 000 Marks de prime pour apposer sa signature sur le document du 12 juillet 1884. Il avait 90 femmes et ne reconnaissait pas le nombre de ses enfants. Cf. Th. BOHNER: « Ae Ntonga! Hallo Freund! Unser Leben in Kamerun », Junge Generation, Berlin, 1935, p. 184. * 1044 Cf. ANY, FA 1/37, f. 4. * 1045 J.-P. DJOKO DUBOIS, « Le fonctionnement du pouvoir au sein de l'état colonial : le cas du Cameroun sous domination allemande à l'ère du gouverneur Von Soden 1885-1891 », Yaoundé, 2018, pp. 10-11. Article publié sur le site www.goetheinstitut.de et consulté le 29 janvier 2021. * 1046 Éduard SCHEVE, né le 25 mars 1836 à Volmarstein et mort le 10 janvier 1909 à Berlin était un prédicateur baptiste et est considéré comme le fondateur de l'Église Évangélique Libre Diakonie et de la mission externe. * 1047« Mission baptiste européenne (n.d.) ». Article publié sur le site www.wikipédia.fret consulté le 06 janvier 2021. * 1048 ANC, FA 1/ 37, F. 62- 64, Traduction d'une lettre d'Alfred BELL (Bremerhaven) à NDUMBE EYUNDI (Akwa) du 26.9.1888. * 1049 Voir le portrait de King BELL par M. BUCHNER, Kamerun.Skizzen und Betrachtungen, Leipzig: Duncker & Humboldt, 1887, p. 87 ; cf. P. HALBING, « MANGA BELL », in Stern von Afrika 1914 / 15, p. 99-100 ; T. SEITZ, Vom Aufstieg und Niedrbuch, I, p. 16 ; Nous retrouvons une autre idée allant dans le sens de l'unité des Duala en 1911, lorsqu'il fut question de l'expropriation des terres. L'idée venait de Duala Manga à qui les Duala donnèrent les pleins pouvoirs pour faire obstacle à l'expropriation, cf. ANC, FA 4/ 254, Untersuchung gegen Mpundo-Akiwa, F. 11-12. * 1050 ANC, FA 1/ 37, F. 65- 66. Lettre du gouverneur au chancelier du 7.11. 1888. * 1051Idem. * 1052 ANC, FA 1/ 37, F. 121-123. Lettre du gouverneur au chancelier du 11.4.1889. * 1053 J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken, 1982, pp. 105-106. * 1054 ANC, FA 1/ 37, F. 121-123. * 1055 ANC, FA 1/ 37, F. 152-153, Procès-verbal du 19.1.1890. * 1056 La destitution de King BELL. * 1057 ANC, FA 1/ 37, F.88. * 1058 ANC, FA 1/ 37, F. 88-91. * 1059 RKA N. 4297, B/31, d'après W. MEHNERT, Schulpolitik im Dienste der Kolonialherrschaft des deutschen Imperialismus in Afrika 1884-1914, Leipzig, 1965, p. 125. * 1060 ANC, FA 1/37, F. 103-104. * 1061 Département Colonial. * 1062 ANC, FA 1/ 37, F. 62-64, Traduction de la lettre d'Alfred Bell à Ndumbe Eyundi du 28.9.1888. Voir J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken, 1982, p. 252. * 1063 ANC, FA 1/37, F. 103-104. * 1064 ANC, FA 1/37, F. 78, F. 94. * 1065 ANC, FA 1/37, F. 79. * 1066 J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken, 1982, p. 254. * 1067 Douala. * 1068 ANC, FA 1/ 37, F. 107-108, cette lettre comme toutes les autres fut saisie et traduite. * 1069 ANC, FA 1/37, F.67/ * 1070 ANC, FA 1/37, F. 107-108. * 1071 ANC, FA 1/37, F.77. * 1072 ANC, FA 1/37, F. 158-159. * 1073 ANC, FA 1/37, F. 165-166. * 1074 J. GOMSU, Colonisation Et Organisation Sociale. Les Chefs Traditionnels Du Sud-Cameroun Pendant La Période Coloniale Allemande (1884-1916). Thèse De Doctorat De 3ème Cycle, Université De Metz, Faculté Des Lettres Et Sciences Humaines, Saarbrücken, 1982, p. 257. * 1075 ANC, FA 1/37, F. 157. * 1076 1.2.1889. * 1077 W. WEHNERT, Schulpolitik im Dienste der Kolonial herrschaft, p. 133. * 1078 G. ROCHER, L'action sociale, 1968, pp. 232-233, (système français). In J. TCHINDA KENFO, Colonisation, quêtes identitaires, pratiques élitistes et dynamiques socio-politiques dans les Bamboutos (Ouest-Cameroun), XIX - XX siècle. Thèse pour le Doctorat Ph/D en Histoire. DEA en Histoire. Option : Histoire des relations internationales. Soutenue le 29 novembre 2016, p. 81. |
|