INTRODUCTION
1. Quid de la corruption. La corruption peut
revêtir différentes définitions. Pour le professeur
André Vitu par exemple, la corruption (publique) désigne «
les agissements par lesquels un tiers obtient ou essaie d'obtenir,
moyennant des offres, des promesses, des dons, des présents ou
des avantages quelconques, d'une personne exerçant une fonction
officielle, qu'elle accomplisse ou retarde ou s'abstienne d'accomplir ou de
retarder un acte de sa fonction ou un acte facilité par elle. La
même expression sert aussi à désigner l'attitude du tiers
qui cède aux sollicitations de la personne chargée d'une fonction
officielle, et qui accepte de lui remettre ce qu'elle réclame pour
accomplir ou s'abstenir d'accomplir l'acte qui entre dans ses fonctions ou
estfacilité par elle. Ce tiers personnage est, en ces divers cas,
appelé corrupteur »1.
2. Une pluralité de définitions.
A cet égard le rapport explicatif de la Convention
pénale sur la corruption souligne le fait que bien que la corruption a
connu une longue histoire et qu'elle est un phénomène de grande
ampleur, il subsiste encore aujourd'hui des difficultés pour la
communauté internationale à trouver une définition
commune. Affirmant même que la corruption ne ferait probablement jamais
l'objet d'un même degré d'acceptation d'un Etat à l'autre.
« La communauté internationale n'a pas réussi à
s'entendre au sujet d'une définition qui puisse recueillir l'assentiment
général »2.
Pour Jean Cartier-Bresson, professeur agrégé de
l'Universités de Versailles Saint-Quentin en Yvelines, la corruption est
« un phénomène d'échange occulte et d'influence
réciproque entre les sphères politique, administrative et
économique »3. Pour la Commission
européenne, la corruption s'entend de « tout abus de pouvoir ou
irrégularité commis dans un processus de décision en
l'échange d'une incitation ou d'un avantage indu
»4.
1 André VITU (2008 - 2014). JurisClasseur Pénal
des Affaires. Fascicule 10. Corruption d'agents publics nationaux et trafic
d'influence, actif ou passif, commis par des particuliers. N°3.
2 Rapport explicatif de la Convention pénale sur la
corruption. (2000). Conseil de l'Europe.
3 Jean CARTIER-BRESSON. (2008). Économie politique
de la corruption et de la gouvernance. Paris. L'Harmattan. collection
« Éthique économique ». p8
4 Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement
européen. (2014). Rapport anti--corruption de l'UE. Bruxelles.
p2.
2
Le Conseil de l'Europe a lui aussi sa propre
définition. Elle serait « une rétribution illicite ou
tout autre comportement à l'égard des personnes investies de
responsabilité dans le secteur public ou le secteur privé qui
contrevient aux devoirs qu'elles ont en vertu de leur statut d'agent d'Etat,
d'employé du secteur privé, d'agent indépendant ou d'un
autre rapport de cette nature et qui vise à procurer des avantages indus
de quelque nature qu'ils soient, pour eux--mêmes ou pour un tiers
»5.
3. La corruption, un échange occulte.
Il existe des dizaines de définitions officielles et bien
qu'elles soient toutes sensiblement différentes, celles-ci tendent
toutes à définir un même fait, celui d'un échange
entre au moins deux personnes. L'une est investie d'une fonction
particulière et va être rétribuée par l'autre
personne pour agir à ce titre et de manière abusive.
4. La corruption est partout. Au
détour d'une conversation au sujet des difficultés de
stationnement à Paris une connaissance m'expliquait non sans une pointe
de fierté qu'elle avait « trouvé la parade » : Cette
personne avait un accord avec le gardien d'un parking privée d'une
enseigne de supermarché. En l'échange de quelques dizaines
d'euros, le gardien avait accepté de lever la barrière du parking
autant de fois que nécessaire. Cette personne n'avait pas conscience de
la qualification de ce comportement, le caractère anodin de celui-ci ne
l'avait probablement pas amené à se poser la question. Reste que,
qu'importe le montant du préjudice causé ou même son
absence, la corruption peut se manifester de diverses façons. Dans le
cas décrit, il s'agissait de corruption de personne n'exerçant
pas une fonction publique.
5. L'importance de la qualité du corrompu.
La forme de corruption la plus reconnue est probablement la corruption
publique, celle des élus, des personnes investies d'une fonction de
service public ou investies de l'autorité publique. Il ne faut pas
oublier la corruption judiciaire, celle des magistrats, dont le grand public
entend souvent parler en matière de grand banditisme. On le pressent,
lorsqu'il s'agit d'identifier à quelle forme de corruption on a affaire
il est nécessaire d'identifier la qualité du corrompu. Cette
qualité est déterminante du texte d'incrimination qui sera
utilisé pour qualifier les faits de corruption. La forme à
laquelle nous avons décidé de nous intéresser est la
corruption privée.
5 Emilie CARUANA. (2009). La corruption privée,
étude historique, juridique et comptable. Mémoire. Master II
Lutte contre la délinquance financière et la criminalité
organisée. p5.
3
Celle dans laquelle l'agent corrompu n'est jamais un membre de
la fonction publique, ou du moins celle d'un agent public qui n'est pas
corrompu à ce titre (On pense dans ce cas à l'exemple d'un maire
qui dirige par ailleurs une entreprise du secteur privé et dont l'acte
attendu est celui de sa fonction de dirigeant et non de celle de maire).
6. L'histoire de l'infraction de corruption
privée6. « À l'origine était
l'impunité. Alors que l'incrimination de la corruption publique semble
bel et bien appartenir à des temps immémoriaux, l'incrimination
de la corruption privée n'apparaît en comparaison que fort
tardivement et en des termes singulièrement étroits ».
Il faut attendre la loi du 19 février 1919 pour que la corruption
privée soit pour la première fois incriminée. Auparavant,
seule la corruption publique l'était, aux articles 117 et 179 du Code
pénal de 1810. Au départ, en 1919, et pour longtemps, la
corruption privée ne visait que les employés des entreprises
privées. Par la suite, en 1945, les dispositions réprimant la
corruption privée ont été complétées afin
d'étendre l'incrimination des actes facilités par la fonction de
l'agent, « mettant un terme à l'impunité de la
para--corruption privée ».
Avec l'entrée en vigueur de la loi n°92-1336 du 16
décembre 1992, la France a fait un bond en arrière important en
dépénalisant la corruption privée, diminuant le maximum de
la peine d'emprisonnement encouru de trois à deux ans et
déplaçant le texte du Code pénal au Code du travail en son
article L. 152-6.
Il faut attendre l'impulsion de l'Union européenne pour
voir la législateur français avancer de nouveau en matière
de lutte contre la corruption privée. La transposition de la
décision cadre n°2003-258 du 22 juillet 2003 a conduit à la
réintégration du texte d'incrimination de la corruption
privée dans le Code pénal français. Cette décision
cadre concrétise la volonté de l'Union européenne qui
avait été formulée dans l'action commune relative à
la corruption dans le secteur privée du 22 décembre 1998, celle
« d'apporter une réponse internationale au favoritisme
susceptible de fausser la concurrence, à la constitution de monopoles et
aux atteintes à la liberté d'entreprendre
»7.
C'est ainsi que, par l'entrée en vigueur de la loi
n°2005-750 du 4 juillet 2005 portant diverses dispositions
d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la justice, un
chapitre intitulé « de la corruption des personnes
n'exerçant pas une fonction publique » a pu être
créé. Les textes seront présentés
ultérieurement.
6 Marc SEGONDS (2014). Corruption active et passive de
personnes n'exerçant pas une fonction publique. JurisClasseur de
droit pénal des affaires. Fascicule 30. Corruption active et passive
de personnes n'exerçant pas une fonction publique 17
février. p3. N°2
7 Travaux parlementaires. (2015). Projet de loi relatif
à la corruption. Disponible en ligne:
http://www.senat.fr/rap/l07-051/l07-0512.html
4
Ainsi, parce-que les faits de corruption « portent
atteinte à l'ordre public économique et à la confiance
dans les acteurs du marché » et non plus seulement à une
relation de travail de droit privé, les délits de corruption
active et passive des personnes n'exerçant pas une fonction publique ont
fini par trouver logiquement leur place au sein du Livre IV au titre des
atteintes à la confiance publique (V. E. Blessig, Rapp. sur le
projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation du droit communautaire
dans le domaine de la justice: Doc. AN n° 2291, 2005, p.
27)8.
7. Diverses formes de corruption dans le secteur
privé. Parmi les formes que revêt la corruption
privée, la plus médiatisée, outre la corruption
médicale, est peut-être la corruption sportive et ce,
particulièrement en 2015. En effet, la presse a cette année
relayé un certain nombre de scandales qui ont éclaboussé
le monde du sport. Le plus important étant le celui de la
Fédération Internationale de Football Association (FIFA), dont
certains dirigeants auraient été achetés par des Etats
désireux d'être choisis pour organiser la coupe du monde de
football. Le football français a lui aussi été
éclaboussé par la corruption. En effet, le club de football de
Nîmes et ses dirigeants a été condamné le 18 mars
2015 par la commission de discipline de la Ligue Nationale de Football pour
avoir arrangé des rencontres avec d'autres équipes9.
Les agents sportifs eux aussi sont souvent soupçonnés de
corruption. Ces derniers proposeraient parfois à un dirigeant de club
l'achats d'un joueur en l'échange d'une rétro commission ou
d'avantages en nature au profit du dirigeant10. (Rappelons ici que
la corruption sportive fait l'objet d'un traitement particulier, en effet
depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2012158 du 1er
février 2012 visant à renforcer l'éthique du sport et les
droits des sportifs, les articles 441-1-1 et suivants du Code pénal
réprime spécialement la corruption active et passive d'
« un acteur d'une manifestation sportive donnant lieu à des
paris sportifs, afin que ce dernier modifie, par un acte ou une abstention, le
déroulement normal et équitable de cette manifestation
»)11.
8 Marc SEGONDS (2014). Corruption active et passive de
personnes n'exerçant pas une fonction publique. JurisClasseur de
droit pénal des affaires. Fascicule 30. Corruption active et passive
de personnes n'exerçant pas une fonction publique 17
février. p3. N°4
9 Décision de la Commission de Discipline de la LFP du
17 mars 2015. Disponible en ligne:
http://www.lfp.fr/corporate/article/les-decisions-du-17-mars-2015.htm
10 Manon MUNIER. (2014). Les dérives liées
aux transferts sportifs. Mémoire. Master II Lutte contre la
délinquance financière et la criminalité organisée.
p43
11 Marc SEGONDS (2014). Corruption active et passive de
personnes n'exerçant pas une fonction publique. JurisClasseur de
droit pénal des affaires. Fascicule 30. Corruption active et passive
de personnes n'exerçant pas une fonction publique 17
février. p11. N°22
8.
