Le manuel numérique - une nouvelle manière de découvrir un texte littéraire ?par Romain Pinoteau Université Paris III Sorbonne nouvelle - Master 1 - Lettres modernes recherche 2017 |
B. Nature de la lecture numériqueAlexandra Saemmer distingue deux caractéristiques fondamentales qui rendent la lecture d'un texte numérique différente. En effet, selon elle, l'hyperlien et l'animation sont des spécificités fondamentales du texte numérique et nécessitent une analyse approfondie de 56 Ibid. p. 8. 57 Ibid. p. 10. 36 leurs multiples possibilités d'usage. En outre, les facteurs textuels et extratextuels faisant partie de l'hypertexte contribuent à former la spécificité de la lecture numérique. a) L'hypertexte et l'hyperlecture Le terme d'hypertexte, tout comme celui d'hyperlien, a été inventé par Theodor Nelson en 1965. Il faut attendre 1968, avec Douglas Engelbart, chercheur à l'Institut de recherche de Stanford, pour voir apparaître le « oN Line System » (NLS), le tout premier système informatique fonctionnant sous mode d'hypertexte58. L'hypertexte, comme Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib le soulignent dans La lecture numérique, publié en 2011, est défini soit du point de vue philosophique de la lecture non-linéaire ou bien par rapport au procédé technique. En fait, ils proposent une définition minimale de l'hypertexte, comme un procédé qui permet de lier entre eux un ensemble d'éléments figuratifs (image, vidéo) sous forme de réseau plutôt que d'une suite ordonnée de pages. Ils soulignent que, techniquement, un hypertexte est constitué en trois parties : 1) un ensemble de documents stockés sur une base de données informatique, 2) un réseau de liens reliant les différents documents et 3) une interface qui permet à l'utilisateur de les lire, de les visionner ou de les manipuler. De plus, ils font remarquer qu'il est question d'hypermédia ou de multimédia lorsque les hypertextes sont constitués d'images, de diagrammes ou de vidéos. Figure 11. Exemples d'architecture textuelle linéaire (livre) et non-linéaire (hypertexte), source : Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib (2011). 58 Georges Vignaux. L'hypertexte. Qu'est-ce que l'hypertexte ? Origines et histoire. http://www.msh-paris.fr, 2001. <edutice-00000004> https://halshs.archives-ouvertes.fr/edutice-00000004/document 37 Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib mettent en évidence plusieurs difficultés de lecture dues à l'hypertexte. Tout d'abord, une plus grande « liberté » de choix donnée au lecteur peut être une source de problème, si celui-ci n'a pas une idée claire de ce qu'il recherche et dans quelle structure il évolue. De plus, on a constaté une certaine désorientation cognitive chez les lecteurs, qui souvent se retrouvent dans un sentiment d'anxiété leur faisant perdre 30 % de leur capacité de travail, comme l'a estimé Logan en 1994 aux États-Unis. Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib s'attardent aussi sur l'aspect mnésique, en affirmant que la lecture d'un hypertexte, qui implique une exploration successive d'informations, surcharge les capacités de mémorisation, car le lecteur est contraint de retenir en mémoire une très grande quantité d'informations.59 Comme nous l'avons vu auparavant, Raja Fenniche60, quant à elle, met l'accent sur la nature créative et associative de l'hyperlecture. Le texte animé est un des composants distinctifs de l'hypertexte. Il peut prendre des formes qui sont multiples, par exemple le clignotement d'un mot de façon plus ou moins rapide ou bien le gonflement ou rétrécissement d'un mot au même rythme mais aussi un mot ou une partie du texte qui change de couleur. Alexandra Saemmer fait remarquer que le point commun entre tous ces textes animés est leur rythme rapide et leur réitération61. De plus, elle fait un rapprochement entre le texte animé et le son, car selon elle, tous deux sont composés de mouvements ou d'enchaînements de mouvement tout à fait comparables, comme le rythme, l'intensité, la régularité, l'accroissement mais aussi la diminution. Elle s'appuie sur des recherches sur les unités sémiotiques temporelles du MIM, un laboratoire de musicologie de Marseille, pour concevoir sa propre analyse du texte animé, qu'elle nomme « unités sémiotiques de l'animation ». Elle en conclut que le lecteur est en capacité de comprendre le sens donné à ces animations lorsque celui-ci a acquis assez d'expérience en lecture numérique pour pouvoir en déchiffrer toutes les facettes lors de la lecture sur l'écran. 59 Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib, La lecture numérique, PUG, 2011, p. 198-202. 60 Raja Fenniche (2011). « Hyperlecture et culture de lien ». Dans : BÉLISLE, Claire (dir.). Lire dans un monde numérique. Villeurbanne : Presses de l'Enssib. Papiers, 2011, Chapitre IV p. 165. 61 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2015. p. 47. 