II. Position
Le présent travail entend répondre à
cette double interrogation : Pourquoi la référence
à la nationalité est-elle prégnante dans le discours des
acteurs ? Comment saisir la dynamique du discours nationalitaire?
C'est sur ces entrefaites que nous proposons une
socio-archéologie de l'ethnicité, irréductible à
une appréhension simpliste de l'histoire des sociétés
humaines. La socio-
70 Copans cité par Fortuné, op.cit.,
p.172.
71 G. Lukacs, Histoire et conscience de
classe, Paris, 1960, p.67.
72 A. Ondo Essono, Onomastique et classes
sociales, Rapport de licence, UOB, 1992. Ce travail a fait l'objet d'une
thèse de doctorat en 2013, que nous avons pu obtenir malgré nos
sollicitations.
31
archéologie de l'ethnicité est une
référence à Foucault pour qui, « il était un
temps où l'archéologie, comme discipline des monuments muets, des
traces inertes, des objets sans contexte, et des choses laissées par le
passé, tendait à l'histoire et ne prenait sens que par la
restitution d'un discours historique; on pourrait dire, en jouant un peu sur
les mots, que l'histoire, de nos jours, tend à l'archéologie, la
description intrinsèque du monument»73. Cet auteur
peut-on supposer, soulignait là, l'intérêt de poser la
scientificité de la discipline historique sur l'empirie, car l'histoire
est selon la formule de Lévi-Strauss partiale et partielle. Le
recours à la causalité rétrospective peut nous
réduire à un récit « subjectif » de la
réalité social du passé. Or la socio-archéologie de
l'ethnicité implique le concours des méthodes
éprouvées par les techniques de la science positive,
associée aux méthodes historico-herméneutique, en
l'occurrence la méthode compréhensive, selon les propositions
d'Habermas. Cette socio-archéologie de l'ethnicité nous donne
à dégager les prolégomènes pour notre
théorie de l'homo ethnicus et d'établir
l'universalité du fait ethnique, pour une intromission aisée des
prolégomènes de la perspective dynamique de ce travail, dynamique
rendu possible par l'habitus.
Ce qui fait, en effet l'originalité de la posture
envisagée ici, par rapport à la problématique de
l'ethnicité, c'est l'exhumation de ce qui est résolument un
truisme, la chose la mieux partagée au monde : l'ethnie. Il s'agit
(contra facta non argumenta), non pas d'une invention coloniale, mais
d'une « découverte » arbitrairement alléguée
à la sauvagerie ; non pas d'un atypisme africain mais de
l'universalité d'une réalité. L'homo ethnicus est
indéniablement un truisme, car l'ethnicité est une
propriété formelle de toute formation sociale et l'ethnie, une
forme élémentaire d'organisation politique. Il appartient
à l'essence de la société d'être ethnocentriste,
dans la mesure exacte où tout rapport social est un rapport de force et
toute identité se considère comme l'identité par
excellence. En d'autres termes, l'altérité n'est jamais
appréhendée comme différence positive, mais toujours comme
infériorité sur un axe hiérarchique. L'homo ethnicus,
revisite donc les propriétés sociohistoriques de
l'être social, à travers les formes élémentaires
d'organisation politique, les contours et les pourtours sociologiques de sa
modernité jusqu'aux irrédentismes nationalitaires de la
contemporanéité.
73 Foucault Michel, l'Archéologie du
savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.15.
32
L'historiographie et l'anthropologie de l'Afrique
s'écrivaient volontiers comme celles des erreurs et des obscurantismes,
jusqu'à l'Antériorité des civilisations
nègres, qui a tordu le cou aux littératures
idéologiques de la race, en « (re)civilisant » le
Négro-africain. Pour nous, faire une « socio-archéologie
» de l'ethnicité, consiste à considérer, selon
l'animal politique aristotélicien et selon aussi, son
étymologie (« ethnos=peuple »), l'ethnie comme
formation primaire d'organisation sociale. Il s'agit de montrer comment,
malgré les « mensonges » et les erreurs relatives à
l'ethnicité, l'ethnie demeure ce qu'elle a toujours été,
c'est-à-dire des groupes sociaux ou peuples constitués par le
socle de la famille, du clan, de la tribu, peu en importe les
dénominations contextualisées. L'exploration des archives de
l'humanité (Lucie, le berceau de l'humanité, l'histoire des
migrations) comme la socio-archéologie de l'ethnicité, (de Darwin
à Brühl, Hegel, Sarkozy et leurs thèses fallacieuses
officialisées), entend logiquement, plutôt que d' «
ethniciser » la seule Afrique, entériner l'essence ethnique de
l'être social, d'un point de vue organisationnelle, de l'ordre du contrat
social, de la genèse des sociétés. L'ethnicité est
au coeur de la socialisation. Durkheim avait saisi à travers la
solidarité mécanique, la relation qui lie l'individu au groupe.