5
La corruption dans le domaine des affaires.
C'est probablement dans ce domaine que les formes de corruption
peuvent être les plus variées. Un certain nombre de comportements
d'un salarié du secteur privé (par exemple) qui seraient
contraires à l'intérêt de son entreprise ou au moins
contraires à son règlement intérieur, dans
l'hypothèse où ils seraient effectués en l'échange
d'une rémunération par un tiers, peuvent être constitutifs
de corruption privée. A l'instar de l'espionnage industriel qui est une
pratique pouvant revêtir diverses qualifications, notamment celles de
violation du secret professionnel, d'abus de confiance de vol et de corruption
privée passive. « La révélation d'un savoir-faire
est souvent incitée par la recherche pour l'auteur d'un enrichissement
ou d'un avantage. Il essayera souvent de monnayer la révélation
contre un avantage matériel, un salaire plus intéressant ou un
embauchage »12.
9. Le code des achats, l'équivalent
privé du Code des marchés publics. Lorsqu'une mairie
n'est pas en mesure d'effectuer une tâche, elle délègue
à une entreprise du secteur privé. Lorsqu'une entreprise
privée est dans la même situation, elle délègue
à une autre entreprise privée. C'est l'idée de
sous-traitance. Lorsqu'on est face à une administration publique, c'est
le code des marchés publics qui va trouver à s'appliquer. En
revanche, lorsqu'il s'agit d'une entreprise de droit privé, c'est le
code des achats qui va déterminer quelle procédure de
dévolution du marché il faudra suivre. La corruption dans les
marchés publics est un fait de société mondial, en France
comme à l'étranger. Pour preuve, le législateur a
même décidé de les protéger les marchés
publics la corruption à l'aide d'une infraction obstacle qu'est le
favoritisme. Pourquoi quelque-chose d'illicite se produirait dans le secteur
public et non dans le secteur privé? Cette opération qui consiste
pour l'Etat à déléguer une tâche quelconque à
un tiers trouve son équivalent dans le secteur privé dans le
secteur des achats, qui a l'instar du domaine des marchés publics est
lui aussi un secteur exposé à la corruption. On se souvient de
l'affaire Faurecia qui avait éclaté en 2006. Un
équipementier du groupe PSA avait été accusé
d'avoir versé des pots-de-vin de plusieurs centaines de milliers d'euros
par an aux directeurs achats d'entreprises allemandes du secteur automobile
afin d'obtenir des contrats juteux13.
12 Régis FABRE. (2014). Réservation du
savoir-faire. Jurisclasseur Brevet. LexisNexis. Fasc N°4200 :
N°40
13 Emilie CARUANA. (2009). La corruption privée,
étude historique, juridique et comptable. Mémoire. Master II
Lutte contre la délinquance financière et la criminalité
organisée. p50
10.
6
La corruption dans les achats. Bien que la
corruption privée soit appréhendée par le code
pénal, la réalité juridique est parfois
éloignée de la réalité des affaires. La corruption
dans les affaires semble être une pratique ancrée et qui
soulève des difficultés importantes en terme de lutte, de
détection et de répression. La raison d'être des services
achats, leur organisation, les budgets qu'ils ont vocation à
gérer et beaucoup d'autres raisons font que, parmi les formes de
corruption qui affectent les affaires, celle qui touche particulièrement
les services achats des entreprises privées constitue une des plus
systématiques.
11. Un phénomène omniprésent.
A en croire différentes études que nous
présenterons de façon plus détaillée à
l'occasion de cette étude, le phénomène de corruption
privée des services achats des entreprises est loin d'être
anecdotique. Un chiffre frappe tout particulièrement: Un quart des
directeurs achats a été confronté à une tentative
de corruption en 201414. Ce chiffre ressort d'une enquête
basée sur des réponses de personnes sondées, ainsi, on
peut légitimement se demander si les personnes ayant agréé
à une proposition de nature corruptive ont répondu de
façon affirmative à cette question. On peut aussi se demander si,
parmi tous les sondés, tous ont répondu en connaissance de cause
(nous verrons que la définition de la corruption n'est pas si
évidente, notamment concernant les cadeaux d'affaires). Ainsi, ce
chiffre devrait être interprété comme étant un
minimum. Le pourcentage de directeurs achats ayant été
confrontés à une tentative de corruption, devrait être plus
importante.
La corruption ne peut être perçue comme un fait
divers, mais comme un fait grave, porteur d'exclusions et
d'inégalités. A cause de la corruption, les intérêts
de quelques--uns sont favorisés au détriment des autres.
12. Une quasi absence de condamnation. Le
rapport législatif sur le projet de loi relatif à la lutte contre
la corruption du 12 septembre 2015 avance le fait que très peu
d'affaires de corruption sur le fondement des articles 445--1 et 445--2 du Code
pénal sont actuellement en cours. En outre, les données du
ministère de la justice disponibles montrent que le nombre de
condamnations intervenues ces dernières années est
extrêmement faible. Cette quasi absence de condamnation, dix ans
après le renouveau de l'incrimination en droit français laisse
perplexe.
14 AgileBuyer - Groupement Achats HEC (2015). Les
Priorités des Services Achats en 2014 ou la manière dont seront
gérés les sous--traitants en 2015
13.
7
Problématique. De par sa fonction et
son organisation le service achat d'une entreprise privée constitue un
écosystème favorable à la commission d'actes susceptibles
de revêtir, entre autres qualifications, celle de corruption
privée. Toutefois, certaines caractéristiques inhérentes
aux actes de corruption rendent leur détection et leur répression
difficile, expliquant alors le très faible niveau de condamnation
actuel. Au travers de l'étude de l'infraction et de certains modes
opératoires (du simple cadeau, aux fausses études en passant par
le contrat d'apporteur d'affaires), nous tenterons de mettre en évidence
les faiblesses du modèle répressif, de l'action des pouvoirs
publiques et la nécessité pour les entreprises de mettre en place
des mécanismes de prévention efficaces.
14. Plan du mémoire. Après
avoir démontré en quoi le service achats d'une entreprise
privée est particulièrement exposé au risque de corruption
privée (Partie 1), nous verrons que malgré l'identification du
problème, les difficultés de lutte contre le
phénomène de corruption privée restent nombreuses (Partie
2).
8
1ÈRE PARTIE - Le risque
élevé de corruption
privée inhérent aux services achats
Cette partie constituera le socle nécessaire de cette
étude. Dans un premier temps seront étudiés les contours
juridiques puis économiques de la corruption privée via un
état des lieux du phénomène en France (Chapitre
1er). Dans un second temps nous nous intéresseront plus en
détail aux services achats des entreprises et à ce qui fait d'eux
un écosystème propice à la commission de l'infraction de
corruption privée (Chapitre 2nd).
CHAPITRE 1ER - La corruption privée, un
phénomène omniprésent en France
Dans un premier temps il convient de s'intéresser au
régime juridique actuel de l'infraction qui fait l'objet de ce
mémoire, à savoir la corruption privée telle qu'elle est
appréhendée par justice française (Section 1). Dans un
second temps, la mesure du phénomène de corruption privée
dans les services achats des entreprises françaises sera
effectuée à l'aide des études menées par des
institutions privée (Section 2). Le but étant de démontrer
l'existence d'un fossé entre le nombre de condamnations et la
réalité de la vie des affaires.
SECTION 1re -L'infraction de corruption
privée en France en 2015
Dans un premier temps nous nous intéresserons au
mécanisme de corruption privée en tant qu'infraction en droit
pénal français (I) avant d'étudier les sanctions qui y
sont attachées (II).
I - De la qualification de corruption de personnes
n'exerçant pas une fonction publique
Dans cette partie nous définirons la notion de
corruption privée (A) avant de présenter l'infraction telle
qu'envisagée dans le Code pénal (B).
9
A - Notion de corruption privée
15. La corruption est une infraction ayant vocation à
sanctionner des modes opératoires utilisés « pour
obtenir la conclusion ou le bénéfice de certaines affaires
»15. Pour beaucoup et notamment dans les médias, la
corruption est souvent assimilée à la notion de « pot-de-vin
». Michel Véron considère que l'aspect le plus
inquiétant dans les affaires de corruption réside dans les
arguments de défense des mis en cause. Ces derniers justifient souvent
leurs agissements par le fait que corrompre est finalement un comportement
relativement banal dans la vie des affaires publiques ou privées. La
nécessité de tels comportements étant elle aussi
avancée. Les prévenus invoquant parfois le fait que sans la
corruption leur entreprise aurait périclité, que des emplois
auraient été nécessairement perdus.
16. « Un éclatement des textes
d'incrimination »16. En droit pénal
français, la corruption fait l'objet d'un certain éclatement
quant à sa codification. Les différents textes relatifs à
la corruption sont concentrés dans le livre quatrième du Code
pénal, au sein du titre III relatif aux atteintes à
l'autorité de l'Etat et au sein du titre IV relatif aux atteintes
à la confiance publique. Dans le cadre de ce mémoire, ce sont les
infractions de ce titre IV qui feront l'objet de notre intérêt. Le
chapitre V relatif à « la corruption des personnes
n'exerçant pas une fonction public » leur est
consacré.
17. Une définition de la corruption.
Quelque-soit son type (privée, publique...), la corruption en
droit pénal français peut se définir comme consistant
à « rémunérer une personne pour qu'elle
accomplisse ou n'accomplisse pas un acte qui relève de sa fonction
». Aussi, selon Michel Véron, l'infraction implique une
collusion entre au moins deux parties. Un corrupteur qui offre ou accepte de
récompenser le corrompu, en l'échange de la garantie de
l'accomplissement ou du non accomplissement d'un acte de sa fonction.
18. Distinction entre corruption active et corruption
passive. Traditionnellement, le comportement du corrupteur sera
qualifié de corruption active (« il corrompt » voix active) et
corrélativement, le comportement du corrompu sera qualifié de
corruption passive (« il est corrompu » voix passive). On le voit,
cette terminologie ne fait en rien référence à la personne
qui est ou n'est pas à l'initiative du pacte. Le corrompu ayant un
comportement actif, d'instigateur, ne sera donc pas qualifié de
corrupteur actif. De la même manière que le corrupteur qui se
laisse convaincre de verser un pot-de-vin « de façon passive »
ne
15 Michel VÉRON. (2013), Droit pénal des
affaires, Dalloz, 10ème édition. p73
16 Ibidem. p75
10
sera pas qualifié de corrupteur passif. L'explication
n'est donc que grammaticale et ne repose pas sur un quelconque comportement
proactif ou plutôt attentiste de la part de l'une et l'autre des parties
à un pacte de corruption.
