ÉCOLE DU LOUVRE
Crescence de Lattaignant
La matériauthèque du peintre Claude Yvel,
né le 16 août 1930
Mémoire d'étude (1re année
de 2e cycle) Discipline : muséologie Groupe de
recherche : conservation-restauration
présenté sous la direction
de Mme Mireille Klein et M. David Bourgarit
Membre du jury : Mme Mireille Klein, M. David
Bourgarit, Mme Clarisse Delmas
Le contenu de ce mémoire est publié sous la
licence Creative Commons
CC BY NC ND
Mai 2022
1
Sommaire
Remerciements 3
Avant-propos 4
Introduction 6
I. L'atelier de Claude Yvel : une collection de
matériaux anciens dans un
atelier contemporain 9
A. L'histoire du peintre et de ses recherches sur les
techniques des maîtres
anciens 9
1. Claude Yvel 9
2. Ses recherches sur les techniques des maîtres anciens
17
3. Atelier d'un peintre réaliste : le lieu et ses enjeux
19
B. La place des matériaux dans l'atelier : organisation et
description des fonds 21
C. La formation d'une collection : le contexte de la collecte des
matériaux 24
1. Les marchands de couleurs parisiens 24
2. Les anciennes mines d'ocre 27
3. Des provenances mondiales 28
4. Des provenances inconnues 31
II. Les matériaux Lefranc Bourgeois 32
A. Point historique 33
1. Histoire de l'entreprise Lefranc Bourgeois 33
2. Lefranc Bourgeois et les artistes : la collaboration avec
Claude Yvel 37
B. Les matériaux Lefranc Bourgeois dans l'atelier parisien
de Claude Yvel 45
1. Pigments bleu et vert 46
2. Pigments noir et blanc 47
3. Pigments jaune et ocres 47
4.
2
Pigments orange et rouge 48
5. Gommes et résines 50
III. La place de cette matériauthèque dans
les recherches actuelles 52
A. Les enjeux actuels des matériauthèques 52
1. Etudier les matériauthèques existantes 52
2. La question de l'accès à ces données
57
B. Des exemples de l'application concrète des
matériauthèques 60
1. Dans le domaine de la conservation-restauration 60
2. Vers une ouverture plus large au public 62
C. La place et le potentiel de cette matériauthèque
65
1. Des problématiques communes et distinctes des
autres
matériauthèques... 65
2. Un futur partagé entre la conservation-restauration et
l'exposition dans un
musée 67
Conclusion 70
Bibliographie 72
3
Remerciements
J'adresse tout d'abord mes remerciements à mes directeurs
de mémoire, madame Mireille Klein (Conservatrice en chef du patrimoine,
cheffe du département Restauration au RMF) et monsieur David Bourgarit
(Ingénieur de recherche et archéométallurgiste au RMF),
pour leur encadrement, leur aide et leurs relectures tout au long de
l'année lors des séances de groupe de recherche.
Je tiens à remercier madame Clarisse Delmas (Responsable
des Ateliers Restauration Peinture Flore au RMF) en sa qualité de
personne ressource pour avoir proposé le sujet et m'avoir
accompagnée durant l'année. Ses conseils et ses relectures ont
été un soutien précieux pour ce mémoire.
Sans les nombreux entretiens passés avec monsieur Claude
Yvel (Figure 1) ce mémoire n'aurait pas eu lieu. Je le remercie de
m'avoir toujours bien accueillie dans son atelier, pour son temps
consacré à me répondre et sa
générosité pour avoir partagé les trésors de
son atelier et ses souvenirs qui les accompagnent.
Je fais part d'une grande gratitude à madame Nathalie
Balcar (Ingénieure d'études au RMF, département
Restauration, filière XXe-art contemporain) pour sa
disponibilité, ses encouragements et l'intérêt
manifesté pour ce mémoire. La documentation partagée et
les conseils bibliographiques m'ont beaucoup aidée dans
l'exécution de ce travail.
Je remercie monsieur Yannick Vandenberghe (Technicien de
recherche, groupe peinture, RMF) pour son aide et ses réponses à
propos du projet CoRef. Mes remerciements vont vers Marianne Segaud et
Véronique Reuter (documentalistes-archivistes au RMF), qui m'ont
conseillée pour la bibliographie.
Grâce à la documentation envoyée par
Mélanie Juvany (Médiatrice au musée de la Chasse et de la
Nature), j'ai appris la fonction de dispositif de médiation
associé aux matériauthèques. Les médiatrices Emma
Bégouin, Noémie Hozé, Mélanie Juvany et Pauline
Sylvestre sont remerciées de m'avoir partagé leur travail sur
leur projet de matériau technothèque au Musée
Bourdelle.
Pour finir, je remercie chaleureusement mes amies qui ont eu la
patience de me relire, et ma famille pour leur soutien infaillible durant toute
l'année.
4
Avant-propos
Ce mémoire a été exécuté dans
le cadre du master 1 Muséologie de l'Ecole du Louvre, au sein du groupe
de recherche «Conservation-Restauration». Le sujet a
été présenté par madame Clarisse Delmas, sous le
nom de «la matériauthèque du peintre Claude Yvel».
Ce travail devait mener à l'élaboration d'une base
de données recensant les matériaux, outils et livres dans
l'atelier du peintre. Il s'agissait aussi de contextualiser l'historique de la
collection, son espace et ses rangements. Lors de sa présentation, le
sujet m'a d'abord intéressée pour la démarche qui
consistait en partie à assurer la transmission de la mémoire du
peintre sur sa collection de matériaux. C'était une
manière originale et inédite d'aborder les questions relatives
aux matériaux de peinture, qui permettait de sortir du cadre habituel de
travail. J'étais aussi particulièrement intéressée
par la rencontre avec ce peintre contemporain qui pratiquait la peinture
à l'huile à la manière des maîtres anciens. La
persistance de la peinture réaliste et hyperréaliste en France et
de la vie dans les anciens ateliers parisiens, m'était alors
entièrement inconnue.
Établir un cadre et bien délimiter le sujet a
été la principale difficulté. Rencontrer ce peintre dans
son atelier était comme entrer dans un autre univers, un environnement
de matériaux qui prenaient vie avec ses souvenirs. Aborder les
matériaux, c'était entrer dans les coulisses de la production
artistique contemporaine. Les fabricants, la nature des matériaux, leur
compatibilité avec tel liant, l'évolution du marché vers
la perte des anciens marchands de couleurs, étaient autant de questions
que je me devais d'éclaircir pour bien cerner le sujet. A cela s'est
ajouté l'abondance des matériaux, des histoires concernant la
situation des peintres réalistes, des anecdotes sur ses rencontres et
expériences lors de ses voyages. Chaque élément,
matériel comme mémoriel, était exceptionnel et unique.
Mais leur quantité a été un critère qui a
obligé à faire une sélection. Chaque boîte et chaque
tiroir n'a pas été ouvert et étudié. Le
mémoire se concentre sur les pigments, et principalement sur les
matériaux Lefranc Bourgeois. Cette marque a été
sélectionnée plutôt qu'une autre, car elle concerne une
part importante de la collection de pigments, elle est liée très
étroitement à la vie du peintre et ses recherches, et elle reste
très bien documentée. Lefranc Bourgeois permettait de faire
ressortir le
5
caractère d'inventeur de Claude Yvel, et l'aspect de
laboratoire de son atelier. Il était ainsi possible de relier les
dimensions matériau, histoire, et vie sociale et professionnelle
à une époque désormais révolue, ce qui était
un des traits atypiques de cette matériauthèque. L'autre
défi était de rendre ce propos actuel grâce à la
dimension de matériauthèque, domaine qui était loin
d'être maîtrisé lors du choix du sujet. Etudier le domaine
de la matériauthèque de manière plus large m'a permis de
révéler la particularité, les ouvertures et les usages
futurs de cette collection de matériaux d'après des exemples
déjà connus.
Mais avant d'arriver à ces étapes de recherche,
j'ai commencé par passer de nombreuses heures d'entretiens dans
l'atelier de Claude Yvel. Ce sont ses matériaux et ses souvenirs qui
sont la matière première de ce travail. C'est d'après ce
qu'il m'a montré que j'ai pu construire un plan et approfondir le sujet.
Il y a donc eu un véritable travail effectué avec Claude Yvel
pour raviver des souvenirs et obtenir des réponses sur des personnes ou
des moments déjà très éloignés dans le temps
pour lui.
Malheureusement, les informations données par Claude Yvel
sur sa collaboration avec la marque Lefranc Bourgeois ou bien l'histoire qui la
concerne, n'ont pu être vérifiées avec les archives de
l'entreprise Colart. Ils ont été contactés à
plusieurs reprises par l'intermédiaire de Nathalie Balcar, mais nous
n'en avons jamais eu de réponses.
Le récolement des matériaux vus et
photographiés dans l'atelier, a abouti à leur présentation
dans des tableaux. Ceci pour répondre rigoureusement à la demande
d'une base de données comprise dans l'intitulé du sujet. Ils ont
pour but de renseigner sur l'importance de cette collection, ce qui
mènera peut-être à effectuer des prélèvements
de la part des professionnels du RMF.
Grâce à ce mémoire j'ai pu en apprendre
beaucoup sur les matériaux, leur importance dans la chaîne de
création d'un artiste, pour la recherche et la compréhension des
techniques artistiques, mais aussi comme outil pédagogique pour la
médiation.
6
Introduction
«En art ce qui est important ce n'est pas les
matériaux mais ce que l'on veut dire» a dit Nikolaï
Maslov1. Ceci est la citation la plus célèbre à
propos des matériaux artistiques. Elle prouve le peu de
considération accordée à ce domaine.
Le mémoire qui suit prouvera au contraire toute
l'importance des matériaux en eux-mêmes pour réaliser au
mieux les intentions artistiques d'un peintre. Chez Claude Yvel la recherche
des bons matériaux est la condition sine qua non pour exécuter
une peinture de la bonne manière, pour qu'elle tienne à travers
le temps.
Le mot matériauthèque n'est pas couramment
employé, nous pouvons même dire qu'il manque de
familiarité. Ce nom est récent, datant du XXIème
siècle, sa définition n'est pas encore fixée. Il peut
désigner un «lieu ou établissement où sont
stockés des échantillons de matériaux» selon
Wiktionnaire, ou bien «un dispositif de médiation conçu pour
permettre aux visiteurs de toucher les matériaux composant certains des
objets présentés dans les expositions» pour le
Cnap2. Le champ d'application reste ainsi très ouvert.
Remarquons que les définitions ne proviennent pas des dictionnaires
officiels. Le dictionnaire de l'Académie française ne donne aucun
résultat pour cette recherche. Matériauthèque est donc un
mot d'usage officieux. Employé dans un milieu spécialisé,
il est compris par tous, mais il n'est ni utilisé ni connu du grand
public. Mais peu importe l'usage qui en est fait, une
matériauthèque concerne des matériaux.
Or les questions sur les matériaux sont encore très
vastes. Il y a une multitude de manières de les aborder : leur histoire,
leur fabrication, leur marque, leur nature, leurs propriétés, et
la liste pourrait encore s'allonger. Pour cette raison, la collection de
matériaux ne peut être séparée des
problématiques concernant son collectionneur, monsieur Yvel. Sa
technique de peinture à l'huile et sa volonté profonde de peindre
à la manière des maîtres anciens sont
intrinsèquement liées aux matériaux. Ceux-ci ne concernent
d'ailleurs pas que la matière première utilisée pour
peindre. Par matériaux il faut entendre ici la matière
présente in fine sur la toile, mais aussi les outils pour transformer et
appliquer cette matière, et les sources écrites,
1 Nikolaï Maslov (1954 - 2014), auteur russe.
2 Centre national des arts plastiques,
opérateur de la politique du ministère de la Culture.
7
livres et essais, qui ont guidé et nourri la pratique de
ces techniques. Les matériaux sont donc divers et liés à
des archives.
La diversité et la quantité vont de pair dans cet
atelier. Or l'atelier parisien n'est qu'une partie de la collection
entière de Claude Yvel. Cette dernière se divise en deux
ensembles qui comprennent l'atelier à Paris et son annexe à
Beauchamps en Normandie. L'annexe en Normandie ne sera donc pas
étudiée. Le travail de ce mémoire évoquera la
quantité des ressources, mais se concentrera ensuite sur les
matériaux Lefranc Bourgeois présents dans son atelier
parisien.
L'objectif donné en premier lieu au mémoire,
était de fournir une base de données présentant les
matériaux, en les replaçant dans leur contexte historique,
donnant les sources d'acquisition, les familles de matériaux et les
fabricants. En somme, expliquer pourquoi et comment tel matériau se
retrouve dans l'atelier, sous quelle forme il se présente, quelle est
son importance par rapport à l'histoire des matériaux et leurs
fabricants. Dès le premier entretien avec Claude Yvel, il a
été question d'une problématique majeure, qui est la
fermeture des revendeurs et fabricants de couleurs tels qu'il les connaissait
à ses débuts dans le métier. Ce phénomène
provoque l'arrêt de la production de certaines matières et outils.
Donc des matériaux communs aux peintres des générations
précédentes, sont aujourd'hui rarissimes. C'est unique de les
voir rassemblés dans ce petit espace du passage Fermat. Une autre
conséquence est celle de leur collecte. Leur disparition du
marché ne signifie pas la perte de l'importance ou de leur
nécessité pour pratiquer la peinture telle que Claude Yvel le
voulait. S'en est suivie une recherche méticuleuse dans les
marchés aux puces, ou encore la fabrication de ses propres
matériaux avec des éléments récupérés
de multiples endroits.
La matériauthèque se trouve aussi en danger dans
son existence. Elle risque de disparaître à terme puisque qu'il
n'y a personne en tant qu'artiste pour la reprendre et mettre à profit
ses trésors. Elle risque donc d'être plus tard dilapidée
entre les personnes intéressées. Le mémoire répond
donc à la nécessité de documenter ces matériaux,
les reconnaître dans toutes leurs valeurs. Le mot mémoire a ici
toute sa place puisqu'il garde en mémoire l'état de cette
matériauthèque à un temps donné. Mais cette
mémoire sera aussi mise en valeur dans tout son potentiel
découvert, et placée dans la perspective de son usage futur. Ce
futur est lié à l'émergence des
matériauthèques aux niveaux national et
8
international. Il est important ici de préciser que
l'étude est partielle, car la totalité des matériaux ne
pouvait être prise en compte dans le temps accordé pour ce
travail.
Si une question devait être soulevée pour
résumer ces problématiques, elle pourrait prendre cette forme :
quels sont les spécificités, enjeux et potentiels de la
matériauthèque du peintre Claude Yvel à Paris ? L'atelier
de Claude Yvel sera donc présenté dans son contenu
général et son contexte. Puis l'angle d'approche se concentrera
sur l'étude des matériaux Lefranc Bourgeois, en les
replaçant dans l'histoire de la marque, celle de la collaboration avec
le peintre, pour enfin renseigner sur l'inventaire exécuté en
annexes. Nous nous questionnerons enfin sur quelle place cette
matériauthèque peut prendre dans les recherches actuelles, en la
mettant en rapport avec d'autres matériauthèques, les
différents usages possibles, et les pistes pour son avenir.
I. L'atelier de Claude Yvel : une collection de
matériaux
9
anciens dans un atelier contemporain
La collection de matériaux dans l'atelier parisien de
Claude Yvel, qui fait l'objet de notre mémoire, pose avant tout des
questions sur les intentions, l'histoire et le contexte qui l'ont fait
naître. Une collection est intrinsèquement liée à
son collectionneur. Étudier son art tel qu'il le pratique est donc la
première étape vers une meilleure connaissance des trésors
matériels de son atelier. Il est néanmoins nécessaire de
garder en tête que les pigments et les outils qui y sont présents
sont les matériaux d'un peintre contemporain qui en fait encore usage
aujourd'hui.
A. L'histoire du peintre et de ses recherches sur les
techniques des maîtres anciens
1. Claude Yvel
Comprendre les causes de la formation de cette collection, nous
amène à répondre à cette question : qui est Claude
Yvel ? Claude Yvel est né le 16 août 1930 à Paris.
L'appartement familial, Porte de Vanves, est le lieu où, enfant, il
passe le plus clair de temps, avec sa mère et ses quatre frères.
Son père était musicien, violoniste, et batteur du Master Jack
Orchestra3, René Forest4. Sa mère
était Jeanne André, pupille de l'assistance publique, ayant
acquis des «compétences en herboristerie et une formation de
préparatrice»5 en pharmacie. Son nom, Yvel, a sa propre
histoire. Il est l'anagramme du nom Lévy6. Son père,
René Lévy, se faisait appeler Forest, nom de sa propre
mère, dans le contexte antisémite de la Seconde
3 Groupe de musique jazz, actif pendant
l'entre-deux guerres dans les brasseries parisiennes. Pascale Le Thorel,
Claude Yvel, 2014, p.18.
4 René Emmanuel Lévy (Paris, 1904 ;
Kovno ou Tallin, 1944).
5 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Pascale Le
Thorel, « Un exercice d'équilibre sur une corde », p.17.
6 Idem, p.20.
10
Guerre mondiale. Mais René Lévy fut
immatriculé 19341, puis déporté par le convoi n°73 de
Drancy le 15 mai 1944, vers «la forteresse de Kovno en Lituanie ou vers
Tallin en Estonie»7. Il n'en est jamais revenu, de même
pour son frère Jean, déporté à Auschwitz le 7
décembre 1943. L'art de Claude Yvel est donc marqué par des
événements violents dès l'enfance, relatifs à la
guerre et aux déportations. Ceux-ci sont des sujets récurrents
dans ses oeuvres. Nous pouvons citer Gott mit uns8, et
Convoi n°73 Reichsbahn9. Ces oeuvres
révèlent la réalité objective d'une histoire
vécue par son auteur. D'une certaine manière, ce sont ces sujets
réels qui ont poussé le peintre vers la pratique de son art du
trompe-l'oeil.
Outre son histoire personnelle, Claude Yvel a été
initié très tôt à la pratique du dessin et de la
typographie. Son institutrice à l'école primaire lui enseigne la
méthode Freinet10. Cette dernière est une
pédagogie transformant la salle de classe en atelier, pour que les
enfants choisissent un texte, l'impriment eux-mêmes et l'étudient
en classe. La pédagogie Freinet encourage la créativité
des enfants par des médiums comme la peinture, le dessin, la sculpture,
et surtout l'imprimerie dont l'outil est directement présent dans la
salle de cours.
Son histoire permet de mettre en lumière sa solide
formation technique. A quatorze ans il quitte l'école, et suit des cours
du soir donnés par la Ville de Paris, rue Didot11. En 1944,
un professeur lui apprend la perspective, les proportions, le dessin
d'après modèle. Après son certificat d'étude, il
est dirigé vers le Centre d'apprentissage d'arts
graphiques12, menant au métier d'illustrateur. Le mois
d'octobre 1944 marque son entrée à la Cité
verte13 alors au 147 rue Broca, dirigée
7 Idem, p.18
8 Claude Yvel, Gott mit uns, 1966, collection
privée, Paris. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig. 2.
9 Claude Yvel, Convoi n°73, 1994,
collection J.W., Los Angeles. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig.
3.
10 Célestin Baptistin Freinet (Gars, 1896 -
Vence, 1966), pédagogue français, a écrit L'imprimerie
à l'école, Boulogne, Ferrary, 1927 et l'Education du
Travail, Paris, Ophrys, 1949.
11 Rue Didot, 14e arrondissement de
Paris.
12 Pour Centre d'apprentissage des métiers
d'art, Hôtel Salé, 3e arrondissement, Paris. Centre
établi « Pour que les Jeunes reviennent aux Beaux Métiers
d'Arts. Paris - Dans le cadre du bel Hôtel de Salé, un Centre,
unique en Europe, apprend aux Jeunes, les métiers d'art, vitraux,
poterie et aussi le dessin animé. », d'après le titre des
photos, 1943, Musée Carnavalet, Paris. Voir Annexes 1, Les écoles
et ateliers de formation de Claude Yvel, Fig. 9 et 10.
13 Passage privé avec des ateliers d'artistes,
aujourd'hui 147 rue Léon-Maurice Nordmann, 13e
arrondissement, Paris. Henri Cadiou, qui y louait un atelier, lui donne ce nom
lors de l'action menée par une association d'artisans et artistes pour
la défense des ateliers, menacés de destruction en 1977. Par
l'arrêté du 3 août 1979,
11
par le peintre Henri Cadiou14. Il y reçoit une
formation technique complète, sur le dessin de la lettre, laissant peu
de place à l'histoire de l'art. Plus tard, il emploiera ces mots pour
l'évoquer à Pascale le Thorel15 : «une bonne
discipline qui à la longue les dompte et leur sert d'ascèse comme
pour les moines copistes des monastères»16. En 1945, il
va à l'Académie Frochot17, qui se situe au pied de
Montmartre, à Pigalle, pour dessiner le nu. Après deux ans
à la Cité verte, il devient l'assistant d'Henri Cadiou, preuve de
sa maîtrise de l'enseignement reçu, puis en 1953 il travaille dans
l'atelier de Cadiou.
