E.6.b. - Les hypomnêmata et le
numérique
Victor Petit, chercheur à l'UTC/Costech, explore des
pistes passionnantes autour du concept hypomnémata. Rappelons la
définition qu'il en fait sur Ars Industrialis(Petit, 2017) :
Littéralement le terme hypomnémata
désigne les aide-mémoires, les supports techniques de la
mémoire et/ou les techniques de mémoire. [...] Michel Foucault a
montré que ces supports de mémoire que sont les hypomnemata sont
la condition de l'écriture de soi qu'il analyse notamment à
travers le discours de Sénèque sur l'écriture et la
lecture, et constituent plus généralement les
éléments des techniques de soi et de la tekhnè tou biou de
l'Antiquité.
Toujours dans la même source, nous trouvons une
réflexion fondamentale autour des pistes que nous avons tenté
d'ouvrir dans les thèmes 8 et 13 sur la mémoire, la
temporalité et les outils :
Relier la technique et le temps demande en premier lieu de
repenser la question de la mémoire. Toute technique, en tant qu'elle est
aussi un geste (Leroi-Gourhan), comporte une dimension mnésique :
lorsque je manie une pelle, je participe de la couche mnésique qui fait
des choses, les choses d'un monde. Depuis quatre millions d'années, le
développement de l'esprit humain a pour condition une
extériorisation de la mémoire, c'est-à-dire la fabrication
d'objets qui gardent en eux-mêmes les gestes dont ils résultent.
C'est seulement au néolithique qu'apparaît un sous-système
mnémotechnique, l'écriture, qui est une technique
spécifiquement vouée à la conservation de la
mémoire. Depuis le XIXe siècle, les mnémotechnologies
(photographie et phonographie, cinéma) sont apparues, qui sont devenues
au XXe siècle (avec la radio et la télévision) des
supports essentiels de la vie industrielle. Mais à partir du XXIe
siècle, avec les mnémotechnologies numériques, les
hypomnémata sont devenus la fonction primordiale des
sociétés hyperindustrielles.
Sans hypomnemata, l'attention profonde que les techniques
de soi tentent de conquérir se disperserait dans la vanité d'un
temps inconsistant : l'écriture des hypomnemata s'oppose à cet
éparpillement en fixant des éléments acquis et en
constituant en quelque sorte «du passé'', vers lequel il est
toujours possible de faire retour et retraite(Foucault, 1994a).
Le même Victor Petit développe dans «
Internet, milieu technique d'écriture »(Rojas & Petit, 2014) la
question de la compatibilité d'une mémoire de soi avec des outils
techniques basés sur le flux :
« Cependant, on peut douter, par exemple, que
Facebook puisse être considéré comme un hypommêmata,
parce que tel n'est pas son but, parce que le flux sans cesse renouvelé
interdit de prêter attention aux traces passées, parce que
l'identité numérique n'est pas étrangère à
ce que les anciens nommaient stultitia (l'agitation de l'esprit,
l'instabilité de l'attention). Comme le remarque Alexandre
Coutant53, « les réseaux sociaux numériques
constituent davantage des outils d'expression de soi que des techniques de soi
» (COU 11, p. 56). Dans les termes de Simondon, on peut dire que Facebook
est peut-être de l'interindividuel, c'est plus difficilement du
transindividuel, car l'individu n'est lui-même que la somme de ses liens
à d'autres individus. »
A-89
53 (Coutant & Stenger, 2010)
A-90
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