19. Un texte d'incrimination relativement jeune.
Contrairement à la corruption d'une personne dépositaire
de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public
ou investie d'un mandat électif public (articles 432-11 et 433-1 du Code
pénal), d'un magistrat, d'un jurée, d'un expert ou d'un arbitre
(article 434-9 du Code pénal) ou celle des membres d'une profession
médicale ou de santé (article 441-8 du Code pénal), la
corruption dans le secteur privée se limitait jusqu'à
l'entrée en vigueur de la loi du 4 juillet 2005 à la corruption
de salarié et n'était codifiée, nous l'avons vu, «
que » dans le Code du travail à l'article L. 152-6.
B - L'incrimination de la corruption privée dans
le Code pénal 1 - Les textes d'incrimination
20. La corruption privée active
incriminée par l'article 445--1 du Code pénal. Cet
article incrimine le « le fait, par quiconque, de proposer, sans
droit, à tout moment, directement ou indirectement, à une
personne qui, sans être dépositaire de l'autorité publique,
ni chargée d'une mission de service public, ni investie d'un mandat
électif public exerce, dans le cadre d'une activité
professionnelle ou sociale, une fonction de direction ou un travail pour une
personne physique ou morale ou pour un organisme quelconque, des offres, des
promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques, pour
elle-même ou pour autrui, pour qu'elle accomplisse ou s'abstienne
d'accomplir, ou parce qu'elle a accompli ou s'est abstenue d'accomplir un acte
de son activité ou de sa fonction ou facilité par son
activité ou sa fonction, en violation de ses obligations légales,
contractuelles ou professionnelles.
21. Est puni des mêmes peines le fait, par
quiconque, de céder à une personne visée au premier
alinéa qui sollicite, sans droit, à tout moment, directement ou
indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des
avantages quelconques, pour elle-même ou pour autrui, pour accomplir ou
avoir accompli, pour s'abstenir ou s'être abstenue d'accomplir un acte
visé audit alinéa, en violation de ses obligations
légales, contractuelles ou professionnelles ».
22. La corruption privée passive
incriminée par l'article 445--2 du Code pénal. Cet
article incrimine « le fait, par une personne qui, sans être
dépositaire de l'autorité publique, ni chargée d'une
mission de service public, ni investie d'un
11
mandat électif public exerce, dans le cadre d'une
activité professionnelle ou sociale, une fonction de direction ou un
travail pour une personne physique ou morale ou pour un organisme quelconque,
de solliciter ou d'agréer, sans droit, à tout moment, directement
ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou
des avantages quelconques, pour elle--même ou pour autrui, pour accomplir
ou avoir accompli, pour s'abstenir ou s'être abstenue d'accomplir un acte
de son activité ou de sa fonction ou facilité par son
activité ou sa fonction, en violation de ses obligations légales,
contractuelles ou professionnelles ».
23. Ainsi, depuis l'entrée en vigueur de la loi
précitée17 portant adaptation du droit communautaire
dans le domaine de la justice, la corruption privée se trouve
incriminée par les articles 445-1 à 445-4 du Code pénal.
La corruption de salarié ayant à cette occasion, disparu de nos
codes. Dorénavant le texte d'incrimination de la corruption dite «
privée » est susceptible de s'appliquer à toute personne
« n'exerçant pas une fonction publique ».
2 - Personnes visées par les textes
24. Qualité indifférente de la personne
du corrupteur (corruption active)18. L'article 445-1 du
Code pénal qui incrimine la corruption active est susceptible de
s'appliquer à, pour reprendre le terme de l'article, «
quiconque ». Ce terme utilisé par le législateur
permet de retenir dans les liens de la prévention toute personne
physique ou morale sans qualité particulière requise.
25. Qualité requise de la personne corrompue
(corruption passive)19. L'article 445-2 du Code
pénal qui incrimine la corruption passive est susceptible de s'appliquer
à une personne qui « sans être dépositaire de
l'autorité publique, ni chargée d'une mission de service public,
ni investie d'un mandat électif public exerce, dans le cadre d'une
activité professionnelle ou sociale, une fonction de direction ou un
travail pour une personne physique ou morale ou pour un organisme quelconque
» se livre à un acte de corruption. La qualité requise
du corrompu est ainsi définie de façon négative: Elle ne
doit pas posséder la qualité d'agent public. Mais aussi de
façon positive: Elle doit exercer une activité dans le secteur
privée. Les deux conditions étant cumulativement exigées.
Dès lors, qu'importe le but recherché par l'activité,
lucratif ou non (les termes de l'article « professionnel ou social
»
17 Loi n° 2005-750 du 4 juillet 2005 portant diverses
dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la
justice
18 Marc SEGONDS (2014). Corruption active et passive de
personnes n'exerçant pas une fonction publique. JurisClasseur de
droit pénal des affaires. Fascicule 30. 17 février, p5
19 Ibidem
12
permettent d'envisager non seulement l'appartenance à
une entreprise privée, une association ou un syndicat) et peu importe la
nature de la fonction exercée par le corrompu (les termes de l'article
« direction ou de travail » permettent d'envisager de
poursuivre aussi bien les salariés quelque soit leur place dans la
hiérarchie20, toute fonction de direction (administrateurs,
gérants de sociétés même non salariés et
travailleurs indépendants ou bénévoles), dans toute
entreprise privée quelle qu'en soit sa forme sociale. Ainsi, depuis
l'entrée en vigueur de la loi du 4 juillet 2005, l'exigence d'un lien de
subordination n'existe plus.
3 - Les comportements incriminés par les
textes
26. Un pacte de corruption. Qu'elle soit
publique ou privée, de magistrat ou de médecin, le mode
opératoire de la corruption repose toujours sur la conclusion d'un pacte
reliant le corrupteur et le corrompu. « Le pacte porte sur les moyens
de la corruption acceptés ou offerts par le corrupteur et sur la
contrepartie qui est attendue du corrompu »21. Ainsi, pour
Michel Véron, l'infraction nait à l'occasion de la conclusion de
ce pacte qui conditionne l'accomplissement ou le non accomplissement de l'acte
de la fonction du corrompu au versement de la contrepartie convenue par le
corrupteur. Ainsi il convient de souligner que la mise à
l'exécution effective du pacte est indifférente. L'infraction est
consommée à sa conclusion et non au moment de
l'exécution.
27. Les moyens de la
corruption22. Selon les termes des articles incriminant la
corruption privée, il s'agit pour le corrompu de solliciter ou
d'agréer une proposition ou pour le corrupteur de proposer ou de
céder à la sollicitation d'offres, promesses, dons,
présents ou avantages quelconques. La contrepartie à l'acte de la
fonction attendue peut donc être matérialisée par des
versements de sommes d'argent, par des objets de valeurs et autres cadeaux ou
encore par des offres de prix avantageux (exemple de travaux effectués
gratuitement ou à un prix avantageux au domicile du
corrompu23).
28. L'acte recherché par le corrupteur et
l'exigence d'un dol spécial. D'après l'article 445-1 ou
445-2 du Code pénal, dans un schéma de corruption, la chose
attendue, recherchée par le corrupteur auprès du corrompu est
qu'il accomplisse, qu'il ait accompli, qu'il s'abstienne ou qu'il se soit
abstenu d'accomplir « un acte de
20 Par exemple un salarié responsable des achats (Cass.
crim., 27 mai 1987, n° 86-91.748. - plus récemment CA Paris, 25
mars 1998 : JurisData n° 1998-021008)
21 Michel VÉRON. Op. cit. p76
22 Michel VÉRON. Op. cit. p76
23 Cass. Crim, 26 janvier 2011
13
son activité ou de sa fonction ou facilité
par son activité ou sa fonction, en violation de ses obligations
légales, contractuelles ou professionnelles». A cet
égard, selon Michel Véron, un lien de causalité direct et
certain doit nécessairement être recherché et établi
entre l'acte du corrompu et la contrepartie qui doit être le but du pacte
de corruption et non son simple résultat24, qu'elle soit
postérieure ou antérieure. Michel Véron souligne par
ailleurs le fait que le corrupteur puisse attendre un acte positif aussi bien
qu'une abstention. Il convient aussi de souligner que cet acte peut être
« seulement » facilité par les fonctions.
29. Le moment du pacte de corruption et
l'indifférence de l'antériorité. En premier lieu,
la jurisprudence exigeait la preuve de l'antériorité de la
conclusion du pacte de corruption à l'accomplissement ou au non
accomplissement des actes de la fonction, rendant extrêmement difficile
la preuve de l'infraction. Une double modification législative a permis
de supprimer cette exigence. Le premier assouplissement qui s'est
avéré insuffisant était issu de la loi du 30 juin 2000 sur
la lutte contre la corruption. A cette occasion, l'expression « à
tout moment » en référence à la conclusion du pacte
était ajoutée. Il a fallut attendre la loi du 17 mai 2011 de
simplification et amélioration du droit pour aboutir à une
modification substantielle de l'infraction. Grâce à l'ajout des
expressions « pour avoir accompli » et « pour s'être
abstenu d'accomplir », l'indifférence du moment de conclusion du
pacte était donc acquise. Dorénavant, seule la preuve du lien de
causalité entre l'avantage indu et l'acte de la fonction est requise. Ce
qui constitue un progrès non négligeable en matière de
répression puisque la corruption peut dorénavant, sans doute
possible, résulter d'un avantage indu octroyé en remerciement de
l'accomplissement ou du non accomplissement d'un acte de la
fonction25.
30. L'incrimination de la «
tentative » de corruption au même titre que la
corruption26. La simple proposition de nature corruptrice
suffit à consommer l'infraction. En droit français la tentative
n'existe donc pas, ce qui fait de la corruption une infraction formelle. Ainsi,
en cas de refus du destinataire d'une proposition de corruption, le corrupteur
se rend tout de même coupable de l'infraction. En outre, le fait pour le
corrupteur de revenir sur sa proposition est indifférent puisque la
simple proposition, même non agréée suffit à
consommer le délit.
24 Wilfrid JEANDIDIER. (2005). Droit pénal des
affaires. Dalloz, 6ème édition. p. 40, n° 33
25 Michel VÉRON. Op. cit. p77
26 Marc SEGONDS. Op. cit. p12
14
4 -- Le bénéficiaire de la
corruption
31. L'indifférence du
bénéficiaire de la corruption privée27.