Mais si la technique se trouve très présente
dès ses débuts, il montre aussi un grand intérêt
pour l'histoire de l'art, en particulier la peinture ancienne. Henri Cadiou
emmenait ses élèves visiter les salons et expositions, il avait
dès lors retenu cette habitude. A cette époque il visite
fréquemment le musée du Louvre et le Musée d'Art Moderne,
et des bibliothèques comme celle des Arts décoratifs ainsi que
celle du Centre d'apprentissage18. André
Thérive19 met en avant une «Révélation
Georges de La Tour au pavillon de Marsan», et en 1956 un voyage en
Hollande qui lui permet la visite de l'exposition Rembrandt20.
Nous remarquons donc le milieu propice à
l'élaboration de son talent de peintre du réel. Cependant, il
faut aussi noter qu'il se forme surtout à la peinture en autodidacte.
André Thérive rapporte qu'en 1942, « il profite du jeudi
pour peindre, de sa fenêtre, des paysages de la zone»21,
et toujours vers 1945, «il peint seul des
la Cité Verte est classée parmi les sites du
département de Paris. Voir Annexes 1, Les écoles et ateliers de
formation de Claude Yvel, Fig. 11.
14 Henri Cadiou (Paris, 1906 - 1989) est un peintre
français, fondateur du mouvement Trompe l'oeil /
Réalité.
15 Pascale Le Thorel (Paris, 1960 -), commissaire
d'exposition, critique d'art, directrice des éditions de l'Ecole
nationale supérieure des beaux-arts depuis 2000, présidente du
groupe Art du SNE (Syndicat national de l'édition) depuis 2009. Elle
habite un atelier à côté de celui de Claude Yvel, passage
Fermat.
16 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Pascale le
Thorel, « Un exercice d'équilibre sur une corde », p.13
17 Académie Frochot : 15 avenue Frochot,
9e arrondissement, Paris. Voie privée avec les ateliers de
Chassériau, Gustave Moreau, Toulouse-Lautrec (cf. Bruno Centorame,
2000). Serge Poliakoff (1906-1969) y était élève et en a
fait un dessin en 1940 (Voir Annexes 1, Les écoles et ateliers de
formation de Claude Yvel, Fig. 12). L'académie est transformée en
1952 en Ecole normale de dessin.
18 Pour Centre d'apprentissage des métiers
d'art, cf. Note 10.
19 André Thérive (Limoges, 1891 - Paris,
1967) est le pseudonyme de l'écrivain, romancier, journaliste et
critique littéraire, Roger Puthoste.
20 THERIVE, 1958, p.16.
21 Idem, p.15.
12
paysages à la gouache et des natures mortes à
l'huile»22. Poussé par ce besoin de connaître
davantage sur l'art de peindre à la manière des maîtres
anciens, il étudie de lui-même le classique Répertoire
de pharmacie pratique23, de François
Dorvault24, et le Traité complet de la
peinture25 de Paillot de Montabert26, donnant un
savoir selon les règles de l'art classique, et pour la
préparation des couleurs.
Son art a souvent été rapproché du mouvement
Hyperréaliste27 alors en vogue aux Etats-Unis, selon Jack
Pollock28. D'autant plus que les années 1970 voyaient
naître l'étude des peintres de trompe-l'oeil américains du
XIXème siècle comme Harnett29 et Peto30,
dont le spécialiste est Alfred Frankenstein31. Claude Yvel a
confié dans son entretien avec Natalie Mei32 : «Je me
trouve très proche de Richard Estes33 qui peint des paysages
de New York à partir de photos, en recherchant les techniques
traditionnelles que d'autres n'ont pas découvert ou veulent
ignorer»34, à cause de cette même recherche des
techniques traditionnelles. 1971, date de son voyage au Canada puis aux
Etats-Unis, marque sa rencontre artistique avec ces peintres américains.
Mais c'est son lien au mouvement des peintres de la réalité
formé autour d'Henri Cadiou qui prime avant tout.
Ce qui est très présent aussi, ce sont les
inspirations et les références dans sa technique comme dans ses
oeuvres aux Maîtres anciens. Il est devenu incontestable,
22 Ibidem.
23 Aussi appelé l'Officine, le livre
est édité à Paris, par Ancienne Maison Béchet
Jeune, à partir de 1844.
24 François Dorvault
(Saint-Etienne-de-Montluc, 1815 - Paris, 1879), pharmacien des hôpitaux,
lauréat de l'Ecole de pharmacie de Paris, fondateur de la Pharmacie
centrale de France en 1852.
25 Traité complet de la peinture,
Paris, Bossange Père, 1829.
26 Jacques-Nicolas Paillot de Montabert (Troyes, 1771
- Troyes, 1849), peintre et historien de l'art français.
27 Hyperréalisme : « courant des arts
plastiques apparu aux États-Unis à la fin des années 1960,
et caractérisé par une interprétation quasi photographique
du visible, avec ou sans intention critique. (Synonyme : photoréalisme.)
», encyclopédie Larousse.
28 Jack Henry Pollock (Toronto, 1930 - 1992),
auteur, peintre et marchand d'art, directeur de la Pollock Gallery à
Toronto.
29 William Harnett (Clonakilty, 1848 - New York,
1892), peintre américain de natures mortes et scènes de genre en
trompe l'oeil. Voir Annexes 1, Exemples des peintures des hyperréalistes
américains, Fig. 13.
30 John Frederick Peto (Philadelphie, 1854 - Island
Heights, 1907), peintre américain spécialisé dans le
trompe l'oeil. Voir Annexes 1, Exemples des peintures des hyperréalistes
américains, Fig. 14.
31 Alfred Victor Frankenstein (Chicago, 1906 - San
Francisco, 1981), critique d'art et de musique, auteur, musicien professionnel
américain.
32 Natalie Mei (France, 1948 -), restauratrice de
tableaux et brodeuse.
33 Richard Estes (Kewanee, 1932 -), peintre,
photographe, graveur, hyperréaliste américain. Voir Annexes 1,
Exemples des peintures des hyperréalistes américains, Fig. 15.
34 MEI, 1984, p.9.
13
pour chaque personne ayant écrit à propos de son
art, et d'après ce qu'il en dit lui-même, que la tradition
à laquelle il se rattache est celle des artistes du Nord, et en
particulier Vermeer35. Il en reprend la peinture fine, avec le
«traitement précis de la matière et de la
lumière»36. Il est important de citer l'inspiration que
lui ont procuré d'autres artistes anciens, comme Jacopo de'
Barbari37. Ce dernier a peint en 1504 la Nature morte avec
perdrix et gant de fer, considéré comme le plus ancien
trompe l'oeil, conservé à l'Alte Pinakothek de Munich. Nous
pouvons aussi y trouver des références aux peintres classiques du
XIXème, comme Ingres38 et David39, et citer
Cézanne40 pour la pratique de la peinture sur le motif.
Toutes ces inspirations assemblées, contemporaines,
modernes et anciennes, montrent bien son étude approfondie du
métier de peintre dans le médium à l'huile, ainsi qu'une
volonté très présente de parodier l'art contemporain.
Là où Marcel Duchamp41 plaçait un objet
réel dans un musée pour en faire une oeuvre d'art, selon le
concept du ready-made des Nouveaux réalistes42, Claude Yvel
place les tableaux d'une affiche ou d'une caisse, réalisés en
trompe-l'oeil, paraissant si réel qu'un huissier à l'oeil non
averti en fut dupé43.
Sa technique et ses volontés artistiques restent
très attachées à l'enseignement d'Henri Cadiou. Celui-ci
fonde le mouvement des Peintres de la Réalité44, et
dès 1955, avec Claude Yvel, ils organisent la première Exposition
internationale des Peintres de la Réalité, à la galerie
Marforen45. Cette réunion de 15 peintres de pays
différents, forment ensuite le groupe Trompe
l'oeil/Réalité qui
35 Johannes Vermeer (Delft, 1632 - Delft, 1675),
peintre néerlandais.
36 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.33.
37 Jacopo de' Barbari (Venise, 1450 - Malines, 1516),
peintre et graveur italien.
38 Jean-Auguste-Dominique Ingres (Montauban, 1780 -
Paris, 1867), peintre néo-classique français.
39 Jacques-Louis David (Paris, 1748 - Bruxelles,
1825), peintre néo-classique et conventionnel français.
40 Paul Cézanne (Aix-en-Provence, 1839 -
Aix-en-Provence, 1906), peintre français.
41 Marcel Duchamp (Blainville-Crevon, 1887 -
Neuilly-sur-Seine, 1968), peintre, plasticien, homme de lettre français,
naturalisé américain en 1955.
42 Nouveaux réalistes : groupe de peintres
fondé par le peintre Yves Klein et le critique d`art Pierre Restany en
1960. Ils préconisent l'utilisation d'objet issus directement de la
réalité, comme les ready-made de marcel Duchamp.
43 Anecdote relatée par Matthias Frehner,
FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, p.37.
44 Après la Seconde Guerre mondiale, Henri
Cadiou fonde ce mouvement avec des artistes spécialisés dans les
motifs de genre et la nature morte. Il évolue ensuite vers le mouvement
Trompe l'oeil / Réalité.
45 Galerie Marforen, 91 Faubourg Saint-Honoré,
Paris. Cette galerie a aujourd'hui disparu.
14
connaît un rayonnement international, grâce au Salon
Comparaisons46. C'est à partir de ce mouvement là que
Claude Yvel élabore sa propre manière de peindre. Pascale le
Thorel résume cela en quelques mots : «il va donc peindre le
réel, d'après le réel, sur le motif»47.
Son travail s'effectue face au motif, et non par la vision intermédiaire
d'une photo, pour une meilleure appréhension du réel. Les sujets
peints sont d'abord ce qui l'entoure, dans son environnement quotidien, aussi
bien pour les objets que pour les personnes. A partir des années 1970,
il tend davantage vers la peinture du trompe-l'oeil. Mais ce qui
caractérise sa manière c'est sa recherche active et approfondie
des techniques picturales perdues. Pour cela, il trouve des recettes dans le
Répertoire de pharmacie pratique car pour reprendre ses propres
paroles, «Jadis l'apothicaire était le fournisseur des drogues
nécessaires pour la pratique des médecins et des
peintres»48. Sa pratique du trompe-l'oeil le mène
à vouloir faire disparaître la surface peinte, et Matthias
Frehner49 note une «absence totale de facture
personnelle»50. Ses trompe-l'oeil se composent d'une surface
plane qui met en relief des objets posés ou suspendus par une ficelle.
Les objets sont toujours grandeur nature et jamais sectionnés par les
bords du tableau. Ses compositions sont le terme d'un travail long de plusieurs
mois en atelier, comme les peintres du XVIIème siècle. C'est le
moment de la conception qui prend le plus de temps. Ce temps est celui de la
composition, des esquisses dessinées ou en détrempe, et du report
à grandeur nature sur la toile avant la peinture. Mais ce savoir-faire
n'est pour lui que le moyen d'atteindre son objectif visé, car selon lui
la technique ne doit jamais s'afficher comme une démonstration, sinon
elle est méprisable. Matthias Frehner a dit de lui qu'il pratiquait un
«réalisme critique à la
Courbet51»52. Ceci tient de son appropriation des
techniques picturales des peintres du XVème au XVIIème
siècles. C'est ce qui le distingue des peintres de la Nouvelle
Objectivité53. Il ajoute ainsi au réalisme qu'il a
hérité d'Henri Cadiou, la facture des Maîtres anciens. Tout
comme
46 Le Salon Comparaisons, créé en 1956,
expose des oeuvres d'art actuelles, issues de trente groupes de tendances
artistiques différentes, à Paris et à l'international.
47 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Pascale le
Thorel, « Un exercice d'équilibre sur une corde », p.14
48 Idem, p.17.
49 Matthias Frehner (Winterthour, 1955 -), historien
de l'art, conservateur, publiciste suisse.
50 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.32.
51 Gustave Courbet (Ornans, 1819 - La Tour-de-Peilz,
1877), peintre réaliste et sculpteur français.
52 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.39.
53 La Nouvelle Objectivité est un mouvement
artistique né en Allemagne, actif de 1918 à 1933, et
centré sur un retour au réel et au quotidien.
15
les Maîtres hollandais du XVIIème siècle, ses
«compositions sont de fins rébus»54. Un tel art
constitue une exception dans son temps tourné plus volontiers vers
l'abstraction, en réaction au réalisme de 1930. Sans aucune
prétention de vouloir résumer son art, nous pouvons du moins
établir les liens entre celui-ci et la technique employée,
technique qui justifie l'emploi de ces matériaux. La technique fine des
peintres hollandais du XVème au XVIIème permet ces
détails. Et surtout l'emploi de ces matériaux, les pigments
préparés par ses soins et le liant, permettent une
durabilité dans le temps. Il y a aussi une nécessité de
former des détails précis, des couches fines, des couleurs
proches du réel, une volonté de pérennité pour les
oeuvres qui conduisent donc le peintre vers ces techniques anciennes et
l'emploi de ces matériaux.
Une telle formation et une telle pratique de la peinture, le
lancent dès 1949 à exposer au National
Indépendant55. Pour sa première exposition
personnelle, il l'intitula «Peintures réalistes». Elle est
réalisée dans la galerie de l'Institut, 12 rue de Seine, du 7 au
11 mai 1954. Dès ce moment le critique Maximilien Gauthier56
mentionne sa technique en la rapprochant des «maîtres hollandais, et
surtout Vermeer de Delft»57. Mais c'est autour de 1970 que sa
carrière connaît un véritable tournant grâce à
la rencontre de deux hommes : Heinz Trösch, collectionneur à
Bâle qui lui acheta sa première oeuvre et restera son soutien le
plus fidèle, et Jack Pollock, qui promeut de jeunes artistes canadiens
comme David Hockney58, Victor Vasarely59, Richard
Hamilton60, et Claude Yvel. Il voyage donc au Canada et aux
Etats-Unis en 1971, où il expose au New York Museum. C'est le
début de l'engouement pour son art en Amérique, qui se confirme
par les articles dans le New
54 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.36
55 Salon national indépendant, président
Gustave-Louis Jaulmes (Lausanne, 1873 - Paris, 1959), Palais des beaux-arts de
la Ville de Paris, du 19 mars au 10 avril 1949. Il est organisé par la
Société nationale indépendante. La bibliothèque
d'art et d'archéologie de Genève a répertorié les
catalogues des expositions de 1948 à 1950.
56 Maximilien Gauthier (Paris, 1893 - Paris, 1977),
écrivain, critique d'art, biographe, journaliste français.
57 Maximilien Gauthier, Yvel,
dépliant, galerie de l'institut, Paris, 1954
58 David Hockney (Bradford, 1937 -), peintre,
dessinateur, graveur, décorateur, photographe et théoricien de
l'art britannique.
59 Victor Vasarely (Pécs, 1906 - Paris, 1997),
plasticien hongrois, naturalisé français en 1961.
60 Richard Hamilton (Pimlico, 1922 - Londres, 2011),
peintre et graphiste britannique, à l'origine du Pop art en
Angleterre.
16
York Times61, écrits par le critique principal
du journal, John Canaday62, pendant deux semaines durant. Cette
reconnaissance lui offre un large succès au sud des Etats-Unis. Puis il
se poursuit à l'étranger, en particulier en Chine, à
partir de 1988, lorsqu'il se rend à Pékin et à Shenyang
pour enseigner la pratique de la peinture occidentale aux professeurs des
Écoles de Beaux-Arts. Il effectue des voyages en Chine, de 1988 à
1991, pour donner des stages (Fig. 20) d'initiation pratique et
théorique à la LuXun Academy de Shenyang, et former des peintres
et des professeurs de peinture. Il retourne en 2013 à la Central Academy
of Fine Arts de Pékin, dans le même but, et donne une
conférence «How to be a painter» aux étudiants de
l'université. Cette même année, il reçoit le
certificat d'honneur (Fig. 21) décerné par l'Association des
Peintres à l'huile en reconnaissance de sa contribution à
l'initiation en Chine aux techniques occidentales. Sa réception est
favorisée à l'étranger grâce à
l'intérêt et aux contextes culturels que manifestent ces deux
pays. Lorsqu'il expose une première fois à New York, Alfred
Frankenstein venait tout juste de publier son étude63 sur les
peintres du trompe-l'oeil américains du XIXème siècle :
Michael Harnett, John Frederick Peto, John Haberle64. Pour ce qui
est de la Chine, la tendance artistique est davantage portée vers des
techniques extrêmement précises et réalistes, que seule
permet la peinture à l'huile telle que la pratiquaient les artistes du
XVème au XVIIIème siècles en Europe.
Nous voyons donc cette volonté, chez Claude Yvel, de
peindre les objets du réel, plus réels qu'ils ne le sont,
grâce à ses compositions et cette facture amenant l'illusion de la
chose à son plus haut niveau. Mais aussi cette pratique de la peinture
lui est inspirée par sa motivation d'amener le spectateur à voir,
au-delà de la première impression de réalité de
l'oeuvre. Et ce sont à travers des sujets comme l'absence, la
disparition, la violence, la torture, la guerre, qu'il arrive à
«amener les gens à voir en eux des contradictions qu'ils ne peuvent
pas admettre»65. Le trompe-
61 Articles Reality and Illusion in Show of
French Art, 8 août 1973, et Art, 19 août 1973,
écrits par John Canaday à l'occasion de l'exposition Reality
& Trompe l'oeil by French New Real Painter, New York Cultural Center, New
York, du 7 août au 16 septembre 1973.
62 John Canaday (Fort Scott, 1907 - New York, 1985),
écrivain, romancier et critique d'art américain.
63 Alfred Frankenstein, After the hunt: William
Harnett and other American still life painters, 1870-1900,
Berkeley: University of California Press, 1969
64 John Haberle (New Haven, 1856 - New Haven, 1933),
peintre américain de natures mortes dans le style du trompe l'oeil. Voir
Annexes 1, Exemples des peintures des hyperréalistes américains,
Fig. 16.
65 MEI, 1984, p.11.
17
l'oeil fait prendre conscience que la toile n'est pas qu'une
surface colorée, par la présence indéniable de la
réalité, ou ce qui semble l'être. Mais un tel objectif ne
peut être réalisé avec les matériaux disponibles
dans le commerce. Trop grossiers, ceux-ci ne permettent pas d'atteindre la
finesse et le raffinement de Vermeer. C'est donc à partir d'une telle
détermination, que Claude Yvel a mené ses recherches sur les
techniques anciennes, et a commencé à s'informer et collecter les
matériaux qui font l'objet de ce mémoire.
2. Ses recherches sur les techniques des maîtres
anciens
Claude Yvel a mené des recherches très actives pour
retrouver les techniques des Maîtres anciens en peinture. Ces
études se retrouvent dans ses livres qu'il a écrit depuis 1991,
et dont le plus important reste Peindre à l'huile comme les
maîtres, La technique du XVIème au XVIIIème
siècle66, dont la réédition en 2014
était très attendue. Ces recherches sur les techniques
s'accompagnent d'autres plus personnelles sur les origines et l'histoire de sa
famille, rassemblées dans un petit ouvrage resté confidentiel,
intitulé Jeanne et ses fils, Chronique vraie d'une famille.
Ses démarches l'ont mené à consulter les
plus anciens textes parlant de peinture à l'huile, datant des
XIIème et XIIIème siècles. Il cite les découvertes
de Vitruve67, la tradition des peintures pariétales de la
préhistoire, faisant remonter la tradition picturale toujours plus loin
dans le temps. La technique telle qu'il la pratique toujours est ainsi
directement liée aux plus anciennes traditions picturales
présentes dans les grottes de Lascaux ou Chauvet. Il tire aussi ses
sources du Répertoire de pharmacie pratique de François
Dorvault. Il explique dans un entretien filmé68, que dans les
anciens traités de pharmacie comme le livre de Galien69,
De methodo medendi70, on utilisait un corps gras cuit, la
litharge, pour les emplâtres. Ce serait donc le domaine des
médecins anciens qui aurait trouvé les propriétés
plastique et
66 Claude Yvel, Peindre à l'huile comme les
maîtres, La technique de XVIème au XVIIIème
siècle, Aix-en-Provence, Edisud, 2003
67 Marcus Vitruvius Pollo (République romaine,
80 av. J.-C. - Italie, 15 av. J.-C.), architecte et écrivain romain.
68 Entretien en 2009 sur le blog Claude Yvel.
69 Claude Galien (Pergame, 129 - Rome, 201),
médecin et écrivain grec.
70 Claude Galien, De methodo medendi,
traité médical en quatorze livres, grec ancien.
18
siccative d'un corps gras cuit. Et les peintres ont repris cette
découverte pour l'appliquer à l'huile dans la peinture. Ce lien
entre les deux corps de métier était établi par les
apothicaires qui fournissaient les drogues pour les médecins et les
artistes. Ces recherches ont abouti à la découverte de l'huile
noire, une huile de noix cuite employée déjà par les
Anciens.
Outre le domaine de la médecine, Claude Yvel a aussi
reçu la recette de peinture des portraits du Fayoum par Elena
Schiavi71, auteur d'Il sale della terra72. Cet
échange lui a permis une meilleure connaissance de la matière
picturale employée dans l'antiquité et des moyens utilisés
pour la mettre en forme.