38 b) L'hyperlien - l'essence du texte numérique Selon Alexandra Saemmer, l'hyperlien forme l'élément central du Web et il est aussi omniprésent dans le numérique62. Elle définit l'hyperlien, dans un sens élargi, comme toute entité manipulable, sans tenir compte de sa réalisation technique. Le geste de manipulation requis peut être un clic mais aussi un simple effleurement d'un écran tactile ou un geste de grattage. Ce qui est essentiel, c'est que le « texte relié » nécessite l'intervention physique du lecteur pour apparaître sur l'écran. Du point de vue pratique, la fonction de l'hyperlien est de relier des contenus qui peuvent prendre diverses formes, comme du texte, des images ou du son. Selon Saemmer, l'hyperlien constitue en soi « un puissant générateur d'imaginaire »63. En effet, l'hyperlien est un outil qui génère chez le lecteur, avant mais aussi après son utilisation, une intense activité de la pensée en mettant en jeu ses attentes. Elle rappelle que l'hyperlien a suscité de nombreux espoirs dans les années 90, dont certains n'étaient pas très réalistes. George Landow l'a comparé à un vaste rhizome ne cessant de croître64 et Alessandro Zinno l'a défini comme une sorte de réseau neurologique65 qui serait en fait la solution pour se passer définitivement du livre papier. L'hyperlien a aussi été comparé à la figure rhétorique de la métonymie classique, par exemple par Lev Manovich, mais Saemmer souligne qu'il faut se montrer particulièrement prudent avec cette référence, qui relève du livre papier, car l'hyperlien est de nature beaucoup plus informative tandis qu'une métonymie laisse souvent plus la place à l'imaginaire.66 Bertrand Gervais apporte une définition radicale de l'hyperlien en le plaçant dans une fonction particulière, une sorte de simulacre de signe à la frontière de la sémiotique et de l'informatique ou du médiatique. Un signe classique ne renvoie jamais seul à son objet, 62 Ibid. p. 17. 63 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2015. p. 18. 64 Georges Landow, Hypertext 2.0. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1997. 65 Alessandro Zinna, L'invention de l'hypertexte, Documents de travail, Urbino, Università di urbino, 2002 (coll. Documents de travail ; numéro 318), p. 3. 66 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2015. p. 20. 39 car c'est l'interprète qui établit le lien en identifiant l'objet tandis que, selon Gervais, l'hyperlien renverrait à quelque chose pour quelqu'un en le faisant toujours de la même manière une fois programmé.67 De plus, il développe l'idée que l'hyperlien place le lecteur dans une logique où celui-ci est conduit de révélation en révélation et où l'attente, en définitive, crée le lien. Saemmer nuance cela en rappelant qu'un mot ou une image hyperliés ne sont pas toujours synonymes d'explication. En fait, l'hyperlien offre une multitude de possibilités et ne correspond pas automatiquement à un commencement de réponse ou une réponse précise.68 La catégorisation la plus simple des hyperliens les divise en liens organisationnels et liens sémantiques. Ces derniers sont liés au contenu et peuvent par exemple indiquer au lecteur deux pages qui traitent d'un thème similaire tandis que les liens organisationnels appartiennent à la structure d'une page et sont souvent répétés sur plusieurs pages d'un site. Une autre approche distingue un hyperlien purement informationnel d'un hyperlien dialogique qui est un médiateur entre des idées divergentes. Saemmer propose aussi une typologie plus complexe de la fonction informationnelle de l'hyperlien en précisant qu'il peut expliciter, enrichir, éclaircir, approfondir, définir, illustrer ou décrire les informations contenues dans un texte. 69 En fin de compte, Raja Fenniche70 juge le rôle des hyperliens si important du point de vue du texte numérique qu'elle parle de « la culture du lien ». Selon elle, cette notion souligne l'importance de la reliance car ce sont les réseaux de liens internes ou externes qui relient les fragments textuels. Il est à noter que le concept de reliance a été développée au sein de la pensée systémique, où l'action de joindre est le fondement même de l'organisation, qui transposée à l'être humain, est génératrice d'intelligence. Cette culture de lien peut être déclinée en rapport avec l'hyperlecture en trois niveaux. Au niveau cognitif, car elle stimule la pensée associative et la créativité. Aux niveaux social et culturel, elle permet de transcender les frontières sociales et culturelles. 67 Bertrand Gervais, « Richard Powers et les technologies de la représentation. Des vices littéraires et de quelques frontières », Alliage. Culture, science, technique, 2006, vol. 57-58, p. 226-227. http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3571 68 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2015. p. 21. 69 Ibid, p. 82-87. 70 Raja Fenniche (2011). Hyperlecture et culture de lien. Dans : BÉLISLE, Claire (dir.). Lire dans un monde numérique. Villeurbanne : Presses de l'Enssib. Papiers, 2011, Chapitre IV p. 165. 