Le fait que le réel bénéficiaire de la corruption
soit un tiers n'exclut pas la qualification de corruption privée. En
effet, les articles font référence à « avantage
quelconque (...) pour elle-- même ou pour autrui ». Avant
même que la formule soit aussi claire à l'égard du
bénéficiaire, la jurisprudence avait fait sienne la solution de
l'indifférence du bénéficiaire et de l'indifférence
de l'enrichissement personnel de l'auteur de l'infraction28. La
chambre criminelle a récemment confirmé cette position dans un
arrêt du 20 mai 2009. En outre, il convient de souligner qu'en droit
pénal, le législateur n'a jamais fait de l'enrichissement
personnel un élément constitutif de quelque infraction que ce
soit.
II - Evolutions des peines encourues du chef de
corruption privée
Ici il convient de s'intéresser d'abord à
l'évolution de la peine principale (A) avant d'étudier
l'intérêt des peines complémentaires (B) prévues par
le Code pénal pour sanctionner la corruption privée.
A - Une aggravation progressive de la peine
principale
32. 2005 et une première aggravation de la
peine principale. La corruption active et la corruption passive sont
punies de la même manière. Concernant les personnes physiques, la
loi du 4 juillet 2005 a constitué un premier progrès important en
matière de répression. La peine principale est passée de
deux (article L152-6 du Code du travail aujourd'hui abrogé) à
cinq ans d'emprisonnement (sans compter l'élargissement du champ de
l'infraction évoqué précédemment). D'autre part,
étant donné des enjeux financiers liés à la
corruption privée pouvant atteindre des montants au moins aussi
élevés qu'en matière de corruption publique, le montant de
l'amende pécuniaire a été lui aussi revu à la
hausse, passant de 30 000 euros (article 152-6 du Code du travail aujourd'hui
abrogé) à 75 000 euros, équivalent des peines
prévues pour le trafic d'influence, l'abus de biens sociaux ou encore
l'escroquerie29. Toutefois, la durée de la peine
27 Agathe LEPAGE, Patrick MAISTRE DU CHAMBON, Renaud SALOMON.
(2013) Manuel de droit pénal des affaires ». LexisNexis,
3ème édition. p169
28 Marc SEGONDS (2008). À propos de la
onzième réécriture des délits de corruption.
Dalloz dossier. p1071, n°10 et (2003) À propos d'une diversion
juridique: l'absence d'enrichissement personnel. Dalloz. chron. 505
29 Pierre ROCAMORA. (2007) La corruption privée, un
risque majeur pour les entreprises, Mémoire. Master II Lutte contre
la délinquance financière et la criminalité
organisée
15
d'emprisonnement sanctionnant la corruption privée
reste deux fois moins élevée que celle prévue pour la
corruption publique (10 ans d'emprisonnement).
33. Une peine toujours limitée. Avant
l'entrée en vigueur de la loi du 6 décembre 2013 relative
à la fraude fiscale et à la grande délinquance
économique et financière, la sanction de l'infraction de
corruption privée à fait l'objet de certaines critiques. En
effet, en 2005 le législateur n'avait pas souhaité, comme l'a
fait remarquer Wilfrid Jeandidier30, appliquer certains moyens
jugés encore plus dissuasifs. Notamment « la redoutable
technique de l'amende proportionnelle, à taux mobile » qui
aurait permis déjà à l'époque d'augmenter encore un
peu plus le coût lié au risque pénal pour les potentiels
délinquants.
34. 2013 et une deuxième aggravation de la
peine principale Depuis l'entrée en vigueur de la loi du 6
décembre 2013 relative à la fraude fiscale et à la grande
délinquance économique et financière, la peine principale
applicable au personnes physiques a été plus que
multipliée par cinq, passant de 75 000 euros à 500 000 euros,
pouvant être portée au double du produit tiré de
l'infraction. Ainsi, le défaut noté au paragraphe
précédent est réparé. Il reste donc à
étudier les peines complémentaires pouvant être
prononcées par le juge en cas de condamnation.
B - Les peines complémentaires
35. L'article 445--3 du Code pénal relatif aux
peines complémentaires encourues par les personnes physiques.
Cet article dispose que : « Les personnes physiques coupables
des infractions définies aux articles 445-1, 445-1-1, 445-2 et 445-2-1
encourent également les peines complémentaires suivantes:
1° L'interdiction, suivant les modalités
prévues par l'article 131-26, des droits civiques, civils et de
famille;
2° L'interdiction, suivant les modalités
prévues par l'article 131-27, soit d'exercer une fonction publique ou
d'exercer l'activité professionnelle ou sociale dans l'exercice ou
à l'occasion de l'exercice de laquelle l'infraction a été
commise, soit d'exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger,
d'administrer, de gérer ou de contrôler à un titre
quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le
compte d'autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une
société commerciale. Ces interdictions d'exercice peuvent
être prononcées cumulativement »
30 Wilfried JEANDIDIER. (2002). Du délit de
corruption et des défauts qui l'affectent. La Semaine Juridique
Edition Générale. 25 septembre. n°39
16
3° La confiscation, suivant les modalités
prévues par l'article 131-21, de la chose qui a servi ou était
destinée à commettre l'infraction ou de la chose qui en est le
produit, à l'exception des objets susceptibles de restitution;
4° L'affichage ou la diffusion de la décision
prononcée dans les conditions prévues par l'article 131-35.
»
Concernant les personnes physique, les peines
complémentaires n'appellent pas de commentaire particulier. En revanche,
le sort réservé aux personnes morales semble plus
intéressant.
36. L'article 445--4 du Code pénal relatif aux
peines complémentaires encourues par les personnes morales. Cet
article dispose que: « Les personnes morales déclarées
responsables pénalement, dans les conditions prévues par
l'article 121-2, des infractions définies aux articles 445-1, 445-1-1,
445-2 et 445-21 encourent, outre l'amende suivant les modalités
prévues par l'article 131-38 :
1° (Abrogé) ;
2° Pour une durée de cinq ans au plus, les
peines mentionnées aux 2°, 3°, 4°, 5°, 6° et
7° de l'article 131-39.
L'interdiction mentionnée au 2° de l'article
131-39 porte sur l'activité dans l'exercice ou à l'occasion de
laquelle l'infraction a été commise;
3° La confiscation, suivant les modalités
prévues par l'article 131-21, de la chose qui a servi ou était
destinée à commettre l'infraction ou de la chose qui en est le
produit, à l'exception des objets susceptibles de restitution;
4° L'affichage ou la diffusion de la décision
prononcée dans les conditions prévues par l'article 131-35
».
37. Absence de peine de mort pour les personnes
morales. La principale remarque concernant l'article 445-4 du Code
pénal est qu'il ne prévoit pas la peine de dissolution,
équivalent de la peine de mort pour les personnes morales. (Tout comme
d'ailleurs l'article 433-25 incriminant la corruption publique active).
Toutefois, les peines prévues sont susceptibles d'avoir des effets
redoutables pour les entreprises, tant en terme de réputation que de
ressources.
38. Responsabilité pénale des personnes
morales expressément prévue. Aussi, la loi de 2005
apporte une nouveauté concernant la responsabilité pénale
des personnes morales. Contrairement à l'ancien article L.152-6 du Code
du travail, l'infraction est dorénavant expressément imputable
aux personnes morales dans les conditions prévues par l'article 121-2 du
Code pénal. En outre, l'article 445-4 du Code pénal opère
un renvoi à l'article 131-38 prévoyant que le taux maximum de la
peine d'amende applicable aux personnes morales est égal au quintuple
de
17
celui encourue par les personnes physiques, c'est à
dire 2,5 millions euros d'amende.
39. Autres peines complémentaires. Le
législateur a aussi prévu une série de peines
prononçables à l'encontre de ces personnes morales. Elles
encourent:
- L'interdiction d'exercer directement ou
indirectement une ou plusieurs activités professionnelles ou sociales
dans l'exercice ou à l'occasion de laquelle l'infraction a
été commise, pour une durée de cinq ans,
- Le placement sous surveillance judiciaire
pour une durée de cinq ans au plus.
- Une peine de fermeture, pour une
durée de cinq ans au plus, des établissements ou de un ou
plusieurs des établissements de l'entreprise ayant servi à
commettre les faits incriminés
- Une peine d'interdiction de faire appel
public à l'épargne, ou encore l'interdiction d'émettre des
chèques ou d'utiliser des cartes de paiement
- La confiscation de la chose qui a servi ou
qui était destinée à commettre l'infraction, ou de la
chose qui en est le produit, à l'exception des choses susceptibles de
restitution;
- Une peine d'affichage ou de diffusion de
la décision de condamnation.
40. Une amélioration substantielle du cadre
juridique de la corruption privée. Ainsi, les changements
apportés par la loi du 4 juillet 2005 concernant la corruption
privée vont dans le sens d'une plus grande répression. Le champ
d'application de l'infraction a été considérablement
élargi et, au fil des réformes, le texte s'est
perfectionné. Bien que les textes ne soient pas d'une clarté
exemplaire et aient fait l'objet d'interprétations jurisprudentielles -
au demeurant nécessaires - le cadre juridique de la corruption
privée semble permettre une bonne appréhension du
phénomène. La sévérité des peines ayant elle
aussi augmenté avec le temps et le besoin de dissuasion ressenti par les
pouvoirs publics.
41. Nombre de condamnations en 2014.
Toutefois, malgré ces progrès non négligeables,
lorsque l'on s'intéresse aux chiffres de la délinquance, force
est de constater que le nombre de condamnations pour des faits de corruption
(tout type confondu) reste relativement faible. Par ailleurs, il est
regrettable que parmi toutes les données disponibles aucune
n'opère de distinction entre les condamnations pour corruption
privée et les condamnations pour corruption publique.
42.
18
Un niveau de répression toujours
inférieur à celui de la corruption publique. Encore
aujourd'hui, la sanction de la corruption publique est deux fois plus
élevée que la corruption privée, que ce soit en terme de
durée d'emprisonnement ou de montant de l'amende. Cette
différence de niveau de répression traduit le fait que la
corruption privée reste encore dans l'esprit du législateur un
comportement « moins grave » que la corruption publique. Elle ne
constitue donc pas à ce titre une priorité en terme de
répression. Cet argument peut éventuellement constituer une
première explication au très faible nombre de condamnations pour
des faits de corruption privée. Aussi, l'augmentation du quantum de la
peine est encore bien trop récent (Décembre 2013) pour en mesurer
l'effet dissuasif.
43. Hormis cette explication insuffisante, comment expliquer
ce très faible nombre de condamnations? Est-ce lié au faible
nombre de comportements susceptibles de revêtir la qualification de
corruption privée? L'explication est-elle ailleurs? Nous le verrons, la
corruption privée est omniprésente en France. L'hypothèse
selon laquelle il n'y aurait simplement pas de comportement incriminable est
insuffisante. Nous tenterons donc de rechercher les causes de cette quasi
absence de condamnations.