Ces recherches l'ont mené à retrouver des recettes
perdues. Les recettes picturales des Maîtres du XVIIème
siècle étaient propre à l'atelier et étaient
strictement réservées à son usage. Ces principes de
transmission du savoir expliquent le phénomène de perte de ces
pratiques au fil des siècles. Par une goutte de vernis-gel visible sur
la palette du Saint Luc peignant la Vierge73, dans le
tableau de Maarten van Heemskerck74, Claude Yvel a pu saisir un
secret de cet art de la peinture à l'huile des écoles du Nord. Il
a donc mené des expériences et recherches pour en retrouver la
recette. Sa volonté stricte d'appliquer les techniques anciennes et de
retrouver la pratique de cet art l'ont mené à des
découvertes extrêmement importantes pour de nombreux domaines,
dont celui des artistes voulant pratiquer cette manière, ou encore celui
des historiens de l'art et des conservateurs. Cette proximité avec les
peintres flamands des XVème et XVIIème siècles se
retrouvent dans les matériaux et techniques, qui lui permettent aussi de
reprendre des images comme l'autoportrait du peintre reflété par
un miroir convexe dans Coin d'atelier75, qui rejoint
par-là, l'oeuvre si célèbre de Jan van Eyck76,
Les Epoux Arnolfini77. Tout s'y trouve lié : les
matériaux, la technique, la conception artistique.
71 Elena Schiavi (Mantoue, 1914 - 2004), peintre et
auteur sur le médium à l'encaustique.
72 Elena Schiavi, Il sale della terra, Milan,
U. Heopli, 1961.
73 Maarten van Heemskerck, Saint Luc peignant
la Vierge, 1532, Rennes, Musée des Beaux-Arts de Rennes. Voir
Annexes 1, Tableaux des maîtres anciens, Fig. 17.
74 Maarten van Heemskerck (Heemskerck, 1492 - Haarlem,
1574), portraitiste et peintre d'histoire des Pays-Bas.
75 Claude Yvel, Coin d'atelier, 1983,
collection privée, France. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel,
Fig. 4.
76 Jan van Eyck (Maaseik, 1390 - Bruges, 1441),
peintre flamand.
19
Il est donc depuis longtemps très attaché à
trouver et conserver les matériaux que les peintres utilisaient avant.
Il n'utilise plus les produits vendus par le commerce car selon ses mots,
«en général, les pigments naturels sont plus solides que les
artificiels»78. Ces matériaux sont également la
cause de la longévité des oeuvres peintes, de leur bonne
conservation et des précisions techniques.
Ces découvertes ont été reconnues à
l'international, puisqu'il a été appelé en France et
à l'étranger pour résoudre certains problèmes de
restauration. En 2013 le Musée d'Art et d'Histoire de Genève l'a
fait intervenir dans le projet de restauration du retable de Konrad
Witz79. Si son action est moins connue en France, en Chine son
livre80 est un ouvrage de référence dans
l'enseignement.
3. Atelier d'un peintre réaliste : le lieu et ses
enjeux
Depuis 1968, il vit et travaille dans un atelier à
Montparnasse, au passage Fermat. Cet endroit est constitué de cinq
anciens ateliers avec leurs mini jardins, construits en 1900. Pascale le Thorel
a fait remarquer l'importance du 14e arrondissement de Paris pour le peintre :
c'est le lieu de sa naissance, ses études, ses maisons et ses ateliers.
Son art et sa pratique sont là encore directement liés à
l'histoire de ce quartier et des ateliers d'artistes en
général.
Ces ateliers anciens ont été mis en danger dans les
années 1960-1970, à cause de la refonte urbaine du quartier de
Montparnasse qui a induit de grandes démolitions. Ses oeuvres
déplorent la «disparition quasi-totale des ateliers d'artistes
comme celui de Paul Gauguin81 et ceux du douanier
Rousseau82»83. Nous pouvons
77 Jan van Eyck, Les Epoux Arnolfini,
peinture à l'huile sur bois, 1434, Londres, National Gallery. Voir
Annexes 1, Tableaux des maîtres anciens, Fig. 18.
78 Claude Yvel, dans une vidéo
réalisée par Art 'Aire Prod, 2009, consultée sur le blog
claudeyvel.fr
79 Konrad Witz (Rottweil, 1400-1410 - Bâle
probablement, après 1444, avant mai 1447), Retable de la
cathédrale Saint-Pierre de Genève composé de La
pêche miraculeuse et La délivrance de saint Pierre,
1444, Genève, Musée d'Art et d'Histoire. Voir Annexes 1, Tableaux
des maîtres anciens, Fig. 19.
80 Claude Yvel, Le métier
retrouvé des maîtres : la peinture à l'huile, Paris,
Flammarion, 1991. Edition chinoise, traduction de Christopher Cheung : «
You Hua Ji Fa Gu Fang Jin Young», Taiwan, Boya Publishing Co Ltd.,
1994.
81 Paul Gauguin (Paris, 1848 - Atuona, 1903), peintre
postimpressionniste français.
20
voir dans Cité blanche84 et
Terrain vague85 ces lieux désertés dont la
seule présence factuelle et objective sur la toile, suffit pour montrer
la désolation du peintre face à ces disparitions. Lui-même
dans son atelier me disait : «Je ne peins que des choses qui
disparaissent». La protection de ces anciens ateliers a été
une cause soutenue par Henri Cadiou, qui a mené des actions pour sauver
la Cité fleurie86 puis la Cité verte. Ces endroits
sont actuellement des sites protégés où les ateliers et
les artistes sont toujours présents. Claude Yvel est le dernier artiste
présent dans ce passage Fermat près du cimetière de
Montparnasse. Les autres ateliers ont été transformés en
habitations.
Il y a un véritable sens lié à ces actions
pour la protection et la sauvegarde des anciens ateliers d'artiste, car cela
signifie la volonté profonde de s'inscrire dans la démarche et la
tradition des peintres précédents qui sont liés aux
Peintres de la réalité, d'Henri Cadiou, concernant la Cité
fleurie et la Cité verte. Ces démarches sont aussi la
revendication de la reconnaissance de cet art et de ces pratiques, car les
destructions entraînent la perte de tout ce patrimoine artistique et
matériel nécessaire à la sauvegarde de ces oeuvres
réalisées par un groupe important d'artistes étalés
sur plus d'un siècle.
Ainsi, Claude Yvel pratique encore la peinture à l'huile
telle que nous l'avons cité précédemment. Matthias Frehner
parle de son atelier avec ces mots : «musée de la peinture à
l'huile de l'époque moderne»87. On y trouve tout ce qui
est nécessaire à la confection d'un tableau, allant des outils
comme des pinces et des sabres, à des matières précieuses
telles des pigments très rares qui ne sont plus fabriqués. Les
matériaux et outils qui sont présents dans son atelier sont
l'incarnation de sa volonté artistique et de sa technique, ils font donc
souvent l'objet de sujet pour ses tableaux :
82 Henri Rousseau (Laval, 1844 - Paris, 1910), peintre
français représentant de l'art naïf.
83 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.40.
84 Claude Yvel, Cité blanche, 1961,
collection S.H., Ontario, Canada. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel,
Fig. 5.
85 Claude Yvel, Terrain vague, 1974,
collection A.M., Paris. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig. 6.
86 Cité fleurie, 61-67 boulevard Arago et rue
Léon-Maurice-Nordmann, 13e arrondissement, Paris. Cette voie
privée conserve des ateliers bâtis entre 1878 et 1888, dont les
façades et toitures sont inscrits au titre des monuments historiques
depuis 1994.
87 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.34.
21
Coin d'atelier et Imprimeur de
toile88. Ces oeuvres lui permettent de se prononcer sur son
temps.
Son atelier reste un endroit très vivant qui rassemble des
artistes réalistes contemporains, des personnes avides d'apprendre et de
se former, des restaurateurs et des historiens d'art intéressés
par le cas particulièrement rare de la survivance des techniques
anciennes. Ce lieu représente donc un point névralgique et rempli
de multiples valeurs, pour des domaines très variés. La
création et la recherche y tiennent encore maintenant la place
primordiale. Les liens sont toujours entretenus avec ses amis peintres, comme
Jürg Kreienbühl89, peintre suisse, auteur de vues de Paris
réalisées à la même époque que celles de
Claude Yvel. L'atelier a intéressé aussi des auteurs qui ont
écrit des livres ou réalisé des vidéos
documentaires. Nous pouvons citer Hiam El Ali, qui en 1990 a
réalisé une vidéo sur l'Usage retrouvé d'une
technique perdue.
B. La place des matériaux dans l'atelier :
organisation et description des fonds
De quoi se compose une collection de matériaux d'un
artiste contemporain pratiquant la peinture à l'huile à la
manière des maîtres anciens ? Matthias Frehner qualifie l'atelier
de Claude Yvel de «musée de la peinture à l'huile». En
effet, pour pratiquer la technique de la peinture à l'huile comme au
XVIIème siècle, cela demande d'effectuer des tâches qui ont
été reprises ensuite par d'autres corps de métiers. Par
là nous voulons parler du broyage des couleurs et de la
préparation de la toile. Ceci pour avancer que les matériaux
présents dans l'atelier du peintre concernent toute la chaîne de
production d'une peinture, de la pince la plus simple au pigment le plus rare
et précieux.
88 Claude Yvel, Imprimeur de toile, 1989,
lieu de conservation inconnu. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig.
7.
89 Jürg Kreienbühl (Bâle, 1932 -
Cormeilles-en-Parisis, 2007), peintre et graveur suisse et français.
22
La collection de Claude Yvel se répartit sur deux ateliers
: Paris et Beauchamps, en Normandie. Ce travail se concentrera sur celui de
Paris. Mais il est nécessaire de rappeler que les matériaux
cités dans ce mémoire, ont leur équivalent, voire le
double, en termes de quantité dans l'atelier normand. Claude Yvel me
disait qu'il était bien plus grand que celui de Paris.
A Paris, les matériaux du peintre occupent presque tout
l'espace. Au plafond, sont suspendues des rouleaux de toiles imprimées
(Fig. 31). Aux murs, certaines de ses oeuvres sont accrochées (Fig. 29).
Les meubles prennent toute la partie basse des murs, et se complètent
par des étagères. Une table se trouve au centre, avec un petit
meuble dont la surface porte une dalle de granit. Chaque rangement du mur de
droite à l'entrée (Fig. 22) porte son étiquette
imprimée par la typographie à laquelle il a été
formé via la méthode Freinet, pour indiquer son contenu. Une
partie y est réservée aux documents, qui sont ses archives, ses
dessins, et ses livres, qui sont ceux qu'il a écrit, ceux sur son
oeuvre, des manuels référençant des pigments et autres
matériaux pour la peinture ou encore des traités sur la peinture.
Les étagères en face de l'entrée (Fig. 27) portent en haut
de grands conteneurs en verre avec des bouchons en liège : les pigments
s'y trouvant sont en grande quantité. Aux deuxième et
troisième étages, nous pouvons y voir des bocaux plus petits en
verre, avec des bouchons en liège, contenant les gommes et les
résines venant directement de l'usine Bourgeois, avant sa destruction au
début des années 1970. Sur le côté se trouvent des
boîtes en fer (Fig. 26) contenant des tests de pigments et vernis, faits
sur des toiles préparées en 1953, et annotés. Une autre
boîte en métal porte l'étiquette «Pigments Rares-
anciens-» (Fig. 39). Les pigments s'y trouvant ont été
relevés (Tableau 2). Ceux-ci sont contenus dans de très petits
bocaux en verre, avec un bouchon vissé dans la même
matière. Chaque bocal porte le nom du pigment contenu, mais rares sont
ceux indiquant la provenance. Une dernière boîte en métal
que Claude Yvel a pu me montrer est celle avec l'étiquette «Blanc
de plomb de Klagenfurt en pain» (Fig. 42) complétée par la
mention Poison accompagnée d'une tête de mort. A
l'intérieur se trouve neuf pains de ce blanc de plomb encore entiers
dans leur emballage en papier marqué par l'aigle bicéphale
autrichien. Derrière l'escalier se trouve une étagère
(Fig. 32 et 33) présentant toutes sortes de matériaux
utilisés anciennement lors de la préparation des couleurs. Nous
pouvons y voir des molettes très larges en granit ; des molettes en
verre aux côtés du pot d'Ocre de
23
Rhue à l'huile donné par monsieur Touvron ; des
coquilles de moule, des petits récipients en porcelaine blanche et des
vessies de porc avec ou sans peinture, pour retrouver l'aspect historique de la
conservation des couleurs avant l'invention des tubes en métal ; des
blocs d'aquarelle Bourgeois dont le peintre conserve le moule en métal
pour imprimer la marque en relief sur la surface ; des flacons, fioles et tubes
à essai en verre. Le mur à gauche de l'escalier (Fig. 28) porte
une petite étagère en bois suspendue, avec les vingt-quatre
pigments anciens, dans des bocaux de verre à bouchons en liège. A
ses côtés, figurent des palettes de toutes tailles, des sabres
pour imprimer les toiles, un miroir convexe. En dessous de la baie
vitrée (Fig. 30) sont rangées les huiles, colles et les pinceaux
à sécher. L'ensemble de l'atelier est visible dans la
vidéo de Hiam El Ali, Usage retrouvé d'une technique
perdue, faite en 1990. L'intérieur en 2021-2022 a cependant un peu
changé.
Le meuble (Fig. 34) qui a fait l'objet d'une plus longue
étude de notre part, est celui recouvert de granit et monté sur
des roulettes. Il porte souvent des pinceaux fins. Ce meuble se divise en
quatre demi-tiroirs (Fig. 40) en haut, dont deux ont des étiquettes
«broyage» et «couleurs». Puis quatre tiroirs dont les
étiquettes sont en couleurs et répartis ainsi, de haut en bas :
bleu-vert, noir-blanc, jaune-beige, rouge-orange (Fig. 35 à 38). Chaque
grand tiroir a fait l'objet d'un inventaire minutieux avec des photographies
pour chaque élément (Tableau 1). Dans ces tiroirs sont donc
contenus les pigments, le plus souvent dans les bocaux en verre avec bouchons
en liège, comme ceux de l'étagère en bois avec les
pigments anciens. Chaque bocal porte une étiquette manuscrite indiquant
le nom du pigment, et souvent sa provenance. Ces étiquettes sont en
papier collées sur la face en verre, ou plus rarement sur le bouchon en
liège. Nous devons préciser qu'il s'agit là d'une
description valable pour le plus grand nombre des pigments. Il y a toutefois
des exceptions car certains pigments sont contenus dans des flacons de
plastique, ou encore dans leur conteneur d'origine lors de leur achat, et
d'autres encore n'ont pas d'étiquettes permettant de connaître
leur nature ou leur provenance.
24
C. La formation d'une collection : le contexte de la
collecte des
matériaux
Pour mieux comprendre la collection des matériaux de
l'atelier de Claude Yvel, nous allons nous intéresser au contexte menant
à sa formation. La collecte s'est faite en lien avec la pratique de son
art, bien entendu, mais la quantité dépasse largement les besoins
du peintre. En effet, pour ne parler que des pigments, la peinture à
l'huile selon la technique des maîtres anciens ne demande l'emploi que
d'environ une trentaine de pigments (Fig. 41). Or, le meuble du peintre, ses
étagères et boîtes, en contiennent beaucoup plus. Les
matériaux, en particulier les pigments, ont une étiquette qui
indique la plupart du temps leur provenance. C'est à partir de ces
indications et des informations qu'il m'a transmises lors de mes visites dans
son atelier, que nous pouvons retracer en partie l'histoire de cette
collecte.
1. Les marchands de couleurs parisiens
L'emplacement de son atelier nous conduit d'abord à
évoquer les marchands de couleurs parisiens. Ceux-ci présentent
des questions complexes, du fait de leur nombre, et leur histoire
récente liée à la montée de grands fournisseurs
internationaux. L'histoire des marchands de couleurs au XIXème a fait
l'objet d'une thèse par Clotilde Roth-Meyer90, mais aucun
ouvrage ne nous est connu sur cette question pour le XXème
siècle. Néanmoins, une ouverture dans cette thèse
évoque la différence entre le nombre croissant de ces marchands
au XIXème, et l'arrêt de son évolution à partir de
la Première Guerre mondiale. D'après un entretien avec monsieur
Dominique Sennelier91 en 2001, elle parle de sept à huit
marchands dans le quartier de l'Ecole des Beaux-Arts en 1960, contre
quarante-quatre en 189992. Il y a donc une disparition
attestée des marchands de couleurs parisiens au XXème
siècle.
90 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs
à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004
91 Dominique Sennelier (1938 -), petit-fils de
Gustave Sennelier (? - 1929), créateur de la marque, propriétaire
et développeur de l'activité de la société
Sennelier dans les deux magasins de Paris, 3 quai Voltaire et 4 bis rue de la
Grande-Chaumière.
92 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs
à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p.11
25
Parmi ces marchands, nous savons que Claude Yvel se fournissait
chez des enseignes comme "À la Momie», Le Bon Broyeur, et des
fabricants très reconnus déjà à l'international,
comme Lefranc Bourgeois et Sennelier. Le Bon Broyeur (Fig. 45) est une enseigne
pour vanter la qualité de broyage, mais c'est une désignation
commune à trois marchands de couleurs connus au XIXème, Leroy,
Malet et Picou93, selon Clotilde Roth-Meyer. Nous avons
relevé sept pigments provenant de cette boutique dans la collection de
Claude Yvel.
Sennelier (Fig. 46) est une provenance qui est bien connue,
puisque son activité est toujours actuelle. Nous pouvons préciser
qu'il s'agit d'un fabricant de couleurs fines depuis 1887. Il est à la
fois revendeur et fabricant. Son fondateur est Gustave Sennelier, ancien
employé de la maison Lefranc, qui est devenu son concurrent grâce
à cette entreprise familiale dont la tradition perdure jusqu'à
nos jours. Cette marque est réputée pour la vente de ses pigments
naturels, cependant le fonds de Claude Yvel ne comporte que six pigments de
cette provenance.
En effet, la majorité du fonds se compose des pigments
Lefranc Bourgeois, raison pour laquelle ils seront davantage
développés par la suite. Nous pouvons dès lors noter que
certaines étiquettes précisaient seulement Lefranc ou Bourgeois,
tandis que d'autres avaient la mention «L.B.». Cette précision
donne une indication sur leur date, puisque la fusion de ces deux marques ne se
fait qu'en 1965. De plus, les pigments et les gommes ont été
collectés dans les anciennes usines de Lefranc et Bourgeois
Aîné, avant que celles-ci ne soient déplacées au
Mans après leur fusion puis leur rachat par Colart94 en 1982.
Avant sa destruction, Claude Yvel a immortalisé l'usine Lefranc à
Issy-les-Moulineaux dans une de ses peintures95.
Nous pouvons nous concentrer davantage sur le cas que
présente l'enseigne «A la Momie», car c'est un exemple de
l'évolution récente de cette profession de
93 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs
à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004
94 Colart, ou Col'Art, est une entreprise
fondée en 1991 par Lindéngruppen, basée à Londres,
spécialisée dans le commerce du matériel pour artiste.
Colart regroupe les marques Winsor & Newton, Lefranc Bourgeois, Liquitex,
Conté à Paris, Snazaroo, L'éléphant.
95 Claude Yvel, Usine Lefranc, 1970, Paris,
collection N.P. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig. 8.
26
marchand de couleurs parisiens, qui a été
étudié par le Musée des Arts et Traditions
Populaires96 pour leur exposition «Des teintes et des
couleurs» en 1988, et qui se trouve particulièrement bien
représenté en termes de quantité de matériaux dans
la collection de Claude Yvel. «A la Momie» désigne une
enseigne d'une boutique de couleurs et vernis, fondée en 1712 et
fermée en 1983. Le dernier gérant, bien connu de Claude Yvel,
était monsieur René Touvron qui a pu transmettre l'histoire de
cette boutique aux personnes chargées par le Musée des Arts et
Traditions populaires de collecter les matériaux en 1983. Ce magasin
était situé place du Châtelet à l'origine, dans la
même rue que l'enseigne Au Bon Broyeur. Mais au XXème
siècle, monsieur Touvron a dû la déménager dans un
garage au 32-34 rue Blondel. Cette enseigne tient son nom de «la
momie», une «drogue importée d'Egypte dont on tire des
pigments noirs ou bruns»97. Elle avait la réputation de
vendre des matières naturelles depuis sa fondation jusqu'en 1983, et des
produits rares et anciens, bien que les réserves ne datent pas du
XVIIIème. L'étude menée par le musée des Arts et
Traditions Populaires révèle l'importance de la collection des
verts Milori de l'enseigne. A. Milori98 était un fabricant de
couleurs au XIXème, réputé pour la qualité de son
bleu de Prusse, et dont une collection de pigments vert porte désormais
le nom. Claude Yvel conserve dans son atelier les verts Milori n°1, 2, 3
et 4 provenant de «A la Momie», parmi de nombreux autres pigments.
C'est une des caractéristiques qui rend sa collection de
matériaux exceptionnelle, d'autant plus que comme nous l'avons dit, ce
magasin est désormais fermé. Claude Yvel a été
averti de cette fermeture et a donc pu collecter un bon nombre de ces pigments.
