B. L'image des rassemblements de musique
électronique en France
1. La culture liée à ces
évènements
Il est assez compliqué de définir une seule et
même « culture » des évènements de musique
électronique qui mettrait tout le monde d'accord. Par exemple, un
clubber, soit quelqu'un fréquentant les boites de nuit ne se sentira pas
vraiment appartenir ou partager cette culture car il ne s'y intéresse
peut-être pas. Pour lui musique électronique ou autre ne fait pas
réellement de différence tant qu'il s'amuse. Un festivalier en
revanche se sentira beaucoup plus concerné. Bien qu'ici encore il soit
difficile d'identifier une culture commune, on peut cependant observer des
valeurs, voir des symboles partagés par les festivaliers. Ces
dernières proviennent logiquement des free parties, bien qu'elles soient
souvent moins prononcées. En effet ce sont les rave/free parties qui
sont les premières à avoir fait naitre une sorte de culture
autour de la musique électronique et de ses évènements,
ils ne cachent d'ailleurs absolument pas s'être inspirés de la
culture et du mouvement hippies. Cependant même ici, il est
compliqué de parler de « culture ». Ceci est notamment
dû au fait que la plupart des teufeurs (les participants des free
parties) cherchent à s'émanciper des cases dans lesquelles la
société les range malgré eux, ils ne veulent donc pas se
ranger dans une nouvelle case même si elle leur serait plus
adaptée. Il serait donc ici plus approprié de parler d'une
communauté, partageant et défendant des valeurs communes,
plutôt que d'une culture adaptée à tout un chacun. La free
party, les festivals ou tout évènement de musique
électronique ne sont pas caractérisés par une pratique
liée à une catégorie sociale déterminée,
mais sont des regroupements hétérogènes d'individus. De
bien des façons, il serait simple de penser que les teufeurs notamment
représenteraient « la culture du pauvre » et que leur
étique serait caractéristique de la classe populaire. Il est
cependant vrai que certaines pratiques sont mises en avant dans ces
évènements, comme l'aisance, la débrouillardise et la
camaraderie ainsi qu'une certaine séparation entre « eux » et
« nous » étant plus ou moins imagée ou concrète
selon les participants. Qu'ils s'agissent de free parties ou de festivals, il
s'agit de regroupements d'individus aux trajectoires sociales variées.
En outre, le but de ces évènements n'est pas de revendiquer une
appartenance, mais au contraire, de faire une totale abstraction des statuts et
rôles sociaux. Pour savoir d'où viennent ces valeurs, il faut
s'intéresser aux débuts des free parties.
16
a. Les travellers et le communautarisme
Parmi les participants à ces évènements
musicaux et festifs, on constate une réelle attirance pour la vie
marginale ainsi que le non-conventionnel. L'un des meilleurs moyens de s'en
rendre compte est d'observer l'intérêt profond dirigé vers
la figure des travellers. Pour rappel, les travellers sont ces gens
qui dans l'Angleterre des années 70 et dans la continuité du
mouvement hippie ont opté pour un mode de vie nomade. Ils se
déplacent alors en camion, en roulotte ou en bus16. Un peu
avant le début des années 90 commence à s'observer le
développement d'un nomadisme propre aux musiques électroniques.
Son but : voyager avec les membres de sa tribu, et surtout organiser des
fêtes afin de populariser cette musique, ses fêtes et sa culture
dans le monde entier17. Ces voyages sont possibles grâce
à l'aménagement de leurs véhicules. Il est donc possible
d'y dormir, d'y manger, mais aussi et principalement d'y faire de la musique
étant donné qu'ils doivent également transporter tout le
matériel musical et logistique nécessaire à l'organisation
de leurs fêtes.
« Le traveller est une force d'attraction pour les
amateurs de free party parce qu'il représente le modèle de vie
techno poussé à son terme, mais aussi la rupture la plus
complète avec le mode de vie conventionnel. En adoptant un mode de vie
communautaire et nomade, il rompt avec l'individualisme et la
sédentarité caractéristiques de la vie dans le monde
moderne. Sa vie semble également tout entière liée aux
musiques électroniques et à ses fêtes, en ce qu'il
délaisse la norme du travail et l'assignation à résidence
pour se consacrer au voyage, à la musique, à l'organisation de
fêtes et de festivals. Enfin, parce qu'il organise des fêtes
gratuites (principe de la donation), il représente également une
alternative au monde capitaliste. »18
Même si ce désir d'errance est associé
à la figure du traveller, il serait en fait plus juste de l'associer
à l'attraction de la vie marginale et l'expérimentation de
situations sociales précaires ou incertaines. En réalité,
le terme d'errance est un peu plus vaste et caractérise plus une sorte
de « tension vers l'ailleurs ». Elle peut s'exprimer par l'envie
d'être ailleurs sur un plan
16 Delorme A. (2001), « Les News Age travellers. Une
tentative d'individualisation dans la société du risque »,
Sociétés, n° 72, pp. 107-123
17 Grynzspan E. (1998), Bruyante techno. Réflexion sur
le son de la free party, Nantes, Mélanie Séteun, pp.
