VII. De l'«artiste martial » à l'«
égaré » :
Nous avons vu très concrètement que chaque
pratiquant pose les bases de sa propre pratique en fonction de ce qu'il vit du
karaté mais aussi de ce qu'il en sait ou de ce qu'il en perçoit.
Réaliser une typologie des pratiquants de karaté en France fait
appel à la manière dont les pratiquants vivent, au quotidien,
leur pratique mais aussi à la perception et au sens que les pratiquants
ont de leur karaté, c'est-à-dire aux facteurs qui
déterminent leurs représentations. Nous avons construit ces
profils en accentuant les traits les plus caractéristiques des groupes
de pratiquants. Ainsi, chaque profil que nous avons réalisé
correspond à un ensemble de variables telles que le sens accordé
au karaté, les valeurs importantes, la vision du karaté, de la
tradition ou encore de la philosophie. Ces éléments permettent de
construire un classement. Aussi, nous avons élaboré ce classement
à partir des entretiens qualitatifs semi-directifs ce qui permet
d'illustrer par des mots le sens que chaque individu-type donne à sa
pratique. Dès lors, nous avons mit en évidence l'existence de
cinq profils-type.
1. Le « compéti-do » :
Il s'agit d'un pratiquant qui voit le karaté par
l'aspect sportif compétitif, il cherche à transposer les valeurs
éducatives du karaté « traditionnel » vers le
karaté sportif plus compétitif. Il se voit comme un pratiquant
loyal et juste. « Je suis très dur avec moi-même et mes
élèves, j'ai une exigence maximale car il y a une ligne de
conduite à suivre. Je suis très tolérant et
j'écoute beaucoup aussi. ». Il pense avoir une pratique du
karaté « assez complet qui lie le traditionnel et la
compétition. Dans l'ensemble j'essaie de toucher à tout, je fais
du Shito-ruy alors que je suis shotokan. » Il construit sa pratique
actuelle aussi en regardant le passé «J'ai eu de la chance de
connaître plusieurs professeurs, ce qui me permet aujourd'hui d'assembler
plusieurs idées.» Pour ce pratiquant, lier un «
karaté compétition à un karaté traditionnel »
est essentiel.
D'après lui, « il y a un code moral à
respecter, le karaté c'est une philosophie de sport qui devient une
philosophie de vie. » En quelques mots, il y a « le
karaté en interne où l'on transmet des valeurs, et le
karaté en externe où c'est à la vie qu'on transmet, tout
cela avec l'idée d'être ensemble. » Il parle
également de l'amour du travail et du respect de l'autre. Cependant, il
ne se sent pas très ancré dans l'aspect « traditionnel
» du karaté. En effet, il « accorde beaucoup
d'importance au salut, aux rituels, mais je ne suis pas à cheval sur
certains points. Je n'impose pas à mes élèves le silence
absolu dans mes cours, il y a un aspect social de la pratique, c'est
indissociable de la société d'aujourd'hui. La pratique
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karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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évolue avec la société. »
Concernant l'aspect philosophique du karaté, « j'aime beaucoup
les manières de penser de chacun des maîtres, moi je n'en ai pas,
car je n'ai pas assez de recul, je m'intéresse aussi au bouddhisme et
à l'évolution du karaté. »
Enfin, il tente « d'avoir une manière d'enseigner
qui est la plus ouverte possible afin de
donner le plus d'informations aux
élèves.» Aussi, il essaie d'« avoir une
façon ouverte d'enseigner, avoir le maximum d'informations à
donner aux élèves. »
Le « compéti-do » est un pratiquant
qui s'est construit sur deux plans, l'un est le karaté traditionnel dont
il n'a pas conservé de lien particulier hormis les rituels, l'autre est
le karaté plus sportif voire compétitif par lequel il enseigne
les valeurs qui lui paraissent importantes. Enfin, il voit le karaté
comme une pratique évolutive nécessairement sociale à
laquelle il apporte des éléments d'autres cultures comme le
bouddhisme.
