ANNEXE 1
Entretien avec Laurent Berger
Mona : Pour commencer, comment avez-vous
sélectionné les acteurs du laboratoire à Montevideo pour
les répétitions de la scène de Richard III?
Laurent :Il y en a une que j'avais vu à la
Comédie Nationale, et ça me paraissait incroyable qu'une personne
qui appartient à un endroit si classique et une institution historique
fasse la démarche de s'intéresser à un projet de
recherche, ça me paraissait un luxe d'avoir ça. Non pas qu'elle
ait eu moins de problème que les autres, au contraire elle a eu plus de
problèmes, elle n'a pas l'habitude du travail expérimental. Tu
imagines le grand écart qu'elle a accepté de faire, ça
avait beaucoup de valeurs pour notre projet. Le garçon je l'avais eu
dans un workshop deux ans auparavant et c'est un bon jeune acteur. Et
après ça a été principalement sur dossier avec une
petite audition.
Mona : Dans ce laboratoire, tu ne travailles pas sur le corps,
mais plutôt sur le texte...
Laurent: Non, le texte c'est une étape indispensable pour
pouvoir accéder au corps.
Mona : Bien-sûr, mais tu vas leur donner des indications
sur une réplique, et c'est ça qui va avoir des
conséquences sur leur manière de gérer leur corps, et donc
on voit des différences entres les acteurs.
Laurent : Complètement, parce-que je ne dirige pas du
tout la forme. Je veux qu'elle s'exprime. Et du point de vue vocal non plus je
ne leur dis pas comment faire, il faut que la forme émerge.
Mona : En visionnant les vidéos, j'ai eu l'impression
que c'était important pour toi de remettre en question le fait de
construire un jeu à partir du personnage. Tu peux me dire pourquoi ?
Laurent Berger : C'est très clair pour moi. J'ai acquis
la conviction, en particulier en travaillant sur Shakespeare, que le personnage
est vraiment une fiction. C'est quelque-chose qui n'a pas
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de consistance. Et qui n'a surtout pas la morphologie de
l'être humain. C'est une abstraction qui appartient à un
théâtre qui me semble très codifié. J'ai besoin de
m'en débarrasser pour faire émerger de l'acteur une espèce
de « sur-personnage ». Ce n'est pas le personnage qui vient de
l'intérieur sur lequel on construit le jeu, c'est le matériau
proposé par la pièce, qui permet de développer un travail
performatif où l'interprète va proposer sa propre expression et
sa propre créativité. Pour le spectateur, ça constitue un
personnage, je ne dis pas le contraire. Il voit un personnage, mais nous, on ne
part pas de l'idée qu'il y a un personnage préexistant à
l'acteur. Le personnage arrive après ce travail de l'acteur, ce n'est
pas la base de son travail. Et pourquoi je suis partie sur cette
réflexion à partir de Shakespeare ? Parce-que je me suis
aperçu que le personnage, enfin ce qu'écrit Shakespeare ce sont
des personnages qui n'existent pas. Ce qui arrive à Richard III, et Lady
Anne, ça n'est jamais arrivé à personne et ça
n'arrivera jamais à personne. Cette nana qui se fait séduire sur
la tombe de son beau-père par l'assassin de son beau-père, c'est
un mensonge. Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne,
c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. Tout ce qu'on nous vend
pour construire ces personnages-là me semble erroné. Ça
c'est le premier point.
Le deuxième point, c'est qu'on est dans une
époque ou l'autonomie de la créativité de l'acteur me
semble importante. Pour cela, j'essaie de le libérer un peu du metteur
en scène et beaucoup de l'auteur, de ces contingences là. Donc le
personnage, ce qu'on appelle historiquement « le personnage » n'est
plus qu'une espèce de ressource dans laquelle on va puiser en fonction
de ce dont on a besoin pour faire le spectacle mais pas à partir des
structures émergentes de la pièce qui vont être le
personnage, le conflit, la narration.On n'est pas étranger à ces
structures mais on travaille plutôt à l'envers, à contre
sens.
Mona : cette scène de séduction de Richard 3 tu las
choisi parce-qu'elle n'est pas crédible ?
Laurent : je l'ai choisi parce-qu'elle montre en
elle-même les limites de notre conception classique du personnage.
