Chapitre 2 : L'influence intellectuelle existant entre
Harriet Taylor et John Stuart Mill
Dans une lettre de novembre 1848, John Stuart Mill
élevait son épouse au rang d' « inspiratrice de toutes [ses]
meilleures pensées, [de] guide de toute [ses] actions
»208. Il reconnaît lui même qu'il l'a
inspiré et a donc eu une incidence sur ses idées. Les deux
composantes évoquées dans cette lettre par Mill se retrouvent
tant dans l'oeuvre que dans la vie de l'auteur. Ainsi, on peut à juste
titre affirmer le rôle qu'Harriet Taylor eût dans la pensée
de son mari (Section 1) mais aussi dans sa résolution à agir pour
défendre ses idées (Section 2).
Section 1 : L'influence d'Harriet Taylor sur la pensée
millienne
Celle-ci a eu une influence sur une grande partie des
écrits de Mill, de façon plus ou moins marquée. Ainsi, par
exemple, ils défendent des idées semblables concernant le
conformisme et la tendance des masses à la médiocrité.
Dans son Essai sur la tolérance209
rédigé en 1832, Harriet Taylor soutient l'idée que
[traduction] « l'esprit de conformité »210
mène à l'intolérance et donc au déni de toute
caractère individuel. Elle y décrit l'opinion publique comme
[traduction] « une association des nombreux esprits faibles
contre les quelques esprits forts »211. Cette description du
conformisme et de la tyrannie de l'opinion publique au détriment de
l'individualité n'est pas sans rappeler les développements de
Mill sur le même sujet dans son essai sur la liberté publié
en 1859.
Et pour cause, selon John Stuart Mill, cet ouvrage est le
fruit d'une collaboration entre Harriet Taylor et lui. En effet, tous deux
atteints de la tuberculose, ils décident, à la suite de leur
mariage, d'établir ensemble « les trames de De la
liberté, Considérations sur le gouvernement
représentatif et L'asservissement des femmes
»212.
De la même façon, un texte semble-t-il
rédigé par Harriet Taylor, L'affranchissement des
femmes, est publié en 1851 dans la Westminster Review. On
y trouve plusieurs développements quasi-identiques à ceux de Mill
dans De l'assujettissement. Elle s'attarde ainsi sur le « frein
qu'est la
208 Stuart Mill (J.), op.cit. p.188
209 Hayek (F.A.), « John Stuart Mill and Harriet
Taylor, Their Correspondence and Subsequent Marriage », The
University of Chicago Press, 1951 - An early essay by Harriet Taylor p.275
210 Ibid
211 Hayek (F.A.), op.cit. p.276
212 Lejeune, Françoise, "John Stuart Mill, un
féministe sous influence", Ces Hommes qui épousèrent
la cause des femmes (Martine Monacelli et Michel Prum eds) (2010) p.12
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coutume »213, sur les exemples historiques des
talents des femmes pour « la fonction régalienne
»214, et cætera. Mill reconnaît lui-même
l'influence qu'eût son épouse sur sa compréhension de
l'importance de la question féminine au sein de la
société. Ainsi, dans son Autobiographie, il affirme que
c'est grâce à elle qu'il a réalisé « la
façon dont les conséquences de la position
d'infériorité des femmes s'enchevêtrent avec tous les maux
de la société actuelle et toutes les difficultés qui font
obstacle au progrès de l'humanité »215. La
liaison qu'il fait entre l'utilitarisme, le progrès notamment moral de
la société et l'amélioration de la condition
féminine n'aurait peut-être pas existé sans Harriet Taylor.
Or, ce thème est l'objet d'un chapitre complet de De
l'assujettissement.
John Stuart Mill précise également que
l'idée de la rédaction d'un essai sur la condition des femmes lui
a été suggérée par sa belle-fille, Helen
Taylor216. Son entourage, et en particulier Harriet Taylor a donc
joué un véritable rôle dans l'engagement progressif de Mill
en faveur de l'amélioration de la condition féminine.
Section 2 : L'influence d'Harriet Taylor dans l'engagement de
John Stuart Mill
John Stuart Mill a une idée assez précise de ce
qui, d'une part, relève des qualités féminines, et de
l'autre, des qualités masculines. Sans se prononcer sur les causes,
naturelles ou non, de ces différences ; Mill développe la
théorie selon laquelle les femmes auraient davantage « le sens de
la pratique », un « esprit intuitif »217, et
cætera. Cette compétence pratique s'opposerait à la
compétence théorique, plus fréquemment l'apanage des
hommes selon le penseur. Il fait ici encore un parallèle manifeste avec
son expérience personnelle lorsqu'il ajoute que « pour un homme de
théorie et de spéculation [...] rien ne peut avoir plus grande
valeur que de continuer ses spéculations avec l'aide et sous la critique
d'une femme véritablement supérieure »218.
La conviction de John Stuart Mill serait donc que l'homme et
la femme sont complémentaires d'un point de vue intellectuel, chacun
palliant les défauts de l'autre. « L'esprit féminin
contribue donc à rapprocher de la réalité les
spéculations des hommes et, réciproquement, l'esprit masculin
contribue à élargir le champ de la pensée féminine
»219. Ici encore, Mill semble
213 Taylor Mill (H.), « Enfranchisement of women »,
Westminster Review, 1851 in John Stuart Mill et Harriet Taylor :
Écrits sur l'égalité des sexes p.144
214 Taylor Mill (H.), op.cit. p.148
215 Stuart Mill (J.), « Autobiography »,
op.cit. p.147
216 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.202
217 Stuart Mill( J.), op.cit. p.107
218 Stuart Mill( J.), op.cit. p.109
219 Stuart Mill( J.), op.cit. p.110
décrire les qualités masculines et
féminines et les rapports intellectuels des deux sexes en se
référant au fonctionnement propre à son couple et aux
qualités qu'il attribue à Harriet et à lui-même.
La critique d'Harriet Taylor quant au manque de pragmatisme de
John Stuart Mill est bien réelle. En avril 1831, elle exprime dans son
journal sa frustration à la vue de Mill qui [traduction] «
au lieu de mener la révolution [...] se contente d'y
réfléchir »220. En demeurant contemplatif,
Harriet considère que Mill [traduction] « vise trop bas
»221. Dès lors, malgré la vision qu'il a de la
répartition des qualités pratiques et théoriques parmi les
sexes, il va s'atteler à ancrer davantage ses idées dans la
réalité et à les mettre en pratique. Si l'on s'en tient
à sa vision toutefois, c'est Harriet qui est la raison de ce changement
et lui permet de faire preuve de plus de pragmatisme.
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