SECTION II : Problématisation
I. Revue de la littérature sur le fait
nationalitaire
Toute entreprise de recherche nécessite un retour et un
recours aux travaux des prédécesseurs. L'intérêt
d'une recension des écrits, réside dans la mise en exergue des
travaux développés sur un objet d'étude et leur
confrontation, en vue d'en tirer parti pour notre analyse. Elle se fait en
trois temps : le débat fondamental sur l'ethnie, l'africanisme et les
littératures sociologiques gabonaises sont tour à tour
évoqués ici.
1. Le débat fondamentale sur l'ethnie (la
nationalité)
L'hétérogénéité des
formations sociales et l'imaginaire d'une hiérarchie des
sociétés consacrèrent, l'émergence des concepts
voulant rendre compte des différences biologiques, politiques et
culturelles pour s'auto-définir et définir
l'altérité. Cela est d'abord du fait des ethnocentrismes communs
à l'humanité entière. En effet, dans l'antiquité
grecque, l'on observe déjà une opposition entre
l'«ethnos» et la «polis»,
littéralement traduit par « cité ». L'ethnocentrisme
grec nomma les sociétés voisines, pourtant culturellement
indifférenciées, et dont l'organisation politique fut
étrangère au modèle de cité-Etats, par le vocable
« ethnè ». Ainsi, la primitivité de ces
sociétés fut « préjugée » par les
Hellènes comme par plusieurs théoriciens à l'instar de V.
Ehrenberg, pour qui, il est « vraisemblable [que l'ethnos] est
beaucoup plus proche de la société primitive »20.
Cette primitivité postulée des ethnè
soulève par ailleurs leur a-politicité.
L'Essai sur l'inégalité des races humaines
(1854), de Gobineau proposait l'adjectif « ethnique » tout en se
privant d'une référence à l'« ethnie ». Son
emploi indistinct des termes de « race », de « nation » et
de « civilisation », sous-tend l'hypothèse d'une
dégénérescence consécutive au mélange des
races. L'apparition de la notion d'« ethnie » dans la langue
française est l'apanage de Georges Vacher de Lapouge. Il est aussi l'un
des premiers théoriciens du
20 Cité par Amselle, «
Ethnie » in Encyclopédie Universalis, 2013.
(Version électronique).
19
métissage culturel. Dans Les Sélections
sociales (1896), il postule que le contact entre plusieurs races et leur
cohabitation prolongée aboutit in fine à un
rapprochement culturel21.
De l'apparition de l'ethnie dans les sciences sociales a donc
prévalu, l'identification d'un aspect précis, jusque-là
non identifié ou vaguement décris par d'autres concepts. Ce
terme, plus simple que les expressions telles que groupe ethnique ou
unité ethnique, était alors en compétition, dans les
milieux scientifiques, avec d'autres néologismes plus savants
proposés çà et là : ethnos, ethne, ethnikon,
ethnicum, ethnea, ethnisch, ethnic, glossethnie, laios, etc.
A ce propos, Roland Breton indique que le mot « ethnie
» forgé par Vacher de Lapouge et repris par A. Fouillée dans
Psychologie du peuple français en 1914, vit son sens
précisé par F. Regnault : « Il convient de
différencier l'ethnie linguistique de la race anatomique
»22.Ce n'est qu'après le second conflit mondial que son
emploi passe dans l'usage courant. Il s'imposa d'abord dans les régions
francophones où le fait ethnolinguistique pouvait poser problème.
Les Wallons, notamment Becquet dans L'ethnie française d'Europe
publié en 1963, et les Québécois en eurent le plus
recours dans l'expression de leurs préoccupations sociales, culturelles
et politiques. En Outremer, les ethnologues et l'administration coloniale
commencèrent à trouver « ethnie » plus commode
à utiliser parce que plus neutre que tribu ou peuple23.
Breton précise également que « la
généralisation rapide de l'usage du mot ethnie démontre
qu'il répondait à un besoin et qu'il devait avoir sa place dans
l'outillage lexical et conceptuel (...). Le néologisme ethnie
gênait particulièrement parce qu'il sous-tendait un effort de
précision supplémentaire, de constatation et de respect des
différences, alors que les vocables vagues et usés comme peuple,
péjoratifs comme peuplade ou tribu, sanctifiant comme nation,
satisfaisaient, en effet, dans un usage chargé de connotations
affectives »24.
