CHAPITRE 1 : L'art oratoire
1.1 La notion de discours dans l'espace
politique
Pour essayer de traiter efficacement la question de la notion
de discours dans l'espace politique, d'abord nous devons nous interroger ce
qu'est l'oral afin d'établir une définition reflétant ses
particularités. Marion Sandré nous affirme clairement que «
l'oral présente un système d'échange très complet :
la parole est entendue (nous pouvons percevoir les indices paraverbaux, i.e. la
voix, l'inflexion, l'accent, l'intonation, les accentuations, les pauses, le
débit de parole...), nous pouvons parfois voir le locuteur et saisir
ainsi tous les indices non verbaux, tant gestuels que comportementaux, enfin,
nous partageons souvent avec lui la même situation - ou du moins nous
connaissons la situation dans laquelle il parle. Nous pouvons donc comprendre
les différentes références à l'environnement
contextuel » (Sandré 2013 : 15). A l'oral, lors d'une discussion ou
débat politique, les interlocuteurs prennent une position et ont
l'occasion de présenter des arguments pour convaincre la partie adverse.
Les participants ont le statut de citoyen de la France et en tant que tels ils
ont tout à fait le droit de débattre et défendre leur
point de vue - l'un des principes de la démocratie. Celui qui s'exprime
avec aisance, qui défend vigoureusement ses convictions et qui montre
son optimisme pour l'avenir, se gagne les sympathies du public. A l'oral le
locuteur a la possibilité de se corriger, de reprendre sa pensée,
de s'excuser s'il est hors sujet ou de demander des précisions s'il n'a
pas bien saisi la question. D'une part ces avantages facilitent la tâche
de celui qui a la parole, d'autre part il se sent obligé d'être
concentré et attentif pour pouvoir répondre ou répliquer
à des critiques ou des injustices. Communiquer signifie converser,
discuter, débattre, échanger des idées,
6
7
exprimer des motivations etc. A l'oral il n'y pas de signes de
ponctuation, donc la personne qui parle se sert de pauses et de son intonation
pour « marquer » la fin d'une phrase ou bien « indiquer »
qu'il s'agit d'une question. L'intonation de la voix peut exprimer divers types
de phrases : déclarative, exclamative, interrogative, impérative
mais également de différentes émotions : la peur, la joie,
l'angoisse etc. Le fait de répéter un terme ou une locution
signifie que le locuteur aimerait accentuer l'importance de ce que vient de
prononcer : « La laïcité, oui la laïcité...
»1. La répétition est une forme de
subjectivité, utilisée par les hommes politiques principalement
pour affirmer une prise de position dans la société.
Généralement les hommes politiques votent pour ou contre une
nouvelle loi ou des réformes mais il existe des cas où ils
s'abstiennent. En d'autres termes, ils ne s'engagent pas d'annoncer
publiquement leur choix ou bien ils préfèrent rester neutres.
N'oublions pas qu'à l'oral le locuteur dispose
davantage de possibilités quant à sa manière de dire les
choses et d'aborder des sujets cruciaux. Il choisit comment parler - lentement,
normalement et clairement ou vite. Nous devons signaler que si le locuteur se
sent gêné ou s'il n'est pas en confiance, nous lisons ses
hésitations sur son visage. Il est difficile de masquer ses
émotions, nous pouvons les maîtriser à un certain niveau
mais non pas entièrement.
Michel Pougeoise nous dit que « le mot discours
vient du latin discurere, « courir çà et là
». Il n'a donc aucun rapport avec le langage. Mais, à partir de
discursus, « action de parcourir en tous sens », le terme signifie
« entretien » par métaphore avec le fait d'emprunter les
chemins hasardeux de la conversation. Le discours est un terme
polysémique et les diverses interprétations qui lui ont
été données au cours de l'histoire et dans des domaines
aussi variés que la philosophie, la grammaire, la rhétorique,
la
1 Séance spéciale d'hommage aux victimes
des attentats, Assemblée nationale - 13 janvier 2015, Allocution de M.
Valls
8
linguistique, etc., créent souvent des
ambiguïtés regrettables. » (Pougeoise 2004 : 103). Dans
l'espace politique le discours possède diverses fonctions. Par le biais
de leurs propos, les hommes politiques s'adressent au public ayant pour
objectif d'expliquer, informer, argumenter ou décrire le sujet en
question. Selon ses propres critères et selon ce qu'il voit et entend,
l'auditoire se forme une opinion globale concernant celui qui parle. Une
opinion subjective, certes, mais elle est basée sur ce que lui montre et
dit le locuteur. « En effet, comme l'argumentation vise à obtenir
l'adhésion de ceux auxquels elle s'adresse, elle est, tout
entière, relative à l'auditoire qu'elle cherche à
l'influencer » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 2008 : 24). Le discours de
l'orateur reflète sa compréhension du monde, sa philosophie de
vie mais également comment il définit et conçoit la
politique en tant que domaine de pouvoir et d'obligations vis-à-vis du
peuple.