2. L'« égaré » :
Ce pratiquant n'a pas reçu les bases de la culture
karaté, il la construit au fur et à mesure de sa pratique du
karaté. Ainsi, les valeurs qu'il enseigne et véhicule viennent de
la vie quotidienne. Plus précisément, il pratique un
karaté qui lui permet de mieux se connaitre et de le lier le corps et
l'esprit : « je cherche à évoluer et comprendre aussi
bien sur le plan physique, que spirituel. » il voit sa pratique comme
un « plaisir de l'étude, de la pratique. Faire attention
à son travail, se regarder dans ses techniques, savoir se placer, faire
le bon mouvement. Je trouve que cette phase-là est très
importante, s'il n'y avait eu que le côté sport, je ne pense pas
que cela m'aurait intéressé. Cette pratique c'est un moyen de
s'entretenir, de se maintenir en forme. Je n'ai pas cet esprit de
compétition, en plus, ça permet de s'entretenir, de se
dépenser physiquement. » Notons que l'ambiance est un
élément central de sa pratique : « C'est vrai que sa
joue énormément, c'est peut-être ça qui m'a fait
venir en tout premier. » Les moments passés en dehors de la
pratique permettent de « parler de soi, c'est un temps de parole. Il y
a une bonne ambiance, on est soudé. »
Par sa pratique, il recherche « le geste parfait,
même si c'est impossible. Je préfère travailler les katas
que les combats. Je recherche davantage l'efficacité que la force ou la
violence. Protéger mon corps, non, me sentir bien, oui forcément.
Je suis plus dans l'idée de développer cette harmonie entre mon
corps et mon esprit. »
En ce qui concerne les valeurs, ce qui lui semble important
c'est « tout ce qui touche le
respect, je trouve cela très important. Le corps sain,
pratiquer santé, sans risque. Je
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karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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trouverai dommage de faire une pratique qui finisse par te
blesser. J'ai fait plusieurs pratiques, du coup cela m'a ouvert sur d'autres
visions. Lorsque l'on voit les enfants, on ressent bien cette éducation.
Ils ont un respect de l'autorité, même si en dehors du dojo ce
n'est pas forcément la même chose. Il y a des choses que tu ne
permets pas de faire dans le karaté, ni dans la vie courante, il faut
respecter les gens, ça passe par avoir un kimono propre, cheveux
attachés, pas de port de bijoux. C'est une base pour établir un
respect au sein d'un travail en collectif. C'est aussi une question
d'éducation, de respect en vers l'autre, en vers son partenaire.
»
Il n'a jamais eu l'occasion d'échanger sur l'aspect
culturel du karaté avec son professeur ou ses pairs. En effet, il
construit ses connaissances et l'éthique du pratiquant au fur et
à mesure qu'il enseigne, « on ne nous a jamais appris les
raisons du pourquoi on saluait le tatami, qu'on se saluait entre nous. C'est
peut-être parce que je suis arrivée en milieu d'année et
aujourd'hui je ne sais pas quoi dire aux jeunes qui s'inscrivent.
C'est au moment que j'ai pris les débutants dans mon cour, que je
leur ai parlé de l'importance d'avoir un kimono propre, et tout
ça. » Ce qu'elle transmet vient de l'extérieur de la
pratique : « j'applique au karaté, ce que j'applique à
ma vie. » Il recherche mais ne trouve pas les éléments
qui lui permettraient de construire une culture karaté : « je
n'arrive pas à trouver ce qui me correspondrait le plus. C'est justement
la base qui me manque, des codes et la culture du karaté. ».
Il n'a pas eu accès aux connaissances sur le karaté au sein de
son club mais plutôt lors des formations en tant qu'encadrant de
l'activité : « il n'y a que quand j'ai passé mon DAF que
j'en ai appris davantage. »
L'« égaré » cherche à
se sentir bien dans sa pratique en accordant une part importante aux aspects
relationnel et éducatif du karaté, sur le tatami mais aussi en
dehors. N'ayant pas reçu la culture karaté de manière
directe, il tire des leçons de son expérience personnelle afin de
faire partager aux autres pratiquants les valeurs qui lui semblent
essentielles. Il les transmet au moment de la pratique par interaction avec les
autres pratiquants.
