Finitude et destinée humaines chez Maurice Blondel( Télécharger le fichier original )par Christophe MABOUNGOU Université Pierre Mendès-France - Master II 2011 |
1.3.4. La critique du pessimisme de SchopenhauerOn estime assez généralement que la source de la philosophie chez Schopenhauer est l'expérience et l'observation. Mais il ne s'agit pas pour autant d'empirisme au sens où il peut être entendu habituellement. Car ce que nous prenons pour réalité et que nous appelons le monde n'est qu'une représentation subjective, une illusion. La vérité requiert pour cela de lever, ce que Schopenhauer appelle le "voile de Maya" (image empruntée à la philosophie Hindoue). Donc pour lui, la vraie réalité est celle de la volonté. Il circonscrit cette volonté ainsi : « Le concept de volonté est le seul, parmi tous les concepts possibles, qui n'ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais vienne du fond même, de la conscience immédiate de l'individu, dans laquelle il se reconnait lui-même dans son essence, immédiatement sans aucune forme , même celle du sujet et de l'objet, attendu qu'ici le connaissant et le connu coïncident. »78(*) Pour Schopehnauer donc, la volonté ne vient pas des phénomènes. Elle est un effort sans fin qui n'a ni but, ni limite. Elle est en quelque sort une substance fondamentale pour toute chose, l'équivalent d'une chose en soi dont les phénomènes ne sont que l'expression objectivée. Elle est donc absurde au sens où elle est sans raison (raison entendue ici comme instrument de nos représentations, de nos productions d'illusions) et répétitive : sa seule fin est de reproduire éternellement. Comme on le voit, Schopenhauer transforme, comme pour ainsi dire la perspective de la philosophie kantienne (à propos justement du phénomène et du noumène) en une métaphysique d'inspiration platonicienne et même bouddhiste. Pour lui, évidemment, la chose en soi n'est autre que la volonté. Mais cette volonté (par une fatalité analogue à celle de la chute de l'âme dans la caverne) est tombée dans le monde des phénomènes pour devenir volonté de vivre dans un corps. Ce faisant, la volonté s'est rendue dépendante de tous les objets nécessaire à la survie et à la reproduction des corps. Elle est entrée dans la chaine des nécessités qui la voue à une insatisfaction perpétuelle : « Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur [...] mais que la volonté vienne à manquer d'objets, qu'une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et (c'est) l'ennui. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui »79(*). Dès lors, la vision donc de Schopenhauer semble s'inscrire plus généralement dans une philosophie de la nature. La volonté (qui nous apparaît d'abord sous la forme de son effet immédiat, le corps phénoménal) nous amène à poser, par analogie, une volonté particulière à la racine de tous les objets du monde. Cette volonté comportant des degrés différents suivant qu'elle se réalise dans le minéral, le vivant ou l'homme. Finalement le monde pris dans sa totalité,apparaît comme le résultat d'une volonté unique dont toutes les volontés particulières ne sont que des degrés différents et que tout conduit au néant. Schopenhauer écrit d'ailleurs : « Nous autres, nous allons hardiment jusqu'au bout ; pour ceux que la Volonté anime encore, ce qui reste , après la suppression totale de la Volonté, c'est notre monde monde réel, ce monde si réel avec tous ses soleils et ses voies lactées, qui est néant. »80(*) Or l'on sait que Blondel récuse ou mieux critique la philosophie de la volonté telle qu' elle était élaborée chez Schopenhauer. En effet, Schopenhauer, auquel renvoie d'ailleurs explicitement l'Action, était connu de Blondel par les cours de Edme Caro et Olle-Laprune à l'École Normale (Cours dont son maître devrait tirer une réfutation, Le prix de la vie, en 1894). C'est dans ce contexte que s'éclaire la méfiance de certains de ses amis