D) VISITE POISSON : Le corps qui passe
Le cas de la stratégie de type Poisson: visiteur
n° 4 - Gilles (Annexe 69 p. 57), le visiteur n° 5 -- Hédia
(Annexe 69 p. 57) et le visiteur n° 8 - Marjorie (Annexe 69 - suite --
p.58).
Cette quatrième et dernière stratégie de
visite appelée Poisson par Eliseo Veron et Martine Levasseur
serait une appropriation du parcours dite par glissement ou par
évitement: « Comme une sorte de
passage.120» : le visiteur ne se sentirait aucunement
gêné par les grands espaces vides. Sa trajectoire de visite
apparaîtrait le plus souvent comme « une boucle » comme
animée d'un mouvement circulaire.
Le Poisson semblerait parfaitement indifférent
à l'ordre chronologique proposé par l'exposition. De ce point de
vue, les poissons auraient une stratégie à l'opposé des
papillons; ils exprimeraient le refus d'un « plan ».
119 Yves Citton, « Politiques de l'individuation, Penser
avec Simondon, Sept résonnances de Simondon », Multitudes n°
18, 2004.
120 Eliseo Veron et Martine Levasseur, op.cit., p.
65.
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Il ne s'agirait donc pas une vue d'ensemble pour mieux
choisir, comme c'était le cas chez les papillons, mais d'une mise
à distance en quelque sorte, d'une protection du Moi. Celle-ci
permettrait au Poisson, au cas ou il le jugerait nécessaire de quitter
immédiatement l'activité de visite ou bien lorsqu'il
considérerait avoir passé assez de temps dans les lieux:
« Chez les poissons, le besoin d'un certain recul et l'image de leur
propre comportement comme circulaire, comme un parcours en boucle, semblent
intimement associés.121 »
Visiteur n° 4 - Gilles:
Il a regardé à nouveau Les palmiers, et sa
distance par rapport à l'oeuvre était assez importante.
Puis, il a contourné ce dispositif par
l'extérieur et a jeté à nouveau un coup d'oeil sur le
dernier dessin de la série Tempête orange (La
voiture).
Il s'est arrêté au niveau du 7ème
dessin, à distance de la série et presque au fond de l'Espace
n°2.
En outre, ce mouvement de mise à distance
proxémique122 de l'oeuvre par Gilles s'est accompagné
de la production gestuelle d'un mouvement de repli sur lui-même, selon
les codes communicationnels du langage infra-verbal (Ecole de Palo Alto, en
Californie, 1950).
Il s'est arrêté directement vers la
fenêtre, en jetant un coup d'oeil au passage. Puis, s'est assis sur le
rebord de cette fenêtre en croisant les mains et les jambes.
Cette gestualisation pourrait être
interprétée, d'après mes observations, en trois
étapes: la première, matérialisée par l'expression
corporelle du « repli physique » sur lui-même exprimant son
incapacité à produire du sens. Suivie d'une seconde étape
de « fuite », face à l'incompréhension de
l'environnement Trame.
« Pour l'instant, j'arrive pas... autant la
première là--bas,je trouve qu'il y a un côté
reposant.
Là je suis un peu... peu importe... On va
déjà aller voir les autres. » Nous avons fait marche
arrière, sa marche était alors plus rapide.
Finalement, la troisième étape liée
à la négociation de l'oeuvre ce serait faite en dehors de
l'environnement Trame dans lequel il n'a manifestement pas pu entré.
Aussi, c'est à travers le choix de l'image «
Prison » que ce sont révélées: son
incapacité à entrer dans l'oeuvre et son incompréhension
à la comprendre, qui ont engendrées un sentiment d' «
enfermement ».
121 Ibid., p. 83.
122 E.T Hall, La dimension cachée, Editions du
Seuil, « Points Essais », n°89, 1978.