19
SECTION 2nde - Les études statistiques
privées, seuls outils de mesure du phénomène de
corruption?
44. Mesure du phénomène. Afin
de mesurer le fossé soupçonné entre le nombre de
condamnations effectives en France pour des faits de corruptions privée
et la réalité, il convient désormais de tenter de mesure
l'ampleur du phénomène de corruption dans les entreprises
françaises. Est--ce un épiphénomène ou au
contraire, la corruption privée est--elle un phénomène de
société préoccupant.
45. Utilité des études statistiques.
Pour mesurer le phénomène, le meilleur outil à
notre disposition semble être les études statistiques et autres
enquêtes commandées ou menées par des organismes
professionnels privés. Ces études et les informations qu'elles
apportent ont été d'une importance non négligeable dans le
cadre de cette étude.
I -- Première étude : «Les
Priorités des Services Achats en 2015 ou la manière dont
seront gérés les sous--traitants en 2015 » Etude du
cabinet AgileBuyer et du Groupement Achats d'HEC
46. Les priorités des services achats en 2015.
La première étude que nous citerons est celle du cabinet
de Conseil en Achats AgileBuyer qui s'est associé au Groupement Achats
& Supply Chain d'HEC pour la cinquième année
consécutive afin de rendre compte des principales priorités des
services achats en 2015. Parmi les quelques questions que les auteurs de cette
étude se sont posés, une est particulièrement mise en
avant, tout comme l'année précédente31,
à savoir « les services achats subissent-ils la pression de la
corruption ? »
47. Une étude ciblée sur les services
achats. Un des principaux avantages de cette étude, outre son
caractère récent, est que le cabinet AgileBuyer collabore avec
80% des entreprises du CAC40, sur des problématiques qui nous
intéressent tout particulièrement, celles des achats. A cet
égard nous noterons que l'objet de cette étude n'est pas la
corruption privée mais bien les services achats. Or, cette étude
donne une importance non négligeable à cet aspect qui doit donc
être analysé comme étant, aux yeux des auteurs, une
problématique inhérente aux services achats.
31 AgileBuyer - Groupement Achats HEC (2014). Les
Priorités des Services Achats en 2014 ou la manière dont seront
gérés les sous-traitants en 2014.
48.
20
Echantillon ou « population » de
l'étude. « Cette étude a été
réalisée à 1er
partir d'un questionnaire administré
électroniquement à un panel ciblé entre le décembre
2014 et le 08 décembre 2014 ». Sur les 542 réponses à
ce questionnaire, seules 482 ont été jugées assimilables
pour l'étude. Les réponses aberrantes ayant été
écartées ». Les questions ont été
posées notamment à des acheteurs, directeurs achats, responsables
achats, coordinateurs acheteur de tous secteurs (Automobile,
aéronautique, énergie, gestion des déchets, santé,
action sociale, agroalimentaire chimie, construction, distribution
générale, équipements électroniques, transport,
logistique, meubles, textiles, banque, assurance,
télécommunication, informatique, communication, médias
etc.)
49. Une définition de la corruption.
Les auteurs de l'étude définissent la corruption dans
les achats comme « le détournement d'un processus de choix afin
d'obtenir des avantages ou des prérogatives particulières pour
l'entreprise que le corrupteur représente »32. La
corruption peut affecter toute personne ayant des prérogatives de
décision ou d'influence.
50. En France, un quart des directeurs achats a
déjà été confronté à une tentative de
corruption de la part d'un sous--traitant. A la question « au
cour de votre carrière un ou des fournisseurs ont--ils
déjà essayé de vous corrompre », sur l'ensemble de la
population interrogée, 16% des individus ont répondu oui. Et
lorsque l'on s'intéresse plus particulièrement aux directeurs
achats, il n'est pas étonnant que ce chiffre passe à 25%, soit un
quart des directeurs d'achats interrogés ayant fait face à une
tentative de corruption.
51. Une exposition à la corruption
corrélée au niveau de responsabilité de l'acheteur.
Les auteurs de cette étude tentent d'expliquer cette plus
grande exposition des directeurs achats par le fait que les sous--traitants
corrupteurs préfèreraient s'adresser directement aux donneurs
d'ordre afin de « maximiser le retour sur investissement de leur
démarche risquée »33. Cependant, les auteurs
soulignent à juste titre que les collaborateurs ayant un niveau de
responsabilité inférieur aux directeurs ne sont pas
épargnés par le risque de corruption. Ces derniers ayant un
niveau de rémunération corrélativement plus faibles seront
parfois plus à même d'accepter de prendre part à un pacte
de corruption. En outre, « les acheteurs opérationnels ont souvent
le rôle d'analyste des offres fournisseurs, ce qui pourrait leur
permettre de privilégier telle ou telle entreprise en toute
32 AgileBuyer - Groupement Achats HEC (2015). Les
Priorités des Services Achats en 2014 ou la manière dont seront
gérés les sous--traitants en 2015.
33 Ibidem
21
discrétion ou encore de donner un accès partial
à l'information à certains fournisseurs généreux
»34.
52. Les français et la corruption
privée, une affaire de culture. D'autre part, l'étude
menée par AgileBuyer et le Groupement Achats d'HEC s'intéresse
à la nationalité des corrupteurs. A cet égard il est
presque étonnant de relever le fait que, bien que la corruption
n'épargne aucune nationalité, d'après les individus
interrogés, la plupart des tentatives de corruption émanent de
fournisseurs français et européens. En effet, « les
fournisseurs français et européens représentent (...) plus
de la moitié de ces tentatives, suivies de près par les
entreprises asiatiques. Mêmes les entreprises américaines ne sont
pas au--dessus
de tout soupçon »35. Les auteurs
tentent d'expliquer ces différences en fonction de la nationalité
par le fait que la corruption reste avant tout une affaire de culture. Un
fournisseur sera nécessairement plus enclin à tenter de corrompre
un acheteur s'il sait qu'il est susceptible d'entrer dans le jeu de la
corruption. Les français doivent donc manifestement être
considérés comme corruptibles. Ainsi, les auteurs
déplorent le fait que privilégier les entreprises
françaises et donc « le made in France », pour limiter les
risques de corruption sera, contrairement à ce que l'on pourrait
instinctivement penser, une erreur. A ce stade, une comparaison avec les
résultats d'une autre étude peut être faite concernant
« la culture française » et la corruption. En effet,
d'après les plus récents résultats de « L'indice de
perception de la corruption de 2014 » de l'association Transparency
International, la France est seulement classée à la
26ème place sur 175, derrière les Emirats Arabes Unis,
l'Uruguay, le Chili ou encore l'Estonie. On se rappel qu'en 2005, la France
pointait à la 18ème place de ce
classement36.
53. La mauvaise image confirmée du secteur de
l'immobilier. Il semblerait que les secteurs les plus
confrontés à des tentatives de corruption de la part des
sous--traitants sont l'immobilier et l'industrie du bois et papier. Le secteur
de l'immobilier pâtissait déjà d'une mauvaise image en
terme d'intégrité et cette mauvaise image ne risque pas de
disparaître. Plus de la moitié des membres des services achats
aurait déjà été confrontée une tentative de
corruption.
54. Remise en cause d'idées reçues
concernant les secteurs les plus corrompus. Il est étonnant de
noter que concernant les secteurs de l'automobile,
34 AgileBuyer - Groupement Achats HEC (2015). Les
Priorités des Services Achats en 2014 ou la manière dont seront
gérés les sous--traitants en 2015.
35 Ibidem
36 Association Transparency International. (2005). Corruption
Perceptions Index 2005.
22
du ferroviaire et de l'aéronautique, les chiffres sont
relativement peu élevés37. Les auteurs expliquent cela
par « Les efforts de sensibilisation et de formation des personnels des
grandes entreprises de l'Automobile, de l'Aéronautique et du Ferroviaire
(qui auraient porté) leurs fruits. On se souvient de certains scandales
dans ces secteurs ». Ici, les auteurs font probablement
référence, entre autres, à l'affaire Faurecia dont nous
avons déjà discuté. Aussi, les efforts fournis par les
professionnels des achats dans les grands groupes de construction en
matière de lutte anti-corruption seraient, de la même
manière, l'explication du plus « faible » niveau de corruption
dans ce secteur38.
55. L'intérêt des chartes
anti--corruption. Ainsi, grâce à cette étude, il
est possible de croire en un effet positif des programmes de lutte
anti-corruption mis en place par les entreprises elles-mêmes. Parmi les
moyens à leur disposition pour se prémunir contre la corruption,
on retrouve notamment les « chartes anticorruption ». 74% des
individus interrogés déclarent en avoir signé une au cours
ces dernières années. Ce chiffre correspond à une
augmentation assez négligeable de 2% par rapport à l'année
2014. Pas de révolution majeure donc. Aussi, bien qu'il n'existe pas de
corrélation statistiquement prouvée entre les deux variables, il
est intéressant de noter que le pourcentage de directeurs achats ayant
fait l'objet d'une tentative de corruption est identique au pourcentage
d'individus n'ayant pas signé de charte anti-corruption, soit environ
25%. (La question « avez-vous déjà cédé
à une tentative de corruption n'ayant pas été posé,
soit par pudeur, soit par réalisme quant à la probabilité
que les réponses soient honnêtes).
56. La conformité, une protection efficace
contre le risque pénal. Outre l'effet bénéfique
sur la réduction de la corruption, la mise en place de chartes et autres
formations anti-corruption est un argument permettant de s'assurer une
réduction des amendes infligées en cas de condamnation. Selon les
auteurs, si les chartes ne sont pas un rempart absolu contre la corruption,
elles constituent tout de même un outil au service de l'évolution
des pratiques dans les achats. Pour eux, « La professionnalisation de la
filière Achat n'est concevable qu'à l'aide de l'application de ce
type de chartes, de la mise en oeuvre de processus viables et sûrs et par
des formations régulières de haut niveau »39.
37 AgileBuyer - Groupement Achats HEC (2015). Les
Priorités des Services Achats en 2014 ou la manière dont seront
gérés les sous-traitants en 2015.
38 14% des individus interrogés reconnaissent avoir
déjà fait face à une tentative de corruption.