Il est certain que les discours des hommes politiques
provoquent des réactions et des commentaires dans la
société. Les citoyens peuvent se permettre de les juger et
critiquer, si nécessaire, car la place de chaque député
à l'Assemblée nationale est obtenue grâce aux
élections, donc la voix du peuple. L'objectif principal du locuteur est
d'influencer l'auditoire auquel il s'adresse en lui proposant des arguments,
des idées et des solutions à ses problèmes. « On
parle toujours en cherchant à faire partager à un interlocuteur
des opinions ou des représentations relatives à un thème
donné, en cherchant à provoquer ou à accroître
l'adhésion d'un auditeur ou d'un auditoire plus vaste aux thèses
que l'on présente à son assentiment » (Adam et Heidmann 2005
: 164). Pour ce faire, les partis politiques organisent des meetings publics,
des campagnes électorales, des congrès... Lors de ces
manifestations, les hommes politiques ont la possibilité d'exposer
publiquement les missions et les tâches qu'ils ont déjà
effectuées mais aussi de faire connaître au grand public quels
sont leurs projets à venir. A titre d'exemple, un meeting public est une
relation de
9
séduction avec la salle et le discours capte
l'attention de l'auditoire du début à la fin. Un discours qui
parvient à impressionner l'auditoire, est un texte bien structuré
et argumenté, compréhensible par tout le monde, traitant le
problème à sa racine et étant à la hauteur des
attentes. Nous pouvons considérer le discours comme un moyen de
convaincre les auditeurs, de les amener à admettre les propos de
l'orateur, mais aussi de manipuler la foule. L'attitude et les paroles de
l'orateur changent selon la situation et le destinataire. Autrement dit, le
locuteur construit son discours suivant les exigences et les priorités
de son auditoire. Dominique Maingueneau signale que « toute
énonciation, même produite sans la présence d'un
destinataire ou en présence d'un destinataire qui semble passif, est
prise dans une interactivité constitutive. Toute énonciation
suppose la présence d'une autre instance d'énonciation par
rapport à laquelle on construit son propre discours » (Maingueneau
2014 : 20). Donc le locuteur ne prend pas seulement la parole pour dire quelque
chose, mais pour chercher un certain effet, un résultat à la
suite de son énoncé. Le continu de son discours vise à
satisfaire les espérances des auditeurs. Ces derniers souhaitent que
l'énonciateur leur propose des alternatives et des projets assurant une
meilleure vie et un meilleur avenir.
Selon D. Maingueneau, « le discours se définit par
la présence d'un sujet. Autrement dit, le discours n'est discours que
s'il est rapporté à un sujet, un JE, qui à la fois se pose
comme source des repérages personnels, temporels, spatiaux
(JE-ICI-MAINTENANT) et indique quelle attitude il adopte à
l'égard de ce qu'il dit » (Maingueneau 2014 : 21). Pour pouvoir
illustrer la définition de D. Maingueneau, nous prenons comme exemple
une partie du début du premier discours officiel de Manuel Valls en
qualité de Premier ministre.
10
Exemple 1 « Et c'est conscient de la
responsabilité que m'a confiée le Chef de l'Etat que je me
présente devant vous, pour ouvrir une nouvelle étape du
quinquennat. Je veux rendre, ici, hommage à Jean-Marc Ayrault. Il a agi
avec droiture, sens de l'Etat, pendant vingt-deux mois. J'ai été
fier d'être son ministre de l'Intérieur, comme socialiste, comme
républicain et comme patriote ».
Cet exemple nous montre qu'il s'agit d'une
mini-présentation de JE, de celui qui parle. Depuis peu nommé
Premier ministre de France, Manuel Valls tient ce discours le 08 avril 2014
à l'Assemblée nationale. Il est question d'un JE qui
possède un sens de l'initiative et de la responsabilité. Un JE
qui réalise l'importance et le sérieux des fonctions qui lui sont
attribuées, et qui assume pleinement son nouveau poste - Chef du
gouvernement. Un JE qui aimerait tourner la page et mettre le début
d'une nouvelle étape dans l'histoire politique de la France. Un JE qui a
la volonté d'exprimer sa reconnaissance envers son
prédécesseur - l'ex- Premier ministre, et d'affirmer que ce
dernier a accompli ses missions et engagements en faveur de l'Etat. Un JE qui
tient à préciser où se trouve au moment de la
prononciation de sa déclaration, mais également la période
exacte du poste occupé par Jean-Marc Ayrault. Le locuteur exprime son
plaisir et son honneur d'avoir eu la possibilité d'appartenir au
gouvernement de l'ex-Premier ministre. Nous constatons l'opposition entre
maintenant et avant, le présent et le passé, Premier ministre et
ministre de l'Intérieur, un JE actuel et un JE du passé
récent. Ce dernier JE se revendique devant son destinataire comme
socialiste, républicain et patriote. Socialiste parce qu'il a choisi de
défendre les intérêts et l'idéologie de ce parti
politique de gauche, républicain parce qu'il est attaché aux
principes de la république, patriote parce qu'il aime sa patrie et le
prouve par ses actes.