Ces matériaux étaient en effet destinés d'abord à
une clientèle de peintres de profession et d'élèves de
l'Ecole des Beaux-Arts, ce qui est encore une garantie de qualité. Cette
clientèle a été reprise par le demi-grossiste H.M.B.,
situé rue Saint-Nicolas dans le 12e arrondissement de Paris.
Cette marque H.M.B. est présente sur l'étiquette
d'un seul pigment dans la collection de Claude Yvel. Cette entreprise a
été fondée en 1889, à Paris. En priorité
96 Musée des Arts et Traditions populaires
était un musée national fondé en 1937 par Georges Henri
Rivière (Paris, 1897 - Louveciennes, 1985), fermé en 2005. Ses
collections forment le fonds principal du Musée des civilisations de
l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM) ouvert à Marseille
en 2013.
97 Martine Jaoul, Des teintes et des
couleurs, Paris, 1988, p.36
98 A. Milori avait une boutique située
près de l'Hôtel de Ville, dont le succès était
reconnu dès 1835.
27
tournée vers les matériaux concernant les
métiers du bois, elle est encore en activité actuellement, et
revend des produits beaux-arts de marques comme Winsor & Newton et Lefranc
Bourgeois, entre autres. Elle est connue sous la mention HMB-BDA
principalement.
Nous avons relevé aussi des provenances qui ne sont pas
des marques de magasins ou marchands, mais dont les noms concernent directement
le milieu artistique parisien. Il s'agit de la mention Limet et Paulet sur les
étiquettes. L'indication Limet se retrouve pour huit pigments. Claude
Yvel m'a précisé que ce nom désignait le fils du patineur
de bronze préféré de Rodin, nommé Jean
François Limet (1855-1941), aussi connu pour être un photographe
amateur avec une formation de peintre. Son fils était établi
à la Cité Verte, lieu où s'est formé Claude Yvel
auprès d'Henri Cadiou, comme nous l'avons vu précédemment.
Ce serait donc de lui que proviendrait ces pigments. Quant à Paulet il
s'agirait de Pierre Paulet (1894-1978), restaurateur des peintures des
musées nationaux. Mais seulement un pigment porte ce nom sur
l'étiquette.
2. Les anciennes mines d'ocre
Un autre ensemble de pigments peut être relié aux
anciennes mines d'exploitation à Roussillon et en Bourgogne, pour ce qui
est des ocres. Les étiquettes y faisant référence portent
les noms Okhra, Gargas, Plantes et couleurs, Sauilly, Sofolux99
Auxerre et Lechiche. Okhra (Fig. 49) est l'ancienne usine de productions
d'ocre, fondée par Camille Mathieu à Roussillon. Son
activité s'étend de 1921 à 1963. C'est donc une usine
fermée, transformée actuellement en écomusée de
l'ocre et qui vend toujours ces pigments, réputés pour être
naturels et inaltérables. Quatre pigments sont
référencés sous cette marque dans l'atelier de Claude
Yvel. Nous pouvons noter que l'écomusée propose les livres de
Claude Yvel sur les techniques des maîtres anciens sur son magasin en
ligne. Les liens sont affirmés par le fait que le peintre a
enseigné ces techniques au Conservatoire des ocres et de la couleur
à Roussillon depuis 1999. Dans la même région se trouve
Gargas (Fig. 50), commune
99 Transcription hypothétique du nom manuscrit
sur une étiquette de boîte à pigment : Sofolux ou
Sofrolux.
28
exploitant la mine d'ocre de Bruoux à partir de 1848, et
ce pendant un peu plus d'un siècle. La mine perd son activité
après la Seconde Guerre mondiale, comme ce fut le cas pour toutes les
ocreries à cause de la concurrence de la chimie allemande. Un pigment de
Claude Yvel est référencé sous ce nom. De même pour
le pigment nommé Gaude jaune moyen, son étiquette indique le nom
et l'adresse de son fabricant : Plantes et couleurs, 20 rue Jean d'Autant,
84360 Lauris. Cette entreprise était domiciliée à Le
Faouet, et possédait un établissement secondaire à Lauris.
Spécialisé dans la fabrication de colorants et pigments, cet
établissement a ouvert en 1993, et est fermé depuis 2018. Pour
Sauilly (Fig. 48), il s'agit de l'ancienne ocrerie en Bourgogne,
exploitée avant la Révolution par les Hollandais100,
devenue une entreprise familiale dans le deuxième quart du XIXème
siècle, et restée en activité jusqu'en 1961101.
Claude Yvel relie l'histoire de l'exploitation de la mine à celle des
techniques des maîtres anciens de Hollande. Ces derniers calcinaient la
terre dans un creuset fermé, ce qui permet d'obtenir une belle ocre
très couvrante. Cette terre de Sauilly associée à la
redécouverte de cette technique, permet de faire un pas de plus pour se
rapprocher de la manière des maîtres anciens de Hollande. Ainsi,
Claude Yvel possède cinq terres provenant de cette mine. La mention
Lechiche (Fig. 47) ne se retrouve que pour le pigment annoté «noir
de Grugy» pour Gurgy, terrain argileux produisant du carbonate de fer.
Lechiche & Cie est l'exploitant de la mine de Sauilly, et intègre la
Société des Ocres de France en 1901. Ce qui rend ces pigments
exceptionnels, c'est à la fois leur rareté, depuis que la mine a
cessé sa production en 1961, mais aussi la redécouverte de la
technique ancienne qui leur est associée. Quant à Sofrolux
Auxerre, ce serait le nom de l'exploitant de la mine en Bourgogne, selon Claude
Yvel. Seulement un pigment est annoté à ce nom.
3. Des provenances mondiales
Beaucoup d'étiquettes donnent une provenance de marques
à l'étranger. Les pays représentés sont les
Etats-Unis, l'Italie, l'Allemagne, la Suisse, l'Angleterre et la Belgique. Ces
marques sont souvent les plus réputées dans leur pays d'origine
pour
100 YVEL, 2003, p.87.
101 Base Mérimée, Ancienne ocrerie de Sauilly,
2001, Notice PA89000018
29
la qualité de leurs matériaux destinés
à l'usage des artistes. Elles représentent aussi l'histoire du
peintre par ses voyages et les liens qu'il a pu nouer avec un fabricant ou un
artiste étranger.
Pour les Etats-Unis, où il a voyagé pour des
expositions depuis 1971, nous notons deux marques : Rublev colours, sur un
bocal de pigment, et Fezandie, pour deux bocaux de jaune de Naples. Rublev
colours est une marque de Natural Pigments, une société
basée en Californie. Ils sont spécialisés dans la
fourniture de matériaux rares utilisés dans la peinture depuis la
préhistoire jusqu'au XIXème siècle pour les artistes.
Cependant, Fezandie soulève deux hypothèses pour sa provenance.
Claude Yvel avait des doutes quant à l'origine de cette marque, et avait
mentionné Venise. Mais lors des recherches, j'ai pu constater que
Fezandie était connue de la matériauthèque d'Harvard sous
le nom Fezandie & Sperrle (Fig. 51), dont l'adresse se trouve à New
York, au 103 Lafayette Street (Fig. 52).
L'Italie est très représentée dans la
collection de Claude Yvel avec les marques Zecchi, pour douze pigments, et
Maimeri, pour sept pigments. Zecchi est une boutique à Florence dont les
recherches sur les pigments correspondent parfaitement avec les
démarches de Claude Yvel. La marque s'attache à vendre les
pigments employés à la Renaissance, d'après des
études menées sur le traité de Cennino Cennini, Il
Libro dell'Arte, écrit durant la dernière décennie du
XIVème siècle. De plus la qualité de leurs
matériaux est certifiée par l'usage qui en est fait pour des
restaurations d'oeuvres florentines et internationales. Zecchi est toujours en
activité et diffuse la liste des pigments anciens avec leur composition
chimique. Quant à Maimeri, toujours en activité également,
la marque revendique une fabrication à la fois artisanale et
industrielle, et essaye de reproduire des recettes anciennes avec des
ingrédients synthétiques.
L'Allemagne est représentée par les noms Schmincke
et Kremer, pour lesquels la collection comprend respectivement un et cinq
pigments. Schmincke est actuellement ce qu'on appelle un «géant des
beaux-arts», car c'est un fabricant et revendeur international de
nombreuses marques de matériaux pour artistes. Sa réputation se
fonde sur les recettes traditionnelles mêlant résine, huile et
couleur, datant de la période précédant l'invention du
tube métallique, retrouvées par les
30
coloristes chimistes Hermann Schmincke et Joseph Horadam.
L'histoire partagée avec Kremer est bien plus importante, car Claude
Yvel connaît personnellement son dirigeant avec lequel il a mené
les recherches sur l'huile noire pour le convaincre de l'importance de cette
découverte. Kremer est donc aujourd'hui le producteur exclusif de
l'huile noire Claude Yvel. Depuis 1977, Kremer tient sa réputation de
qualité pour ses produits servant pour la restauration et les
artistes.
Lachenmeier Farben est une marque de revendeurs de
matériel pour artistes en Suisse. Claude Yvel conserve le vert de
Schweinfurt, seul pigment de sa collection mentionnant cette entreprise.
La marque Winsor & Newton (Fig. 53) représente
l'Angleterre sur trois bocaux de pigments. Fondée en 1832 à
Londres, elle émerge grâce à la collaboration entre le
scientifique William Winsor et l'artiste Henry Newton. Ils insistent sur les
caractères stable et permanent de leurs pigments. Ceux présents
dans la collection de Claude Yvel datent d'avant le rachat de la marque par
Colart en 1990.
Les marques étrangères se terminent par celle
fondée par un fabricant belge, Jacques Blockx (1844-1913), auteur du
Compendium à l'usage des artistes peintres et des amateurs de
tableaux102 (Fig. 54). Les pigments sous ce nom appartenant
à Claude Yvel sont au nombre de quatre. Ceux-ci sont
réputés pour leur solidité : notés sept sur huit,
sur l'Echelle de laine bleue.
Les étiquettes mentionnent de nombreuses provenances qui
ne sont plus des marques mais des lieux, villes, régions ou pays. Ces
lieux sont à relier avec les voyages de Claude Yvel et les liens qu'il a
tissé avec certaines personnes qui viennent désormais dans son
atelier lui apporter des pigments. C'est le cas pour les pigments venus du
Japon, où le peintre n'a jamais voyagé. De Chine, viennent
plusieurs pigments du fait de ses nombreux voyages pour y enseigner la
technique de peinture occidentale des anciens. Nous pouvons faire mention de
terre brûlée, orpiment, cinabre et blanc de coquille. Les
provenances géographiques sont aussi l'Inde, la Wallonie, Berne,
Bâle. Le plus important dans cette section est le blanc de
102 BLOCKX, 1922.
31
plomb venu de Klagenfurt, ville en Autriche. Il est
présent dans l'atelier de Claude Yvel sous forme de pains, encore dans
leur papier d'emballage d'origine portant la marque imprimée de la
ville. Le blanc de plomb sous cette forme ne se fabrique plus, car il est
considéré dangereux pour la santé depuis la loi de
1909103 règlementant son usage. Le blanc autrichien
était très réputé pour sa blancheur et son plomb
très pur provenant de Bleiberg en Carinthie104. Claude Yvel
nous livre ce procédé autrichien et son usage connu depuis
l'antiquité dans ses écrits.
4. Des provenances inconnues
Certaines étiquettes portent des noms qui n'ont pas pu
être retrouvés dans l'état actuel de nos recherches. Il
s'agit de Labosciences, qui était un chimiste Boulevard Saint-Germain
selon Claude Yvel, Lumicolor, La Borderie, Sirche P. de V. Nous pouvons
remarquer l'emploi fréquent de la mention Ferramenta. Ce mot signifie
quincaillerie en italien et désigne une provenance inexacte souvent le
marché aux puces. Il est nécessaire de dire ici que de nombreux
pigments ne portent pas de nom indiquant une provenance, ni même de nom
pour désigner leur contenu. Quant à d'autres, il s'agit de
préparations «home made» pour citer leurs
étiquettes.
La collecte de ces pigments s'est faite dans un contexte de
disparition progressive du métier de marchands de couleurs à
Paris après la Seconde Guerre mondiale, et de la fermeture des anciennes
mines d'ocre. Ces domaines sont repris par de grandes firmes et
sociétés internationales, ou bien sont remplacés par
l'emploi de produits synthétiques. Nous en avons vu des exemples plus
haut. Mais aussi dans un contexte de déplacement d'anciennes usines
comme celle de Lefranc et Bourgeois. Les matériaux
récupérés datent de cette époque et ne sont donc
plus, pour la plupart commercialisés. Leur provenance ainsi que leur
date de production rendent cette collection davantage précieuse aux yeux
des historiens d'art et des restaurateurs. Claude Yvel a dressé la liste
des revendeurs de matériaux pour artiste
103 Loi du 20 juillet 1909 entrée en vigueur le
1er janvier 1915, « interdit l'usage de la céruse et des
composés de plomb dans la peinture en bâtiment » (Judith
Rainhorn).
104 YVEL, 2003, p.84
32
dans son livre, auprès desquels il est encore possible de
trouver des pigments rares, des huiles et un outillage pour pratiquer la
peinture à la manière des maîtres anciens.
Nous pouvons dès lors constater l'importance de la
collection de matériaux du peintre Claude Yvel. Celle-ci se fonde sur
les caractères ancien et unique qui lui sont propres. Ancien par la
volonté du peintre de pratiquer la peinture à l'huile selon les
techniques des maîtres anciens, et d'après la date de collecte et
la période probable de production de certains d'entre eux. Unique
grâce à la conservation de pigments provenant d'usines et ocreries
actuellement fermées. Mais elle se fonde aussi sur le fait que ce
rassemblement de matériaux a fait l'objet d'une collecte
réfléchie, dépassant les limites de la simple utilisation
par le peintre. Les pigments qu'il utilise vraiment pour ses oeuvres sont de
quantité bien plus restreinte. Ainsi les matériaux n'ont pas tous
la valeur d'usage pour laquelle ils étaient destinés à
l'origine. Ils sont même exposés sur les étagères
depuis des dizaines d'années pour certains, sans qu'ils aient
été employés. Ils ont été
étudiés pour les recherches de Claude Yvel publiées dans
ses livres, mais surtout, représentés dans ses peintures, ils en
sont souvent le sujet principal. Nous nous trouvons donc bien dans le cas d'une
véritable collection, à valeur unique, dont la quantité et
la diversité nous amènent à devoir restreindre notre champ
d'étude pour ce mémoire. Nous nous concentrerons donc davantage
sur les matériaux Lefranc Bourgeois par la suite.
II. Les matériaux Lefranc Bourgeois
Dans cette deuxième partie, nous allons nous
intéresser plus spécifiquement aux matériaux Lefranc
Bourgeois présents dans l'atelier de Claude Yvel. Cette étude
concerne aussi leurs ancêtres, les fabricants Lefranc et Bourgeois
Aîné que Claude Yvel connaissait bien avant leur fusion. Ce choix
a été guidé d'abord par l'importance en termes de
quantité que représentent ces matériaux, pigments, gommes
et huiles, et l'histoire de la collaboration qui relie plus étroitement
le peintre à ce fabricant. De plus, Lefranc Bourgeois a
été plus largement documenté que les autres fabricants de
couleurs et matériaux pour artistes. La marque est aujourd'hui
mondialement connue et encore en activité, elle propose les services
selon les mêmes principes depuis le
33
XVIIIème siècle. De plus, cette entreprise
étant largement connue du milieu artistique, en France et à
l'international, ce travail mené sur ces matériaux concerne de
nombreuses oeuvres d'artistes, réalisées dans la seconde
moitié du XXème siècle, en même temps que celles de
Claude Yvel.
A. Point historique
1. Histoire de l'entreprise Lefranc Bourgeois
Lefranc Bourgeois est le nom pris récemment par
l'entreprise après la fusion de Lefranc et de Bourgeois
Aîné en 1965. L'histoire de chacune des deux marques a des
origines bien plus anciennes, que nous allons voir ensuite. Ce rapide
historique de leurs créations jusqu'à nos jours, nous permettra
de saisir les raisons pour lesquelles Claude Yvel a privilégié
l'emploi de leurs matériaux et cherché à les collecter
pour les conserver, d'une part. Et d'autre part, cela nous amènera
à comprendre pourquoi l'entreprise a collaboré avec le peintre
pour vendre la création de ses nouveaux produits.
Pour commencer la rapide histoire de Lefranc, nous pouvons faire
remonter ses origines en 1720. C'est la date à laquelle Charles Laclef
ou de La Clef s'installe au coin de la rue Princesse et de la rue du Four pour
y établir sa boutique (Fig. 55). La famille Laclef, artiste-peintre et
marchand de couleur de père en fils, est l'ancêtre maternel direct
de la famille Lefranc. La grande marque prend donc ses racines par ce commerce
d'épices dans le quartier de Saint-Germain à Paris. Ces locaux
marquent la longévité et la stabilité de la tradition
familiale de l'entreprise, car ils seront occupés par Lefranc jusqu'en
1912, date de la démolition de cet hôtel particulier. Dès
1753, la marque augmente son prestige : Charles Laclef est le fournisseur
officiel des peintures du château de Versailles. Son travail le
mène à «formuler des couleurs pures, stables, et non
nocives»105. Sa renommée s'étend alors
auprès des artistes et du public. En 1775, l'enseigne «A la clef
d'argent» est fondée par Jean-Baptiste Laclef, fils de Charles
Laclef. En 1825, l'entreprise familiale prend
105 Site officiel de la marque Lefranc Bourgeois :
https://www.lefrancbourgeois.com/fr/accueil/heritage-savoir-faire/#de-1720-a-2017
34
le nom de Lefranc Frères sous Jules et Alphonse Lefranc.
En 1836, les frères Lefranc font bâtir une usine à Grenelle
(Fig. 57), spécialisée dans la fabrication des couleurs et vernis
pour l'industrie et le bâtiment. Il s'agit de la première usine en
France consacrée à la fabrication des couleurs et vernis, pour
surpasser la concurrence anglaise de Winsor & Newton. En 1859, Lefranc
marque un impact considérable dans le domaine artistique grâce
à la commercialisation de tubes améliorés par le bouchon
à vis pour mieux conserver les couleurs grâce à cette
fermeture étanche, permettant ainsi aux artistes de peindre en plein air
: la marque s'adapte aux volontés des artistes paysagistes puis
impressionnistes. Le véritable tournant s'opère donc avec
Alexandre Lefranc. Dans les années 1870, il lui donne sa dimension
industrielle. 1867 est la date du déménagement de l'usine de
Grenelle vers Issy-les-Moulineaux (Fig. 58), à cause de l'extension des
limites de Paris. L'usine ne devait pas se trouver à l'intérieur
de l'enceinte car elle était jugée
« insalubre, dangereux et incommode »106.
C'est lui aussi qui fait mener des recherches et examens scientifiques sur les
oeuvres anciennes pour se rapprocher des techniques picturales présentes
en Flandres et à Venise aux XVIème et XVIIème
siècles. De ces recherches découlent la création et la
vente des médiums Flamands et Vénitiens, mais aussi la mise
à l'écart de matériaux dangereux ou non solides.
Par-là, Alexandre Lefranc s'inscrit dans la lignée directe des
principes initiés par Charles Laclef, et qui sont restés depuis
les fondements de la maison Lefranc Bourgeois. C'est à partir de cette
époque aussi que les découvertes des couleurs s'enchaînent
et font la réputation de l'entreprise : le Jaune de Naples,
flatté par le peintre Jean-François Millet107, les
laques provenant de la garance naturelle, venues de Strasbourg après la
guerre de 1870, le Vert de Cadmium en 1911, le Bleu Saphir en 1913, les Rouges
et Verts de Cadmium, réputés pour leur opacité et leur
résistance à la lumière, le Blanc de Titane très
couvrant en 1922, et une gamme de couleurs transparentes conçues pour
les glacis en 1950. En 1885, l'entreprise change son nom en Lefranc&Cie, et
vend ses produits en Italie, Belgique et Allemagne.
106 Pascal Labreuche, Pratique des Arts, Lefranc Bourgeois
- Histoire de marque, France, Diverti Editions, Hors-série
août 2020, p.7
107 Jean-François Millet (Gruchy, 1814 - Barbizon, 1875),
peintre, pastelliste, graveur et dessinateur français.
35
La réputation de l'entreprise Lefranc n'est donc plus
à faire. La qualité de leurs matériaux est connue,
reconnue et vérifiée. Lefranc se spécialise autant dans
les couleurs fines pour les peintures sur chevalet, que dans les couleurs plus
grossières pour la décoration, lesquelles sont très
appréciées par Gauguin qui écrit qu'il les trouve
meilleures108. Lefranc réunit les activités de
commerçant et fabricant, dont les produits sont revendus par de nombreux
marchands de couleurs parisiens dès le XIXème siècle.
Clotilde Roth-Meyer recense une cinquantaine de marchands concernés par
cette action de revente entre 1876 et 1877. Le guide Labreuche dispose du plan
interactif en ligne, répertoriant toute l'activité des
implantations géographiques des boutiques, bureaux et usines des marques
Lefranc, Bourgeois Aîné et Lefranc Bourgeois.