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Il s'est avancé en direction de l'Espace n°1 et
s'est retourné vers moi : « L'autre là-bas, la
pièce du fond, je suis vraiment... » me dit-il dit, en se
pinçant les lèvres et en secouant la tête de droite
à gauche, comme pour dire « non » de façon gestuelle :
« J'arrive pas à voir quelque chose de... » m'a-t-il
dit en retournant sur ses pas pour essayer de revivre l'expérience de
l'environnement Trame.
Dès qu'il y est entré, il s'est frappé la
cuisse comme pour affirmer qu'il n'arrivait pas à comprendre, à
connaître la signification que cette oeuvre lui procurait:
« Nan, c'est... Sans toucher, je peux me rapprocher ?
» Je lui ai fait comprendre qu'il le pouvait. Il s'est rapproché du
mur de droite, les mains dans les poches et la tête
légèrement inclinée vers l'avant, le regard fixe et les
sourcils froncés.
Il a balancé ensuite sa tête en
arrière pour faire progresser sa vision jusqu'en-haut du dispositif.
Puis, il a fixé du regard la ligne la plus foncée au milieu de
l'oeuvre ; et il a balayé du regard la moitié de ce pan de mur en
diagonale pour rejoindre (du regard) l'extrémité gauche de ce
mur. Il a continué sa progression vers le mur du centre, en
considérant le milieu de l'oeuvre et en longeant les murs.
Puis, il a regardé en arrivant près de
l'extrémité droite du mur de gauche, et a fini son trajet comme
s'il venait de suivre approximativement une trajectoire circulaire à
l'intérieur de l'environnement: « Je vais être très
cru... c'est du papier, quoi ! Ouais... nan, ça ne m'inspire pas du
tout, du tout... du tout! »
Le Poisson Hédia aurait manifesté un
autre type de mise à distance corporelle à l'oeuvre, qui
évoquerait le même sentiment lié à l'enfermement:
Visiteur n° 5 -
Hédia :
Elle a fait un geste très rapide des mains de haut en
bas, pour signifier la distance qu'elle mettait entre elle et son ressenti de
l'oeuvre: « des, des... comme on voit... ».
Elle s'est retournée vers la fenêtre et a dit:
« des stores qui sont... un truc fermé qui fait un peu comme...
si c'était interdit d'y aller, interdit de voir... c'est vrai en
plus!
Ce sont des stores, tu peux rien voir à
l'intérieur... ça m'évoque pas quelque chose de joyeux !
J'ai senti comme si mon coeur se pressait, c'est comme s'il y avait un
enfermement, un truc qui hop ! Stop ! N'avance plus... »
La stratégie du Poisson serait également
marquée par la récurrence et la systématisation du coup
d'oeil: « jeter un coup d'oeil123» :
c'est-à-dire avoir quand même consommé l'objet et vu son
style, mais tout en étant pressé et en ne voulant pas entrer dans
une véritable négociation appropriative avec le sens
proposé. On dirait que le Poisson a un rapport touristique à la
culture. A ce propos, il est intéressant de constater que le temps
investi, passé devant les oeuvres, correspondrait à peu
près au temps de visite moyen. C'est le cas de Gilles qui a
consacré les 8 minutes consacrées à l'exposition au
visionnement des oeuvres.
123 Ibid., p. 84.
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1. Une stratégie de contournement par
latéralisation
La manifestation de la « mise à distance »
chez le Poisson Marjorie se gestualiserait sous la forme d'une stratégie
de contournement de l'oeuvre se traduisant par la production d'une
latéralisation corporelle face aux objets.
Visiteur n° 8 -
Marjorie:
Le corps tourné dans le sens de la marche, la tête
tournée vers la série.
Elle a tourné la tête vers l'environnement, en se
situant toujours à l'extérieur de l'oeuvre.
En effet, cette stratégie corporelle de mise à
distance de l'objet correspondrait, selon Giddens, à : « un
geste non nécessairement conscient et réfléchi de
mépris, sinon d'indifférence 124», que je
qualifierais dans ce cas précis de stratégie
d'évitement:
... me dit-elle en avançant dos à
l'environnement.
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