Et ce n'est pas fortuit que les sociétés précapitalistes
en constituent le cadre empirique d'application. Aussi l'animal politique
évoqué par Aristote n'est pas seulement relatif à la
socialité mais aussi à l'ethnicité entant que forme
élémentaire d'organisation politique. L'ethnie se recoupe par la
tribu qui désigne un sous-groupe ethnique formant un ensemble de clans.
Un clan est un ensemble d'individus qui se réclament d'un même
ancêtre qui a parfois réellement existé (consanguins) ou
qui est tout simplement mythique et même zoomorphe (à visage
animal ou totem).L'animal politique est l'expérience fondamentale de
toute société primitive que l'Occident a volontairement
balayée et que l'africanisme préfère réfuter
à coup d'arguments, au lieu d'assumer la réalité de
l'être social universel.
Expérience de la précolonie africaine :
l'ethnicité est appréhendée comme le fondement des groupes
humains constitués dans les formes primaires d'organisation politique.
La cosmogonie, l'ethnonymie entre autres individualisent chaque peuple et leur
confère l'originalité de cette individualité.
Expérience ensuite de la colonie : la race, l'un des
plus grossiers mensonges de l'histoire de l'humanité est perçue
comme un concept vide dont la rationalité servit à
légitimer l'impérialisme de l'Occident. Négativité
pure et (dé)raison donc, des prétentions de civilisation des
« animaux », en dépit de la rationalité expansionniste
de l'entreprise colonisatrice.
33
Expérience aussi de la postcolonie : l'ethnie est cette
fois corrélée à la problématique du pouvoir, de la
gouvernance et de la gestion des ressources humaines dans des
sociétés constitués, au gré des desseins des
colons. Expérience qui pose le problème des nations en
construction, des idéaux patriotiques pour rassembler
l'hétérogénéité des populations.
Expérience enfin de la contemporanéité :
la question du multiculturalisme, dans un espace mondialisé
problématise le cosmopolitisme idéalisée par les cadres
internationaux de la nationalité, leur adaptation particulière et
aussi leur difficultés à être adoptés dans les
sociétés actuelles, du fait des irrédentismes et des
exclusions, qui touchent toutes les sociétés du monde.
1. Cadre théorique
Toute recherche scientifique doit inéluctablement
reposer sur une ou plusieurs théories construites et organisées
de façon cohérente. En effet, la théorie, entant que
modèle d'intelligibilité offre au chercheur des outils
analytiques et méthodologiques qui permettent à ce dernier
d'établir une lecture efficiente de son objet d'étude. Cependant,
le choix d'un cadre théorique doit intégrer les objectifs de
ladite recherche. Pour comprendre la dynamique du discours nationalitaire, nous
associerons à notre théorie de l'homo ethnicus
suggérée pour l'heure, par la socio-archéologie de
l'ethnicité, le structuralisme génétique et notamment,
l'habitus de Pierre Bourdieu.
L'éminence de l'oeuvre bourdieusienne n'est plus
à rappeler. Cependant, il n'est pas question ici d'en esquisser
l'économie. Il s'agit plutôt de nous centrer sur un des concepts
centraux de cette oeuvre, celui de l'habitus, pour faire ressortir
l'intérêt pour l'analyse de la dynamique du discours
nationalitaire. Concept fondamental de son oeuvre, le motif de notre
intéressement à ce concept nous vient de deux ouvrages : La
reproduction et Les structures sociales de l'économie,
dans lequel il produit, à notre sens, les développements les plus
explicites de l'habitus.
Notons primo, son refus de poser le social, dans des
rapports dialectiques entre deux dérives qui sacrifient à l'autel
du réductionnisme, les sciences sociales. «De toutes les
oppositions qui divisent artificiellement la science sociale, la plus
fondamentale et la plus ruineuse, est celle qui s'établit entre le
subjectivisme et l'objectivisme»74. Bourdieu propose le
74 P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris,
Minuit, 1980, p.43.
34
structuralisme génétique et l'habitus tranche
donc de ces antagonismes. Un habitus est « un système de
dispositions durables et transposables, structures structurées
prédisposées à fonctionner comme structures structurantes,
c'est-à-dire en tant que principes générateurs et
organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être
objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations
nécessaires pour les atteindre »75.
