Titre premier : Un activisme induit par Harriet Taylor
Mill
L'ampleur de l'influence d'Harriet Taylor sur
l'idéologie de John Stuart Mill a longtemps été
niée avant d'être questionnée. Parmi les lecteurs avertis
du philosophe, on trouve une pluralité de points de vue parmi lesquels,
à un extrême, celui niant l'influence et la participation
intellectuelle d'Harriet aux réflexions de Mill, et à un autre,
celui souhaitant voir Harriet reconnue coauteur de plusieurs oeuvres du
penseur. Ce débat a eu lieu maintes fois et il est peu probable que l'on
dispose un jour d'éléments suffisants pour parvenir de
manière certaine à une unique thèse. Mais
commençons par nous intéresser à l'avis du philosophe,
exprimé dans son Autobiographie193.
A ceux qui pensent que Mill serait devenu favorable à
l'égalité entre les hommes et les femmes au contact d'Harriet
Taylor, il répond que « ce n'est pas du tout le cas
»194. Il soutient, au contraire, que cette opinion est le fruit
d'une réflexion rationnelle de sa part. Il émet encore
l'hypothèse que ses idées sur la condition féminine
seraient « la cause première de l'intérêt »195
qu'Harriet Taylor lui porta. Toutefois, il est difficile de penser qu'ils ne se
sont pas mutuellement influencés. En effet, on retrouve dans leurs
écrits des idées analogues mais aussi, chez John Stuart Mill, de
nombreux hommages à la contribution intellectuelle de son épouse
dans son oeuvre.
Mill adopte ainsi une position en un sens contradictoire. S'il
reconnaît le rôle important de son épouse dans son oeuvre ;
il conteste, en revanche, la thèse selon laquelle elle l'aurait
influencé sur la question de l'égalité entre les hommes et
les femmes. Bien qu'il ne soit pas possible de le quantifier, nous pouvons
affirmer que les deux époux ont été influencés
à la fois par la nature de leur relation (Chapitre 1) mais aussi par les
thèses et convictions qu'ils partageaient et discutaient ensemble
(Chapitre 2).
Chapitre 1 : Une influence induite par la nature de
leur relation
Il convient évidemment de s'attarder sur la relation
qu'ont entretenu John Stuart Mill et Harriet Taylor et qui, en raison de leur
situation personnelle, familiale ou encore sociale, apparaît peu commune
à cette époque. Leur relation fût tout d'abord rendue
complexe par la situation personnelle d'Harriet Taylor (Section 1) mais acquis
également son originalité du caractère
193 Stuart Mill (J.), Autobiography, op.cit.
194 Stuart Mill (J.), op.cit. p.147
195 Ibid
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intellectuel de leur relation (Section 2).
Section 1 : Une amitié entretenue à l'ombre du
mariage d'Harriet Taylor
Lorsque John Stuart Mill et Harriet Taylor se rencontrent pour
la première fois, en 1830, cette dernière est mariée et a
deux enfants. Rappelons qu'au XIXe siècle, le règne de la reine
Victoria marque l'apogée du puritanisme dans la société
anglaise. Il n'est aucunement permis pour une femme, d'entretenir une relation
amoureuse extra-conjugale ou d'obtenir le divorce. Les moeurs et la loi
s'accordent pour en faire un interdit absolu. Harriet Taylor et John Stuart
Mill s'engagent malgré tout dans une relation de plus en plus intime. De
fait, Harriet vivait séparée de son époux et Mill et elle
se voyaient régulièrement. L'auteur évoqua d'ailleurs dans
son Autobiographie ce qu'il appelait « des relations de vive
affection »196.
Ce qui nous intéresse ici n'est pas la
réalité des rapports qu'ils entretenaient à cette
période, c'est-à-dire avant le décès de John Taylor
(époux d'Harriet), mais les conséquences que cette relation a pu
avoir, sur leurs idées, mais aussi sur leur entourage, familial ou
amical. De façon rétroactive, et étant donné,
notamment, leur mariage en 1851, il semble évident que l'un et l'autre
éprouvaient des sentiments amoureux. Ils n'ont pu, dès lors,
rester insensibles à l'impossibilité pour eux d'entretenir une
relation au grand jour. Cette spécificité de leur relation a eu
un impact sur leur vie, et sur leurs opinions.
Les deux intéressés partagent la même
opinion sur le divorce. Nous l'avons déjà évoqué,
John Stuart Mill y est favorable et l'exprime dans divers écrits. De la
même façon, dès 1832, dans Du
mariage197, Harriet Taylor est amenée à se
demander si « le meilleur remède ne serait pas le divorce auquel
chacun aurait véritablement droit sans avoir à fournir aucune
espèce de justification »198. Au-delà des
opinions libérales qu'ils défendaient tous deux, il est difficile
de croire que leur situation personnelle n'ait pas, au moins en partie,
façonné cette conviction ou expliqué que Mill
évoque publiquement la question dans ses écrits.
La situation d'Harriet Taylor en particulier ne pouvait que
sensibiliser John Stuart Mill à la cause des femmes, ayant devant lui un
exemple des restrictions qui leur étaient imposées. Ainsi,
Harriet Taylor n'avait aucune véritable liberté de
décision et d'action concernant son mariage et sa
196 Stuart Mill (J.), op.cit. p.136
197 Taylor Mill (H.), « Du mariage », 1832 in John
Stuart Mill et Harriet Taylor : Écrits sur l'égalité des
sexes p.81
198 Taylor Mill (H.), op.cit. in Écrits p.83
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relation avec Mill. Comme elle l'écrit dans son
journal, [traduction] « je ne peux pas risquer le scandale pour
mes enfants ou mettre en danger sa carrière »199.