D'ailleurs, Stanislavski l'avait bien senti, lui qui reste un des plus grands
théoriciens du jeu d'acteur se trouvaient incapable de monter
Shakespeare. C'est pour ça qu'il a décidé de travailler
avec Craig, c'est qu'il se rendait bien compte que pour monter ce
matériau il y avait besoin d'autre chose que de sa technique. Je l'ai
choisi parce que c'est l'extrême. Il y aura de scènes de Hamlet
où on trouvera la même chose, des scènes de Macbeth qui
sont très fortes comme ça ou le meurtre de Desdémone par
Othello, qui a tué sa
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femme en faisant un monologue de trois pages. Quand ça
fait sauter la logique, l'acteur se rend bien compte qu'il faut trouver
d'autres ressources. Et celle de Richard III c'est quand même le top. Et
elle fait peur aux acteurs, c'est bien aussi pour moi. Ils ont l'impression que
c'est un monument immense, et quand on le fait ils s'aperçoivent qu'on
peut trouver d'autres chemins ; c'est important de ne pas avoir l'impression
d'être écrasé par une histoire de la représentation,
par une idée qu'on se fait du personnage. J'essaie de leur expliquer que
c'est l'acteur qui est le maître du personnage et pas le contraire.
Mona : Le premier travail serait de comprendre qu'il faut
arrêter de vouloir bien jouer ?
Laurent : Il faut arrêter de vouloir jouer selon les
canons. Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La
tradition finit toujours pas t'écraser. Tu peux pas faire aussi bien que
Laurence Olivier pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire
beaucoup mieux. C'est ce que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le
replacer au centre absolu de son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux
qu'elle ou que lui pour jouer ce qu'on a à jouer. Ils ont du mal
parce-qu'ils ont toujours cette espèce d'ombre de Richard III, de Al
Pacino jouant Richard III et ils se disent « moi, petit acteur, qu'est ce
que je vais faire à côté de Al Pacino ? » « Eh
non, t'es pas à côté, tu ne fais pas le même travail,
le travail que tu peux faire, il n'y a que toi qui peut sculpter ce personnage.
Pour ça, il faut se débarrasser un peu du personnage, sinon
ça devient le standard auquel on se compare tous. Il faut sortir du
standard et retourner à l'action, au temps réel. La personne
réelle qui va faire cette performance de jeu, elle est présente
dans le plateau, elle est pas dans l'histoire du théâtre, elle est
pas dans le livre, elle est pas éternelle, elle est momentanée et
elle est absolue.
Mona : cette méthode de travail pourrait donc aussi
éviter une forme « declichéisation » du jeu de Richard
III ?
Laurent : Ça fait partie de cette position critique.
Refuser le personnage c'est aussi refuser de s'inclure dans cette histoire de
l'interprétation du personnage. Il y a eu beaucoup de gens comme Antoine
Vitez, Daniel Mesguish qui au contraire jusque dans les années 1980
prétendent et ont l'ambition de s'insérer dans l'histoire de
l'interprétation du rôle. Moi non, je pense qu'on a
épuisé les pièces, on a épuisé ces
ressources, si j'ose dire,de ligne direct de la
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pièce : on fait la pièce avec ses personnages,
son histoire, sa situation. Mais je pense que ces pièces là
peuvent servir encore à autre chose. Et on fait ce travail là
aussi parce-qu'on est fatigués de cette impasse dans laquelle nous ont
mené ces grands personnages. On les reconnaît tous, on sait
comment ils vont être. Par exemple, je commence à travailler sur
Richard III et l'acteur me demande comment faire pour cet handicap physique :
quel handicap physique ? On a besoin d'aucune représentation de
quelque-chose. On ne fait pas une représentation de quelque-chose, on
exploite un matériau pour le travail de l'acteur.
Mona : un des matériaux pour ce travail, c'est l'acteur
lui-même ?
Laurent Berger : Le matériau sur lequel je me concentre
c'est vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur
à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce
qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité
scénique, et le reste, l'histoire, le personnage, il apparaîtra en
fonction de cette qualité scénique dont on a besoin, et qui n'est
pas la même pour chaque pièce et chaque personnage.
Mona : ça me fait penser à l'expression de
Jérôme Bel « le degré zéro de l'acteur ».
Tu as eu l'impression de tendre vers ça dans ce workshop ?
