b. Le renouveau du triangle
Après de décennies de désespoir sur
l'évolution du triangle, une nouvelle ère s'annonce avec des
faits marquants, faisant trait à un réfusionnement du triangle.
Bobo Lo écrit que, ces dernières années, le concept de
triangle a refait surface dans l'analyse des relations internationales et e,
particulier, des relations entre la Russie, la Chine et les Etats-Unis. Cette
popularité renaissante est liée à la perception, depuis
l'automne 2008, que les trois pays sont plus égaux que jamais. A travers
sa gestion calamiteuse de la guerre d'Irak, l'administration Bush a
donné l'impression d'une Amérique affaiblie et guidée par
des prétentions démesurées. La Russie a tiré parti
d'une combinaison associant des prix du pétrole élevés, un
anti-américanisme rampant en Europe, une OTAN affaiblie et
divisée et une impression générale que le centre de la
puissance mondiale se déplaçait vers l'Est. Pour la
première fois depuis 1991, Moscou pouvait revendiquer un rôle
majeur dans les affaires internationales158.
Le changement le plus spectaculaire a été
l'ascension rapide de la Chine qui s'est traduit par une politique
extérieure plus affirmée. Dans la majeure partie des
années 1990, Pékin avait adopté une approche circonspecte,
tournée presque entièrement vers ses priorités
intérieures : modernisation économique et retour de Taiwan dans
le giron de Pékin. A la suite de la crise financière asiatique de
1997-1998, la Chine est devenue plus active sur le plan régional et a
intensifié sa quête de ressources
énergétiques et de matières. En
parallèle, elle a cherché de nouveaux débouchés
pour ses exportations de produits manufacturés. Cependant, ce n'est
qu'au tournant du siècle que la Chine a commencé à
élargir le champ de sa politique étrangère et à
devenir un membre réellement influent de la communauté
internationale.
Avec une Amérique affaiblie, une Russie renaissante et
une Chine de plus en plus confiante en elle-même, il n'est guère
surprenant que les idées de triangle stratégique aient refait
surface. Pour évaluer leur crédibilité, il faut
déterminer dans quelle mesure les politiques étrangères de
Moscou, Pékin et Washington s'appuient sur le triangle.
1. Les attentes de Moscou sur le triangle
Buté par ses objectifs de regagner son statut de grande
puissance, de redevenir un acteur indispensable dans le gestion de principaux
dossiers internationaux et de jouer une carte dans sa sphère
d'intérêts privilégiés, qui n'est rien d'autre que
l'espace soviétique, Moscou a conscience d'importantes limites de son
influence: ses capacités de projection de puissance n'égalent pas
celle de l'URSS159.
Par conséquent, la Russie de Poutine et Medvedev est
à la recherche de partenaires stratégiques qui l'aiderait
à contenir l'hégémonie américaine. Le choix est
très claire, la Chine est l'alliée la plus prometteuse dans cette
entreprise, à cause du fait de son processus de modernisation et de sa
mue en puissance mondiale; mais aussi ce choix est rationnel par rapport
à celui de l'UE, qui reste trop proche et dépendante des
Etats-Unis, trop divisée et insignifiante sur le plan politique pour
jouer un tel rôle. La Chine parce qu'elle partage aussi des valeurs
communes avec l'URSS: un Etat fort, capitalisme autoritaire et
résistance aux normes et pratiques occidentales.
La potion de Moscou en faveur d'un ordre mondial multipolaire
et du triangle est motivée par la perception d'un intérêt
stratégique. Moscou ne
159 Lo, B., op.cit., pp.15-16
La Russie comme la Chine bien qu'ayant les mêmes
ambitions d'endiguer la puissance américaine, la Chine ne trouve pas du
tout
115
cherche pas tant à se dissocier de l'Ouest qu'à
redéfinir. Sur le long terme, selon la vision de Poutine, la Russie doit
devenir le troisième pôle du monde émergent multipolaire,
ou plutôt tripolaire. Elle conserverait une identité
stratégique distincte, « indépendante » et
contribuerait à garder l'équilibre entre les Etats-Unis et la
Chine, tout en restant un partenaire essentiel et égal pour les deux. La
concrétisation d'une telle vision permettrait l'accomplissement du
triangle dans sa forme la plus pure.
Cependant, des nombreux obstacles empêchent la
réalisation, les plus importants étant la transformation de la
Chine en acteur affirmé sur les plans régional et mondial, et le
déséquilibre croissant dans les relations sino-russes. Dans le
pire des scénarios pour Moscou, la Russie serait reléguée
au statut de « partenaire junior » de la Chine, des USA ou de ces
deux pays.
Enfin, l'occidentalo-centrisme de l'élite russe
constitue un obstacle majeur à une diplomatie triangulaire effective.
Cette tendance va bien au-delà d'affinités historiques,
civilisationnelles ou linguistiques. Alors que Moscou vante l'essor de l'Est,
de la Chine en particulier, elle continue de croire implicitement à la
perpétuation de la domination occidentale sur la scène
internationale. Les intérêts vitaux de la Russie sont
supposés être liés à l'occident. Le fait que les
préoccupations actuelles russes en matière de politique
étrangère concernent presque toutes l'occident n'est pas une
coïncidence: conclure un nouvel accord de désarmement
stratégique avec Washington, consolider la position dominante russe dans
l'ancien espace soviétique, affermir son rôle dans l'architecture
de sécurité européenne, empêcher
l'élargissement de l'OTAN et le déploiement de la défense
antimissile, renforcer le contrôle de Gazprom sur les exportations de gaz
et les pipelines vers l'Ouest, et jouer un rôle moteur à
côté des Etats-Unis dans les négociations sur le
nucléaire iranien.