Parallèlement à l'expansion mondiale de
l'entreprise Lefranc, l'histoire de Bourgeois se forme depuis 1867, date de la
création de Bourgeois par Joseph Bourgeois Aîné. Il
découvre «la manière d'extraire la garance pour la mise au
point de la laque de garance»109, et établit son
commerce à Paris, au 31 rue du Caire, et son usine au 22 rue Claude
Tillier et 20 passage du Génie de 1867 à 1965. Cependant
l'histoire semble bien plus ancienne, puisqu'elle prend ses racines au
début du XIXème siècle lorsque Charles
Bourgeois110, peintre, chimiste et fabricant de couleurs, publie en
1823 une édition révisée grâce aux connaissances de
la chimie moderne, du traité de Watin111. Charles Bourgeois
monte une enseigne quai de l'Ecole, nommée « Au spectre solaire
». Il prend pour mission de « fournir aux artistes des
matériaux aussi beaux et durables que ceux des maîtres anciens
»112. A ce titre, le carmin rouge, la laque de garance et le
jaune d'étain deviennent sa spécialité. La reconnaissance
de ses produits s'opère en 1814, grâce à l'article dans le
Journal des Arts d'Alissan de Chazet113, qui recommande la
qualité des couleurs
108 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs à
Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p.118
109 Archives de l'ancien site officiel de Lefranc Bourgeois
https://web.archive.org/web/20160527205612/http://www.lefranc-bourgeois.com/beaux-arts/produits-HISThistorique.html
110 Charles Bourgeois (1759 - 1832), L'art du peintre, doreur
et vernisseur, Paris Belin-Leprieur, 1823
111 Jean-Félix Watin (1728 - ?), L'art du peintre,
doreur, vernisseur, Paris, Chez Grangé, imprimeur-libraire, au
Cabinet Littéraire, 1774.
112 LABREUCHE, 2011, p.155
113 René André Balthazar Alissan de Chazet
(Paris, 1774 - Paris, 1844), auteur dramatique, poète, romancier
français.
36
vendues par Charles Bourgeois, après avoir constaté
des altérations chromatiques rapides lors des Salons
précédents dès 1800 environ. Ceci constitue l'histoire
ancienne de Bourgeois qui deviendra ensuite l'entreprise que nous connaissons.
Cependant Bourgeois prend le tournant industriel dans le siècle suivant.
De 1897 à 1912, nous lui connaissons une usine à Montreuil, 57
rue Armand-Carrel. L'entreprise déménage de 1912 à 1938 au
18 rue de la Croix-des-Petits-Champs, puis de 1938 à 1965, son usine et
ses bureaux se trouvent au 18 passage du Génie. La marque s'attache elle
aussi à la confection des couleurs «non dangereuses", et devient
par là un concurrent sérieux de Lefranc. En 1955, Bourgeois lance
la gamme Flashe, première peinture vinylique. Ce sont des couleurs
synthétiques stables, indélébiles, au rendu mat et
velouté, et proposant un séchage rapide et une très bonne
adhérence sur de nombreux supports.
L'histoire de Bourgeois est moins documentée que celle de
Lefranc qui la publie depuis 1880-1890, et lance leur agenda
«Mémento Lefranc» en 1908. Pour Bourgeois, les archives sont
conservées par Colart au Mans, et c'est une série de photos
datant du début du XXème siècle qui permet de documenter
sur l'ampleur de la société via la taille du magasin, des usines,
du stock de leur production, et de leurs machines114. Les ouvrages
édités par Bourgeois sont davantage tournés vers les
amateurs et débutants pour démocratiser la pratique de la
peinture. Ces ouvrages portent donc des noms comme La peinture
vaporisée, ou encore Nouveau procédé de
décoration n'exigeant aucune notion de dessin ou de
peinture115.
Ces deux entreprises ont pu réunir leurs points communs et
leurs qualités en 1965. La société s'installe ensuite au
Mans en 1966, qui est toujours le lieu regroupant l'usine et le siège
social. En 1982, le groupe AB Wilh. Becker, formé par Carl Wilhelm
Becker en 1865, reprend l'entreprise Lefranc Bourgeois. Celle-ci fait
désormais partie de la compagnie Colart, gérée par le
groupe AB Wilh. Becker, lui-même détenu par Lindéngruppen,
entreprise familiale suédoise axée sur le développement
des entreprises industrielles.
114 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs à
Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p.165
115 Idem, p.247
37
2. Lefranc Bourgeois et les artistes : la collaboration
avec Claude Yvel
Ce lien avec les artistes constitue l'une des
particularités de la politique commerciale innovante de Lefranc.
L'entreprise suit la tradition ancienne qui combine le marchand et fabricant de
couleurs à l'activité de marchand d'art. Elle fait tout pour
accompagner les artistes dans tous les aspects pratiques de leur
carrière, et ceci grâce à l'édition, la
domiciliation lors des Salons, ou encore l'organisation d'expositions. Lefranc
publie des ouvrages pour les artistes et les amateurs, dont la revue
trimestrielle Memento Lefranc de 1909 à 1939, devenue L'Art
de la couleur. Cette revue permet aux spécialistes des couleurs,
critiques d'art et autres personnalités de s'exprimer sur les sujets
pour en faire part à un public de spécialistes ou d'amateurs. De
plus, Lefranc loge les artistes provinciaux lors des Salons, dans la boutique
Lefranc dans les années 1840 jusqu'à la fin du XIXème
siècle environ. Ces activités se complètent par
l'organisation d'expositions, qui ont lieu dans une salle dédiée
au plafond vitré, au sein du siège de la société
rue de la Ville-l'Evêque (Fig. 61). C'est la galerie Alexandre Lefranc,
mise à la disposition des artistes pendant plusieurs
décennies.
Alors que Lefranc est devenue une marque de fabrication de
couleurs à l'échelle mondiale, la production industrielle en
grande quantité soulève la méfiance des artistes. Pour
conserver la confiance et le lien avec les artistes, Lefranc initie les
collaborations avec des peintres, aboutissant à la création et la
vente de nouveaux produits, depuis les années 1880. Cette
démarche permettant aux artistes de partager leurs recherches avec des
professionnels, se retrouve pourtant dès l'origine de la marque Lefranc
en 1720. En effet, c'est ce travail commun entre le marchand de pigments et
d'épices à la fois apothicaire, Charles Laclef et le peintre
Chardin qui initie cette démarche et fait naître cette industrie
des beaux-arts. La fonction de Laclef est d'abord de remplacer les
élèves pour le broyage des pigments et l'élaboration des
liants.
38
Mais la première collaboration de Lefranc à
proprement parler, se fait dans les années 1880 avec le peintre
Jean-Georges Vibert116. Vibert est davantage connu pour ses
activités de chimiste et la création de ses produits, que pour
ses oeuvres peintes. Il s'attache à la reconstitution de
procédés anciens par ses recherches sur le vernis pour la
peinture à l'huile et les recettes d'anciens procédés de
couleurs de la peinture à l'oeuf. Ce qui permet à Lefranc de
publier en 1890 la Notice sur les vernis au pétrole employés
pour la peinture à l'huile tiré de son Extrait du cours
à l'Ecole des beaux-Arts sur les procédés matériels
de la peinture. La gamme de produits Vibert est fabriquée en
collaboration avec Lefranc&Cie, et le vernis à retoucher surfin de
Vibert porte toujours son nom et est encore en vente dans le magasin Lefranc
Bourgeois. Par cette collaboration, Vibert montre que l'usine fournit toutes
les garanties pour une bonne fabrication de ses produits. Ce premier essai
devient un modèle pour les autres artistes, car son succès ne se
dément pas encore aujourd'hui. Ces collaborations favorisent tout autant
les peintres que le fabricant. Pour les peintres, leurs recherches ont cette
possibilité d'être matérialisées pour
améliorer leurs procédés. Pour le fabricant
«l'invention et la création de nouveaux produits sont à
l'origine de formidables expansions"117.
L'histoire de la collaboration de Raoul Dufy118 avec
la maison Bourgeois est remarquable pour le développement de la marque.
Elle prend place dans le contexte de la commande à Raoul Dufy d'une
décoration murale pour la paroi courbée du hall du Palais de la
lumière et de l'électricité119, pour
l'Exposition internationale120 de Paris en 1937. Raoul Dufy
réussit une innovation technique spectaculaire dans son oeuvre la
Fée Électricité121. Cette
dernière fait 600m2, et a été
réalisée grâce à une peinture spécialement
mise au point pour cette occasion. Il s'agit d'une peinture
légère, proche de la gouache, qui sèche rapidement. La
matière picturale donne un rendu transparent comme l'aquarelle, permet
une superposition des couches encore fraîches et un séchage de
l'ensemble. La création de cette peinture a sollicité
116 Jean-Georges Vibert (Paris, 1840 - Paris, 1902), peintre et
dramaturge français.
117 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs à
Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p. 133.
118 Raoul Dufy (Havre, 1877 - Forcalquier, 1953), peintre,
dessinateur, graveur, illustrateur français.
119 Palais de la Lumière et de l'Electricité :
commande de la Compagnie Parisienne de Distribution de
l'Électricité à l'architecte Robert Mallet-Stevens (Paris,
1886 - Paris, 1945), sur le Champs de Mars.
120 Exposition internationale à Paris du 25 mai au 25
novembre 1937.
121 Raoul Dufy, Fée Electricité, 1937,
Paris, Musée d'Art Moderne de Paris.
39
l'expertise de Jacques Maroger122 pour son
médium mis au point avec Marc Havel123. Le principe de ce
mélange est une émulsion de «colle de peau allongée
dans l'eau, en émulsion avec la couleur à l'huile plus 10% de
gomme Dammar»124. Cette peinture est la base de l'inspiration
qui mènera au développement de la Flashe, première
peinture vinylique mise au point par Bourgeois Aîné en 1954. Cette
gamme de couleur Flashe est encore à ce jour une icône de la
maison Lefranc Bourgeois. Elle est née de cette première
collaboration, mais en 1980 un autre artiste, Victor Vasarely125, a
participé à son développement. Aujourd'hui, Flashe est
disponible en soixante-seize couleurs, six couleurs fluorescentes et douze
teintes iridescentes. La réussite d'une telle icône dans la
création artistique s'avère être liée à ce
travail d'échange entre des artistes et un fabricant
spécialisé.
Cette réussite amène d'autres fabricants à
proposer aux artistes des collaborations. Ceux-ci auraient donc pu se tourner
vers d'autres entreprises, le choix étant ouvert. Cependant, dans la
seconde moitié du XXème siècle, Claude Yvel a lui aussi
effectué une collaboration avec Lefranc Bourgeois. Il est vrai que la
longue histoire des collaborations donne une certaine garantie aux artistes
quant au succès de la création de leurs produits. Lefranc
Bourgeois est devenu à travers les années un gage de
qualité et de réussite. De plus, nous l'avons vu, depuis
Alexandre Lefranc, c'est une tradition de la marque de s'intéresser aux
procédés anciens. Cet intérêt se retrouve dès
la première collaboration de Lefranc avec le peintre Vibert. C'est
précisément la démarche que suit Claude Yvel, dont les
recherches l'ont mené à redécouvrir les techniques de la
peinture à l'huile des maîtres anciens du XVIème au
XVIIIème siècles. En collaboration avec Lefranc Bourgeois, Claude
Yvel a créé quatre produits : l'huile noire, le vernis gel, les
imprimeures rouge et grise (Annexes III, Tableau 3). Ces produits ne sont
désormais plus commercialisés par cette marque à cause du
plomb présent dans l'huile noire et présentant un danger pour la
santé des artistes, aspect qui se trouve contraire à l'esprit de
l'entreprise Lefranc
122 Jacques Maroger (Paris, 1884 - Baltimore, 1962), peintre,
restaurateur d'oeuvres d'art, chercheur, directeur du laboratoire du
musée du Louvre.
123 Marc Havel (France, 1901- ?), chimiste chez Bourgeois
aîné puis Lefranc Bourgeois. Il a travaillé à la
création de la Flashe, gamme de peinture iconique de Lefranc Bourgeois,
dans les années 1950.
124 Pratique des Arts, Lefranc Bourgeois - Histoire de
marque, France, Diverti Editions, Hors-série août 2020,
p.27.
125 Victor Vasarely (Pécs, 1906 - Paris, 1997), plasticien
hongrois naturalisé français, chef de file de l'art optique.
40
depuis Charles Laclef au XVIIIème siècle. Mais ils
font l'objet d'une fabrication exclusive de la part du fabricant Kremer, mis
à part les imprimeures.
L'histoire de la collaboration de Claude Yvel avec les usines
Lefranc Bourgeois est aussi celle d'une amitié entre un peintre et un
chimiste, Marc Havel. Celle-ci intervient dans un contexte où Lefranc
Bourgeois essayait de vendre de nouveaux produits. Ils faisaient donc tester
leurs nouvelles gammes par les peintres, pour en assurer l'approbation et la
promotion. Les chimistes de l'entreprise venaient apporter les produits
à la Cité fleurie, boulevard Arago, dans l'atelier d'Henri Cadiou
où Claude Yvel travaillait. C'est là que Marc Havel est venu
apporter une première version du vernis-gel, qui sera le point
clé de leur collaboration future. La véritable rencontre entre
Marc Havel et Claude Yvel prend place lors d'une exposition au Musée des
Arts Décoratifs, où monsieur Havel présentait ce gel de
Lefranc Bourgeois.
Les recherches de Marc Havel se sont fondées sur les
livres de Mérimée126 et de Maroger (Annexes II,
Histoire des recherches sur le vernis-gel). Elles ont ainsi abouti à une
première version du vernis-gel, qu'il nomme médium flamand. La
recette est exposée dans son livre La technique du
tableau127, préfacé par Gérald van der
Kemp128. Celui-ci le considère comme une mise au point des
recherches menées depuis soixante-dix ans par Maroger,
Anquetin129 et Paulet. Marc Havel note que «presque toutes les
recettes des manuscrits comportent de la litharge (céruse
calcinée). L'idée est sans doute venue de la médecine, car
ces huiles au plomb s'appellent emplastiques»130. Elles ont
été reprises par Claude Yvel pour la suite. Marc Havel avait
trouvé la preuve visuelle de l'emploi de ce gel dans la peinture
flamande, dans le détail de la palette tenue par saint Luc, du tableau
Saint Luc peignant la Vierge de Maarten van Heemskerck. Claude Yvel
poursuit ce travail sur
126 Jean-François-Léonor Mérimée
(Chambrais (Broglie), 1757 - Paris, 1836), père de Prosper
Mérimée (Paris, 1803 - Cannes, 1870), élève de
David, Gabriel-François Doyen (Paris, 1726 - Saint-Pétersbourg,
1806) et François-André Vincent (Paris, 1746 - Paris, 1816), ami
de Jean-Antoine Chaptal (Badaroux, 1756 - Paris, 1832), directeur de l'Ecole
des Beaux-Arts et cofondateur de la Société d'encouragement pour
l'industrie nationale.
127 HAVEL, 1979.
128 Gérald Auffret Van der Kemp (Charenton-le-Pont, 1912 -
Neuilly-sur-Seine, 2001), conservateur de musée français.
129 Louis Emile Anquetin (Etrépagny, 1861 - Paris, 1932),
peintre français.
130 HAVEL, 1979, p.46.
41
Mérimée en complétant la recherche via les
écrits d'un manuel Roret131, de Théodore Turquet de
Mayerne, M.F.H. Thorps, Eastlake132 et Georges
Halphen133. Eastlake relève une recette du gel
attribuée à Van Dyck134, dans un manuscrit du
XVIIème siècle aujourd'hui perdu. Les incertitudes sont donc
nombreuses autour de l'authenticité de cette recette et sa provenance.
Néanmoins, elle mentionne que la composition du vernis-gel comprend deux
éléments qui doivent être mélangés à
volume égal : une huile cuite avec de la litharge et un vernis au
mastic. La recette attribuée à Van Dyck emploie le blanc de plomb
comme agent siccatif, qui a été remplacé par la litharge
chez Claude Yvel. Les propriétés siccatives de cette
dernière sont très importantes, car c'est un «oxyde naturel
de plomb»135, ou bien du «protoxyde de plomb fondu puis
cristallisé en lames»136. Au contact de cette
matière métallique qui est le plomb, l'huile devient plus
siccative. Cette réaction est possible avec du plomb seul, mais la
litharge étant un protoxyde de plomb, l'oxygène contenu dans ce
produit donne un «effet plus énergique»137 selon A.
Romain138. D'après les expériences comparant plusieurs
matières métalliques, dont le minium, la céruse,
l'acétate de manganèse et la litharge, Thorps en déduit
que la meilleure est la litharge pour son temps de séchage plus court,
la faible proportion nécessaire pour un effet satisfaisant, une
apparence presque incolore. Dans son livre, Claude Yvel donne la recette avec
toutes les étapes de préparation imagées et des conseils
pour garantir la bonne qualité de cette gelée transparente. Les
deux préparations citées dans la recette attribuée
à Van Dyck, sont mélangées à volume égal, et
cinq à dix minutes après, ce mélange prend en
gelée, qui doit être conservée dans un tube
métallique si possible. Pour un résultat limpide et clair, il
faut laisser le temps aux deux préparations de décanter et de
vieillir à l'abri de l'air.
131 Nouveau manuel complet du fabricant de vernis de toute
espèce, Paris, 1977.
132 Sir Charles Lock Eastlake (Plymouth, 1793 - Pise, 1865),
peintre et historien d'art britannique, président de l'Académie
royale de Grande-Bretagne.
133 Georges Halphen (France, 18XX - 19XX), ingénieur
chimiste, chimiste au laboratoire de Ministère du commerce.
134 Antoon van Dyck (Anvers, 1599 - Blackfriars, 1641), peintre
et graveur flamand.
135 Définition de la litharge, premier sens, Dictionnaire
de l'Académie française.
136 Idem, second sens, employé comme tel par Claude
Yvel.
137 A. Romain, Manuels-Roret, Nouveau manuel complet du
fabricant de vernis de toute espèce, Paris, 1977, p.390-391.
138 A. Romain (18XX - 19XX), ingénieur, ancien
élève de l'Ecole Polytechnique.
42
Le vernis-gel de Claude Yvel a été mis au point et
confié à un chimiste139 de Lefranc. Un tube de la
préparation et sa recette sont restés chez Lefranc pendant un
temps sans nouvelles, car le chimiste, en fin de carrière, les avait
laissés et quitté l'entreprise sans s'en occuper. Cependant,
l'histoire se poursuit lorsqu'un autre chimiste du nom de des
Roseaux140, le contacte pour lancer la fabrication de ce produit en
collaboration avec Lefranc Bourgeois. C'est alors le début de cet
échange fructueux entre l'artiste et ce chimiste, qui va conduire
à la fabrication du vernis-gel, de l'huile noire et des imprimeures
rouge et grise.
L'huile noire est une préparation nécessaire pour
obtenir le vernis-gel. Ce liant a été l'objet des recherches de
Mérimée, Maroger, Marc Havel, avant d'aboutir avec Claude Yvel.
Le premier, Mérimée a pris conscience de la présence de la
litharge comme ingrédient principal des médiums anciens puisque
«c'est aussi l'oxyde de plomb qui a le plus d'action sur
l'huile»141. Pour obtenir une huile siccative incolore, il
conseille d'employer de l'huile de lin ou de noix et de la mélanger avec
de la litharge. La litharge doit se trouver sous forme de poudre très
fine pour favoriser sa dissolution dans l'huile lors de la cuisson.
Après cette étape, la surface de l'huile se recouvre d'une mince
pellicule si elle est suffisamment siccative. Sa couleur est brune mais
transparente après un temps de repos. Dès 1830,
Mérimée souligne que la combinaison huile-litharge peut donner
deux sortes de préparations : l'huile noire siccative dont nous venons
de parler, et une sorte de matière emplastique dite savon, dont il
tirera le vernis des Anglais. Il avait aussi compris l'avantage de mettre du
plomb dans l'huile pour favoriser la ductilité du liant et maintenir la
structure de la touche.
Selon Maroger, cette huile noire a été
inventée par Giorgione, et «était la base de la technique
des Italiens de la haute Renaissance et de leurs successeurs jusqu'au
début du XIXe»142. La composition peut se trouver avec
de la céruse (carbonate basique), de la céruse calcinée
(protoxyde de plomb) ou de la litharge
139 Chimiste dont le nom reste inconnu après
interrogations auprès de Claude Yvel et des archives de Colart.
140 Mention d'un B. des Roseaux (peintures Lefranc Bourgeois),
dans Naoko Sonoda, Jean-Paul Rioux, Alain René Duval, Studies in
Conservation, Identification des matériaux synthétiques dans les
peintures modernes. II. Pigments organiques et matière picturale,
Taylor & Francis Group, 1993, p.125.