3. Le « penseur » :
Ce karatéka est « assez curieux, intellectuels
selon certains, voir compliqué selon d'autres » et il
réfléchit « au pourquoi du comment » de sa
pratique. Il voit sa pratique comme la continuité de sa vie, «
au départ c'est quand même une gymnastique physique. Mais
à partir du moment où l'on commence à analyser : comment
je pourrais faire pour améliorer mon geste pour qu'il soit plus efficace
que celui de mon voisin ? Je cherche à
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karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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chaque fois à comprendre ce mécanisme.
» D'après lui il faudrait voir le karaté comme une
gymnastique corporelle avec une philosophie qui subit une «
sportivisation » et qui devient, alors, un sport qui ne transmet
plus d'idéal et qui met en avant des aspects commerciaux.
Par sa pratique, il a appris « la connaissance du
corps humain, ses mécanismes, les mécanismes aussi sur un plan
psychologique, également sur la biomécanique. Et sur un plan
mental, j'ai pris connaissances de certaines philosophies comme le Zen, la
sophrologie. Le karaté a été pour moi une
expérience, une aventure, une ouverture vers un monde différent.
Je suis plutôt ouvert, et curieux mais aussi sélectif, et
élitiste ». D'après lui, le karaté permet de
« se débarrasser de tout ce qui est inutile dans le mouvement
et le geste. On se rend compte qu'il y a plein de mouvements parasites. Pour
évacuer ses gestes inutiles il faut en prendre conscience.
»
En ce qui concerne la tradition, il voit cela comme «
la transmission continue d'un contenu culturel à travers l'histoire
depuis un évènement fondateur et d'un passé
mémorial. Cet héritage immatériel peut constituer le
vecteur d'identité d'une communauté humaine, dans son sens absolu
la tradition est une mémoire est un projet, c'est une conscience
collective, une ouverture de conscience, le souvenir de ce qui a
été, le devoir de le transmettre, et de l'enrichir.
Immatériel, car c'est une idée, une manière de
véhiculer une pensée qui va se concrétiser. Les mots se
concrétisent par des actions qui peuvent être le karaté, le
judo. Mais à chaque fois on décline, toute construction humaine
passe tout d'abord par une pensée. »
Pour lui, l'aspect philosophique du karaté permet
d'« aider l'homme à se construire, tant sur le plan mental, et
sur le plan physique par le karaté. L'art martial est une technique de
guerre, il est évident qu'aujourd'hui nous ne sommes plus dans le
même contexte. La question était comment pouvait-on ré
exploiter ces arts de guerre dans une époque plus moderne ? Orienter non
plus le combat vers l'autre, mais davantage vers soi, vers l'autre. »
Pour reprendre son raisonnement, « aujourd'hui il n'y a plus de
transmission de la tradition d'un idéal de la pratique du karaté.
Au départ, il y semblerait qu'il y ait eu un esprit mystique autour du
karaté, avec des visions exotiques. »
Le « penseur » est un pratiquant qui
conçoit le karaté comme une gymnastique
physique de santé qui est le socle de son mode de vie
à la recherche d'un équilibre entre le corps et l'esprit. Ainsi,
il s'inscrit dans une démarche réflexive sur sa pratique en
Master 2 SEP, Brest Juin 2009 Les pratiquants de
karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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questionnant continuellement celle-ci. Il estime
qu'actuellement il n'y a plus d'idéal transmit par la pratique en raison
de la perte de sens suite à la sportivisation progressive du
karaté.
4. Le « rationaliste » :
Ce pratiquant s'incrit dans une démarche lui permettant
de donner un sens à sa pratique. « C'est un karaté qui
s'adapte à mon âge et qui évolue selon les attentes. Quand
on était petit c'était tonic, sportif, maintenant j'attends plus
de recherches dans le sens où je veux avoir une compréhension
beaucoup plus approfondie des mouvements, des kata. » D'après
lui, le karaté « c'est plus quelque chose qui va me suivre au
cours de ma vie, ce n'est pas comme la compétition que peut
s'avérer être ponctuelle ». Il voit le karaté
comme « une pratique qui conduirait ma vie » c'est une
« nécessité » pour lui. Il a une vision
évolutive du karaté, c'est-à-dire, « prendre des
idées à droite, à gauche, et faire mon karaté. On
ne peut pas évoluer en restant dans son coin. ». Il pose
l'idée que « l'évolution de ma pratique dépend de
ce que l'on cherche, dépend aussi de l'âge. »
Par sa pratique, il recherche une liberté dans
l'utilisation du répertoire technique du karaté par les katas, il
propose de faire un « mélange » dans sa pratique avec
un peu de santé, du renforcement du corps, faire travailler le corps et
l'esprit en même temps. Aussi, « j'aime bien garder un aspect
traditionnel de cette pratique. Et moins ramener comme aujourd'hui un
côté ludique pour les enfants notamment. ». Cependant,
il serait possible de partir d'un aspect ludique de la pratique et d'amener le
pratiquant vers du « traditionnel ».
