Finitude et destinée humaines chez Maurice Blondel( Télécharger le fichier original )par Christophe MABOUNGOU Université Pierre Mendès-France - Master II 2011 |
2.2. Dialogue avec les philosophes sur la volontéNul doute qu'au temps où Blondel rédigeait sa thèse, le climat philosophique était déterministe. La science positive apparaissait comme le modèle de toute connaissance, et elle postulait un déterminisme universel. De la sorte, deux traits semblent caractériser, au mieux, la position de Blondel. D'abord par sa formation et à partir de ses années d'études à Dijon. A travers l'enseignement des ses professeurs, A. Bertrand et H. Joly, il se rattache à une tradition philosophique française que l'on peut dire spiritualiste. En fait, à des degrés divers, il a suivi Maine de Biran, Ravaisson, Lachelier, Boutroux, Ollé-Laprune. Ensuite, sa critique du pessimisme, du dilettantisme, du nihilisme le place frontalement devant Schopenhauer, dont l'héritage kantien est fortement exprimé. C'est donc ce cursus qui nous orientera et servira de piste à notre examen de la question de la volonté et de la méthode de Blondel dans L'Action. 2.2.1. L'héritage biranienIl est clair que la recherche sur les racines philosophiques de la pensée blondélienne conduit d'abord vers les classiques du XVIIè siècle notamment Descartes, Pascal et Malebranche et à bien d'autres. Cependant, il est important de s'arrêter sur Maine de Biran (1766-1824). Blondel l'a rencontré, très tôt, par l'intermédiaire d'Alexis Bertrand96(*), son professeur de lycée à Dijon, en 1878-1879, qui devint ensuite professeur à l'Université et éditeur de certains textes de Maine de Biran. Le jeune Blondel a été profondément marqué par l'exemple du Journal de Maine de Biran (qui l'a inspiré dans sa préparation de la thèse, au point où il élaborera ses notes publiées plus tard dans ses Carnets Intimes). Il sera influencé par le cogito biranien (je veux donc j'existe) qui est repris et développé par l'Action, et qui analyse les implications de «je veux » : ses négations et ses objets, afin de montrer le caractère intrinsèquement inachevable de sa structure dialectique (volonté voulante/volonté voulue) et ses relations avec la connaissance et l'être. Les analyses biraniennes de l'effort fournissent également à Blondel un point de départ dans l'élaboration de sa propre philosophie de l'esprit et du corps dans la troisième partie de l'Action. Pour Maine de Biran, l'effort corporel est le fait primitif de conscience par lequel le sujet s'apparaît à lui-même. Blondel s'efforce de remonter en deçà, rappelant les passivités inconscientes qui préparent la vie consciente, et soulignant ainsi l'enracinement de la vie de l'esprit dans celle du corps et l'unité des deux. D'ailleurs, A. Bertrand (qui a initié Blondel à la métaphysique biranienne) résumait son cours du 9 novembre 1879 en précisant ce qui distingue radicalement le cogito cartésien du cogito biranien. Il écrivait (ou mieux disait) : « Si j'avais à résumer toute la théorie de Descartes sur l'âme, je dirais : "Je pense, donc je suis" ; pour résumer celle de Condillac, je dirais : "Je sens, donc je suis". La parole de Maine de Biran est plus profonde : "Je veux, donc je suis" : s'il est vrai qu'un être humain se définit par l'acte qui lui est propre, la volonté libre est le vrai caractère qui nous distingue des autres êtres ». Et Hainnaux d'ajouter : «Bertrand se rappelait sans doute de Ravaisson qui avait écrit à propos de Biran : "Descartes avait dit : je pense, donc je suis, on peut dire, mieux encore : je veux donc j'existe... »97(*). Enfin, il semble bien établi que, avant Leibniz et Ravaisson, Maine de Biran a joué un rôle déterminant pour orienter Blondel dans sa recherche d'un réalisme spirituel, après les tournants opérés par Descartes et surtout par Kant. D'ailleurs, Blondel rapporte ce mot que lui adressa un jour Jules Lachelier : « Maine de Biran peut nous dispenser de passer par Kant pour le libre développement de la pensée philosophique »98(*). Mais, en tant que reprise du cogito du point de vue de la volonté personnelle, la philosophie biranienne peut-elle rendre possible un dépassement (ou un contournement ?) de la critique kantienne99(*) de la métaphysique et ouvrir un nouvel accès à l'être, par une philosophie réflexive concrète de l'esprit ? Blondel pose au moins la question. Ainsi dans l'Action comme dans la Pensée, les recherches de Blondel sur l'intentionnalité de la conscience pensante prennent racine dans les réflexions de Maine de Biran, « à qui souligne-t-il nous devons toujours revenir pour comprendre le rapport des signes avec le développement de la vie réfléchie et libératrice »100(*). Comme on peut le constater, le cogito volitif biranien a constitué pour Blondel, un élément important dont la réappropriation lui permettra de poser les bases du binôme volonté voulante et volonté voulue. Cependant, étant entendu que cette influence semble, à tout le moins implicite, sinon indirecte dans l'Action de 1893, il nous faudra opérer un nécessaire détour par Schopenhauer (qui est d'ailleurs nommément cité dans l'Action) pour voir comment s'articule l'examen de la volonté. * 96 Cf. J.H. Hennaux, «Alexis Bertrand, professeur de philosophie du jeune Blondel», in Revue philosophique de Louvain, 2000, 3, p. 549 -571. * 97 Ce mot est rapporté par A. Hainnaux, Op. cit.,note 6. * 98 Maurice Blondel, Une énigme historique : Le «Vinculum substantiale » d'après Leibniz et l'ébauche d'un réalisme supérieur, Paris, Beauchesne, 1930, p. XVII; La Pensée, t. I, p. 151. * 99 Selon Henri Gouhier : «Maine de Biran semble ne pas voir entre le sujet nouménal et le sujet phénoménal le rôle décisif d'un sujet transcendantal irréductible aux deux autres. Pareille méconnaissance de ce qui est essentiel au kantisme nous parait stupéfiante (...) Maine de Biran n'a pas vu le sujet transcendantal, simplement parce qu'il n'en avait pas besoin. Devant les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement, il n'a pas à choisir entre un sensualisme naïf qui essaie de les engendrer à partir des sensations et ce nouvel innéisme qu'est à ses yeux, le recours à un transcendantal : il a mis au point une méthode à la fois expérimentale et réflexive qui permet de rapporter leur origine au sentiment que le sujet a de son existence dans l'effort volontaire». H. Gouhier, Maine de Biran, Paris, Seuil, 1970, p.126-127. * 100 l'Intinéraire philosophique de Maurice Blondel (1928), Paris, Aubier-Montaigne, 1996, p. 95. |
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