Le discours politique est une arme efficace et
stratégique pour ceux qui savent comment s'en servir. Grâce
à ses discours, l'homme politique peut gagner la confiance du public,
augmenter sa popularité mais aussi le nombre des adhérents du
parti qu'il représente. L'auditoire reste satisfait et applaudit celui
qui déclare explicitement son ambition et sa volonté de
réformes au nom du peuple. Celui-ci est particulièrement sensible
quant aux propos visant son avenir et ses préoccupations. Par ailleurs
le discours s'avère une arme à double tranchant car l'auditoire
peut à tout moment se retourner contre l'orateur. Donc ce dernier doit
bien choisir les paroles et les arguments dont il s'en sert puisque la limite
entre adhérents et opposants est très étroite. Nous
pouvons affirmer que la notion de discours a un rôle fondamental dans
l'espace politique.
1.2 L'ethos comme image de soi
1.2.1 Ethos préalable et ethos discursif
La question de l'ethos vient de l'Antiquité et Aristote
nous propose une répartition entre les trois axes de l'art oratoire : le
logos d'un côté qui représente ce qui dans le langage a
trait à convaincre, l'ethos et le pathos de l'autre représentant
le côté émotif et permettant d'émouvoir. Le pathos
est tourné vers l'auditoire tandis que l'ethos est tourné vers
l'orateur. L'ethos aide l'orateur apparaître digne, se montrer
crédible en faisant preuve de pondération, de
sincérité et d'amabilité. De nos jours deux domaines
traitent la question d'ethos et ses particularités, respectivement la
sociologie et le domaine des études de discours. A travers la
manière dont le locuteur s'exprime, le destinataire se construit une
image de lui, respectivement positive ou négative. L'ethos
s'avère un élément fondamental dans la construction de
l'image de soi, et il s'associe
11
12
principalement au discours. L'ethos désigne la position
et le statut du locuteur dans la société en s'appuyant sur ses
capacités oratoires, son comportement et ses convictions. Dans le
discours politique, par exemple, le candidat d'un parti peut parler à
ses électeurs en homme du peuple, en homme d'expérience, en
technocrate etc. Dominique Maingueneau relie l'ethos à la notion de ton,
qui relaie celle de voix dans la mesure où elle renvoie aussi bien
à l'écrit qu'au parlé. Le ton s'appuie à son tour
sur une double figure de l'énonciateur, celle d'un caractère et
d'une corporalité.
Dans son livre Le discours politique, Patrick
Charaudeau nous fait réfléchir sur deux questions cruciales
concernant la notion d'ethos : 1) l'ethos en tant que construction de l'image
de soi s'attache-t-il à la personne réelle qui parle (le
locuteur) ou à la personne en tant qu'elle parle (l'énonciateur)
? 2) Est-ce qu'il s'agit uniquement d'une image de soi individuelle ou
également d'une image collective ? Dominique Maingueneau affirme que
l'ethos est attaché à l'exercice de la parole, au rôle qui
correspond à son discours, et non à l'individu « réel
», appréhendé indépendamment de sa prestation
oratoire. Par ailleurs P. Charaudeau signale que pour traiter l'ethos il faut
prendre en considération deux aspects : le locuteur est un être de
discours construit mais également un être social empirique. Il
faut savoir que l'ethos n'est jamais que l'image dont l'affuble
l'interlocuteur, à partir de ce qu'il dit. L'ethos représente un
ensemble de regards : regard de l'autre sur celui qui parle, regard de celui
qui parle sur la façon dont il pense que l'autre le voit. Autrement dit
l'interlocuteur ou l'auditoire pour construire l'image du sujet parlant,
s'appuient à la fois sur des données préexistantes au
discours - ce qu'ils savent déjà du locuteur et sur celles
apportées par l'acte de langage lui-même. Nous pouvons affirmer
que le sujet parlant possède une double identité. D'abord son
identité sociale de locuteur qui lui permet de s'exprimer et qui fonde
sa légitimité d'être communicant. Il obtient un statut et
un rôle par le biais de la situation de communication. Mais
13
aussi le sujet se construit une figure de sujet qui
énonce, une identité discursive d'énonciateur qui tient
aux rôles qu'il s'attribue dans son acte d'énonciation. Donc le
sens que véhiculent nos paroles dépend à la fois de ce que
nous sommes et de ce que nous disons. Le constat est que l'identité
discursive et l'identité sociale sont réunies et fonctionnent
ensemble dans l'ethos. Cela ne veut pas dire que le sujet parlant ignore la
possibilité de jouer entre son identité discursive et son
identité sociale se trouvant cachée derrière. Il faut
souligner le fait qu'une grande partie de l'ethos n'est pas consciente donc le
locuteur peut construire un ethos qu'il n'a pas voulu. C'est-à-dire que
le sujet parlant peut avoir des regrets concernant les propos qu'il a
prononcés et le comportement qu'il a eu lors de son discours.
|