Laurent : Ce workshop m'a permis de mettre en perspective ces
réflexions de Jérôme Bel, évidement qui m'a beaucoup
influencé dans ce rapport au jeu. Tu t'aperçois quand tu vas en
Amérique Latine que le degrés zéro c'est une vision un peu
eurocentrée. Si tu vas en Uruguay, le degrés 0 du jeu pour nous
c'est le degrés 10 pour eux et réciproquement. Quand on
prétend nous être au degrés 0, de l'extérieur ce que
voient les étrangers ce sont des acteurs hyper intellectuels,
engoncés dans une vision cérébrale du jeu de la même
manière que eux, quand ils sont au degrés 0, on a l'impression
que c'est hyper émotif, et que c'est du jeu psychologique. Non, pour eux
c'est leur degrés 0. C'est énorme ce que j'ai découvert
sur cette relativité du degrés 0. Ça te donne le
préjugé qu'il n'y a qu'une échelle. En fait, pour prendre
une métaphore empruntée à la physique, on n'est pas dans
un monde classique, on est dans un monde relativiste, dans la théorie
d'Einstein et non celle de Newton. Le degrés 0, c'est toujours par
rapport à toi, à un référent. Ça existe,
mais ce n'est pas universel. La manière de jouer, la culture du jeu,
c'est pas la même chose. C'est un degrés 0 par rapport au
procédé de
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construction du personnage, dans un contexte particulier et
identifié. Je m'intéresse à cette question de la perte des
outils et de la virtuosité pour essayer de faire émerger
quelque-chose de plus fragile, de plus mobile aussi avec l'acteur. Plutôt
que du degrés 0 je parlerai de renoncer à ces outils, de
déposer les armes.
Mona : Tu as eu impression qu'il y a eu quelque-chose de cet
ordre là en Uruguay ?
Laurent : Il y a tout le temps une difficulté à
déposer les armes,parce-que c'est une manière de se
protéger. En Uruguay, tu vois deux exemples : d'un côté,
chez la jeune fille Florencia qui joue depuis 15 ans à la Comédie
Nationale, il y a des automatismes de compagnies traditionnelles, et chez lui
aussi, il y a des outils de jeunes acteurs, plus enflammés. Mais dans
cette manière de jouer systématiquement en énergie il y a
aussi du conditionnement, d'être incapable de jouer en dehors d'un
espèce de dessin qui n'est qu'un préjugé de la psychologie
du personnage, il y a une déconstruction à faire. C'est une forme
d'apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on utilise et de
les adapter à un projet artistique qu'on a. C'est ce qu'on nous demande
nous, en tant que metteurs en scène et scénographes, mais
l'acteur on lui donne pas les outils pour faire ça. L'acteur et
l'actrice ont les moyens de correspondre absolument au projet, mais ça
demande d'être capable de laisser tomber ce qui fait apparemment leur
force. Tu dois renoncer à des choses qui te semblent efficace au
plateau. Et ça c'est dur.
Mona : Ce travail sur Richard III vous l'aviez fait avec
d'autres acteurs à Montpellier quelques mois auparavant. Est-ce-que tu
pourrais comparer l'appréhension et l'évolution du travail des
acteurs de Montpellier et celui des acteurs de Montevideo ?
Laurent: Le numéro 1, c'est la perte des repères
techniques. Le numéro 2, c'est le refus de caler le jeu, de fixer quoi
que ce soit. Le troisième abîme, c'est lié à
Shakespeare, c'est gérer l'énormité des strates à
mettre en jeu dans le jeu, tout en continuant à rester simple. On a
énormément approfondi le texte, et au moment où on joue il
faut pratiquement oublier que c'est compliqué. Comme quand tu apprends
à conduire une moto. Tu sais pas et tu tombes. Et après, tu fais
de la roue arrière et tu te rends même pas compte que c'est
compliqué. Arriver à intégrer la complexité
à un tel point que ça devient naturel. Tu te demandes plus si
pour passer la première il faut faire « gauche-droite », non,
tu y vas et t'as pas peur de déraper. Comme le
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ski ou le surf, après t'es capable de faire des sauts,
parce-que toute cette chose là était pratiquement
incorporée à l'intérieur. Et c'est pas de la technique,
c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance profonde du corps.
Les neurologues parlent de la programmation physique ou la programmation
mentale, c'est le schéma corporel. Tu as des acquis et tu ne te demandes
pas. Un enfant met plusieurs mois à ouvrir une bouteille d'eau qu'il
faut dévisser... Tu mets deux ans à apprendre à marcher,
après tu marches toute ta vie, tu ne te poses pas la question. Ce sont
ces choses là. Et ce n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est
le corps et l'esprit ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est
quelque-chose où tout est lié et ça nous appartient.
Mona : Peux-tu me parler de cette difficulté de jouer
sans partition physique pour les acteurs ? Cette crainte et cette
difficulté n'ont-elles pas empêché les acteurs d'atteindre
une certaine liberté dans leurs propositions au plateau ?