Ibidem
39 AgileBuyer - Groupement Achats HEC (2015). Les
Priorités des Services Achats en 2014 ou la manière dont seront
gérés les sous-traitants en 2015. p10
23
II - Deuxième étude : La 13ème
étude mondiale sur la Fraude « Overcoming compliance
fatigue: reinforcing the commitment to ethical growth » de juin 2014
menée par EY (Ernst Young)
57. Cette deuxième enquête susceptible
de nous aider à mesurer le phénomène se base sur la
perception des salariés vis-à-vis de la fraude, des pots-de-vin
et de la corruption. Ainsi, bien que cette étude ne
s'intéresse pas seulement au cas de la France, elle nous informe sur
certaines tendances auxquelles la France n'échappe pas. Cette
enquête a été conduite auprès de 2.700 cadres
(directeurs financiers, des responsables de la conformité, des
directeurs juridiques ainsi que des responsables de l'audit interne) dans 59
pays. La situation mondiale concernant la corruption qui ressort de cette
étude est relativement inquiétante et soulève un certain
nombre de questions:
- Les plus hauts responsables pourraient-ils
être plus impliqués dans la lutte contre la corruption?
- Pourquoi sont-ils aussi réticents
à suivre des formations anti-corruption?
- Pourquoi les procédures
anti-corruption ne sont-elles toujours pas des automatismes dans les
entreprises?
- Le « big data » est-il
exploité de façon optimale au regard de la conformité et
des enquêtes anti-fraude?
58. Existence d'un niveau de fraude incompressible.
En outre, les auteurs considèrent qu'il existe un niveau
résiduel et incompressible de comportements inappropriés qui ne
peuvent être éradiqués. Ce qui n'implique pas que les
entreprises doivent accepter ces comportements, au contraire, elles sont
encouragées à tenter de minimiser l'impact des comportements
frauduleux dans les affaires et notamment la corruption.
59. La corruption, une pratique courante dans les
affaires. Dans beaucoup d'Etats, les individus interrogés
dépeignent une vie des affaires comme étant un
écosystème propice à la corruption (sans distinction entre
corruption publique/ corruption privée). Cette étude
révèle que les fraudes traditionnelles, dont la corruption fait
partie (par opposition à des risques plus récents tel que la
cybercriminalité), sont loin d'avoir disparu. En effet, à la
question « lequel de ces comportement trouvez--vous justifié de
recourir afin d'aider votre entreprise à surmonter un retournement de
l'économie ? » 29% des individus interrogés ont
répondu qu'ils seraient prêt à offrir un divertissement,
afin de nouer ou de pérenniser une relation d'affaires, faits
constitutifs de corruption. 14% d'entre eux seraient prêts à
offrir un cadeau personnel pour les mêmes raisons, 13% à offrir
une somme d'argent liquide, c'est-à-dire un « pot-de-vin »
classique. Au total, près
24
de la moitié des sondés a reconnu être
prête à recourir à des moyens assimilables à de la
corruption « en cas de besoin ».
60. « Les oeuvres de
bienfaisance ». Un point particulièrement
intéressant est mis en lumière par cette étude. La
corruption est parfois associée à des dons pour des oeuvres de
charité. En effet, 20% des sondés et près de la
moitié des directeurs généraux (l'équivalent des
chief executive officers ci-après: « CEOs ») se sont vus
demander de contribuer à une oeuvre de charité par un de leur
client. Une telle demande peut largement être assimilée à
une corruption active et les entreprises et leurs acteurs devraient, selon les
auteurs, être méfiantes envers de telles requêtes
émanant d'un client. Il ne peut être exclu qu'une oeuvre de
charité soit utilisée pour « faire écran » entre
l'acheteur et le client afin de dissimuler ce qui doit en réalité
être qualifié de « pot-de-vin ».
Page suivante : Diagrammes
extraits de la 13ème étude
mondiale sur la Fraude menée par EY « Overcoming compliance
fatigue: reinforcing the commitment to ethical growth » de juin 2014.
Figure 9: Cheques and balances
Have you ever been asked to pay a bribe in a business
situation?
Total CEO Head of marketing/sales CFO
CCO
No Yes
92% 7%
21% 8% 7% 4%
79%
89%
92%
94%
25
Have you ever been asked to make a charitable contribution by a
customer or client?
Total
|
|
|
|
20%
|
|
78%
|
CEO
|
|
61%
|
39%
|
Head of marketinglsales
|
|
|
|
31%
|
|
68%
|
CFO
|
|
|
77%
|
22%
|
CCO
|
|
86%
|
11%
|
No Yes
Have you ever been asked to pre- or post-date a contract?
Total CEO
|
81%
71%
|
17%
28%
|
Head of marketing/sales
|
78%
|
20%
|
CFO
|
80%
|
19%
|
CCO
|
80%
|
18%
|
No Yes
Q; Have you ever been asked to do any of the following?
Pay a bribe in a business situation
Make a charitable contribution by a customer or client
Pre- or post-date a contract
61.
26
Confirmation au niveau mondiale de l'exposition plus
grande des dirigeants. L'étude révèle par
ailleurs que même au niveau mondial, plus le niveau de
responsabilité est élevé, plus le risque de corruption est
présent. En effet, à la question « vous êtes-vous
déjà vu offert un pot-de-vin ? », la proportion de
Directeur généraux (CEOs) à avoir répondu «
oui » était trois fois plus élevée que celle des
autres catégories de professionnels interrogés40. Le
plus paradoxal étant que, toujours d'après cette étude,
les CEOs sont moins susceptibles que leurs collaborateurs subalternes de
participer à des formations anti-corruption. Ceci confirme donc les
résultats de l'étude AgileBuyer de 2015 concernant le fait que le
risque de corruption affecte en premier les postes clefs des entreprises.
62. La corruption, une pratique encrée.
Déjà en 2007, Ernst Young (EY) produisait une étude sur le
sujet, cette fois plus centrée sur la France. (Enquête FIDS Ernest
&Young. (2007). Dénoncer les abus liés à la
fraude, aux pots de vin et à la corruption. Multinationales :
perceptions pour la France). A la question, « l'année
dernière avez vous eu à connaître des cas de fraude ou
corruption dans votre entreprise », 25% des salariés affirmaient
avoir des soupçons. Lorsque l'on sait que les salariés d'une
entreprise sont les plus à même de révéler
l'existence d'une fraude, ce sentiment de suspicion ne doit pas être
négligé lorsqu'il s'agit de se faire une idée du niveau de
corruption qui affecte les entreprises françaises.
III - Troisième étude: Edition 2014 de
l'étude mondiale sur la fraude en entreprise « Global
économic crime survey » menée par le département
« Forensic » de PwcFrance.
63. Une étude permettant de synthétiser
les apports des deux premières. Cette étude mondiale sur
la fraude en entreprise a porté sur les réponses de plus de 5000
entreprises dans le monde avec un regard particulier sur la situation de la
France. Après avoir analysé une étude centrée sur
les services achats des entreprises françaises puis une étude ne
se préoccupant pas particulièrement du cas de la France, cette
étude semble permettre de synthétiser nos développements
destinés à mesurer, à faire un état des lieux, de
la corruption privée dans les achats en France.
40 21% des dirigeants et 10% des cadres dirigeants disent
avoir été sollicités dans le passé pour payer des
pots-de-vin » - EY (Ernst Young). (2014). 13ème étude
mondiale sur la Fraude: « Overcoming compliance fatigue: reinforcing the
commitment to ethical growth », juin.
27
64. Une meilleure détection des fraudes en
entreprise. Le premier apport sur lequel les auteurs de l'étude
PwcFrance est le fait que la fraude dans les entreprises françaises ait
progressé depuis 2009. En 2014, plus de la moitié des compagnies
reconnaissent avoir été victime de fraudes, contre 29% en 2011.
En parallèle, un constat est fait, celui de nets progrès dans le
domaine de la détection. Les deux variables étant
incontestablement corrélées. L'étude se veut donc
optimiste pour les années à venir concernant le recul des
pratiques frauduleuses en entreprise, du fait de leur meilleure
détection.
Source: Département «
Forensic » de PwcFrance. (2014) Etude
mondiale sur la fraude en entreprise. « Global economic
crime survey ». p5
65. La corruption au sein des services achats, la
fraude la plus crainte pour l'avenir par les entreprises françaises.
La fraude aux achats, ou plutôt la corruption privée des
services achats puisque c'est bien souvent de cette infraction dont il s'agit,
constitue, avec la cybercriminalité, le type de fraude le plus craint
par un peu moins de la moitié des entreprises françaises.
66. Une nouvelle catégorie dans la typologie
des fraudes: « La fraude aux achats ». Analyser ce sondage
produit par PwcFrance a été une réelle satisfaction au
regard de l'intérêt et de l'actualité de l'objet de ce
mémoire, à savoir « L'entreprise face à la corruption
privée de son service achats ». En effet, pour la première
année (2014), les auteurs de cette enquête ont
procédé à une modification de leur typologie de fraudes et
ont décidé d'introduire « une nouvelle catégorie
à la croisée des chemins du détournement d'actifs et de la
corruption, à savoir la fraude aux achats »41.
Auparavant, la grande majorité des fraudes devait
41 PwcFrance, département « Forensic ».
(2014). Etude mondiale sur la fraude en entreprise « Global economic
crime survey ». p11
28
correspondre à une des trois catégories
suivantes: « les détournement d'actifs », « les fraude
comptable » ou « la corruption ». Le détournement
d'actifs étant cette année encore la première fraude
mondiale affectant les entreprises. Toutefois, dès son introduction dans
la typologie des fraudes, la fraude aux achats s'est hissée
immédiatement au deuxième rang en terme de récurrence.
Cette dernière doit donc être considérée comme une
menace non négligeable pour les entreprises. Au niveau de la France,
« seuls » 21% des sondés ont affirmé avoir
été victime de fraude aux achats (contre 29% au niveau mondial).
Ce chiffre n'en fait pas moins l'une des fraudes les plus préoccupantes
en France.
En outre, la très grande majorité des
entreprises devrait se sentir concernée par la fraude aux achats. En
effet, toute acquisition de bien ou fourniture de service expose une
entreprise, d'une manière ou d'une autre, à un tel type de
fraude. L'exposition étant très élevée, et nous le
verrons à l'occasion d'un développement sur le fonctionnement des
services achats, au moment de la sélection du sous-- traitant, c'est
à dire au cours des appels d'offres.