L'habitus structure le corps selon l'axe diachronique du cycle
de vie, ainsi que sur l'axe synchronique de l'occupation de l'espace. Il
constitue une règle acquise dont les fondements conscients et
inconscients sont partagés par un groupe. En effet, chaque adaptation
d'un habitus implique la mise en application de codes connus et
partagés, compris et acceptés, sous peine que l'adaptation ne
passe pour une déviance.
L'habitus est une « loi immanente, déposée
en chaque agent par la prime éducation, qui est la condition non
seulement de la concertation des pratiques mais aussi des pratiques de
concertation, puisque les redressements et les ajustements consciemment
opérés par les agents eux-mêmes supposent la maîtrise
d'un code commun et que les entreprises de mobilisation collective ne peuvent
réussir sans un minimum de concordance entre l'habitus des agents
mobilisateurs et les dispositions de ceux dont ils s'efforcent d'exprimer les
aspirations. »76.
L'habitus forme les conduites ordinaires. Il les rend
automatiques et impersonnelles, « signifiantes sans intention de signifier
». Il se voit imposé par l'« ordre social », de
manière structurelle, et se voit reproduit par chacun des acteurs qui en
permettent le maintien de manière conjoncturelle. Il permet l'expression
de l'intention objective par la « réactivation » de
l'intention « vécue » de celui qui les accomplit.
L'hypothèse de cette réflexion apparaît clairement dans le
texte de Bourdieu. L'habitus forme un patrimoine social et culturel qui
s'exprime dans les pratiques quotidiennes. Il forge la posture individuelle et
marque la condition personnelle, le statut social. Il inscrit la personne dans
un groupe donné, creusant l'écart entre les catégories
sociales et entre les statuts personnels par l'adoption d'habitus distincts.
Ramené à la dynamique de l'ethnicité,
l'habitus est intelligible selon, la mise en évidence de sa
transmission, selon Norbert Elias (1939), comme signe d'appartenance à
une
75 Ibid., pp. 88-89.
76 Bourdieu, Les Structures sociales de
l'économie, Paris, Seuil, 2000, p.272.
35
catégorie sociale dans sa remarquable étude
concernant le « processus de civilisation». Elias souligne le
prestige résultant dans les stratégies d'adoption des habitus
caractéristiques de classe sociale supérieure. Si nous ne voulons
évoquer ici, le concept de classe, il n'en demeure pas moins que la
lutte de classement par le jeu des ethnocentrismes, participe des logiques de
stratification.
Quant au discours nationalitaire, l'habitus est le produit de
et participe à la production de « structures » sociales
structurées et structurantes. Il n'est pas d'individu en dehors de ces
structures. La première de ces structures est la langue. Faculté
acquise, spécifique à un contexte social et culturel, la langue
autorise la mise en application d'une capacité physiologique humaine :
le langage. Sans la langue, pas de langage, mais sans aptitude au langage pas
de langue... Entre la langue et le langage, la relation n'est pas d'opposition,
mais de « disposition ».
De prime abord, « c'est grâce au langage que les
concepts et les valeurs de la culture sont transmis d'une
génération à l'autre »77. S'il est vrai
pour Leplat, que les habitus «s'expriment bien dans l'action, mais moins
bien ou pas du tout par le discours»78, nous nous inscrivons,
dans la perspective de Freitag, qui définit le système symbolique
comme une «structure objective de représentation significative ou
conceptuelle du monde, d'autrui, de la société et de
soi»79. En effet, pour Freitag, le système symbolique
renvoie au concept de culture et constitue la structure de médiation des
pratiques en leur donnant sens. Vandenberghe note à ce propos que le
langage courant est «l'exemple paradigmatique de la culture en tant que
structure de médiation des pratiques significatives»80,
de l'agir communicationnelle comme dirait Habermas.
In fine, il convient de dire, de façon
sommaire, que l'habitus est un ensemble de comportements corporels et
intellectuels acquis par l'éducation dans la sphère familiale,
scolaire et professionnel que l'individu véhicule inconsciemment et
reproduit à son insu dans son activité sociale.
77 T. Ingold, The perception of the
environment: Essays on livelihood, dwelling and skill. London, UK:
Routledge, 2000. p.146.
78 J. Leplat, Regards sur l'activité en situation
de travail. Contribution à la psychologie ergonomique, Paris :
Presses universitaires de France, 1997.p.141.
79 M. Freitag, Pour un dépassement de
l'opposition entre «holisme» et «individualisme» en
sociologie. In J.-F. Côté (dir.), Individualismes et
individualité, Sillery: Éditions du Septentrion, 1995, p.
302.
80 F. Vandenberghe, « L'école de
Montréal: théorie critique ou critique théorique de
l'«asociété». In Société,
N° 26, 2006, p.127.
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