Il voit la tradition « comme un savoir qui se
transmet, mais sans forcément dissocier de l'idée que ce savoir
soit figé dans le temps. Chacun peut y rajouter sa part de
connaissances. C'est quelque chose qui peut évoluer dans le temps, mais
tout en gardant la base des valeurs communes à chacun. Des valeurs qui
m'ont été enseigné. » Pour lui la tradition
c'est « le fondement du karaté, si je devais donner des termes
se serait le Japon, le Maître Funakoshi, mais c'est aussi le
développement du karaté en France. » La tradition c'est
aussi « savoir d'où l'on vient pour pouvoir mieux avancer.
» Au sein de son dojo, il ne voit pas de perte de tradition et «
les deux professeurs sont les garants des valeurs dans le dojo. Il est
important de se saluer et de se respecter, sinon les valeurs s'oublient
vite. »
Il pense qu'il y a « un certain code à avoir,
après on le respect ou pas. Il y a quelques éléments de ce
code qui peuvent évoluer. Par exemple en ce qui concerne les
activités ludiques pour les plus petits, je pense qu'il faut y mettre
des limites. Cela dénaturerait peut-être le karaté en
lui-même », pour lui, il est important que « chacun
adopte les choix
Master 2 SEP, Brest Juin 2009 Les pratiquants de
karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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Anthony METTLER 87
souhaités selon leur vision de la pratique
». Avec l'idée « qu'il faut savoir jouer sur deux
tableaux différents, un karaté plus traditionnel, et d'un autre
côté une pratique plus ouverte aux évolutions
».
Le « rationaliste » est un pratiquant qui
ne se représente pas sa pratique comme un art martial ancestral
constitué de mythes, au contraire, il s'agit d'un karatéka qui
cherche à donner du sens à ce qu'il fait, plus
précisément à la technique. Il voit le karaté comme
une activité ayant de multiples facettes. Elle peut être à
la fois traditionnelle et évolutive à condition de conserver les
valeurs qui guident son éthique de vie.
5. L'« artiste martial » :
Ce pratiquant se représente le karaté comme un
art. Il pratique le karaté d'une manière rigide physiquement et
mentalement. « Moi je me force, je m'accroche, je me dis qu'il y a
quelque chose, même si j'ai des périodes de creux. »
Lorsqu'il parle de sa pratique, il la nomme le « karaté-do
» et dit qu'elle a elle voit le « karaté-do »
comme « un art. C'est la recherche du bien-être. Dès
que tu réalises quelque chose et que tu es en harmonie, je pense que tu
exerces un art. La calligraphie, la musique, ce sont des arts, après
ça dépend de comment c'est pratiquer aussi. Certaines personnes
pratiquent, mais elles ne vont pas plus loin dans la recherche, ils ne tentent
pas de faire passer l'énergie. Si c'est juste pour être le plus
fort, avoir un titre, pour moi il n'y a pas de do là-dedans »,
elle ajoute que « ce n'est pas la pratique qui rassemble les
gens, mais la vision que tu t'en fais », finalement « le
karaté c'est un art de vivre et quand je ne pratiquais pas et bien je ne
me sentais pas moi.»
D'après lui, il existe « une évolution
collective dans le sens où c'est tout un dojo qui évolue dans la
spiritualité car sans les autres tu ne peux pas avancer. Tu te retrouves
face aux autres, ils te renvoient quelque chose, c'est une forme de
transcendance », aussi « l'évolution dans la
pratique, c'est la communauté du dojo qui te l'a fait. Un dojo c'est un
rassemblement de personnes qui viennent de milieux différents et qui ont
un vecteur commun, ces personnes recherchent la même chose.