Laurent : Cette idée de ne pas figer les actions butte
sur l'habitude des acteurs. Mais on ne peut pas proposer de travailler dans une
dimension performative du jeu tout en continuant à travailler dans une
partition physique, c'est une contradiction dans les termes. Dans la pratique,
c'est un petit peu plus compliqué, en fonction de la complexité,
du montage sur scène, du dispositif scénique, du nombre d'acteurs
sur scène, etc... on va plus ou moins préciser un nombre
d'éléments minimum dont l'acteur a besoin pour ne pas se sentir
perdu, pour que ça ne génère pas une attention qui risque
d'empêcher un travail sur la présence directe. Ensuite, on va
construire, non pas une action figée, mais on va travailler sur un
ensemble d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le
vide mais qu'il y ait au mois trois ou quatre options de base qu'il sera en
mesure d'enclencher.
Mona : Est-ce une manière de développer leur
autonomie ?
Laurent : Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se
sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de
choisir une autre option qui n'aurait pas été
préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse
confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses choix. Ce
n'est pas une question d'autonomie, c'est vraiment une manière de
pousser le jeu dans une dimension plus performative, plus athlétique, de
créer des vides qu'il devra remplir
sans reposer sur des rails. Comme dans le sport, il devra
choisir sur le moment pour répondre à des situations
réelles et pas seulement à une partition qui n'est qu'une
abstraction, un artifice.
Mona : Les quatre acteurs ont-ils eu les mêmes
difficultés ?
Laurent : Non, je dirais que la capacité à
improviser du point de vue émotionnel c'était plus facile en
Uruguay. En France, c'est là ou il y a eu le plus de problèmes.
C'était des acteurs plus jeunes aussi. Pour Florencia, ça a
été dur. Pour Luis, ça a été plus facile cet
aspect de complexité de Shakespeare. Sur le fait de lâcher ces
outils, c'est les gens qui avaient été le plus structurés
par leurs écoles qui étaient dur. Et après, il y a eu la
difficulté à improviser en France, à ne pas fixer des
choses.
Mona : Et dans les déplacements des acteurs, les gestes,
il y a eu des différences ?
Laurent : Il y a plus d'expressivité en Amérique
Latine, ça c'est clair, mais il y a aussi une capacité à
investir le corps plus naturelle, plus intuitive, tout de suite. En France,
quand on passe au plateau on est encore dans la tête malgré
tout.
Mona : Dans ta méthode j'ai noté quelques
exercices, par exemple le fait de faire précéder leur
réplique de « je dis que », le fait de se déplacer pour
marquer un changement dramatique dans la scène, ou alors le fait
d'échanger leurs répliques. Tu as vu des effets de ces exercices
sur leur présence ?
Laurent : Je travaille de manière très peu
méthodologique, et pourtant je crois que j'ai une méthode de
fond. Mais je gère ça de manière très intuitive.
Souvent ces exercices je les pense une seconde avant de les proposer. J'arrive
le matin et je n'ai aucune idée que je vais faire ça. A un moment
je sens qu'il y a besoin d'autre chose. Je n'ai pas de panel d'exercices
à faire faire à l'acteur quand on fait Shakespeare...
Mona : Ça te permet d'être en lien direct avec les
acteurs que tu as devant toi.
Laurent : Oui, ça se passe sur le moment. Au moment
où je le fais, je suis convaincu de
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l'utilité de l'exercice. Après, je ne veux pas
non plus un résultat direct. Je sais que c'est utile, je n'essaie pas un
effet ou un autre. En fait, je travaille plutôt en déconstruction
qu'en construction, donc c'est une manière de faire autre chose qui
coule, mais je ne veux pas que ça dirige trop, je veux que ça
décante et que ça apparaisse deux jours plus tard, je
préfère. Parce-que sinon ça marque trop la scène.
C'est pour ça que j'essaie de faire des exercices pas très
directifs et un peu contradictoires avec ce qu'on travaille, dont l'objectif
n'est pas clair... par rapport au problème qu'on a, c'est jamais un
exercice qui répond au problème qu'on a, ça
détourne le regard plutôt.
Mona : Le but c'est donc de désorienter l'acteur en
quelques sortes ?
Laurent : Plutôt que désorienter, c'est montrer
qu'il y a d'autres dimensions dans le jeu que celle du personnage, et son
rapport direct à l' acteur. Et je préfère le faire
transiter par ces dimensions pour qu'ensuite il voyage tout seul quand il en a
envie, ça sert aussi de réveiller son plaisir de jouer autrement,
en dehors des clous du personnage.