24-26
18 Petiau A. (2011), « L'« âme
tigrée » des musiques électroniques. Les imaginaires des
jeunes et les courants musicaux », Sociétés, vol. 112,
no. 2, pp. 115-122
17
géographique, mais aussi sur un plan social en voulant
changer son rôle ou l'ordre social institué, ou encore sur le plan
de la vie quotidienne en cherchant à changer ses
habitudes19.
On constate également à travers ce milieu festif
électronique la marque d'un « idéal communautaire
»20 perçue par ses partisans comme une alternative
à l'individualisme de la société moderne. On l'observe
d'abord dans l'expérimentation musicale des rave/free parties : la
recherche d'expérience collective forte et d'un sentiment
d'appartenance, de perte de soi dans un collectif qui se laisse aller ensemble
aux sons des musiques électroniques. La création de collectifs
comme les sound systems ainsi que toutes les formes qu'ils peuvent prendre
représentent également la manifestation de cet idéal
communautaire. Ces collectifs peuvent s'apparenter à d'autres groupes
sociaux comme des bandes ou des groupes de musique, mais se
différencient cependant assez facilement de ces modèles bien
connus lorsqu'ils prônent la vie communautaire et la
propriété collective.
Cependant, même si les travellers sont des sortes
d'idoles pour les participants de free party moins investis, il n'y en a en
fait que très peu qui s'engagent aussi profondément dans ce mode
de vie déviant. Rejoindre ou créer un collectif peut donner lieu
à un mode de vie communautaire et à l'expérimentation du
nomadisme, mais pas obligatoirement. Ceux qui en font l'expérience sont
en fait le plus souvent des « travellers à temps partiel », le
voyage restant une expérience limitée dans le temps et le plus
généralement en période estivale. Il y a en fait tout un
monde entre ces deux extrémités que sont les travellers et la vie
communautaire, et la simple participation aux évènements : faire
partie d'un collectif, vie en colocation avec d'autres amateurs,
propriété collective d'un sound system, d'un bus ou d'un camion,
ou encore la pratique du nomadisme « occasionnelle » en font partis.
C'est donc un engagement très fort dans les musiques
électroniques qui peut donner lieu à ces expérimentations
de modes de vie, qui sont alors identifiables aux expérimentations
hippies des années 60 et 7021.
Pour ces travellers, et finalement pour tous les adeptes de
free party, marginalité n'est ni synonyme de pauvreté, ni
d'exclusion. La marginalité est ce qui pointe une différence par
rapport aux normes et aux valeurs dominantes. Même si souvent elle est le
fait d'individus instables ou exclus qui pour des raisons de survie ont
créé des moyens économiques et adoptent des comportements
sociaux atypiques pour pallier leur situation instable, la marginalité
reste
19 Maffesoli M. (1997), Du nomadisme, Paris, Le Livre de
Poche
20 Maffesoli M. (1993), La Contemplation du monde. Figures du
style communautaire, Paris, Grasset et Fasquelle
21 Delannoy P. (1995), L'aventure hippie, Le
Lézard, Paris
18
attractive car elle « représente aussi l'aventure,
l'envers du système des normes dominantes, une incarnation (même
si celle-ci est cher payée) de la liberté, dans une
société où celle-ci a très peu de
place22 ». Ces « déviants sociaux » peuvent
même faire office de modèle pour les «
normaux23
».
Ces soucis d'apparences sont d'ailleurs chroniques dans ce
milieu et auprès des « marginaux ». Dans la
société actuelles le poids des apparences influence grandement
les interactions sociales d'un individu, alors que dans ces
évènements festifs ils expliquent pouvoir se lâcher. Ils se
séparent de leur Moi socialisé et se sentent plus libres et
authentiques. Une société démocratique est en partie
fondée sur cette question récurrente du regard porté sur
autrui, où chacun réclame reconnaissance et respect et où
la discrimination est monnaie courante. « Le regard est ce qui peut donner
ou briser la valeur de l'individu, lui confirmer ou lui ôter son
existence sociale, l'impression d'appartenir à une « commune
humanité » »24.
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