»
Il voit la tradition comme étant « le respect
des enseignements des anciens, prendre en considération ce qu'on a
reçu dont les codes. Par rapport à l'enseignement, il faut
prendre la tradition comme un tout, de l'analyser et de le comprendre
», elle précise que la transmission de la tradition est le
plus important « c'est l'essentiel, surtout si l'on veut que
le
Master 2 SEP, Brest Juin 2009 Les pratiquants de
karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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partage se fasse, pour aller plus loin dans l'enseignement
et l'équilibre entre le yoko et le také100
»
L'idée qu'il se fait de la philosophie dans sa pratique
c'est de se consacrer à fond dans le perfectionnement de la pratique
« le corps est un moyen d'expression et il faut vivre à fond.
C'est cette vie intérieure qu'il faut mettre en face », c'est
comme cela qu'il définit la notion de do et « peut
importe la pratique » pour lui le budo a « prouvé
qu'il rentrait dans l'équilibre de l'Etre, alors après tu ne te
poses plus de questions. Tu fais confiance à ta pratique »
plus précisément « le budo c'est quelque chose qui se
vit, il y a plein de chose comme ça où tu ne peux pas
l'expliquer. Le budo c'est l'harmonie pure entre ton équilibre
intérieur, l'environnement autour de soi et la passion que tu as pour ce
sport. C'est impressionnant de voir que dans une société
comme la nôtre, où c'est très individualiste, où les
bases reposent sur l'argent, le matériel, nous avons réussi
à sauver une part d'humanisme à travers notre art. Ce qui
importe, c'est vraiment de vivre bien en soi, et de vivre les
événements de façon pure, sans artifices. »
Art, harmonie, Budo ou partage sont les mots qui peuvent
définir l'« artiste martial ». Pour lui, la tradition
est au coeur de sa pratique qu'il considère comme un véritable
art de vivre contribuant à équilibrer l'être physiquement
comme spirituellement. Travailler avec un partenaire va au-delà de la
participation à une simple évolution technique. Notons que le
champ lexical utilisé est caractéristique des «
communautés de pratique » comme l'Aïkiryu,
c'est-à-dire proche d'un vocabulaire enchanté plus humaniste que
les autres profils-type de pratiquants que nous avons pu réaliser.
Ces profils-type illustrent les multiples sens, orientations
et conceptions qu'accordent les karatéka français à leur
pratique. Nous avons vu que certains pratiquants utilisent la
compétition comme support permettant la transmission des valeurs
éducatives. D'autres encore voient le karaté comme un art
permettant d'évoluer et de se construire autant sur le plan physique que
spirituel. Aussi, le rapport que le karatéka entretient avec la
tradition, les valeurs ou la philosophie, détermine son orientation,
donc, son appartenance à l'un ou l'autre des profils-type. Notons que la
construction du sens que le pratiquant a du karaté dépend de
facteurs tels que l'enseignement qu'il reçoit et qu'il partage mais
aussi de sa capacité à faire s'ouvrir sur d'autres cultures.
100 Les notions de take et yoko d'après
l'interviewé : « le Yoko c'est tout ce qui est la base, la
technique pure, c'est l'horizontale » aussi « c'est
très construit, très terre-à-terre », le take
peut se définir comme « tout ce qui du côté de
l'évasion, les sentiments, le ressentis, les émotions, c'est
très pulsionnel. »
Master 2 SEP, Brest Juin 2009 Les pratiquants de
karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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Discussion
Au cours de notre étude nous avons cherché
à élaborer une typologie des pratiquants de karaté en
France. L'idée est à la fois de connaître finement les
pratiquants, c'est-à-dire les grades, l'âge, les motivations ou
encore la perception qu'ils ont de leur pratique et, à partir de ses
données, d'identifier des profils-type de pratiquants. Nous avons
démontré que la sportivisation progressive du karaté,
depuis son introduction en France dans les années 1960, a
contribué à diversifier les modalités de pratique. Cette
diversification a entraîné la multiplication du sens que les
pratiquants accordent au karaté. En effet, l'orientation de la pratique
dépend de chaque individu car il adapte son système de valeurs et
ses attentes à « son » karaté. Ainsi, chaque
pratiquant aura une orientation particulière de sa discipline qu'il est
possible de mettre en évidence par l'analyse des conceptions et des
opinions.