Mona : concernant les changements d'adresse dans le cadre de
l'exercice de mise à distance de la situation dramatique et des
personnages, as tu observé des effets au niveau des gestes des acteurs,
leur déplacements, la gestion de leurs appuis ou leur regards ?
Laurent :Je ne m'intéresse pas tellement aux effets
à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable de
générer lui-même sa propre instabilité, pour pouvoir
être capable de... quand il commence à rentrer dans des rails,
qu'il soit capable de générer lui-même de la
nouveauté. Sur le moment je sais que c'est un des moyens de dire «
regarde ailleurs, le monde est grand », et l'adresse c'est juste un
élément pour réinjecter de l'extérieur, donc de
l'inconnu dans le jeu de l'acteur. C'est pour ça que c'est
intéressant cet exercice. Tout à coup, tu l'obliges à
prendre en compte quelque chose qu'il maîtrise pas. Donc obligatoirement,
sa réponse va l'obliger à sortir de quelque-chose qu'il n'avait
pas prévu, si tu regardes le personnage à chaque fois au moment
où tu dis cette réplique, c'est fini, tout se stabilise, tout se
sclérose.
Mona : Le changement d'adresse et le déplacement de
l'acteur quand il sent quelque-chose que quelque-chose se passe ça
permet ça
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Laurent : et surtout ça fait perdre la peur de
ça. Et quand tu n'as plus peur, le spectateur le sent. Et il y a un
grand plaisir du spectateur à voir ça. A voir que l'acteur, tu
sais que la veille, il n'a pas fait la même chose. On aime ça.
Mona : ça me renvoie à une phrase de Florencia
que j'ai vu dans les notes de répétition où elle dit plus
ou moins que vous avez travaillé à considérer la
répétition comme un entraînement et non processus de
préparation pour un résultat. « On a cherché à
habiter la répétition, comme des acteurs qui jouent la
scène différemment de jour en jour, avec l'énergie du
moment, et ça permet de pouvoir trouver une liberté à
chaque représentation ».
Laurent: C'est ça, il faut donner à l'acteur
suffisamment d'éléments pour que le jeu soit possible, mais
suffisamment peu pour que le jeu ne soit pas déterminé. Trouver
cette espèce de marge. C'est un peu comme le sport. Pourquoi le foot est
si magnifique, parce-que c'est le sport ou il y a le moins de règles.
Les règles du foot tu les apprends en trois minutes. Tu ne dois pas
toucher le ballon avec la main, tu dois mettre un but, tu ne dois pas faire de
fautes. Et c'est réglé, il n'y a plus qu'à jouer. Et
ça donne cent ans d'histoire du sport avec cinq ou sept règles.
Donc tu as ce truc là, l'intrusion minimum, mais ça demande
beaucoup de boulot cette disponibilité. Ça demande de
répéter autant, voire plus, ça demande de se
préparer à plein de trucs.
Mona : Ça demande de prendre des risques aussi...
Laurent: Oui, ça c'est encore autre chose. C'est
vraiment important. C'est là qu'est le plaisir, c'est là qu'est
la grandeur de tous ces gestes là. C'est pour ça que c'est beau,
c'est pas gagné. Chaque jour, il y a le risque de rater, sans aucun
doute.
Mona : Dans une répétition, tu prends l'image du
karaté pour introduire un double état de jeu, alternativement
dans le relâchement et dans l'attaque. Quel lien peux-tu faire entre ce
relâchement dans le corps et un certain rapport des acteurs à la
situation dramatique et aux personnages ?
Laurent : Le texte a aussi ses moments durs et ces moments
mous. Dans le texte, il y a des moments où il y a un impact avec l'autre
personne, et il y a des moments où il y a plus de
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recul, il est plus subjectif, il part dans la philosophie. Il
faut sentir ce rapport entre dur et mou. Tu l'as dans les arts martiaux, mais
aussi dans la danse orientale, dans les formes orientales de
théâtre, il y a cette réflexion. Ça a
été observé par Yoshi Oida et Eugenio Barba. Du point de
vue de l'acteur, moi j'aime bien le karaté parce-que c'est très
ludique. Il y un aspect ludique qui est important, se dire « je suis
concentré mais parfois, cool ». L'acteur n'est pas toujours au
même niveau de concentration sur ce qu'il a à faire. Et donc il
n'est pas toujours au même niveau de tension. Il faut du
relâchement : il y a des moments, pour certains aspects du texte
où tu vas faire très attention au phrasé, et des moments
où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu vas être dans un
rapport plus détendu, et ça a aussi à voir avec ton
émotivité... c'est la création du mouvement, c'est une
question de cycle. Les choses ne sont pas figées.