Source: PwcFrance, département «
Forensic ». (2014). Etude mondiale sur la fraude en entreprise: «
Global economic crime survey ».p15
67. Une prise en compte tardive du
phénomène? Il convient de faire remarquer que la
récente création de cette catégorie de fraude ne signifie
pas que le risque de fraude au achats soit un risque nouveau mais ceci traduit
plutôt une prise de conscience relativement tardive de l'existence de ce
phénomène qui conduit souvent à des surfacturations
importantes au préjudice des entreprises
29
mais à l'avantage des fournisseurs (ce qui explique
peut-être pourquoi, de leur côté, la lutte contre la
corruption semble plus négligée). Ainsi, les auteurs mettent en
avant leur « expérience de terrain » afin d'affirmer
que les modes opératoires employés par les auteurs de ces fraudes
constitutives de corruption privée sont le plus souvent d'une certaine
complexité et font intervenir plusieurs individus. Dans un
développement ultérieurs nous illustrerons la complexité
de ces modes opératoires à l'aide de cas concrets.
68. Rappel nécessaire des points essentiels
permettant de mesurer le phénomène de corruption privée au
sein des entreprises françaises:
- Le fait qu'une étude dédiée à la
stratégie achats soit menée par un cabinet
spécialisé dans ce domaine et réserve un chapitre entier
à cette problématique est un premier indice de
l'omniprésence de ce phénomène. Une
remarque toutefois peut être faite, le cabinet en question est une
entreprise à but lucratif, il est donc intéressant pour lui de
pointer du doigt le phénomène
- Certains chiffres clefs tirés de différentes
études démontrent la réalité de cette fraude, en
effet, en France, 25% des Directeurs achats ont été
confrontés à une tentative de corruption. Dans le monde
et pour les Directeurs généraux ce chiffre est de 21%. Ces
chiffres confirment par ailleurs que les postes à
responsabilité sont les plus exposés au risque de
corruption privée.
- La corruption en entreprise demeure un
problème mondial et une préoccupation majeure. On
constate à cet égard qu'une importante proportion de
professionnels reconnaît être susceptible d'adopter des
comportements qualifiables de corruption.
- La France est manifestement un Etat sensible
à la corruption. Elle se situe seulement à la
26ème place des pays les moins corrompus d'après
l'indice de perception de la corruption de Transparency
International42. En outre, les fournisseurs français
seraient les plus corrupteurs en Europe et dans le monde.
- Certains secteurs seraient plus exposés que d'autres,
notamment l'immobilier. Toutefois des progrès ont été fait
grâce à la mise en place de procédures internes
anti-corruption et aux chartes dans des secteurs que l'on pourrait croire
sensibles comme l'automobile. La corruption privée n'est donc
pas une fatalité, bien qu'il y ait un nombre résiduel de
fraudes commises contre lesquelles il est difficile de lutter.
42 Association Transparency International. (2014). Corruption
Perceptions Index 2014.
30
- Malgré leur efficacité ainsi
démontrée, les programmes de lutte anti--corruption restent peu
mis en place dans les entreprises. De nets progrès restent
à faire en la matière. La meilleure détection des
fraudes constitue un des progrès ayant déjà
été faits depuis une dizaine d'année. Ceci semble avoir
été rendu possible grâce aux nouvelles technologies et
à l'exploitation du « big data ». C'est donc une
première solution à envisager pour lutter efficacement contre la
corruption privée.
- Pour mieux lutter contre le phénomène, une
autre piste est suggérée par ces études. Les
salariés d'une entreprise étant les plus à même de
révéler la commission d'une fraude, encourager ces
derniers à révéler les comportements peut être un
axe intéressant.
- La corruption dans les achats est une réalité
dont les professionnels semblent avoir conscience. Toutefois la lutte contre ce
phénomène ne semble toujours pas être une priorité.
Cette réalité et cette actualité a poussé à
la création d'une nouvelle catégorie dans la typologie de fraude:
« la fraude aux achats ».
69. Le nombre de condamnations pour corruption
privée active en France. D'après les chiffres
exposés dans le rapport pour 2013 du SCPC43, il est possible
de compter 74 infractions de corruption active ayant donné lieu à
condamnation en 2012. Si l'on soustrait les 31 qui ne concernent que les
personnes dépositaires de l'autorité publique, les 26 qui ne
concernent que les personnes chargées d'une mission de service publique
et les 5 qui ne concernent que les magistrat et les jurés, il est
possible d'affirmer que le nombre d'infractions ayant donné lieu
à condamnation concernant les élus et les personnes qui ne sont
pas dépositaires de l'autorité publiques est de 12, sans
possibilité de distinguer entre ces deux catégories. (En
2010, ce chiffre n'excédait pas 14)44 Pour toutes ces
infractions confondues le montant moyen de l'amende ferme était de
seulement 2217 euros. Ce rapport du SCPC pour 2013 constitue la source la plus
récente.
70. Le nombre de condamnations pour corruption
privée passive en France. Concernant cette donnée il est
néanmoins impossible de donner un chiffre « aussi précis
» que pour la corruption privée active. Toutefois, on remarque que
généralement, il y a toujours un peu plus de condamnations pour
corruption active que pour corruption passive. (74 contre 59 en 2012...)
43 Rapport d'activité du Service Central de
Prévention de la Corruption pour l'année 2013. (2014) juin.
p29
44 Rapport d'activité du Service Central de
Prévention de la Corruption pour l'année 2011. (2012) juin. p2
31
71. Ainsi, grâce à ces diverses
études, un constat s'impose: la corruption privée dans les achats
semble être une réalité pour les entreprises
françaises. La mise en lumière du très faible nombre de
condamnations en France pour des faits de corruption privée et ce
constat conduisent nécessairement à s'interroger sur les causes
de ce fossé mais aussi sur les raisons qui font que le domaine des
achats, plus que tout autre, est exposé à la corruption
privée.
32
Chapitre 2 - Raisons de l'exposition particulière
des services achats au risque de corruption privée
Ce chapitre sera dédié à mettre en
évidence le fait que le secteur des achats est par essence un domaine
plus exposé au risque de corruption privée du fait de certaines
pratiques auxquelles il est particulièrement exposé (Section
1re) mais aussi du fait de son fonctionnement (Section
2nde)
SECTION 1re - Le caractère sensible
à la corruption privée de certains comportements qualifiés
de pratiques d'affaires
Cette section aura pour objet d'étudier
précisément la pratique des ventes avec primes et cadeaux.
Après un bref exposé de thèses sur les notions de «
don » et de « cadeau » (I) nous présenterons le cadre
légal de ces pratiques commerciales (II) avant de soulever les limites
à leur licéité (III)
I -- Propos liminaires: Réflexions
sociologiques et sémantiques sur les notions de don et de
cadeau
Seront présentées tour à tour une
réflexion sociologique sur la notion de don par Marcel Mauss (A) puis
une étude plutôt sémantique sur la notion de cadeau par
Dominique Bourgeon (B)
A -- Etude sociologique pessimiste sur le don par Marcel
Mauss.
72. Le don, une notion agonistique45.
Marcel Mauss, considéré comme le père de
l'anthropologie française, avait réfléchi longuement sur
la question du don. Selon lui, celui-ci est agoniste (en créant un
rapport de force qui oblige celui qui reçoit, et ne peut alors se
libérer que par un « contre-don »). Marcel Mauss analyse le
don en trois phases : l'obligation de donner, l'obligation de recevoir et
l'obligation de rendre. Pour lui, la logique agonistique tend pour le donateur
à rompre la réciprocité du don en tournant la situation
à son profit, créant un déséquilibre « aux
sources mêmes du pouvoir »46.
45 D'après la définition donnée par le
Larousse, agonistique est un adjectif faisant référence à
la lutte, au conflit. « Se dit d'un comportement agressif». En latin
ecclésiastique agonisticus signifie « qui lutte »
46 Francis DUPUY. (2008). Anthropologie
économique. Armand Colin. p75
73.
33
Le don, un vecteur de dette? L'auteur
explique cette rupture d'équilibre par le fait que le « contre-don
» est nécessairement différé dans le temps. Le don
oblige à terme. En effet, en pratique une invitation à diner ou
un cadeau quelconque ne peut être rendu immédiatement. Le laps de
temps séparant le don de son rendu peut alors être assimilé
à une forme de crédit, supposant alors un accroissement de la
dette causé par un mécanisme semblable à celui de
l'intérêt bancaire. Celui qui reçoit est alors
obligé à un contre-don de plus grande valeur.
74. Le don, une pratique dénuée de
générosité. Ainsi, derrière des pratiques
en apparemment gratuites, libres et généreuses, se cache
nécessairement un intérêt pour le donateur et «
refuser de donner, négliger d'inviter, comme refuser de prendre,
équivaut à déclarer la guerre; c'est refuser l'alliance et
la communion »47
75. Le don, un vecteur de soumission. «
Accepter quelque-chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de son
essence spirituelle, de son âme »48. En disant cela
Marcel Mauss reconnaît une force intrinsèque à toute chose
donnée. « Dans les choses échangées il y a une vertu
qui force les dons à circuler, à être donnés,
à être rendus ». Raison pour laquelle, pour Marcel Mauss,
donner revient à exercer une emprise sur le donataire qui ne pourra s'en
libérer qu'en rendant l'équivalent de la chose qu'il a
reçu au donateur. L'auteur reconnaît donc une forme de danger
à accepter un cadeau quel qu'il soit.
76. Approfondissement de la théorie de Marcel
Mauss. Dans le même sens, Pierre Bourdieu a lieu aussi
effectué une lecture pessimiste du don à partir de la notion de
temps entre le don et le contre-don et la relation de supériorité
qui s'installe entre le donateur et le donataire: « en effet, pour lui, ce
laps de temps permet au donateur de faire violence au donataire (contraint de
rester débiteur du donateur). Par ailleurs, dans ce système, la
violence est masquée sous une apparence de
générosité sans calcul. Le donataire reste donc dans la
dépendance du donateur49».
47 Marcel MAUSS. (1968). Essai sur le don : Forme et
raison de l'échange dans les sociétés archaïques.
Sociologie et Anthropologie. PUF. Collection Quadrige.
4ème édition. p.20 de la version numérique
48 Marcel MAUSS. (1923 -1924). Essai sur le don.
L'Année Sociologique.
49 Nicolas OLIVIER. (2008). Marcel Mauss, Essai sur le
don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques - Lectures. Les comptes rendus.
34
B -- Etude sémantique sur la notion de cadeau par
Dominique Bourgeon
77. De l'intérêt de la sémantique
et de l'étymologie. Dans son article « Le cadeau
empoisonné: séduction et amours clandestines »
publié en 2010 à la Revue du Mauss, Dominique Bourgeon,
sociologue contemporaine, et dans la continuité des travaux de Marcel
Mauss, mène elle aussi une réflexion intéressante sur la
notion de cadeau. L'auteur fait d'ailleurs référence à une
partie des développements de Marcel Mauss au sujet du don, du «
recevoir » et du « rendre ». Elle nous rappelle aussi que la
notion de « cadeau » au sens large a pu revêtir un certain
nombre de significations au travers de son histoire. L'étymologie et la
sémantique pouvant, dans le cadre de cette étude, être
riches d'enseignements.
