2. Présentation du phénomène des jeux
d'argent sur l'espace public
La dimension urbaine et sociale d'une ville prend lieu dans
les espaces publics qui, dans leur diversité s'expriment au nom de
l'urbanité. Du fait de sa proximité avec les acteurs sociaux, la
rue à travers les kiosques à jeux qui longent les artères,
les carrefours et les marchés, à travers les regroupements
populaires de joueurs dans les cases abandonnées, les salons de
coiffures et autres lieux publics se déclinent dans une certaine mesure,
comme le cadre par excellence d'expression et de production de la vie
quotidienne. Elle peut être un objet essentiel et digne
d'intérêt à l'étude des pratiques du quotidien dans
le sens où elle favorise une lecture de la société ;
notamment de l'univers des jeux d'argent qui la compose dans sa sphère
urbaine. Selon H. BLOCH et ALT (2002 :62), la rue est un « large
espace de vie et d'activités caractérisée par la
débrouille, la misère, la violence, le danger et l'anonymat
».
Mettre en évidence cet univers singulier de l'existence
sociale, c'est donc explorer avec P. MBOUOMBOUO (2005), ce « trottoir
social » qui tient lieu de cadre par excellence de la manifestation des
pratiques ludiques, à partir d'une observation qui vise à
« faire venir au grand jour ce qui existe déjà, ce que
nos habitudes de penser nous empêchent de voir, et qui pourtant est
largement vécu dans la vie courante » M. MAFFESOLT (1998 :16).
Dans ce sens, les kiosques à PMU, les pleins airs, les cases
abandonnées où se retrouvent souvent les adeptes du «
ndjambo » représentent un support de recherche pertinent à
la conquête des faits sociaux tels que les pratiques ludiques
étudiées dans ce travail.
2.1. Les jeux d'argent dans les tripots de rues.
À Yaoundé, les secteurs urbains où se
retrouvent les joueurs d'argent sont à priori des lieux de
convivialité et de socialité où s'expriment et
s'expérimentent des liens de solidarité interpersonnelles et
collectives partagées entre acteurs sociaux autour d'un idéal
commun : « tenter sa chance ». Dans ces lieux, on se côtoie
plus facilement et sans vice de civilités, on s'adresse la parole, on
engage des causeries où les échanges sont essentiellement
centrés sur l'actualité des matchs de football, des derniers
numéros tirés à la loterie, sur les probabilités de
réussite d'un évènement ou sur le montant des mises dans
certains jeux. C'est ainsi qu'on a pu relever que ces acteurs essayent de
s'approprier autant que faire se peut, des moyens d'expressions accessibles et
propres à ces milieux. De leurs échanges, émergent des
thermes comme « ndjambo », « katikas », « tatami
», « mises », « tocards », « favoris »,
« cotes », « bookmaker », etc.
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Ces codes linguistiques s'accompagnent souvent d'une langue de
jeu dans la communication, où sont poncées des phrases comme
celles-ci : « Gars tu vois la malchance, je viens de lost 150 kolos
à cause de United ! » ; « C'est show sur moi ! Le libanais
doit me donner quelque chose aujourd'hui, parce que le nguémé
veut ma mort... » ; « Les gars je suis là pour vous ! Celui
qui est chaud came take les hights combinaisons... ». Voilà en
quelques sortes le genre de discours qui est donné partout où se
retrouvent les individus autour des kiosques à jeux dans la ville de
Yaoundé. En devenant un outil de communication dans les milieux de jeux,
le camfranglais tend donc à être considéré
comme une illustration de plus en plus évidente de la culture des jeunes
dans ces milieux. Pourrait-on dire avec J.M ELA (1994 :27), qu' « ils
se donnent leur vocabulaire et leur grammaire pour produire du sens »
à leurs pratiques ludiques.
Au-delà de ces discours, il apparaît que les
lieux où se pratiquent ces jeux constituent aussi de véritables
enjeux dans la quête de promotion financière pour toutes les
catégories d'acteurs qui sont présents. Les images qui vont
suivre présentent une esquisse de localisation des jeux d'argent dans
les espaces ouverts de la ville de Yaoundé :
Photographie 8 : Kiosques à PMU à
proximité d'un établissement scolaire
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Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain).
La présence de ces kiosques à jeux d'argent
longeant la clôture d'un établissement d'enseignement secondaire
n'est pas fortuite. Cette zone est très fréquentée par les
élèves, les étudiants, les agents des forces de l'ordre et
commerçants de tout genre. Les promoteurs de ces jeux voient en cela une
aubaine économique aux dépens des conséquences sociales
qu'elle pourrait engendrer.
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I. NANA, âgé de 17 ans est élève en
classe de quatrième année d'électricité
d'équipement au collège d'enseignement technique industriel et
commercial de Ngoa-Ekelle. Cet élève que nous avons
appréhendé aux alentours de ce kiosque a accepté de
participer à l'enquête. Il disait s'intéresser aux PMU
parce que :
Le plus important dans la vie n'est pas toujours d'avoir
fait trop d'études. Tu peux avoir de gros diplômes mais sans
argent, tu n'es rien. La preuve est là ! On voit les étudiants de
l'université, ceux de l'école normale et même certains
hommes en tenue qu'on admire pourtant en train de jouer ici tous les
jours.