Avec Max Weber, nous retrouvons une distinction nette entre
ethnie, nation et race. Il indique que « ce qui distingue l'appartenance
raciale de l'appartenance ethnique, c'est que la première est
réellement fondée sur la communauté d'origine, alors que
ce qui fonde le groupe ethnique, c'est la croyance subjective à la
communauté d'origine. Quant à la nation, elle est,
21 Idem
22 In Bulletin et Mémoires de la
Société d'anthropologie de Paris, t. X, 1920.
23 R. Breton, Les ethnies, Paris, PUF, 1992,
p. 81.
24 Ibid., p. 6.
20
comme le groupe ethnique, basée sur la croyance en la
vie en commun, mais se distingue de ce dernier par la passion (pathos)
liée à la revendication d'une puissance politique
»25.
Nadel montrera ensuite, dans un travail sur les Nupe du
Nigeria, les imbrications d'une réalité totalisant l'ensemble de
l'Afrique de l'Ouest. Mercier qui a subi l'influence de Nadel, va tenter de
déconstruire l'objet ethnique. À propos des Somba du
Nord-Bénin, il a souligné la nécessité de resituer
ce groupe dans la géographie et dans l'histoire et de l'inclure dans des
cadres plus larges. Il a procédé aussi, ce qui est capital pour
toute tentative de définition d'une unité sociale quelle qu'elle
soit, à un inventaire du champ sémantique du terme.
En 1969, Fredrick Barth publie son ouvrage Ethnic Groups
and Boundaries26, où il montre que les identités
sont créées et maintenues par le jeu des interactions entre les
groupes. Il s'inspire d'une théorie développée par la
sociologie de l'interactionnisme symbolique et place la notion de «
limite » au centre de sa démarche. Il montre que les
séparations entre ethnies servent à établir des
schèmes d'identification socialement signifiants et que,
parallèlement, il se produit un flux continuel de populations à
travers ces limites. Il ouvre ainsi la voie à une analyse des relations
entre ethnies conçues comme des rapports de forces27. C'est
pourtant Erving Goffman qui en a produit les développements les plus
substantiels. L'attention portée à l'interaction dans la
constitution de l'identité a notamment été soulevée
par les membres de l'école pragmatiste de Chicago dont G.H. Mead pour
qui, l'identité personnelle est le produit de la socialisation, laquelle
permet la constitution du « Soi »28.
Cependant, dès ses premiers écrits,
l'interactionnisme symbolique apparaît comme une théorie visant
à expliquer comment se constituent les catégories de la vie
sociale au cours des activités d'ensembles complexes de groupes ou
d'individus en coopération ou en opposition29. Et c'est, tout
particulièrement la parution de Stigmate, qui consacre l'ethnie
social de l'analyse de l'identité30. Dans cet ouvrage,
l'auteur montre que c'est par le stigmate, conçu non pas tant comme une
marque ou un attribut spécifique mais bien plutôt en termes de
relations, que les partenaires sont amenés à jouer un
rôle31.
25 M. Weber cité par P. Poutignat et J.
Streiff-Fenart, Théories de l'ethnicité, Paris, PUF,
1995, p 38.
26 F. Barth, « Les groupes ethniques et leurs
frontières », in P. Poutignat et J. Streiff-Fenart,
op.cit., pp. 202-254.
27 Idem.
28 G.H. Mead, L'Esprit, le soi, et la
société, Paris, PUF, [1934], coll. « Le lien social
», 2006.
29 E. Goffman, La Mise en scène de la vie
quotidienne, 1. La présentation de soi, Paris, 1973 (1re
éd. 1959).
30 E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des
handicaps, Paris, 1975 (1re éd. 1963).
31 Ibid., p. 11-13 et p. 160. 20.
21
Dans l'interaction, plusieurs composantes de l'identité
s'élaborent et entrent alors en jeu. L'identité sociale, d'abord,
résulte de la conformité ou de la non-conformité entre
l'impression première produite par autrui et les signes qu'il
manifeste32. L'identité personnelle, ensuite, s'articule
autour du contrôle de l'information dans une situation relationnelle
donnée33.
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