Mona : Juste après, dans la même
répétition, tu leur proposes de mettre en avant le fait qu'ils
jouent ensemble, en tant que partenaires. En quoi l'exercice sur la contraction
et le relâchement pourrait avoir un lien avec cette complicité
dont tu parles ?
Laurent : C'est encore sortir le personnage de la focal, et
amener l'acteur dans le temps présent. Parce-que le partenaire est
vraiment là. C'est aussi quelque-chose auquel on ne pense pas
assez souvent, c'est qu'on joue ensemble. Deux personnages comme Richard III et
Anne, en fait, ils jouent ensemble. Et les acteurs oublient qu'ils jouent
ensemble. C'est très difficile psychologiquement quand tu te confrontes
à un personnage incarné par une personne de comprendre que c'est
ensemble, que c'est un partenaire de jeu. C'est quelque-chose qu'il faut
déconstruire profondément.
Mona : Pour toi ils ont le même objectif ?
Laurent : Absolument. Il y a plein de contrastes, ils vont
lutter physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une
grande conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils
jouent tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi.
Mona : Tu penses que le personnage peut empêcher
l'acteur de jouer ce qui se joue et le spectateur de le comprendre
?
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Laurent : Je n'aurais pas cette prétention. Je fais ce
que j'ai à faire. Je sais que pour trouver une dimension vitale au
théâtre, une ambition plus importante, j'ai besoin qu'on
lâche ces vieux modèles. Si on veut trouver de nouveau une
ambition de l'ordre de celle qui a amené à écrire cette
pièce là, il faut arrêter d'être juste metteur en
scène de pièces. Il faut qu'on soit plus autonome. Mais ça
c'est mon problème à moi, pour d'autres artistes il y a d'autres
problèmes, mais il faut reconnaître qu'en vingt ans les classiques
ont complètement été évacués, et c'est pour
ça, ça marche plus. Il y a quelque-chose qui s'est cassé
dans cette mécanique de faire la même chose pendant une centaine
d'année.
Mona : Dans ton texte de présentation du projet de
recherche, tu parles d'expérimenter les rapports entre la construction
physique et matérielle, et la construction imaginaire. Avez-vous fait
des hypothèses sur le rapport entre ces deux constructions à
partir de ce workshop ?
Laurent : On a trouvé des éléments
très concrets pour comprendre à quel point le coeur du truc est
dans la manière dont on partage des imaginaires. Sur la construction
corporelle, ce n'est pas tellement le travail sur Richard III qui nous a
apporté des éléments. On a fait des workshops beaucoup
plus performants où je pourrais t'en dire beaucoup plus... On comprend
bien que c'est la question du partage des imaginaires qui donne à la
fois une forme d'unité -on joue à la même chose, et cette
vitalité qui fait que on ne sait pas exactement ce qu'on va jouer
à chaque fois.
Mona : Le partage imaginaire entre les acteurs ?
Laurent : Oui, et le metteur en scène
Mona : Dans la relation ?
Laurent : partager des choses qui ne soient pas fixées,
on partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble, et
ensuite... tout ça pour que la performance soit toujours l'espace du
choix et de la liberté vivante de l'interprète, du performer.
Pour ça, il faut que dans l'imaginaire, il y ait pas mal de choses
éclaircies, que ce soit très concret. Pour que le réel, la
performance, ce que le spectateur voit ait cette poésie, il faut qu'il y
ait une densité dans
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l'imaginaire et qu'on soit d'accord sur un certain nombre de
trucs.
Mona : Et le processus de création, c'est une
manière d'explorer les outils de cet imaginaire ?
Laurent: C'est une manière d'explorer les imaginaires et
de les faire dialoguer. Que ce soit intuitif, que tout ça se passe, dans
une espèce d'entente télépathique des acteurs.
Mona : je trouve que c'est très probant l'histoire de
l'imaginaire partagé lors de la présentation publique en Uruguay.
Il y a un dialogue entre eux.
Laurent : Ils ont fait des choses qu'ils n'avaient jamais fait
avant le jour de la présentation.
Mona : il y a une écoute fine entre eux
Laurent : Oui, et toutes les strates qu'on fait avant servent
à ça.
Entretien effectué sur Internet, le 25 mai 2021.
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