Nous avons formulé les hypothèses selon
lesquelles la population de karatéka, constituée d'individus
ayant des origines et des caractéristiques sociales variées, se
représentent leur pratique comme un « art martial ».
Toutefois, les opinions et les représentations que les pratiquants ont
du karaté divergent sur les thèmes du grade ou encore des
nouvelles modalités de pratique. Enfin, il existe plusieurs profils-type
comme les karatéka qui recherchent une pratique plus
sportive/compétitive, les pratiquants ayant une conception du
karaté comme art de vivre ou encore les karatéka en quête
d'idéal.
La méthodologie de notre étude repose sur la
collecte par questionnaires puis par entretiens, des caractéristiques
principales des pratiquants ainsi que de leurs opinions sur la pratique du
karaté en France. Plus précisément, nous avons
établi un échantillon représentatif de 2002 pratiquants,
à partir de la base de données des licences de la
fédération, à qui nous avons envoyé par mail le
lien d'un questionnaire construit préalablement sur internet. Nous avons
touché 1514 individus (taux de retour = 29,2%) avec 488 « mails
erreurs » sur 2002 mails envoyés. Ensuite, nous avons
réalisé 6 entretiens semi-directifs auprès de pratiquants
identifiés comme ayant des profils variés ; il s'agit ici de
comprendre qualitativement les orientations de la pratique et de
préciser certains points des résultats.
Tout d'abord, nous pouvons dire que la pratique du
karaté en France tend à se féminiser progressivement
depuis 7 ans car le public féminin est passé de 26,6%, en 2002,
à 30,96% de pratiquantes aujourd'hui. Cette féminisation de la
population s'explique par l'émergence de nouvelles formes de pratique
comme le body-karaté. Ensuite, nous pouvons affirmer que cette
population est socialement très diversifiée. Les indicateurs tels
que les professions et
Master 2 SEP, Brest Juin 2009 Les pratiquants de
karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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Anthony METTLER 90
catégories socioprofessionnelles (PCS), la
répartition par style, les autres pratiques martiales ou de combat nous
permettent de le dire. Les multiples formes de rapport au corps issues de la
diversification du karaté peuvent justifier le fait, par exemple, que
les « employés » ainsi que les « cadres et
professions supérieures intellectuelles » soient fortement
représentées. Aussi, la répartition des pratiquants, en
fonction du temps de pratique et du grade, se fait de manière «
pyramidale ». En ce sens, plus un pratiquant avance et progresse
dans sa pratique, plus il aura tendance à passer ses grades. Notons, que
40% de la population détient un grade de niveau 1er dan ou un
grade inférieur. De plus, les pratiquants privilégient surtout
les stages d'expert, les stages avec le professeur référent ainsi
que les stages de préparation au passage de grade. En effet, il semble
qu'une partie de la population se tourne vers une pratique du karaté
plus « traditionnelle », ce qui expliquerait le fait que
seulement 16% des pratiquants aient participé à une
compétition kata ou combat au cours des 12 derniers mois. Nous savons
également que 48,96% des karatékas pratiquent dans des clubs
municipaux et nous supposons que 46,44% pratiquent dans des clubs de type
« club fitness ». Nous pouvons ajouter que 61,19% des
karatékas ne s'investissent pas dans des activités
administratives, cependant, ceux qui s'investissent le font majoritairement au
niveau du club. En ce qui concerne les diplômes, 14,92% des
karatéka ont un diplôme relatif à l'arbitrage et 29,98% des
pratiquants ont un diplôme lié à l'enseignement. Ensuite,
nous pouvons dire que 48,49% des karatékas manquent rarement leur
entrainement et 27,38% jamais ou très rarement. Nous relevons
également que 60,79% des karatékas pratiquent une activité
physique et sportive et de loisirs. Donc, le peu d'activités en lien
avec la culture d'origine traduirait le fait que les karatéka ne
cherchent pas nécessairement à avoir ce lien avec la culture
japonaise en raison du « désenchantement » existant
depuis l'arrivée de la pratique en France. L'ensemble de ces
données nous montrent que les pratiquants de karaté en France ont
des caractéristiques variées. Toutefois, nous avons
démontré qu'il existe un élément commun qui semble
lier les karatéka et structurer la pratique : le grade.