141 MERIMEE, 1830, p.58.
142 MAROGER, 1986, p.104.
43
(oxyde de plomb). Il en donne toutes les étapes en
précisant les proportions des ingrédients et les degrés de
cuisson à respecter. Maroger souligne aussi les qualités
supérieures de la litharge par rapport aux autres matières
métalliques, car le plomb contenu n'est pas hydraté donc ne forme
pas d'écume lors de la cuisson, de plus «l'huile faite avec de la
litharge est plus épaisse et siccative»143. Il tire la
recette des traités de Watin et de Mayerne, qui conseillent tous deux
d'attendre que le plomb en suspension soit déposé au fond de la
bouteille d'huile, avant d'en faire usage. L'utilisation est aussi
précédée d'une étape de filtrage et
décantation dans une autre bouteille. Le filtrage améliore les
propriété siccative et donne un rendu plus limpide. Pour
contrôler les coulures dues à sa consistance savonneuse et
très fluide, Maroger conseille d'y ajouter de la cire comme les
Italiens.
Claude Yvel en a formulé une recette retrouvée
d'après des traités anciens, dans le manuel Roret, qui est
consultable dans toutes les étapes dans son livre sur les techniques
à l'huile. Ainsi, l'huile noire se compose d'huile de noix
chauffée avec une once de litharge. La cuisson dure deux heures à
une température autour de 105°C à
110°C. La couleur de l'huile évolue de l'orangé
vers le brun clair après cuisson. Sa conservation est très bonne
à l'abri de l'air, mais à la lumière du jour elle se
décolore. Le plomb ajouté à l'huile, a la
propriété de donner de la souplesse à la peinture. Claude
Yvel l'utilise lors du broyage des pigments. Le plomb minéral contenu
dans cette huile est séparé du plomb liquide, lors du filtrage.
Ce jaune de plomb est ainsi stabilisé, comme le massicot. Cependant, les
produits vendus portent la mention poison sur l'étiquette comme l'exige
la loi.
Dans l'atelier, des rouleaux de toiles préparées
sont suspendus au plafond. Ce sont les témoins de la collaboration du
peintre avec Lefranc Bourgeois pour les imprimeures rouge et grise. Ces
dernières étaient commercialisées sous forme de pots.
L'idée de préparer ce produit lui vient de l'observation des tons
différents des carnations de Velasquez. Elles sont tantôt
argentées si le fond est gris, tantôt dorées, si la
préparation est rouge. La recette est présente dans le
traité de Watin, qui conseille d'employer du brun rouge
mélangé à de l'huile de noix cuite avec de la litharge.
Cette préparation obtient ainsi une couleur assez épaisse pour
être étendue
143 Idem, p.105.
44
sur la toile avec un couteau. Le brun rouge peut être un
pigment naturel ou artificiel, obtenu par la calcination de plusieurs types
d'ocres jaunes. Elle a été employée comme couleur unique,
ou bien comme une première couche préparatoire avant d'être
recouverte d'un gris composé de céruse et de noir de charbon.
Cette couche grise est constituée avec un mélange d'huile de noix
et d'huile de lin, plus siccative que la première. Cette double couche
de préparation rouge et grise est ce qui caractérise les oeuvres
des XVIIème et XVIIIème siècles. Claude Yvel a donc
retrouvé ces recettes, pour appliquer ces principes anciens de
superposition de couches hétérogènes et d'utilisation de
la litharge pour améliorer la siccativité. Ces informations ont
été, cette fois encore, retrouvées dans le livre de
Mérimée. Celui-ci précise que le problème de grains
apparents à la surface de la couche picturale, comme Rey144
l'a soulevé, est due aux grains de litharge, mais n'aurait pas lieu si
ce matériau était parfaitement broyé.
Mérimée a pu beaucoup approfondir cette question de
préparation des toiles à peindre. En effet, il était
membre du jury central et secrétaire du jury de l'Exposition
industrielle de 1819, où apparaissent les toiles à peindre
innovantes de Rey. De plus, il participe aux recherches sur les toiles à
peindre de Vallé145, qui ont reçu un rapport
élogieux de Péligot146 en 1842. Mais d'après
ses propres expériences, Claude Yvel recommande cette double
préparation de rouge et de gris, reprenant aussi le discours
d'Oudry147 à l'académie de peinture en 1752. Oudry se
défendait d'employer une imprimeure blanche car, selon lui, elle
gênait lors de la mise en place des valeurs, provoquait un
phénomène d'opalescence suivant lequel les couleurs claires se
réchauffent. Selon une remarque de Claude Yvel, cette double couche
d'ocre puis de gris est une tradition présente dans la carrosserie
automobile, avant de peindre la couche colorée, même si celle-ci
est blanche.
Ces médiums étaient des secrets d'atelier,
détenus par les maîtres anciens. Ils étaient un
élément essentiel pour caractériser leur manière.
Le gel employé par Rubens est ce qui lui permit de maintenir sa touche
vive, conservant les empreintes
144 Etienne Rey (Lyon, 1789 - Lyon, 1867), peintre, graveur,
membre de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon.
145 Pierre-Auguste Vallé (1801 - 1845), marchand de
couleurs et restaurateur de tableaux, élève et successeur du
peintre Michel Belot (1768 - 1824).
146 Eugène-Melchior Péligot (1811-1890), chimiste,
professeur au Conservatoire des arts et métiers.
147 Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686 - Beauvais, 1755), peintre
et graveur français.
des gestes des brosses et pinceaux, permettant une
exécution rapide et de qualité, ce qui a fortement
contribué à sa réputation internationale de son vivant
comme à travers les siècles. Cependant, avec les siècles,
la transmission dans les ateliers a disparu. Cette perte des médiums
anciens a intéressé des chercheurs depuis Mérimée,
et a connu un fort engouement après la Seconde Guerre
mondiale148 lors de la création du premier gel par Maroger.
Ces recherches ont mobilisé un grand nombre d'artistes, scientifiques et
restaurateurs que nous avons cités plus haut, avant d'aboutir avec
Claude Yvel à une production en collaboration avec l'entreprise Lefranc
Bourgeois. Ces médiums ont été employés par les
peintres en France dès leur première formulation par Maroger qui
transmettait ses recherches à Marc Havel au-delà de l'Atlantique.
Mais leur succès s'est étendu grâce à la diffusion
via Lefranc Bourgeois, qui a permis leur utilisation par un plus grand nombre.
Aujourd'hui la collaboration avec Lefranc Bourgeois a cessé, et c'est
Kremer qui en a repris la création. Kremer met à disposition de
ses clients la gamme Claude Yvel qui comprend l'huile noire, le vernis-gel
à peindre, le vernis mastic, et le vernis mastic avec baume du
Canada.
B. Les matériaux Lefranc Bourgeois dans
l'atelier parisien de
Claude Yvel
Claude Yvel s'est principalement attaché à
retrouver les pigments naturels utilisés par les maîtres anciens.
Il en a formé un ensemble de trente-et-un pigments (Fig. 41), qu'il
caractérise dans son livre. Cependant, sa collection se compose de
nombreux flacons portant la mention L.B. pour Lefranc Bourgeois sur les
étiquettes. Une date antérieure à 1965 peut être
donnée à certains, grâce aux étiquettes
précisant un seul nom (Lefranc ou Bourgeois). A l'intérieur se
trouvent des pigments naturels, mais la plupart sont des pigments de
synthèse. Ils sont employés par le peintre, car leur
réputation de solidité s'ajoute à son histoire plus
personnelle avec la marque. Ils sont ici étudiés dans l'ordre des
tiroirs du meuble à couverture de granit où ils sont
rangés, qui est le même dans le tableau en annexe (Annexes III,
Tableau
45
148 Seconde Guerre mondiale (1939 - 1945).
46
1). Chaque pigment cité a été
retrouvé dans le catalogue149 de matériaux Lefranc de
1934 conservé par Claude Yvel, attestant de leur ancienneté sur
le marché. Quelques exceptions sont relevées concernant le bleu
azural, le bleu d'Orient, le blanc de fresque et le blanc couvrant de fresque,
le noir de mars, le bleu de paon et le jaune batavia. Leur cas sera donc
davantage détaillé, selon les informations retrouvées,
à la suite.
1. Pigments bleu et vert
Ces pigments sont tous des pigments inorganiques de
synthèse. Leurs noms reportés sur les étiquettes sont tous
connus et reconnus. Chez Lefranc Bourgeois, nous avons le bleu azural, bleu
cæruleum, bleu cobalt, Outremer clair, vert de chrome et vert
émeraude. De Lefranc, le bleu d'Orient et de Bourgeois, la Cendre
d'Outremer.
Deux d'entre eux ne figuraient pas dans le catalogue Lefranc de
1934. Il s'agit du bleu azural et du bleu d'Orient. Le premier désigne
le bleu de manganèse, «il figure au catalogue d'octobre 1938 de la
maison Lefranc comme une nouveauté sous le nom de bleu
Azural»150. Le baryum et le manganèse présents
dans sa composition, bien qu'en faible quantité, le rendent toxique. Sa
toxicité devait être mentionnée sur son contenant
d'origine. Le second, bleu d'Orient, serait un des nombreux noms commerciaux
attribués à un dérivé développé
à partir du pigment PB15. Ainsi, les noms retranscrits sur les
étiquettes ne sont pas toujours ceux donnés officiellement par
leur créateur. Ils sont parfois le reflet d'une tradition orale, une
appellation courante à une certaine époque. De plus, les
contenants ayant été changés depuis dans des flacons de
verre, les avertissements sur la toxicité des produits sont absents.
149 Lefranc, Couleurs fines et matériel pour la
peinture à l'huile, Paris, Lefranc, 1934, p.20-23. Le catalogue a
été récupéré par Claude Yvel avant la
destruction de l'usine Lefranc à Issy-les-Moulineaux.
150 PEREGO, 2005, p.113.
47
De manière générale, ces pigments bleu de
synthèse ont été développés au XIXème
siècle, mais leur usage s'est perdu progressivement dans les
années 1970, pour le vert de chrome, ou 1980, pour le vert
émeraude. Ils ont été remplacés par des produits
moins coûteux, comme le vert de phtalocyanine.
2. Pigments noir et blanc
Ces pigments de Lefranc Bourgeois se composent des blanc fresque
et blanc couvrant fresque, dénominations qui ne se retrouvent pas dans
le catalogue Lefranc ni dans le Dictionnaire des matériaux du
peintre151. Pour les noirs, la collection comprend un pigment
minéral, la terre d'ombre brûlée, des noirs de carbone,
noir d'ivoire et noir de vigne, et deux pigments qui ne figurent pas dans le
catalogue Lefranc de 1934, le noir de Mars et le bleu de paon.
Le noir de Mars est un pigment à base d'oxyde de fer
noir, contrairement aux autres noirs de carbone. Il a une teinte qui tire un
peu sur le rouge, opaque et à haut pouvoir colorant. C'est un pigment
inorganique naturel ou de synthèse, d'utilisation assez récente.
En effet, les auteurs du XIXème siècle n'en parlent pas, et
Jean-Georges Vibert non plus au début du XXème siècle,
alors même qu'il appréciait les autres couleurs de Mars.
Le bleu de paon, serait un dérivé du bleu de
phtalocyanine, pigment organique de synthèse. Mais ce nom
n'apparaît pas dans les synonymes répertoriés dans le
Dictionnaire des matériaux du peintre152. Il se
retrouve cité dans une partie qui ne correspond pas à sa teinte,
car ce travail reprend l'ordre et le rangement mis en place par Claude Yvel.
3. Pigments jaune et ocres
151 PEREGO, 2005.
152 Ibidem.
48
En provenance de Lefranc Bourgeois, nous trouvons trois jaunes de
cadmium différents : les teintes citron, clair, moyen. Ce sont des
pigments inorganiques de synthèse, apparus chez Lefranc en 1855 en deux
tons. Ils étaient alors très coûteux. Puis, l'ocre jaune et
la terre de Sienne naturelle, qui sont des pigments minéraux d'origine,
mais remplacés par des oxydes de fer synthétique au XXème
siècle dans l'industrie de la couleur. C'est probablement sous cette
forme qu'ils sont conservés.
La marque Lefranc est représenté par deux pigments
: le jaune de Naples et le jaune batavia en deux flacons. Le jaune de Naples
est un pigment inorganique de synthèse, très réputé
pour sa qualité chez Lefranc. Dans une lettre adressée à
Alexandre Lefranc le 28 septembre 1874, Jean-François Millet s'exclame :
«J'ai retrouvé mon jaune de Naples !»153. Lefranc
proposait une version ancienne de ce pigment contenant du plomb et de
l'antimoine, toxiques, alors même que depuis les années 1850 le
jaune de Naples était peu à peu abandonné et
remplacé par les jaunes de cadmium. Au début des années
1970, les fabricants le suppriment de leurs catalogues. Lefranc l'a donc
produit sous sa forme d'autrefois, de manière presque exclusive au
XXème siècle compris, puisqu'il est présent dans le
catalogue de 1934. Sa célébrité se confirme par sa
présence dans la collection du Straus Center (Fig. 70). Le jaune batavia
n'est pas un nom de pigment mentionné chez Lefranc, ni chez les autres
fabricants de couleurs, ce qui explique son absence dans le Dictionnaire
des matériaux du peintre. Il pourrait être relié au
jaune de chrome, dont les appellations sont si nombreuses, que la liste
donnée n'est pas exhaustive.
Bourgeois est cité sur le flacon de l'orpiment, pigment
sous forme minérale, et synthétique majoritairement au
XIXème siècle. Sa toxicité est bien connue à cause
de l'arsenic contenue. Mais selon Claude Yvel, sa toxicité est encore
plus dangereuse lorsque ce pigment est sous sa forme synthétisée
du XIXème siècle.
4. Pigments orange et rouge
153 PEREGO, 2005, p.419.
49
Lefranc Bourgeois est encore largement représenté
dans la gamme des rouge et orange. Le rouge de cadmium est en quatre teintes :
clair, foncé, pourpre et orange. La gamme est complétée
par le jaune de cadmium orange. Les cadmiums sont des pigments inorganiques de
synthèse, allant du jaune pâle au rouge pourpre. Selon Claude
Yvel, ces pigments modernes ont «fait leurs preuves»154,
puisqu'ils sont stables et couvrants. Les rouges et verts de cadmiums ont vu le
jour la même année chez Lefranc entre 1913 et 1922.
A ces couleurs de synthèse s'ajoutent une ocre rouge
naturelle, phénomène assez rare pour être souligné,
le rouge de Pouzzoles, et un pigment minéral, la Terre de Sienne
brûlée. Le rouge indien, oxyde de fer rouge, peut se trouver sous
forme naturelle, minérale ou de synthèse.
L'un des pigments les plus rares et précieux de la
matériauthèque, est la garance foncée de Lefranc. Cette
laque de garance a une histoire bien particulière, puisqu'il s'agit d'un
pigment de synthèse dont la recette a été
découverte par madame Gobert155. Cette recette de garance a
obtenu la médaille d'or de la Société d'encouragement pour
l'industrie nationale156 en 1840. Les frères Lefranc font
partie du jury de la Société depuis 1839. C'est à eux que
madame Gobert a confié sa recette pour en assurer la production.
Cependant, lors de la Seconde Guerre mondiale, un pavillon de l'usine Lefranc
à Issy-les-Moulineaux a été bombardé, à
cause de sa proximité avec les usines Renault qui étaient
visées à l'origine. La recette était conservée dans
ce pavillon, avec beaucoup d'autres, et a ainsi été perdue.
Lefranc ne conservait plus qu'une boîte de cette garance, qui a
été récupérée par madame
Soutumier157. Cette dernière a offert le reste de cette
boîte à Claude Yvel. Le peintre conserve la boîte originale
dans son atelier à Beauchamps, tandis qu'à Paris la garance se
trouve en faible quantité dans le flacon de verre nommé Garance
foncée ou bien dans la petite boîte en plastique ronde et plate,
à couvercle noir, dont l'étiquette mentionne simplement garance.
Ce pigment est la
154 YVEL, 2003, p.110.
155 Dans Mémoires de l'Académie des sciences et
de l'Institut de France, p.211-212, madame Gobert est citée pour la
création de sept types de garance.
156 La Société d'encouragement pour l'industrie
nationale est une association fondée en 1801, toujours en
activité aujourd'hui, pour soutenir le service de l'industrie et les
innovations technologiques en France.
157 Suzanne Soutumier (Paris, 1910 - Biéville, 2000),
restauratrice et artiste peintre.
50
plus belle garance jamais réalisée selon Claude
Yvel. Il m'a transmis le témoignage de monsieur Kremer qui, l'ayant vue
et comparée avec sa propre garance, a affirmé que celle de madame
Gobert était meilleure.
5. Gommes et résines
Sur l'étagère sous l'escalier de l'atelier, dans
des bocaux en verre, est présentée une collection de gommes et
résines (Annexes III, Tableau 4). Au nombre de quinze, elles ont
été récupérées par Claude Yvel dans les
années 1960 dans l'entrepôt de Bourgeois. Dans leur lieu d'origine
comme celui actuel, elles ont été exposées à la
lumière directe du jour. Elles ont donc jauni ou bruni, selon le
phénomène d'oxydation propre à chacune.
La difficulté vient, là encore, de
déterminer leur provenance et leur nature. Les étiquettes
mentionnent souvent un lieu, qui correspond selon l'usage au port d'exportation
du produit, bien que sa provenance originale en soit très
éloignée. A ceci s'ajoute l'emploi global du mot gomme, qui peut
désigner une gomme ou une résine.
Parmi les gommes, nous pouvons citer la gomme Bombay surfine
blanche, la gomme coquilles surfine blanche, la gomme Sierra Leone surfine, la
gomme Sydney fine granée, la gomme Zanzibar surfine et enfin la gomme
adragante de Syrie. Les gommes de Sierra Leone et de Zanzibar pourraient
être des gommes arabiques, puisque ce sont des régions proches du
Sénégal et du Soudan, toutes deux réputées pour
cette production. La gomme adragante de Syrie s'avère être la
gomme la plus coûteuse, avec sa haute viscosité elle sert
d'agglutinant pour les pastels ou de liant pour les gouaches.
Les résines seraient donc bien plus nombreuses dans la
collection, puisque sous le terme de gomme se cache souvent des gommes laques.
La gomme Manille friable et la gomme Calcutta grosse blanche sont des gommes
laques, soit des résines naturelles. De même que la gomme laque
cerise feuilles claires qui est une résine laque
sécrétée par des cochenilles du genre Kerria, donnant ce
liant d'origine
51
naturelle. Le Sticklac est une laque en bâton,
sécrétée par les insectes laque de la famille des
Kerriidae, incrustée sur des brindilles. La laque est retirée des
brindilles, et ensuite purifiée pour donner une gomme laque liquide ou
solide naturelle.
Les résines d'origine végétale sont la
colophane blanche, la sandaraque lavée extra fine et le mastic en
larmes. Sous sa forme industrielle et moins coûteuse, la colophane est
une résine extraite d'une vieille souche de pin, distillée puis
décolorée. Autrement, il s'agit d'un «résidu de
distillation de la gemme dans la production de l'essence de
térébenthine (colophane de gemme)»158. Le mastic
en larmes est le suc du lentisque. Exposé aussi longtemps que les autres
gommes et résines à la même lumière, il a peu jauni.
C'est la résine utilisée par Claude Yvel pour sa recette de
vernis car le mastic forme un film que ne pénètre pas
l'humidité, facilement retiré il n'endommage pas la peinture,
rend une surface plane avec des qualités optiques très
recherchées par le peintre, grâce à sa pureté.
Le karabé jaune lavé et l'ambre jaune succin sont
des résines naturelles fossiles. L'ambre est un matériau
coûteux qui a donc été vendu en diverses qualités
sous ce nom. Son usage se retrouve beaucoup en peinture à l'huile pour
les médiums.
Cette collection de gommes et résines lui a
été très utile dans ses travaux. Elles sont
exposées comme des modèles dans son atelier. Les gommes, souvent
plus utilisées dans les arts graphiques, ont été
étudiées pour son livre sur les techniques à l'eau. De
même les résines, et en particulier le mastic en larmes, ont
abouti à la formulation d'une recette de vernis aujourd'hui
commercialisée par Kremer.
Grâce à la bonne réputation et sa
collaboration avec la marque, ses liens et connaissances avec des chimistes
travaillant dans ces usines, Lefranc, Bourgeois et Lefranc Bourgeois sont
très présents dans la collection de matériaux de Claude
Yvel. Si ce travail se concentre principalement sur les pigments, les gommes et
les résines, la marque est aussi inscrite sur les outils et d'autres
matériels anciens,
158 PEREGO, 2005, p.221.
52
comme une louche bleue pour remuer la couleur dans la fabrication
des pastels, un sabre, des couteaux et truelles (Annexes III, Tableau 5). Cette
grande quantité de matériaux provenant de Lefranc Bourgeois ou de
A la Momie, est un des marqueurs qui donnent le caractère exceptionnel
de cette matériauthèque.
III. La place de cette matériauthèque
dans les recherches actuelles
La collection de matériaux de Claude Yvel fait partie de
ces ensembles de ressources historiques non renouvelables. La question de la
sauvegarde, de l'étude et de la diffusion de ces collections trouve une
réponse dans le domaine des matériauthèques. Ce secteur a
été investi simultanément dans le dernier siècle,
par de nombreuses institutions dans le monde ayant conscience de l'importance
de cet héritage matériel pour la recherche, la conservation et
encore bien d'autres disciplines. Les possibilités semblent multiples,
mais la valeur de ces collections de matériaux est peu connue et
reconnue. La diversité des appellations pour désigner une
matériauthèque prouve bien que c'est un domaine encore en
formation actuellement. Nous pouvons donc trouver les noms de
matériauthèque, d'archives d'échantillons du patrimoine,
de musée des matériaux, de collection d'échantillons, pour
des institutions ayant toutes des projets et des fonctions à la fois
convergents et novateurs.