La proximité d'une structure de jeu à un
établissement scolaire présente donc le risque d'influencer les
jeunes à se lancer dans cette activité, avec toutes les
déviances qu'elle comporte. Illustration en date du 24 février
2017, où une vague d'arrestations a été
opérée dans ce même établissement scolaire par les
éléments du commissariat du cinquième arrondissement.
D'après les médias nationaux et les témoignages de
certains élèves approchés par nous, il s'avère
qu'une quinzaine d'élèves interpelés, ont
été surpris en train de jouer des dés au sein de
l'établissement. L'un d'entre eux, en possession de vingt-trois paquets
de drogue, a été transféré au tribunal de
première instance, puis déféré à la prison
centrale de Yaoundé le lendemain.
Les images qui vont suivre présentent une autre facette
de la manifestation de ces jeux dans certains secteurs urbains de la ville de
Yaoundé.
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Photographie 9 : Une partie de «
ndjambo-Ludo » Photographie 10 : Une partie de «
ndjambo-
à la devanture d'un dépôt de boissons
à Melen Songo » dans un dépôt de bois à
Ékié
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Source : Badel ESSALA, (enquête de terrain). Source : Badel
ESSALA, (enquête de terrain).
Les images précédentes mettent en scène
des adultes qui misent des sommes d'argent en pratiquant de part et d'autre, le
Ludo et le Songo, déguisés en de simples jeux de
société dans différents lieux public. Ici, les joueurs se
recrutent parmi les commerçants eux-mêmes, les clients des bars
environnants et d'autres curieux adeptes de ces jeux. Certains personnages
debout font office de « katikas », donc tiennent les mises des
participants et récompensent les gagnants. Dans ces jeux se mêlent
entre autres la ruse, la malice, la tricherie, la raillerie et bien
évidemment la dépossession du joueur. Parce que n'étant
pas limités dans le temps, le Ludo, le Songo ou même la
Carte, ont la particularité de captiver toute l'attention de ceux qui
s'y adonnent, au point parfois d'oublier l'essentiel à savoir leur
travail, quand ils n'ont pas misé l'argent impartit à leur fonds
de commerce.
En somme, il faut noter que le secteur des jeux d'argent
à Yaoundé, est gangrené par de nombreux maux ; dont le
choix de la clandestinité de quelques opérateurs ainsi que la
mercantilisation observée dans les pratiques ludiques les plus banales
dans les secteurs urbains. À ceux-là viennent s'ajouter
l'implantation inappropriée des points de jeux sur les espaces publics,
ou encore le non-respect de l'interdiction des jeux aux mineurs et aux agents
des forces de maintien de l'ordre en uniforme. Comment comprendre en effet le
mutisme des pouvoirs publics face à la présence de certains
points de jeux longeant les clôtures des
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établissements secondaires et universitaires au
quartier Ngoa-Ekelle ? Des kiosques à PMU implantés à
proximité des bâtiments abritant les administrations publiques et
militaires dans la ville, ou encore des lieux de culte et le centre de
détention à Yaoundé ?
En réalité au Cameroun, nombreux sont les textes
règlementant l'ouverture et la fréquentation des salles de jeux
qui sont passés inaperçus. À titre d'exemple, l'article 50
de la loi no 92/050/PM du 17 février 1992 qui fixe les
modalités de fréquentation des salles de jeux est passé
sous silence. Il en est de même de la décision no
58/CAB/DPAV/SCC du 18 octobre 1995 portant interdiction d'exploitation
cinématographique en Visio club, restée inappliquée.
Disons plutôt que l'implantation quasi anarchique des tripots de rues et
salles de jeux, ainsi que leur fréquentation populaire dans les
quartiers échappe même aux autorités publiques. Celles-ci
ne semblent s'occuper que de la « récolte » des droits de
fiscalités imputables à ses structures. C'est ainsi qu'il faut
peut-être interpréter cette « liberté
buissonnière des pratiques » chère à M. De
CERTEAU (1990 :14), dans la prolifération des jeux d'argent à
Yaoundé.
Des cas similaires sont observés dans ce qu'on qualifie
ici d'officialisation de la clandestinité de certains jeux par les
autorités communales et policières. Le fait que certaines taxes
soient prélevées de façon informelle par des agents
véreux des impôts et des mairies auprès de certaines
structures de jeux entraine un manque à gagner dans le trésor
public, nous confiait le responsable en la matière à la commune
d'arrondissement de Yaoundé quatrième. De même, l'on
observe que de plus en plus, les agents des forces de maintien de l'ordre
sensés réguler ce secteur d'activité, côtoient au
même titre que la population, ces milieux de jeux à la recherche
du bonheur. Ils y vivent les mêmes émotions et du coup, se font
complices et acteurs d'épiphénomènes tels que :
alcoolisme, trafic de drogue, violence et agression qui accompagnent souvent de
la pratique de ces jeux.
À présent, il est question de
s'intéresser aux différents acteurs sociaux des jeux d'argent
dans la ville de Yaoundé et au sens qu'ils attribuent à cette
pratique. En effet, le rapport des yaoundéens aux jeux d'argent
montre que ce phénomène n'est pas figé, mais plutôt,
qu'il est socialement marqué et largement tributaire de
représentations et de perceptions que les citadins développent
sur ce fait. Pour se faire, deux questionnements émergent : qui sont les
protagonistes des jeux d'argent dans la ville de Yaoundé ? Quels sens
attribuent-ils à cette activité ? La réponse à ces
questions appelle à une analyse sociologique
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des faits explicatifs et à la signification sociale que
chacun de ces acteurs attribuent aux jeux d'argent.
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