Par cette étude, nous avons mit en évidence
l'existence d'une hiérarchisation des orientations de la pratique. En
effet, les pratiquants se représentent leur pratique d'abord comme un
« art martial » emprunt d'une « philosophie
» constitutive d'une « éthique de vie ».
Puis, le karaté semble permettre aux pratiquants de « se
dépenser et d'apprendre à se défendre ». Enfin,
l'aspect social, c'est-à-dire le fait « d'apprendre à
vivre en groupe », est l'orientation la moins importante. De plus,
l'analyse lexicale des définitions confirme l'idée que les
pratiquants se représentent le karaté comme étant un
« art martial » qui contribue à un «
équilibre entre le corps et l'esprit » par la «
maîtrise de soi ». Aussi, nous avons mit en
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karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
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évidence des oppositions sur les thèmes comme la
ceinture noire et plus largement sur la question des grades. Ainsi, nous avons
vu que la ceinture a une valeur symbolique forte dans les repésentations
des pratiquants, ceux-ci s'inquiètent du devenir des valeurs et du sens
accordés aux grades. Il existe des éléments convergents
comme l'idée que le karaté soit un outil éducatif
permettant d'apprendre à gérer ses émotions et de
développer ses qualités physiques. Dès lors, nous pouvons
dire que le consensus existe sur les finalités éducatives du
karaté mais que les oppositions sont fortes dès l'instant
où l'on aborde des thèmes qui correspondent aux orientations de
la pratique.
L'analyse des profils-type permet de préciser deux
points de convergence. Tout d'abord, le karaté est perçu par ses
pratiquants comme un outil de socialisation et d'intégration social.
Nous pouvons illustrer cette idée par le fait que les karatéka
peuvent avoir des caractéristiques sociales différentes tout en
ayant comme vecteur communs la pratique. Ensuite, nous avons relevé que
le karatéka considère sa pratique comme « un art de
vivre » ou comme « une école de vie » qui
cadre et conditionne les comportements du pratiquant. Les valeurs ainsi que
l'éthique que le karatéka doit avoir sont
représentées par le « respect de soi », le
« respect de l'autre ». Alors, nous pouvons nous demander
dans quelle mesure le karaté participerait à une «
éducation citoyenne » de ses pratiquants.
Une étude de ce genre peut contribuer largement au
développement de la politique sportive du karaté. Cependant, elle
peut aussi faire émerger et cristalliser bon nombre de conflits internes
à la fédération. Ici, si la dissonance entre les
résultats proposés par le chercheur et les attentes de la
fédération est trop forte, il existe un risque que le lien
fragile qui s'est construit entre la fédération et le chercheur
soit rompu. Dès lors, il nous semble possible de dire que, si la
recherche scientifique menée dans le cadre de la FFKDA a une
portée heuristique indiscutable, elle a aussi une utilité «
politique » à long terme. L'intérêt du
chercheur en sciences sociales nous semble être ici de comprendre que ces
deux intérêts, s'ils s'accompagnent d'une vraie attitude de
vigilance et d'un effort de distanciation conséquents, ne sont pas
nécessairement contradictoires. C'est en ce sens qu'il est important de
rester vigilant quant à la place qu'occupe le chercheur et à
l'instrumentalisation qui est faite de ses travaux. Toutefois, cette
étude doit être perçue comme le symbole d'un lien entre
trois entités, la FFKDA, le Ministère des Sports et
l'Université de Bretagne Occidentale. C'est dans un état d'esprit
d'ouverture du même ordre qu'il serait intéressant de poursuivre
ces travaux en questionnant notamment les représentations des individus
non-pratiquant.
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karaté en France : de l'« artiste martial» à l'«
égaré ».
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