A. Les enjeux actuels des
matériauthèques
1. Etudier les matériauthèques existantes
La situation des matériauthèques a
été le sujet de préoccupations récentes de la part
de l'ICCROM. En effet, il y a une réelle nécessité de
rassembler ces projets qui n'ont pas tous émergé au même
moment dans des domaines similaires. Les
53
champs investis, pour le patrimoine, concernent l'architecture,
l'archéologie, la peinture, la photographie et toutes les autres
matières que nous ne citerons pas ici. Leurs formes étant
diverses et les institutions menant des projets similaires étant
isolées, l'organisation intergouvernementale promouvant la conservation
du patrimoine culturel dans le monde s'est chargée de rassembler ces
projets convergents dans une initiative commune nommée Heritage Samples
Archives Initiative (HSAI). Le projet de l'ICCROM a rassemblé une
quarantaine de posters de vingt-deux pays présentant différentes
matériauthèques dans le monde. Toutes ne seront pas
étudiées dans ce mémoire. Nous sélectionnerons les
projets qui se rapprochent de la collection de Claude Yvel dans la nature des
matériaux étudiés et des problématiques
rencontrées.
Cet intérêt pour les collections de matériaux
associées à un laboratoire de recherche semble naître au
tournant du XXème siècle avec Edward Forbes aux Etats-Unis.
Edward Waldo Forbes était directeur du Fogg Museum de Harvard, de 1909
à 1944. Il lance sa collection de matériaux centrée sur
les pigments dans un but de préservation des oeuvres anciennes, en lien
avec sa collection de peintures italiennes anciennes. Ainsi, il collecte des
échantillons lors de ses voyages dans le monde entier. La collection
conserve des pigments provenant de sites fouillés à
Pompéi, du lapis lazuli directement venu d'Afghanistan, des pigments et
liants japonais envoyés du pays par son frère William Forbes,
ambassadeur américain au Japon dans les années 1930. Les
collections sont donc des pigments anciens pour la plupart, dont la collecte a
cessé après la Seconde Guerre mondiale. Ces pigments sont
exposés selon un déroulement chromatique allant des bleus aux
rouges. Les espaces de rangements sont des vitrines (Fig. 66), dans un espace
moderne et vaste pour contenir ces 2700 échantillons
environ159. La collection Forbes en comprend elle-même 3000
environ, séparés entre deux collections : le Straus Center et la
collection privée Forbes au Institute for Fine Arts Conservation Center
de l'Université de New York. Des sous-ensembles de ces collections sont
répartis dans plusieurs laboratoires dans le monde.
159 Harvard Art Museums, Pigment Collection Colors All
Aspects of the Museums, 21 octobre 2019
54
Il est nécessaire de noter ici que cette collection de
matériaux est très vite liée à un laboratoire
scientifique, car sa raison d'être est d'abord d'approfondir la
connaissance des techniques de peinture anciennes, d'après sa collection
d'art personnelle, et de «faciliter les travaux de recherche et de
conservation»160. Le Département de la conservation et
de la recherche technique est fondé dans cette optique en 1928 par
Edward Forbes. Il est actuellement nommé Straus Center for Conservation
and Technical Studies, département des Harvard Art Museums. La collecte
de matériaux a repris récemment pour des pigments modernes et
synthétiques, apparus sur le marché dans les soixante-dix
dernières années. La collection est utilisée par les
restaurateurs du Straus Center, dirigée actuellement par Narayan
Khandekar, principal scientifique en conservation. Le Straus Center est
accompagné dans ses démarches par la collection Gettens au sein
des Harvard Art Museums. Cette collection regroupe 1600 échantillons de
liants et vernis. Le laboratoire Gettens conserve aussi des diapositives
documentant par des images le vieillissement naturel de la teinte d'une
peinture en fonction de son liant. Ces échantillons sont avant tout des
tests et des matériaux de références dans le laboratoire
d'analyse. Cet exemple de la Collection Forbes de pigments, pourrait être
le premier spécimen de matériauthèque, c'est-à-dire
un lieu où sont stockés des échantillons de
matériaux, conçue pour la conservation du patrimoine.
Ce sont les dernières décennies qui ont vu
naître de nombreux projets de matériauthèques. L'ICCROM
permet de leur donner cette dimension internationale pour
«améliorer la reconnaissance, la préservation, la gestion,
l'accès et l'utilisation des archives d'échantillons du
patrimoine»161. Cette organisation établit «des
bonnes pratiques, des politiques, des procédures, des outils et des
méthodologies pour la gestion des archives
d'échantillons»162, un cadre normé qui affirme
d'une certaine manière la valeur de ce domaine. Durant les deux
journées du webinaire 2021 « Découvrir les archives
d'échantillons », les 29 et 30 novembre, l'ICCROM a mis en garde
sur le fait que ces archives représentent une part importante du
patrimoine qui est menacée. Le mot a été employé
pour inciter les institutions à «leur sauvegarde
160 This is colossal, Harvard Pigment Library, Janvier
2016: traduction.
161 Initiative des archives des échantillons du
patrimoine, site officiel de l'ICCROM.
162 Idem
55
physique, leur accès et leur utilisation". L'initiative
est divisée en cinq groupes de travail qui sont ainsi
présentés :
- « Valeurs et importance
Améliorer les méthodes de description et de
communication des échantillons d'archives patrimoniales, notamment en ce
qui concerne leur valeur pour les diverses parties prenantes.
- Catalogage et gestion des archives
Améliorer la préservation et l'utilisation des
échantillons d'archives patrimoniales en fournissant des conseils et des
outils pour établir des exigences de base minimales pour la gestion des
échantillons d'archives.
- Accès et utilisation
Permettre un meilleur accès et une utilisation durable des
échantillons d'archives patrimoniales en fournissant des conseils
pratiques sur la manière de développer des politiques
d'accès pour différents utilisateurs dans le cadre des ressources
disponibles de l'organisation.
- Connexion des données entre les collections
Partager les informations sur les archives d'échantillons
du patrimoine par le biais d'une plateforme commune gérable,
modelée sur les informations minimales requises pour connecter les
archives d'échantillons, en tenant compte des besoins des
utilisateurs.»163
L'Initiative de l'ICCROM est cette possibilité de mise en
relation de ces collections d'échantillons. Cette division des groupes
et la date récente du webinaire montrent bien que ces questions sont au
coeur des préoccupations internationales actuelles. De plus, comme le
site de l'ICCROM l'a déclaré, la session de posters en ligne ne
fait qu'annoncer l'atelier international ICCROM HSAI Connecting Collections,
qui se tiendra du 13 au 15 juin 2022 à Evora, au Portugal.
Lors de la session de novembre, le poster Art reference
materials collection of Edvard Munch - an original asset for research and
innovation au Munch Museum (Fig. 63), a particulièrement retenu
notre attention. Il s'agit d'une collection de
163 Initiative des archives des échantillons du
patrimoine, site officiel de l'ICCROM.
56
matériaux originaux appartenant à l'artiste Edvard
Munch. Le poster informe donc de l'état actuel de la collection et des
projets futurs qui seront menés à son sujet. Elle est
composée de 922 tubes de peinture de marques différentes, environ
300 crayons de pastel, de pigments en poudre, de palettes, d'ensembles
d'aquarelles, d'encres, de brosses et chevalets, entre autres. Ces
matériaux datent de la période d'activité du peintre, de
1890 à 1920. Ils sont dans un bon état de préservation,
mis à part quelques tubes de peinture, des ensembles d'aquarelles, et
des pots de pigment. Le déménagement du musée en 2021 a
permis à la collection d'être entièrement
révisée dans la configuration de son emballage et de son
stockage. Des analyses ont été menées sur les tubes,
crayons et palettes. Actuellement les conditions d'emballage et de stockage ont
été améliorées et une mise en place de mesures de
conservation préventive, soit des installations d'entreposage à
climat contrôlé, est prévue. Cependant, la collection
rencontre des problèmes au niveau de la provenance des matériaux,
à cause de l'absence d'étiquettes ou du fait que le contenu ne
correspond pas toujours chimiquement à ce qui est marqué sur le
tube. De plus, il n'y a pas de preuve de leur acquisition, ni du pays de leur
production, à part pour quelques pigments. Nous avons donc ici l'exemple
d'une collection de matériaux dont l'intérêt n'est apparu
que récemment. Un tel projet propose de nombreux axes de recherches sur
les matériaux de peinture, les phénomènes de
dégradation qui leur sont joints, et les marques des produits
conservés. Le champ de recherche est très vaste et à
caractère pluridisciplinaire. Ce cas précis montre enfin
l'importance de la connexion des données entre les collections, comme le
propose l'initiative de l'ICCROM, pour que ces informations
numérisées puissent permettre d'identifier par comparaison des
matériaux à la provenance inconnue.
En France, le RMF a présenté, lors de la
séance des posters de l'HSAI, le projet CoRef, Conservation et
Référencement des échantillons d'oeuvres (Fig. 62). La
collection de matériaux, créée depuis soixante ans,
concerne tout type et nature d'échantillons. Le nombre
d'échantillons détenus s'élèvent à 40000
environ, avec une production de 1000 échantillons par an. La
conservation et la gestion optimisées des échantillons permettent
leur réexploitation et leur analyse avec des techniques nouvelles.
Ainsi, les oeuvres concernées ne devront pas être
prélevées à nouveau. La matériauthèque
dispose aussi d'un espace de stockage et de conditionnements adaptés
à une évacuation d'urgence. Le conditionnement se fait sur trois
niveaux. Le
57
premier concerne le contenant de l'échantillon qui prend
des formes diverses suivant le matériau et son utilisateur. Le
deuxième niveau a celles de boîtes standardisées LAB qui
ont quatre tailles différentes. Les contenants des échantillons y
sont déposés, et ces boîtes sont organisées par
oeuvres ou par programmes de recherche. Le troisième niveau concerne les
caisses gerbables, stockées dans des compactus regroupés par
catégories de matériaux. Les caisses sont indexées par
type de matériaux, et numérotées suivant ce modèle
: polychromie001, métal006, céramique003. De même pour les
étagères et les travées. Tous ces éléments
indexés sont enregistrés sur la base de données
informatique, ce qui permet leur localisation rapide. CoRef envisage de
développer un outil informatique permettant de lier l'échantillon
avec une photo.
2. La question de l'accès à ces
données
Tous les projets présentés lors du webinaire de
l'ICCROM HSAI, convergent vers cette problématique de l'accès des
données. Chaque matériauthèque, dans un but de
conservation et de référencement des matériaux,
crée une base de données. Les informations digitalisées
sur ces plateformes sont une manière de conserver l'empreinte des
matériaux, de les documenter, et de favoriser leur diffusion
auprès des professionnels comme d'un public plus large, si la base de
données se trouve en libre accès comme c'est le cas pour TMS, le
projet de base de données du Munch Museum.
La session webinaire de novembre 2021 a été conclue
par Paul Messier, directeur Pritzker du Lens Media Lab, qui fait partie de
l'Institute for the Preservation of Cultural Heritage du campus ouest de Yale.
Fondé en 2015 grâce au don du John Pritzker Family Fund, le Lens
Media Lab prend exemple sur le Straus Center de Harvard. C'est la plus grande
collection de référence mondiale de papiers photographiques. Bien
que spécialisé dans le domaine de la photographie, le laboratoire
investit des champs comme les eaux-fortes de Rembrandt, le verre
américain du XVIIIème siècle et des peintures modernes sur
toile. Cette institution étudie le développement d'une plateforme
en ligne ouverte cataloguant les références des collections de
matériaux. Le Lens Media Lab a deux projets : «étudier
58
les collections de référence de spécimens de
matériel d'artiste et mener une étude de faisabilité pour
une pratique de catalogage partagée»164 (trad.). Le
projet est au coeur de cette problématique actuelle soulevée lors
des conférences de l'ICCROM. La mission est d'évaluer la valeur
potentielle que pourrait procurer un accès renforcé aux
données de ces matériaux pour les domaines de l'histoire
technique de l'art et la conservation. Pour ce faire, le Lens Media Lab
s'appuie sur des institutions partenaires dans le monde entier, dont la
Bibliothèque du Congrès. TIPP est leur base de données sur
les matériaux, référençant des centaines
d'échantillons de photographies cités dans les manuels
internationaux de photographie de 1855 à 1900. La construction de la
base de données a débuté à l'été
2016. Elle se concentre sur la numérisation d'images en haute
résolution permettant de voir la texture de surface des papiers pour en
créer un algorithme de classification. Le Laboratoire insiste sur leur
futur projet de catalogue de fabricants, réalisé à partir
des marques présentes au dos des papiers photographiques. De telles
informations seront utiles pour dater les tirages et identifier les papiers.
Pour se concentrer de plus près sur les pigments, la
collection Forbes est divisée en deux sections principales : la
première est conservée au Straus Center dont nous avons
déjà parlé précédemment, la seconde est une
collection privée de pigments Forbes conservée au Institute for
Fine Arts Conservation Center de l'université de New York. Il s'agit
d'un ensemble de trois mille colorants, répartis en sous-ensemble dans
des laboratoires du monde entier. Pour avoir une vue générale de
cette collection, il a donc été primordial de les enregistrer
dans une base de données. Cette base se nomme CAMEO165.
L'enregistrement dans la base a deux avantages. D'une part, il conduit à
approfondir la connaissance des matériaux
référencés, par leur analyse. D'autre part, il permet une
vue d'ensemble de la collection originale des pigments Forbes, par la
réunification dématérialisée des
échantillons d'un même matériau. À la suite du
partage de la collection, un même pigment peut être conservé
dans plusieurs endroits. Les enregistrements sont
164 Paul Messier, Project to survey reference collections
of artist material specimens and to conduct a feasibility study for shared
cataloguing practice, 19 juin 2018
165 CAMEO, Conservation and Art Materials Encyclopedia Online,
est une base de données électronique, qui regroupe une base de
données de matériaux et des collections de
référence variées concernant les textiles asiatiques,
l'analyse de colorant, une bibliothèque d'images de
référence de fibre, la MWG (Materials selection &
specification Working Group), les archives des colorants Uemura, et les
pigments Forbes.
59
combinés lorsqu'il semble que les échantillons
désignent un même pigment. C'est alors que les analyses sont
primordiales pour des questions d'inventaire. La base de données CAMEO
est en libre accès. Elle favorise donc la diffusion auprès d'un
large public et offre ainsi à tous la vision de la composition d'origine
de la collection.
Cependant il s'agit encore d'une activité en cours de
réalisation concernant les dépositaires de ces pigments Forbes.
C'est le cas pour le Centre for Heritage Analytical Reference Materials
(CHARM), conservé à la Library of Congress aux Etats-Unis. En
plus de sa collection de papiers, livres, papyrus, parchemins,
échantillons photographiques, textiles, matériaux donnés
par les artistes contemporains, le Centre détient des pigments Forbes.
Lors du webinaire de novembre de l'ICCROM, leur poster (Fig. 64)
présentait leur projet en cours pour une infrastructure de coordination
et d'incorporation des données diverses d'analyse. Ces données
seront déposées dans la base nommée CHARM-D, selon
l'application des FAIR Data Principles : findable, accessible, interoperable,
reusable. C'est-à-dire, que ces données sont conçues dans
leurs codes, pour être réutilisées par d'autres
applications, pour améliorer l'usage et la longévité du
projet. Ce dernier a comme particularité de se concentrer sur
l'évolution des matériaux dans le temps, d'analyser leurs
changements et leurs dégradations. Ces recherches conduisent le Centre
à faire des tests prédictifs, évaluer les traitements,
pour ensuite développer de nouvelles techniques d'analyse.
Le projet CoRef a aussi conduit à la création d'une
nouvelle interface pour faciliter et sécuriser l'enregistrement des
échantillons. CoRef se présentera sous la forme d'une base qui
s'adossera à la base principale du RMF, EROS. Cette dernière
permet de lier les échantillons aux oeuvres. La collection est bien
documentée et des études scientifiques sont menées sur
chaque échantillon, conduisant ensuite ces données à leur
intégration dans la base de données EROS. La question de
l'accès à ces données fait partie du développement
général de la base de données EROS, déjà
existante mais consultable uniquement sur site, qui vise à en faciliter
l'accès en externe. CoRef a mené des réflexions sur le
statut légal des archives d'échantillons, qui constitue une autre
préoccupation actuelle autour des matériauthèques. Le
projet s'ouvre aussi sur des questions d'accessibilité pour envisager le
prêt d'échantillons aux chercheurs extérieurs au RMF.
60
B. Des exemples de l'application concrète des
matériauthèques
1. Dans le domaine de la conservation-restauration
La conservation, la numérisation et la recherche sur les
pigments peuvent aboutir à la réalisation de projets
scientifiques novateurs concernant la restauration des oeuvres. Ce fait a
été observé pour la restauration du Harvard Mural
Triptych166 peint par Mark Rothko167. Ce triptyque
avait été exposé longtemps dans la salle de
réception du Holyoke Center. Il souffrait d'un grave problème de
décoloration des pigments, dû à une trop forte
luminosité à cause du plafond percé à jour de la
salle, mais aussi à l'utilisation du pigment instable Lithol Red et de
sa surface délicate car non vernie. Le triptyque a fait l'objet
d'études de la part du Straus Center for Conservation and Technical
Studies. Khandekar explique qu'une restauration physique aurait aggravé
son état, entraînant un endommagement irréversible de la
touche de l'artiste. Cela étant contraire aux principes fondamentaux de
la conservation-restauration, il a été décidé de ne
pas intervenir matériellement sur l'oeuvre, mais d'envisager une
restauration numérique168. A cette intention, le Straus
Center a travaillé avec le Media Lab du Massachusetts Institute of
Technology et celui de l'Université de Bâle. Cette collaboration a
abouti à l'utilisation de la technique du mapping. Jens Stenger,
scientifique en conservation du Straus Center, a conçu une carte
numérique d'après les couleurs actuelles et celles sur les photos
de l'aspect original du triptyque. Cette carte de couleurs prend en compte la
dégradation hétérogène selon les parties de la
peinture, d'après les différences de leurs expositions à
la lumière. Ces données ont formulé une image de
compensation
166 Mark Rothko, Panel Two (Harvard Mural
Triptych), 1962, Harvard Art Museum. Voir Annexes I, Le Straus Center for
Conservation and Technical Studies, Fig. 71.
167 Mark Rothko (Dvinsk, 1903 - New York, 1970), peintre
américain.
168 Les sources insistent sur la restauration de l'apparence des
peintures. Il est question de restauration virtuelle pour mettre en avant la
puissance sensible renvoyée par l'état non conservé des
oeuvres, lorsque la projection est éteinte. Nous n'avons donc pas
d'informations concernant la sauvegarde matérielle des peintures.
61
qui a été ensuite projetée sur l'oeuvre
(Fig. 72). Ce système a été présenté lors de
l'exposition Mark Rothko's Harvard Murals, au Harvard Art Museums, du 16
novembre 2014 au 26 juillet 2015. Selon un article du New Yorker, les
projections de Stenger restituaient l'aspect des couleurs d'origine et
aboutissaient à une véritable révélation. Le mode
d'exposition permettait aussi aux visiteurs de voir l'état de
dégradation des peintures lorsque la projection était
éteinte. La connaissance avancée du Straus Center dans le domaine
des pigments et de la couleur en général a servi à la
réalisation d'un tel projet.
La collection de matériaux du Straus Center sert aussi
dans l'identification des pigments sur les oeuvres d'après les
échantillons analysés dans le laboratoire. Ainsi en 2007,
l'équipe de Khandekar s'est penchée sur le problème
d'authentification de trois oeuvres de Jackson Pollock169. Les
analyses ont révélé la présence d'un pigment jaune
PY 151, développé en 1969, et d'un pigment rouge
mélangé dans une peinture brune développée en 1974.
Or, Pollock étant décédé en 1956, l'identification
de ces pigments a permis de prouver scientifiquement que ces oeuvres
étaient des faux.
Concernant le RMF, les échantillons de
référence ont joué un rôle primordial pour
l'étude menée sur la présence de peinture de la marque
Ripolin170 dans les peintures du début du XXème
siècle, notamment les oeuvres de Picasso171 et
Picabia172. L'étude (Annexes II, Le projet Ripolin) a
été menée avec l'Art Institute of Chicago qui conserve une
collection d'échantillons de référence des peintures
Ripolin, produits en France de 1890 à 1950. L'Art Institute of Chicago a
mené ses recherches en 2013 pour détecter la présence de
peinture Ripolin dans deux oeuvres de Picasso Nature
Morte173 et Le fauteuil rouge174. En 2016,
le RMF a analysé deux tableaux de Picabia, Déclaration
d'amour175 et Symbole176, et un chevalet de
Picabia conservé par le Comité Francis Picabia. La
difficulté majeure, dans les deux
169 Jackson Pollock (Cody, 1912 - Springs, 1956), peintre
américain du mouvement expressionnisme abstrait.
