Je ne crois ni au changement de paradigme, ni à la
disruption digitale ni autre révolution copernicienne sur une
échelle de temps courte mais à l'évolution progressive des
pratiques. Si ces expressions peuvent trouver un sens dans des cas
précis qu'il n'est possible de définir qu'avec un recul et une
distanciation dans le temps, elles sont majoritairement mal employées
dans le contexte dont il est sujet ici et d'une manière
générale. Les changements que nous connaissons aujourd'hui sont
les conséquences de nombreuses découvertes des années et
décennies précédentes.
Persuadée avant de commencer à traiter ce sujet
que l'intelligence artificielle et le secteur de la santé étaient
des éléments de contexte très particuliers et qu'ils
nécessitaient une conduite spécifique, je me rends compte
à la fin de ce mémoire qu'il n'en est rien. Une conduite de
projet qui amène du changement reste identique, quel que soit le sujet
et le secteur d'activité, avec ses spécificités et ses
ajustements évidemment, mais c'est bien toujours le cas. Elle doit
surtout amener du sens.
Les changements liés à la transformation
numérique des établissements de santé ont commencé
il y a plusieurs décennies mais les projets n'ont pas toujours
été menés comme ils auraient dû l'être, en
impliquant les professionnels de santé et les patients dès le
début de chaque nouveau projet et en apprenant à tous à
bien travailler ensemble. Les problèmes que connait l'hôpital
aujourd'hui en découlent nécessairement, mais pas uniquement, et
rendent la tâche d'autant plus difficile un peu plus chaque jour si on ne
change pas la culture de l'hôpital. L'interopérabilité,
qu'il s'agisse d'outil ou de culture reste le maître mot. Il faut
continuer à agir, à créer et à échanger en
ce sens.
Il est évident que cette culture de la
coopération entre pairs mais et aussi entre métiers, que ces
derniers existent déjà ou non, doit être
intégrée par tous les professionnels. Aujourd'hui c'est au
travers de la formation continue qu'on essaie de transmettre cette nouvelle
culture mais demain, il est indispensable de l'intégrer aux cursus de
formation initiale, tant pour les médicaux, les paramédicaux que
pour les cadres et directeurs. Il en va de même de la connaissance des
outils informatiques. On ne peut plus aujourd'hui se contenter de
maîtriser la pack Office. Intégrer la sensibilisation au
changement, aux bénéfices de la médecine 2.0 et même
au-delà du sujet de la santé, non pas dès
l'université mais dès le collège serait une solution. Les
nombreuses start-up d'enseignement de codage à destination des
collégiens
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comme Magic makers108 sont un premier pas.
A quand l'intégration de ces enseignements directement dans le
cursus scolaire ? Il en va de même sur la base de la psychologie. Dans un
monde où les machines seront de plus en plus présentes,
c'est sur les échanges et donc sur l'apprentissage a
minima des bases de la psychologie qu'il est nécessaire d'investir dans
les cursus scolaires. Ce constat ne sera-t-il pas valable
à l'échelle de la société et des
apprentissages de tous les secteurs ?
L'intelligence artificielle n'a pas vocation
à remplacer les médecins, elle ne peut pas
s'assoir avec un patient, discuter avec lui de son diagnostic
ni de l'adaptation du traitement prévu mais il peut
aider les médecins à mieux identifier toutes les options.
L'une des particularités du secteur santé,
c'est la notion de relativité de la valeur des
connaissances dans un secteur sensible, et la modestie face à la vie et
à la maladie. A quoi peut ressembler l'apprentissage de
l'humilité aux machines ?
Beaucoup s'interrogent, experts du sujets et
médecins, sur les méthodes d'apprentissage
profond, ou deep learning, dont les résultats sont meilleurs
mais dont le système de classification reste obscur. Dans le cas
d'une erreur de traitement, qui serait responsable, le médecin
ou la machine ? Le constructeur de la machine ? Une mise à disposition
et une vulgarisation des rapports des comités d'éthique
sur la portée de l'intelligence artificielle comme outil d'aide,
notamment en santé pour les médecins, l'ensemble du personnel
soignant et les patients augmenterait les chances
d'adhésion et fluidifierait ainsi les échanges entre
professionnels de santé et patients.
Les parcours professionnels vont changer, tant sur la
formation initiale que continue, les liens entre les professionnels de
santé de ville et les différentes structures sanitaires et
médico-sociales vont se resserrer, les technologies seront de plus en
plus présentes tout le long du parcours santé. Tous ces
éléments continueront à modifier en permanence les
stratégies de ressources humaines dans le secteur santé. La DRH
devra toujours poser la première pierre de la remise en question afin
de pouvoir exercer son métier et mettre en oeuvre le
parcours des professionnels de santé en adéquation avec
les situations d'actualités. Les services de ressources
humaines doivent être au front du sujet de la digitalisation et
de l'intelligence artificielle à l'hôpital et faire preuve
d'exemplarité « en digitalisant ses propres pratiques
»109 tels que les process de recrutement ou en adaptant les modes
d'apprentissage en formation.