2. Vue de Pékin sur le triangle
intéressant le triangle. Maintes raisons lui en sont
concrètes. Pékin a en outre une conscience aigüe des limites
du partenariat sino-russe. La Russie et la Chine perçoivent très
différemment leur relation. Même si leurs objectifs
coïncident parfois, la plupart du temps ils divergent. Par exemple, le
régime chinois comprend que Moscou n'offrirait qu'un soutien politique
symbolique dans l'hypothèse d'une confrontation sino-américaine.
L'expérience des années récentes a montré où
se situaient les véritables priorités de Moscou. Poutine n'a pas
informé, encore moins consulté Pékin avant d'approuver le
déploiement de troupes américaines en Asie centrale après
le 11 septembre 2001. En 2002, Moscou a aussi accepté sans protester le
retrait américain du traité ABM de 1972. Plus
généralement, les dirigeants et chercheurs chinois se font peu
d'illusions concernant l'occidentalo-centrisme de l'élite russe.
Dès que les relations russes avec l'occident traversent une phase
difficile, Moscou joue la carte du (( partenariat stratégique »
avec la Chine et d'autres acteurs non occidentaux. En revanche, lors des phases
d'améliorations des relations avec les USA, par exemple, dans le sillage
du 11 septembre ou aujourd'hui, avec une nouvelle relance « reset button
» proposée par l'administration Obama, les relations sino-russes
tendent à se marginaliser.
Plus généralement, les chinois ont poursuivi une
politique d'inclusion stratégique plus que d'équilibre
stratégique. Leurs efforts pour être (( amis avec tout le monde
» s'accordent totalement avec la logique d'un (( monde harmonieux ».
La Chine est consciente des appréhensions que suscitent son ascension et
ses ambitions. Pékin s'est par conséquent efforcé de
s'engager à la fois avec l'occident et l'orient, le monde
développé et en voie de développement. Le triangle
stratégique est un cadre trop étroit et restrictif pour une
politique étrangère chinoise qui préconise une approche
compréhensive, multisectorielle des relations internationales. Il
conduirait Pékin à des choix trop contraignants et non
nécessaires à un moment où le système mondial est
en pleine évolution et où la Chine possède le luxe de la
flexibilité stratégique, tous les Etats étant
désireux de l'avoir pour alliée.
117
3. La perception américaine du triangle
L'attitude américaine face au triangle
stratégique varie de l'indifférence à l'ennui, en passant
par la peur et l'hostilité. L'époque où les Etats-Unis ont
grandement oeuvré à populariser le concept (dans les
années 1970) est révolue. Le contexte international et la
pensée stratégique américaine ont profondément
changé.
L'effondrement de l'URSS et l'incapacité
ultérieure de la Russie à se réinventer comme puissance
mondiale ont été les évènements les plus frappants.
Presque d'un seul coup, le triangle a perdu sa raison d'être. La Russie
restait une superpuissance nucléaire, mais cela importait bien moins
dans un monde où nature même de la puissance et de l'influence
avait été métamorphosée160.
Washington percevait dorénavant la menace russe en des
termes très différents; non plus comme un redoutable adversaire
stratégique, mais comme un Etat dont les dysfonctionnements le
menaçaient d'implosion. Dans ces conditions, la principale menace pour
la sécurité américaine et mondiale était la
faiblesse de la Russie : obsolescence des ogives nucléaires,
contrôle peu rigoureux des exportations d'armes de destruction massive,
revanchisme ultra-nationaliste et impérialiste, et politique
étrangère imprévisible.
Toutefois, la Russie n'est pas à écarter sur la
scène, la décision de l'administration Obama de « remettre
les compteurs à zéro » (press the rest button) dans les
relations Etats-Unis-Russie reflète l'espoir que Moscou peut contribuer
de façon constructive à la résolution de plusieurs
dossiers préoccupant Washington : désarmement, Iran, Afghanistan,
contre-prolifération d'armes nucléaires et sécurité
européenne. Cependant, les limites de la capacité russe à
projeter sa puissance au-delà de son voisinage, sans même
espérer qu'elle le fasse de façon à aider les
intérêts américains révèlent que Washington
ne voit pas l'utilité (ou la possibilité) de schémas
triangulaires ou d'autres schémas géopolitiques artificiels.
160 Gaddis, J.L., cité par Lo, B., op.cit., p.20
La raison majeure expliquant le manque d'intérêt
américain pour le triangle est l'essor de la Chine et sa transformation
en superpuissance émergente. Si la Chine a encore un long chemin
à parcourir avant de rivaliser avec les Etats-Unis, nombre
d'observateurs américains la perçoivent d'ores et
déjà comme le principal « autre » dans le
système international. Certains prévoient des tensions et
rivalités sino-américaines croissantes. D'autres, plus
optimistes, pensent que Pékin et Washington peuvent coopérer
efficacement pour gérer les problèmes régionaux et
mondiaux ; une telle pensée sous-entend l'idée très
discutée d'un G2. Ces deux scénarios, toutefois, envisagent un
monde essentiellement bipolaire, pas triangulaire. Leur idée
sous-jacente est que la Chine deviendra bientôt suffisamment puissante et
influente pour traiter d'égal à égal avec les Etats-Unis
(comme partenaire, challenger ou les deux), ce qui limiterait la
capacité russe à jouer le rôle qui rendrait pertinent le
triangle.
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