En effet, une séparation officielle ou un divorce (si
tant est qu'il fût accepté) aurait jeté l'opprobre sur eux
et risqué de priver Harriet Taylor de la garde de ses enfants voire de
son seul droit de visite. Comme nous l'avons vu précédemment, les
femmes disposaient de très peu de droits et de protection juridique dans
l'Angleterre du XIXe siècle. John Stuart Mill, issu d'un milieu
intellectuel reconnu et lui-même auteur renommé en devenir, aurait
également été touché par le scandale, encore plus
que ce ne fût le cas. Dès lors, la situation personnelle d'Harriet
et la complexité de sa relation avec Mill, induite par les moeurs de
l'époque, ne pouvaient qu'inciter les deux à se tourner davantage
encore vers la défense de la cause féminine.
Malgré les concessions de chacun des membres
concernés, y compris de l'époux d'Harriet, John Taylor ; Mill et
Harriet Taylor connurent des déconvenues. Leurs rapports ambiguës
furent l'objet de l'attention et de la critique y compris dans leur cercle
social. John Taylor décéda en 1849, Harriet Taylor et Mill se
marièrent en 1851. Ils subirent une fois encore la critique de leurs
proches200 pour cette union considérée trop
hâtive pour les moeurs de l'époque. Déjà en 1831,
Harriet Taylor affirmait l'importance de la vertu qu'est la tolérance.
On retrouve cette idée dans son journal intime par exemple, où
elle écrit que [traduction]201 « la pratique de
la tolérance est le coeur d'une vie morale ». Elle entretient
déjà, à ce moment, une relation étroite avec John
Stuart Mill et l'on peut penser que l'évolution de leur situation n'a
fait qu'accroître sa certitude sur la question de la tolérance.
De la même façon, John Stuart Mill évoque
dans De la liberté son mépris pour le respect
systématique et irréfléchi de la coutume, des moeurs ainsi
que pour le pouvoir croissant et accablant de l'opinion publique. Il
dénonce notamment cette « tyrannie de la majorité » qui
s'infiltre jusque dans la sphère privée. De la liberté est
publié en 1859 alors que le couple a subi cette période de
critiques et de désaveux. Ici encore, il est donc possible de faire un
parallèle entre la situation personnelle de l'auteur et l'influence
qu'elle a pu avoir sur son opinion.
Comme le prouvent, par exemple, les écrits
échangés par les époux sur le mariage, ceux-ci avaient
pour habitude de partager leurs opinions et d'en débattre au quotidien.
C'est sur cette spécificité que nous allons désormais nous
pencher.
199 Jacobs (J.E.), « The Voice of Harriet Taylor Mill
», Indiana University Press, 2002 p.30
200 Orazi (F.), op.cit. p.24 - Introduction
201 Jacobs (J.E.), op.cit. p.16
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Section 2 : Une relation caractérisée par la
vigueur de leurs échanges intellectuels
Dès leur rencontre et tout au long de leur relation,
Harriet Taylor et John Stuart Mill n'auront de cesse d'échanger et de
débattre de leurs opinions sur divers sujets. Ainsi, en avril 1831,
quelques mois après leur rencontre, Harriet se réjouissait de ces
discussions : [traduction] « quelle joie de pouvoir se retirer
quelques temps dans la conversation adulte quand Mr. Mill arrive pour discuter
d'idées »202.
La relation qu'entretenaient les deux individus a, dès
le début, été intellectuelle. Tous deux issus d'un milieu
éduqué, leurs opinions sur l'économie, la politique ou
encore la morale prenaient une place importante dans leur vie et dans leur
couple. Cela ressort à la fois de leurs témoignages, de leur
correspondance et de leurs écrits. Sur la question du mariage, par
exemple, John Stuart Mill semble avoir un idéal influencé par son
histoire personnelle. Dans De l'assujettissement, il décrit le
« mariage idéal »203 comme celui « de deux
personnes cultivées, partageant les mêmes opinions et poursuivant
les mêmes buts »204 et dont « les talents et les
capacités sont semblables »205.
Le mariage idéal resterait donc une exception dans
l'Angleterre du XIXe siècle. Le mariage y était en effet la norme
tandis que l'éducation, elle, était majoritairement
réservée aux enfants de familles favorisées.
L'éducation élémentaire obligatoire jusque 10 ans, par
exemple, n'est instaurée qu'en 1870 par la loi Forster. De plus, on peut
douter du fait même que cette vision du mariage idéal soit
réellement celle de John Stuart Mill et d'Harriet Taylor. Cette
dernière est d'ailleurs tout à fait consciente à la fois
de leurs idées communes et de leurs divergences d'opinions. Elle
écrit dans son journal en juin 1831 : [traduction] « Lui
et moi avons de nombreuses convictions en commun »206 mais il y a
malgré tout, selon elle, des points [traduction] «
où nous différons »207.
Quelle que soit la mesure de ces divergences, il est certain
que la dimension intellectuelle de leur relation les a amenés à
s'influencer mutuellement et à adopter des vues similaires sur certains
sujets. Ainsi, sur la question des différences entre individus, par
exemple, nous verrons que les époux adhèrent aux mêmes
thèses.
202 Jacobs (J.E.), op.cit. p.15
203 Stuart Mill (J.), « L'affranchissement des femmes
», op.cit. p.163
204 Ibid
205 Ibid
206 Jacobs (J.E.), op.cit. p.17
207 Ibid
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