170 Ripolin : marque française de peinture de
bâtiment.
171 Pablo Picasso (Malaga, 1881 - Mougins, 1973), peintre,
dessinateur, sculpteur, graveur, espagnol.
172 Francis-Marie Martinez de Picabia (Paris, 1879 - Paris,
1953), peintre français.
173 Pablo Picasso, Nature Morte, 1922, Chicago, Art
Institute of Chicago.
174 Pablo Picasso, Le fauteuil rouge, 1931, Chicago, Art
Institute of Chicago.
175 Francis Picabia, Déclaration d'amour, 1949,
Alès, Musée Pierre André Benoît.
176 Francis Picabia, Symbole, 1950, Alès,
Musée Pierre André Benoît.
62
cas, était de distinguer les peintures de Ripolin de
celles des artistes. Ces études ont amené un réel apport
dans la distinction entre les peintures oléorésineuses Ripolin et
les peintures d'artiste, par la connaissance de leur composition et grâce
aux échantillons de référence conservés dans les
collections de l'Art Institute of Chicago et du RMF.
La matériauthèque du RMF a servi dans
l'élaboration de nombreux projets concernant l'identification des
pigments. La collection d'échantillons a été
sollicitée notamment pour le projet Zinc Oxide from Micro To Macro
(ZOoMM) de la doctorante Nicoletta Palladino. Il s'agit d`une étude sur
les propriétés du blanc de zinc utilisé par les peintres
aux XIXème et XXème siècles, avant l'apparition du blanc
de titane au début du XXème siècle. La doctorante a donc
utilisé des microéchantillons issus d'oeuvres, conservés
au RMF et à l'Art Institute of Chicago. Étudier ces
échantillons lui a permis d'identifier le type de blanc de zinc
employé, d'»évaluer les conséquences sur le
comportement des peintures lors de leur emploi et
vieillissement»177, pour une ouverture vers une application
possible dans l'authentification des peintures.
2. Vers une ouverture plus large au public
Les matériauthèques que nous avons vues jusqu'ici
sont directement liées au domaine scientifique de la
conservation-restauration, grâce aux laboratoires qui analysent ces
matériaux. Cependant, le cas du Straus Center évoque une autre
possibilité. Son ancienneté dans ce domaine le place au niveau de
modèle. La collection de pigments est conservée dans une
architecture en verre (Fig. 67) de Renzo Piano178. Celle-ci a pour
effet d'attiser la curiosité des passants qui peuvent supposer
l'importance des matériaux conservés sans pourtant bien les
distinguer. Le public ne peut pas s'approcher de l'ensemble des armoires de la
collection, situé de l'autre côté de l'atrium, car le
Centre est avant tout utilisé pour la recherche. Khandekar a donc mis en
place l'installation d'une petite vitrine (Fig. 68) destinée à
177 Fondation des Sciences du Patrimoine, article de blog
Oxyde de Zinc du micro au macro - ZOoMM
178 Renzo Piano (Gênes, 1937 -), architecte italien.
63
ce public intéressé par les pigments. Une
sélection parmi les pièces rares et précieuses est
présentée et renouvelée régulièrement. La
vitrine se remplit de pigments et d'objets connexes, suivant le programme des
expositions situées dans les étages inférieures du
bâtiment des Harvard Art Museums. Les équipes du Straus Center ont
ainsi pu conclure que les matériaux, et surtout les pigments, sont un
point d'accès privilégié à l'art et aux
musées pour beaucoup de personnes, car ils touchent au domaine de la
couleur.
Pendant l'année, le Straus Center organise des visites
pour les étudiants dans les espaces de conservation. Ces visites se
concentrent sur l'histoire des pigments et les enjeux qu'ils
représentent dans le domaine de la conservation-restauration. Pour
favoriser une plus large diffusion de ses collections, le Centre a accueilli le
youtubeur Tom Scott, suivi par cinq millions de personnes, pour les
présenter dans un entretien avec Narayan Khandekar. Cette
émulation autour des pigments a abouti à une monographie de la
collection Forbes179, réalisée par Kingston Trinder en
collaboration avec le Straus Center for Conservation and Technical Studies.
En France, c'est le site de Charenton qui accueille la
première matériauthèque, dite «le musée des
matériaux»180. La matériauthèque du CRMH
est née dans les années 1930, grâce à Paul
Deschamps, directeur du musée de Sculpture comparée, et Albert
Chauvel, architecte en chef des monuments historiques. Cette
matériauthèque est spécialisée dans le domaine de
l'architecture, avec une collection d'échantillons de matériaux
provenant des chantiers de restauration. La collection se compose de 3700
pièces environ, dont le nombre s'accroît encore actuellement. Son
histoire débute par une collection d'échantillons de pierre en
1934 conservée dans le palais de Chaillot, et se poursuit en 2017 sur le
site de Charenton à travers le chantier de collections qui a permis d'en
dresser un inventaire détaillé, de reconditionner les
pièces, d'effectuer une analyse sanitaire ainsi que la création
d'une documentation historique et technique. Cette matériauthèque
a pour but de «témoigner des savoir-faire anciens et servir de
179 Khandekar (Narayan), Finlay (Victoria), Trinder (Kingston),
An Atlas of Rare & Familiar Colour, The Harvard Art Museums' Forbes
Pigment Collection, Los Angeles, Atelier Editions, 2017
180 La matériauthèque du CRMH, site officiel de la
Médiathèque de l'architecture et du patrimoine :
https://mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/la-materiautheque-du-crmh
64
modèles à la fabrication de matériaux
imitant ceux à remplacer»181. La fonction de la
matériauthèque est là encore liée à ce
besoin de connaître les techniques perdues, pour mieux réaliser
les missions de restauration. A cette intention, le CRMH a publié un
poster pour l'initiative de l'ICCROM (Fig. 65).
La matériauthèque du CRMH a pour
particularité son espace d'exposition présentant six cents
pièces, depuis septembre 2019. L'endroit est ouvert pour les
étudiants en architecture lors d'ateliers pédagogiques, et de
même pour les élèves au collège pour des affaires
liées au patrimoine et à l'archéologie. L'exposition est
ouverte au grand public lors des journées européennes du
patrimoine. De plus, le CRMH porte le projet de mettre en ligne des documents
donnant des détails techniques et historiques pour contextualiser les
pièces, et permettre à tout le monde de découvrir et
s'approprier la collection. La matériauthèque du CRMH a donc
exposé dans son poster de l'HSAI de l'ICCROM, sa volonté de mener
des actions de médiation à destination d'un jeune public. Ce
projet se heurte néanmoins à une absence de Service des publics
dans l'institution. Dans la lignée du Straus Center, elle a aussi le
projet d'écrire une monographie des matériaux de la collection,
classés selon leurs provenances géographiques.
La matériauthèque du CRMH a eu des échos
importants dans le domaine de la médiation. En effet, le projet de
matériau-technothèque au musée Bourdelle, conçu
comme un dispositif de médiation à part entière, s'est
bâti suivant son modèle. Le Sculpture Lab', conçu en
janvier 2021 par Emma Bégouin, Noémie Hozé, Mélanie
Juvany et Pauline Sylvestre, vise à rénover l'espace nommé
Atelier Carrière au sein du Musée Bourdelle à Paris.
L'angle d'approche privilégie les matériaux et leur connaissance
directe par les publics, pour aborder plus facilement les techniques de
création, ici la fonte à la cire perdue. Un tel projet nous
amène à revoir la définition de la
matériauthèque. Celle-ci peut être considérée
comme un «lieu de présentation, d'information, de conseil et de
recherche autour des matériaux»182. Le contact avec les
matériaux se fait visuellement et par le toucher. Mais le projet va plus
loin que la
181 La matériauthèque du CRMH, site officiel de la
Médiathèque de l'architecture et du patrimoine :
https://mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/la-materiautheque-du-crmh
182 Définition de matériauthèque dans le
dossier pédagogique Les matériaux de la mine,
Saint-Etienne, Parc-Musée de la Mine, 2018
65
présentation des matériaux et de leur histoire,
puisqu'une large place est donnée à la connaissance des
techniques et des procédés de transformation qui leur sont
liés. La matériauthèque devient alors
technothèque.
La matériauthèque concerne des domaines
variés. Elle peut se présenter sous la forme d'un lieu de
conservation, utilisé par les chercheurs, mais peut servir de dispositif
de médiation, pour favoriser l'approche des publics aux domaines de
l'art, des musées et des métiers qui touchent un centre de
recherche et de restauration.
C. La place et le potentiel de cette
matériauthèque
Cette bipolarité se retrouve dans le cas de la
matériauthèque de Claude Yvel. Dans les problématiques
rencontrées, elle rejoint certaines matériauthèques
déjà élaborées, cependant son fond
révèle un potentiel unique. Son futur pose alors de nombreuses
questions, car elle intéresse des domaines multiples grâce
à ses matériaux divers.
1. Des problématiques communes et distinctes des
autres matériauthèques
Les matériauthèques étudiées
précédemment soulèvent des problématiques communes
à la matériauthèque de Claude Yvel. La collection de
pigments, par nature, se rapproche beaucoup de la collection Forbes au Straus
Center. Il s'agit dans les deux cas d'une collection de pigments anciens et
contemporains, collectés par une personne, dans un but d'étude la
plus exhaustive possible des techniques anciennes de peinture. Les contenants
sont parfois similaires, soit des piluliers ou bocaux de verre avec bouchon en
liège. Nous pouvons établir une correspondance avec les marques
laissés sur les étiquettes : Blockx, Kremer Pigments, Lefranc
& Cie, Fezandie & Sperrle INC., Winsor & Newton, ainsi que des
indications géographiques pour la Chine et le Japon. Certains pigments
font la fierté et le prestige de la collection Forbes. Ils sont
nommés dans l'introduction de la monographie qui leur est
dédiée et dans les entretiens, réalisés par
Narayan
66
Khandekar. Ce sont des couleurs rares ou historiquement
marquantes qui se trouvent aussi dans la collection de Claude Yvel. Nous
parlons ici de l'Outremer synthétique, du bois de Brésil, du
Lapis Lazuli, du Sandragon, de la Cochenille, du jaune de cadmium, du vert
émeraude, du brun Van Dyck, du jaune indien extrait de l'urine de vaches
nourries exclusivement de feuilles de manguier, du vermillon de Chine, et la
liste pourrait encore s'allonger. Le noyau le plus précieux de la
collection Forbes est aussi contenu dans l'atelier de Claude Yvel.
A la suite du projet du Munch Museum, la
matériauthèque de Claude Yvel est concernée par la
problématique des matériaux inconnus. Dans les deux cas, ils sont
nombreux et constituent donc un potentiel pour la recherche. Cette question est
liée à la recherche qui reste à faire sur les provenances
des matériaux. Les noms des marques ou des lieux sont absents de
manière récurrente à propos des matériaux
référencés, ce qui ôte des informations à
propos de leur histoire, de leurs dates, de leurs fabrications, entre autres.
Cette remarque a été faite dans la première partie de ce
travail, et elle constitue une partie majeure du projet du Lens Media Lab.
Sa particularité réside néanmoins dans le
fait que l'ensemble des matériaux est l'oeuvre d'un collectionneur
à la fois inventeur. L'approfondissement autour des matériaux
Lefranc Bourgeois de l'atelier a permis de mettre en valeur ces deux axes. Ce
sont donc des pigments qui retracent l'histoire des matériaux des
peintres, et témoignent de l'évolution et des découvertes
dans le domaine de la couleur. Mais ce sont aussi des produits
créés et développés par un peintre en collaboration
avec une marque à la renommée internationale, qui sont
directement reliés à leur lieu de production et aux archives de
leur inventeur. Pour aller au-delà de la marque Lefranc Bourgeois, il
s'agit d'un lieu où sont conservés des matériaux et
archives issus des usines Lefranc et Bourgeois avant leur destruction dans les
années 1960, mais aussi des marchands de couleurs parisiens avant la
disparition de leur réseau dans la capitale. Ces pigments et ustensiles
sont donc uniques. Ceci amène à dire que la
matériauthèque de Claude Yvel se distingue avant tout par son
histoire et le témoignage qu'elle constitue sur le mouvement des
peintres réalistes d'après-guerre. Ce groupe de peintres
formé autour d'Henri Cadiou est peu connu des publics, surtout en
France. Cependant les peintres réalistes et hyperréalistes ont
connu du succès chaque fois qu'ils ont été mis en
lumière à l'étranger, que ce soit New York, la
67
Suisse, la Chine et en ce moment à l'exposition
«Hyperréel : l'art du trompe-l'oeil»183 au Museo
Nacional Thyssen-Bornemisza, en Espagne.
2. Un futur partagé entre la
conservation-restauration et l'exposition dans un musée
Ces caractères de rareté et d'unicité n'ont
pas échappé aux professionnels du RMF qui travaillent sur le
projet CoRef. La matériauthèque de Claude Yvel présente un
fort intérêt pour le domaine de la conservation-restauration, car
son référencement permet de compléter les bases de
données pour mieux caractériser les matériaux en lien avec
les oeuvres. Son application est donc directement liée à la
restauration, comme l'a prouvé l'exemple du Harvard Mural
Triptych vu plus haut. La connaissance des pigments est aussi celle des
techniques artistiques, et leur histoire aide à la datation ou
l'authentification des oeuvres, ainsi que l'a prouvé l'exemple sur le
faux tableau de Jackson Pollock étudié par le Straus Center. Pour
revenir au projet CoRef, il se spécialise davantage sur les
échantillons d'oeuvres. Cependant, il concerne aussi les
échantillons de pigments en poudre, dont certaines marques sont
similaires à celles vues dans l'atelier de Claude Yvel : Lefranc,
Lefranc Bourgeois, Maimeri, Kremer, entre autres.
Claude Yvel et le RMF étant d'accord, des
prélèvements pourraient être réalisés sous
peu dans les matériaux de l'atelier. Ils pourraient être
directement liés au projet CoRef, ou constituer une boîte
d'artiste, comme c'est déjà le cas pour son ami peintre Jürg
Kreienbühl. Ceci est une particularité du projet qui concerne des
matériaux rassemblés selon le fond de l'atelier ou de l'artiste
duquel ils proviennent. Cette organisation a l'avantage de conserver,
intègre, l'aspect original de la collection de matériaux dudit
artiste ou atelier. Cette partie ne s'avère être qu'une
supposition sur l'avenir de cette matériauthèque. Il reste en
effet de nombreuses incertitudes autour de ce sujet. Le contact et les
prélèvements auprès du peintre ne sont pas encore
effectués ; si cette action est menée, il reste plusieurs
possibilités
183 « Hyperréel : l'art du trompe-l'oeil »,
Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, 16 mars 2022 - 22 mai 2022. A cette
occasion, Claude Yvel a fait une conférence sur l'art du
trompe-l'oeil.
68
pour leur intégration à CoRef, suivant l'importance
de ces échantillons ; les boîtes d'artiste sont à part dans
le projet CoRef et n'ont pas encore de statut.
Le futur de la matériauthèque de Claude Yvel
pourrait concerner un tout autre domaine. Lors des entretiens dans son atelier,
Claude Yvel a évoqué plusieurs fois le souhait de constituer une
sorte de musée de la couleur pour exposer les techniques anciennes de la
peinture à l'huile. Ce projet revient à ses fils quant à
sa réalisation, puisque de son vivant le peintre a la volonté de
toujours continuer à peindre, à la suite d'Henri Cadiou son
maître. Présenter ses matériaux dans un musée serait
une manière de prolonger son enseignement sur les techniques anciennes
en peinture à l'huile. Cette forme s'apparente donc à une
matériau-technothèque, soit un espace de médiation
présentant les matériaux dans toute leur diversité pour
mieux aborder les questions des techniques de création dans la peinture
à l'huile.
Claude Yvel prend exemple sur un musée en
Belgique184 qui présenterait les techniques en peinture. Plus
directement, il a eu l'expérience de la présentation des
matériaux des peintres à la suite de sa participation à la
restauration du retable de Konrad Witz à Genève. Lui-même
n'était pas intervenu sur les panneaux peints, mais il avait
enseigné certaines techniques de peinture aux restaurateurs. A la suite
de la restauration, l'équipe a monté une vitrine exposant les
outils et couleurs qui avaient servi pour la restauration. Il s'agit donc d'un
outil pédagogique pour expliquer les techniques de peinture anciennes et
les procédés de restauration en relation avec le retable. C'est
peut-être d'après un tel modèle que l'idée de
musée des matériaux de la peinture à l'huile est
née chez Claude Yvel.
Le lieu idéal pour son musée serait en Suisse,
où vivent ses plus grands collectionneurs. Son attachement pour ce pays
s'explique aussi par l'amitié qu'il a nouée avec le peintre
suisse Jürg Kreienbühl, les nombreuses biennales auxquelles il a
participé à Bâle, et à ses origines familiales
établies longtemps à Berne. Ce serait donc cette ville qui serait
privilégiée pour réaliser ce projet.
184 Claude Yvel ne m'a pas donné de nom, et il n'existe
pas de musée de la couleur à proprement parlé en
Belgique.
69
La matériauthèque de Claude Yvel est un sujet qui
s'insère dans un contexte actuel qui cherche beaucoup à
développer ce domaine. Ce dernier a d'ailleurs une ampleur
internationale. Cependant, nous pouvons y trouver deux tendances principales,
l'une n'excluant pas l'autre au sein de la même
matériauthèque. Il en est ainsi pour la collection de pigments
Forbes au Straus Center qui conserve les matériaux en priorité
pour la recherche avec le laboratoire auquel il est lié, mais qui tend
à exposer ses collections au public en disposant dans le musée
une vitrine de pigments selon une sélection rotative. La
matériauthèque est aussi un dispositif de médiation
à part entière. Les matériaux permettent de mieux guider
les publics vers la compréhension des techniques anciennes de
création. C'est ce dernier aspect qui semble avoir touché Claude
Yvel pour sa matériauthèque, puisqu'il envisage d'en faire une
sorte de musée de la peinture à l'huile.
70
Conclusion
Le but de ce mémoire était de faire l'inventaire et
de présenter les matériaux conservés dans l'atelier du
peintre Claude Yvel dans leur contexte historique, pour en montrer toutes les
qualités et le potentiel. Ce travail a abouti à leur classement
dans une base de données pour l'usage des professionnels du RMF
intéressés par la question.
Nous avons vu toute la diversité et la quantité de
matériaux que l'atelier parisien contenait, et en particulier nous avons
étudié les matériaux Lefranc Bourgeois. La marque est
internationalement connue et utilisée par de nombreux artistes et ceci
depuis plus de trois siècles déjà. La sélection
opérée répond donc à une volonté
d'utilité, car la marque concerne l'oeuvre d'un grand nombre d'artistes.
Mais le sujet a ouvert aussi la question des collaborations entre la marque
Lefranc Bourgeois et les artistes, qui est un marqueur de l'innovation des
produits artistiques dans cette entreprise. Celle de Claude Yvel a ici
été davantage étudiée, néanmoins le nombre
de ces échanges entre le domaine des artistes et celui des chimistes
reste très important et un angle d'approche intéressant à
développer. Bien que nous nous soyons consacrés à un
nombre restreint de matériaux, leur étude n'a pas toujours
été concluante car ils sont inconnus dans leur provenance comme
dans leur composition. Mais cet inconnu appelle aussi à d'autres
recherches, ou bien à la nécessité de combiner les
informations des différentes bases de données dans le monde.
Cette question est la problématique commune aux
matériauthèques qui entretiennent ou ont pour projet de mettre en
place une base de données sur les matériaux conservés.
L'ICCROM s'attache à lier ces objectifs et leur donner cette ampleur
internationale. Pour trouver sa place dans ces projets, chaque
matériauthèque a sa spécificité, les
matériaux qui la rendent unique et font sa renommée. Dans le cas
de la collection de Claude Yvel, nous avons vu les caractères rare et
précieux liés à ses pigments. Ce sont les mêmes
éléments qui ont rendu la collection Forbes si
célèbre dans ce domaine. Le potentiel de la
matériauthèque est donc très élevé de ce
point de vue. Il faut néanmoins garder en tête l'étude
partielle, bien que maximale dans la limite de temps, qui a été
faite sur le sujet. D'après ce qu'il reste à étudier, dans
l'atelier parisien comme dans l'annexe en
71
Normandie, le potentiel de cette matériauthèque
peut avoir un réel intérêt pour la recherche.
Constituée de matériaux anciens et uniques,
à la fois laboratoire de recherche et lieu de préservation du
plus grand nombre possible de matériaux de peinture, la
matériauthèque de Claude Yvel a encore la double fonction de
réunir la conservation-restauration pour l'analyse des pigments, et la
médiation, s'ils sont exposés dans un musée comme outil
pédagogique pour apprendre sur les techniques de la peinture à
l'huile et l'histoire des matériaux.
72
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nationale des arts et traditions populaires, 4 mai - 31 juillet 1988,
Paris, Edition de la Réunion des musées nationaux, 1988
Cat. d'exp., Section française. Catalogue officielle
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1er novembre 1962, Paris, Imprimerie impériale, 1862
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