40 c) Interactivité et facteurs matériels Alexandra Saemmer71 rappelle que les textes manipulables et animés ne sont pas simplement des textes à lire mais qu'ils invitent aussi le lecteur à les regarder et à les manipuler. En fait, cette interactivité, à laquelle les hyperliens et les animations contribuent, est une des caractéristiques fondamentales de la lecture numérique. Ils font aussi partie des matérialités de la communication qui, selon Hans Gumbrecht72, servent à la production d'une signification sans constituer elles-mêmes cette signification. Par ailleurs, les récentes théories de la réception auxquelles Saemmer se réfère soulignent que la relation avec le lecteur est essentielle dans l'interaction entre le texte et ses matérialités. Parmi celles-ci, Jeanneret (2008) analyse le texte comme une « matière » à part entière qui s'actualise continuellement grâce à la pratique de la lecture. Il faut donc prendre en compte la « représentation et l'anticipation des pratiques » figurant dans l'objet même qui « définit les possibles d'une approbation ».73 L'interactivité peut se manifester sur deux niveaux distincts : elle peut être liée au support technique ou être inhérente au texte même.74 À titre d'exemple, le support technique de la télévision est en partie interactif, car il peut être manipulé par l'intermédiaire d'une télécommande. De ce point de vue, l'Internet en soi est un média interactif, même si les documents disponibles peuvent être des textes linéaires « ordinaires ». Selon Marie-Laure Ryan75, le type d'interactivité peut aussi être jugé par rapport à la liberté donnée à l'utilisateur et au degré de l'intentionnalité de ses actions. Une interaction de l'utilisateur peut être purement technique ou plus sélective, par exemple dans le cas où le lecteur peut choisir entre plusieurs hyperliens. Dans l'interactivité la plus complète, l'utilisateur participe activement et laisse une marque durable dans le monde textuel, soit en ajoutant 71 Alexandra Saemmer, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, coll. « Papiers », 2015. p. 38. 72 Hans Ulrich, Eloge de la présence. Ce qui échappe à la signification, Stanford, Stanford University Press, 2004 [pour le titre original] ; Paris, Libella Maren Sell, 2010 [pour la traduction française], p.26. 73 Yves Jeanneret, Penser la trivialité, La vie triviale des êtres culturels, vol.1, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008, p. 66. 74 Marie-Laure Ryan, Narrative As Virtual Reality: Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2001. p. 205. 75 Ibid. 41 des objets ou en y écrivant. De plus, Saemmer développe l'idée selon laquelle le lecteur, qui décide d'activer un hyperlien, entraîne par son geste une « irradiation iconique » sur le texte. Cela signifie que certains effets allant de la confirmation des attentes du lecteur jusqu'à son étonnement marquent la dynamique du texte numérique. Elle ajoute que le repérage d'un hyperlien par le lecteur relève ainsi d'un processus d'intégration et de connaissances antérieur à ces pratiques. Le fondement de cette référence iconique qu'elle réactualise dans le cadre du texte numérique provient des conceptions de Charles Sanders Peirce, qui désigne un icone comme : Un Icone est un signe qui fait référence à l'Objet qu'il dénote simplement en vertu de ses caractères propres, lesquels il possède, qu'un tel Objet existe réellement ou non. [...] N'importe quoi, que ce soit une qualité, un existant individuel, ou une loi, est un icone de n'importe quoi, dans la mesure où il ressemble à cette chose et en est utilisé comme le signe.76 De plus, diverses formes-modèles qui ne relèvent pas directement des matérialités du texte, mais le cadrent sur la page-écran, donnent des anticipations sur les pratiques de réception. 77 Certains de ces éléments sont familiers aux lecteurs grâce aux publications imprimées telles que les couvertures d'un livre fermé que le lecteur peut ensuite manipuler en activant des mots-clés comme « rotate » ou « next », etc. Quant à d'autres éléments extratextuels, la résolution de l'écran, la luminosité et l'affichage des couleurs affectent aussi la lecture. À titre d'exemple, dans une étude78 portant sur 600 étudiants de l'université Lyon 2, il a été constaté que l'un des obstacles majeurs à la lecture numérique mentionnés par les sujets était la fatigue oculaire causée par l'écran. Les systèmes de gestion de contenu proposent des modèles de pages qui transmettent une certaine idée de la lecture numérique, en offrant par exemple la possibilité d'insérer un menu qui permet de donner une vue d'ensemble du contenu. De la même manière, le cadre étroit de la 76 Charles Sanders Peirce, Elements of Logic, (1903), in Collected Papers, Harvard University Press, 1960 https://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/peirce1m.htm 77 Thierry Baccino et Véronique Drai-Zerbib, La lecture numérique, PUG, 2011, p. 54. 78 Alexandra Saemmer, Le texte résiste-t-il à l'hypermédia ?, Dans : Communication et langages, 2008, Vol. 155, Numéro 1, pp. 63-79. http://www.persee.fr/doc/colan 0336-1500 2008 num 155 1 5375# 42 fenêtre de contenu incite à écrire des textes courts. En fait, la soi-disant superficialité de la lecture à l'écran n'est en définitive qu'un a priori et elle est bien plus profonde et dense qu'il n'y paraît. En somme, tous ces facteurs qui rendent la lecture numérique différente doivent être prise en compte dans la conception du manuel numérique. Cela signifie, que dans l'idéal, la mise du texte sur la page-écran et sa structure même doivent être adaptées à ce mode de lecture. Dans la troisième partie de ce travail, nous allons donc analyser comment cela a été mis en pratique dans notre manuel. |
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