108
https://www.capital.fr/votre-carriere/magic-makers-la-start-up-qui-initie-les-enfants-au-codage-1353056
109 Virginie Valentin, La digitalisation de l'hôpital,
une opportunité stratégique pour les DRH, Huit regards
sur le métier de DRH hospitalier, 2020
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L'utilisation d'un SIRH performant, la mise en place de
solutions data mining, forme d'approfondissement de la GPEC, et une veille
technologique continue révolutionneront les ressources humaines en
prenant en compte la nécessité que chacun change de contexte
professionnel tous les 3, 4, 5 ans et pour mieux anticiper l'évolution
des métiers et les formations nécessaires.
Le fil rouge de ce mémoire, que l'on parle
d'intelligence artificielle, de data, de diagnostic, de management, de culture
ou encore de formation, c'est le rapport de confiance. Rien ne pourra arriver
ou se dérouler dans un contexte serein, droit et éthique sans ce
rapport de confiance. Si on peut l'acquérir en travaillant sur les
différents points évoqués, le choix d'une solution qui
n'est pas européenne et donc non soumise à la
réglementation européenne, Azur de Microsoft, pour
héberger les données de santé du Health Data Hub risque de
ne pas simplifier ce rapport de confiance et pourrait remettre en question ce
qui est supposé améliorer considérablement la recherche en
santé et le système de soin. A l'instar de Google en cette
rentrée de septembre 2020, on peut aisément supposer que
Microsoft pourrait ouvrir dans les mois à venir une filiale d'assurances
santé. La base de la médecine et du serment d'Hippocrate repose
sur le secret médical et donc de la confidentialité des
données. Comment faire adhérer les médecins qui sont le
levier principal de la transformation numérique des
établissements de santé, quand bien même on leur promet des
outils et des recherches qui feront avancer leur métier et tout le
système de santé, si on ne peut leur garantir le respect de ce
serment ? Tout cela recouvre des enjeux qui sont bien au-delà de ce que
l'on peut contrôler, décider ou processer à
l'échelle des établissements.
Il me parait pourtant bien nécessaire de transformer
la pratique des professionnels de santé au bénéfice de la
santé des citoyens d'autant plus dans un contexte de vieillissement de
la population.
La mise en oeuvre de plans stratégiques d'implantation
de nouvelles technologies dotées d'intelligence artificielle est un
levier énorme qui permettrait de revoir en profondeur les pratiques
à l'hôpital. Il ne faut pas passer à côté. Il
s'agit d'un levier en plus d'un enjeu crucial. Il faut accorder à tous
ces nouveaux dispositifs l'importance nécessaire pour améliorer
le système de santé français dans sa globalité. Si
nous ne le faisons pas, c'est une médecine à deux vitesses qui
s'établira, permettant à ceux qui ont les moyens de partir se
faire soigner là où la médecine sera à la pointe de
l'innovation.
Je terminerai sur une notion d'éthique de la vie au
sens large en citant les mots d'un autre. J'ai particulièrement
apprécié ces quelques mots du professeur Guy Vallancien,
chirurgien et
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universitaire : « Le médecin que je suis
utilisera tous les moyens numériques et génomiques pour
réparer l'homme, la femme et l'enfant malades, blessés ou
handicapés, mais jamais ne s'engagera dans l'augmentation de nos
capacités si la maladie ne les a pas déduites. La mémoire
de l'ordinateur me sert tous les jours : l'aide à la décision
diagnostique ou thérapeutique que m'apporte la machine est indispensable
à l'amélioration de la prise en charge des patients en
réduisant d'autant les marge d'erreur ; tout comme la robotique
chirurgicale m'aide à agir au plus profond de l'anatomie humaine. Mais
le grand marché planétaire juteux de l'augmentation pour
l'augmentation est une perversion de l'humanité que je réprouve.
Mais l'homme est tel qu'il est, capable de se laisser tenter. Quand il aura
créé de toutes pièces un monstre, il comprendra
peut-être qu'on ne joue pas impunément avec la Nature. Si nous
sommes les êtres vivants les plus aboutis de l'Évolution, nous
n'en sommes pas les maîtres. »110
110 « Santé et intelligence artificielle »,
sous la direction de Bernard Nordlinger et Cédric Villani, CNRS
Editions, 2018