78. La notion de « cadeau empoisonné
». Un des développements de Dominique Bourgeon porte sur
une signification péjorative du cadeau, le cadeau «
empoisonné », à savoir celui qui aliène en
plaçant le donataire dans une situation de dette.
79. Le cadeau et la notion de dette. A cet
égard elle rappelle que « les mots « dette » et
« culpabilité » portent, en allemand, le même nom (au
pluriel près): « schuld-culpabilité » et «
schulden-dettes ». Rompre avec l'obligation de rendre engendrerait un
sentiment de culpabilité assimilable à un mal « qui ronge
», à un poison à l'action lente »50.
Ainsi, celui qui reçoit un cadeau serait rongé par la
culpabilité et finirait inéluctablement par « renvoyer
l'ascenseur » au donateur.
80. Le cadeau, objet de séduction et de
corruption. Dominique Bourgeon assimile aussi le cadeau à un
« philtre d'amour », sorte de venin, visant à
séduire, à influencer les comportements et les choix. Elle
apporte ainsi un parallèle entre la traduction en latin
ecclésiastique du terme « séduire », signifiant
corrompre, sens de subducere en latin populaire: «
séduire, corrompre, suborner ».
81. Le cadeau, un outil de manipulation social,
créateur de lien. L'objet de l'article de Dominique Bourgeon
est manifestement de mettre en exergue le lien sémantique entre les
notion de séduction, de corruption et de cadeau, dont la finalité
serait de « transgresser l'ordre établi et de s'affranchir,
notamment, des lois du don : au niveau de l'individu en le désinhibant
et en violant sa libre acceptation, au niveau collectif en menaçant le
jeu des alliances », en créant des alliances
50 Dominique BOURGEON. (2010). Le cadeau
empoisonné: séduction et amours clandestines. Revue du MAUSS
2 (n° 36). pp 183--196
35
normalement prohibées et au moins non-naturelles. On
voit ici le rapprochement que l'on peut faire avec la notion de corruption en
matière pénale. Le terme corruption n'est cependant
évoquée par l'auteur qu'en tant que moyen de séduction
amoureuse et non commerciale.
82. Portée des analyses de Marcel Mauss et
Dominique Bourgeon sur la notion de don et de cadeau. En
résumé, ces analyses confirment l'idée selon laquelle un
cadeau est généralement utilisé, consciemment ou non, en
vue de séduire celui qui le reçoit et, peut être de nature
à corrompre son jugement. Ainsi, l'objectif sous-jacent, assumé
ou non, de celui qui « offre » sera souvent d'obtenir quelque-chose
qu'il n'aurait pu obtenir sans cadeau, ou du moins plus difficilement. On
comprend bien pourquoi les cadeaux peuvent être considérés
comme des objets de séduction, ayant pour finalité naturelle
d'altérer le jugement du donataire et ainsi de le forcer à agir
dans l'intérêt du donneur. Bien qu'il ait librement accepté
de le recevoir, il faut reconnaître un pouvoir à la chose
donnée, celui de violer la liberté du donataire au profit de
l'intérêt du donateur.
83. Un lien existant entre les notions de don, de
cadeau et de corruption. On comprend aussi d'autant mieux en quoi la
frontière entre la corruption (cette fois-ci au sens pénal du
terme) et le simple cadeau d'affaires est et restera toujours extrêmement
fine et difficile à tracer. Et pour reprendre le vocabulaire
employé par Marcel Mauss dans son « essai sur le don », on
peut légitimement se demander dans quelle mesure, dans un schéma
de corruption, l'acte de la fonction attendu de la part du corrompu, ne puisse
s'apparenter au « contre-don ».
II -- La pratique du « cadeau d'affaires » et
des ventes avec prime, des pratiques licites mais encadrées.
84. Nécessité de protection de
l'économie. D'une certaine manière, le droit
pénal répond, en complément du droit de la concurrence et
du droit de la consommation à un objectif de protection de
l'économie, des concurrents et des consommateurs. En effet, les
qualités d'un produit ou d'un service sont parfois insuffisantes pour
décider le client à contracter. Corrompre c'est renoncer à
conquérir des marchés par la seule qualité des biens ou
services proposés, c'est un comportement qui entraîne la
diminution de la recherche et du développement et à terme une
perte de compétitivité que même la corruption ne saurait
annihiler. Les acteurs en situation de concurrence doivent donc recourir
à divers stratagèmes plus ou moins ingénieux afin
d'attirer la clientèle. Encore faut-il que les méthodes
employées demeures légales. Parmi ces méthodes
promotionnelles
36
utilisées par les professionnels ont retrouve notamment
la vente avec prime et le cadeau. La lutte contre la corruption peut elle aussi
être considérée comme faisant partie d'un arsenal visant
à protéger l'économie et ses acteurs.
A -- Eléments de définitions : Distinction
entre primes et cadeaux dans les affaires
85. Evolution de la réglementation sur les
primes et cadeaux. L'impératif de protection de
l'économie est l'objet d'une réglementation ayant connu un
certain nombre d'évolutions ces cinquante dernières
années. Dans un premier temps les pouvoirs publiques ont eu une attitude
plutôt restrictive, contribuant à l'existence d'une liste
d'infractions importante à l'encontre des professionnels, concernant un
certain nombre de procédés de vente jugés néfastes.
Toutefois la tendance semble s'être inversée, notamment sous
l'influence du libéralisme de l'Union Européenne. En droit
interne, l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986,
codifiée dans le Code de commerce, aux articles L. 410-1 et suivants
marque probablement ce revirement. Au départ, la loi du 20 mars 1951
n'interdisait que les ventes avec primes, épargnant l'autorisation de la
pratique des cadeaux. Toutefois l'article 40 de la loi n° 73-1193 du 27
décembre 1973 est venu à son tour les interdire. Ainsi,
jusqu'à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 86-1243 du
1er décembre 1986 les deux pratiques étaient donc interdites et
sanctionnées de la même manière.
86. Un assouplissement de la réglementation
concernant les seuls cadeaux. Cette ordonnance a contribué
à un certain assouplissement du droit. Depuis, le fait de remettre des
cadeaux à la clientèle ne constitue plus, par principe, une
infraction pénale. (Qui pouvait alors s'analyser à
l'époque comme une infraction obstacle à certains modes
opératoires de corruption privée). Quant à la vente avec
prime, considérée comme faussant la concurrence, celle-ci est
demeurée prohibée et sanctionnée par l'article L.121-1 du
Code de la consommation jusqu'à une date récente.
87. La vente avec prime. La vente avec prime
est une « technique d'incitation à l'achat consistant à
attirer le client en lui offrant la perspective d'obtenir, avec un produit ou
un service acquis à titre onéreux, un autre objet ou un autre
service remis gratuitement ou à des conditions avantageuses
»51. La prime est donc un produit ou un service accessoire
additionnel au produit ou service objet principal
51 Lamy, « Droit économique », Partie 3
« Distribution », Division 2 « Les méthodes de vente et
d'offre de services », Chapitre 3 « Les avantages ou
suppléments proposés ou imposés », Section 1 «
Les primes et cadeaux ». (n°3337) « Critères de
distinction entre primes et cadeaux ».
37
de la relation d'affaires et accordée à
l'entreprise et non à ses représentants. Cette prime est connue
à l'avance et est accordée au client simultanément
à la conclusion du contrat principal, de vente ou de prestation de
service.
88. Le cadeau. Contrairement à la
prime, le cadeau est indépendant de tout contrat principal. « C'est
un produit accordé à toute personne sans obligation de contracter
»52. Il est intéressant de faire ici un parallèle
avec les développements précédents, au sujet de
l'affirmation « sans obligation de contracter ». Il a en effet
été soutenu par les auteurs que nous avons cités que, dans
une certaine mesure, le cadeau oblige d'une manière ou d'une autre celui
qui le reçoit.
89. Distinction principale entre cadeau et vente avec
prime. La distinction essentielle entre la prime et le cadeau a pu
être rappelée par la cour d'appel de Rouen qui a
considéré que, dans l'hypothèse où, avant de
contracter l'acheteur ignore qu'un produit ou service supplémentaire lui
sera fourni gratuitement ou à des conditions avantageuses, il ne pouvait
s'agir d'une prime mais d'un cadeau, d'une libéralité «
puisque la vente ne confère pas obligatoirement un droit à
cet objet» (CA Rouen, 11 mars 1965, Gaz. Pal. 1965, 2, tables, p.
287, nos 24 et s.). A cette époque la pratique du
cadeau était autorisée, contrairement à celle de la vente
avec prime.
90. Cas des cadeaux avant contrat. Une autre
distinction se fait au sujet des cadeaux octroyés en amont de toute
signature de contrat, une pratique répandue dans le monde des affaires
et qui nous intéresse tout particulièrement au regard de
l'infraction de corruption. Ces derniers n'entrent a priori pas dans le champ
de la définition de la prime.
91. Autre cas particulier, la vente avec prime
dissimulée. Une pratique courante consiste pour une entreprise
à présenter des cadeaux en apparence indépendant de toute
signature de contrat qui ne seront en réalité octroyés que
si cette signature intervient. En d'autres termes, l'entreprise fait «
miroiter » un cadeau à son client. A ce sujet, une
réponse ministérielle de 1994 énonce que «
lorsque l'annonce d'un cadeau d'entreprise dissimule une vente avec prime, ce
qui suppose qu'en réalité la remise du cadeau soit
subordonnée à un achat par le consommateur, le professionnel qui
présente une fausse offre gratuite s'expose aux sanctions applicables
à la publicité mensongère prévue et
réprimée par les articles L.
52 Lamy, « Droit économique », Partie 3
« Distribution », Division 2 « Les méthodes de vente et
d'offre de services », Chapitre 3 « Les avantages ou
suppléments proposés ou imposés », Section 1 «
Les primes et cadeaux ». (n°3337) « Critères de
distinction entre primes et cadeaux ».
38
121-1 et suivants du code de la consommation »
(Rép. min. à QE no 11015, JOAN Q. 26 sept. 1994, p. 4768).
92. Frontière ténue avec la corruption.
Par essence, les primes et les cadeaux sont toujours utilisés
comme des arguments de ventes additionnelles. Ils sont destinés à
s'ajouter à la prestation commerciale principale (produit ou service)
afin de convaincre le client de contracter avec celui qui les propose. Leur
utilisation détournée est non seulement de nature à
fausser la bonne concurrence mais peut aussi, à certaines conditions,
être constitutive de corruption.
|