philosophes, notamment Jules Lachelier, à l'égard de l'Action de Blondel conçue comme volonté des phénomènes. Le rôle de la volonté dans la philosophie de l'action suscitait indignation, et à ce titre, Lachelier invitait Blondel à « renoncer presqu'à la philosophie ». Dans sa correspondance avec Laberthonnière, Blondel évoque et éclaire l'origine de l'incompréhension qu'avait manifestée Lachelier pour l'Action lorsqu'il écrit : « Il [Lachelier] me disait qu'il avait grand-peine à entrer dans mon point de vue, par ce que depuis Schopenhauer il s'était accoutumé à considérer la volonté comme le mauvais principe, et qu'une philosophie du vouloir et de l'agir lui paraissait congénitalement condamnée à condamner la pensée. »81(*) Or, la philosophie de Blondel se veut intégrale; elle est une synthèse de la pensée, de l'être et de l'agir. Revenant à cette même objection, Blondel montre qu'il faut dépasser le pessimisme de Schopenhauer et voir dans la volonté le principe même de notre action. « Lachelier m'objectait qu'il répugnait (sans doute à tort) à ma thèse sur l'Action, parce qu'il avait été habitué par Schopenhauer à voir dans la volonté le mauvais principe ; je lui ai répondu que si Schopenhauer a dénaturé la volonté, ce n'est pas une raison pour ne pas y voir la bonté normale et essentielle qu'elle est. »82(*) Dans l'Itinéraire philosophique, Blondel reviendra encore sur son entretien avec Lachelier et suggérer qu'à la fin, celui-ci semblait être convaincu de la nature philosophique de l'Action. Il reprend les paroles de Lachelier à propos de sa thèse : « Il m'est difficile de m'habituer à votre point de vue : j'ai été trop accoutumé, par Kant à me défier de la nature, et par Schopenhauer, à voir dans la volonté le mauvais principe. Avec votre Action tout communique. » 83(*) Ainsi, comme l'a si bien montré Claude Troisfontaines : « Schopenhauer prétend que le malheur de l'homme vient de sa volonté de vivre dans le monde et qu'il doit en conséquence aspirer au néant. Blondel remarque toutefois que sous la négation de l'être, il y a nécessairement affirmation dune volonté de l' être et d'une volonté du phénomène qui s'annulent tour à tour. Refusant cette disproportion dont l'origine remonte à Kant, l'auteur montre que la volonté de vivre prépare la volonté à s'affirmer intégralement. Là où le pessimisme voit une défaillance, une déchéance inévitable, le philosophe de l'action établit qu'il y a une promotion au moins possible de celle-ci »84(*). En réalité, si Schopenhauer ne voit qu'une déchéance dans le vouloir-vivre, c'est par ce qu'il estime, à la suite de Kant, que la volonté n'est elle-même que lorsqu'elle se ressaisit indépendamment de toute matière. C'est ce caractère immédiat du vouloir qui condamne d'avance son inscription dans le cours des choses. Pour Blondel, au contraire, ce n'est pas une perte pour l'action d'assumer les déterminations offertes par le corps, par le monde, par la société. Car, c'est paradoxalement en s'extériorisant que le sujet est susceptible de se vouloir lui-même.85(*) * 78 Cf. A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, trad. A. Burdeau, Paris, Alcan, t. 1, 1888, t. 2, 1889, t. 3, 1890. * 79 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, trad. A. Burdeau, Paris, Alcan, t. I, 1886, p. 325-326. * 80 Ibid., t.2, p. 431. * 81 Maurice Blondel, Correspondances philosophiques, p. 19-20. * 82 Maurice Blondel, op cit., p. 301 * 83 Maurice blondel, Itinéraire, p. 152. * 84 Claude Troisfontaines, «L'approche phénoménologique de l'être selon Maurice Blondel», in Revue Philosophique de Louvain, vol 91/92, p. 603-609. * 85 Cf. Claude Troisfontaines, « Entre la force et la forme, l'action. Le parcours blondélien » in Pierre Magnard (Dir.), Métaphysique de l'Esprit. De la forme à la force. Actes du colloque tenu en Sorbonne les 17-18-19 nov 1995, Paris, Vrin, 1996, p.239. |
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