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AVANT--PROPOS
Dans le cadre de mon Master 2 de recherche en
Médiation, Art, Culture, j'ai souhaité faire progresser mon
analyse vers une sociologie de l'expérience de visite. L'enjeu de cette
recherche en 3 volumes (Etude: volume 1, Entretiens: volume 2 et Annexes:
volume 3) était d'observer les différents types de processus de
production du sens chez le visiteur. J'ai donc étudié les
différents types de mouvements interprétatifs mis en oeuvre par
le visiteur lors de son expérience de visite. Pour la construction d'une
terminologie, j'ai qualifié ces processus interprétatifs de
« gestes », au sens de différents types d' « actes
interprétatifs ».
De fait, je me suis m'intéressée à
l'analyse de ces différents types de médiation de l'oeuvre
produits par le visiteur à travers ses déplacements et ses
discours à l'intérieur de la situation1 de
visite. En outre, j'ai étudié différents types de
dynamique de visite, en observant les particularités et les
ressemblances présentes chez 8 individus. J'ai aussi engagé une
réflexion autour de la mise en mouvement, autour de la «
gestualisation » des cadres2 de médiation de
l'oeuvre.
Dans un second temps, ce cadre théorique m'a permis de
construire différentes caractéristiques relatives à
l'observation de ces médiations. J'ai procédé alors
à la construction de « registres gestuels » au sens de
différents types de médiations individuelles et collectives, de
différents types de trajets - corporels et mentaux - d'une «
gestualisation » de l'oeuvre déployés par le visiteur dans
son activité de médiation de l'oeuvre.
En effet, il semble important avant de commencer l'examen de
mon objet de recherche, de définir de manière plus précise
ce que j'entends par processus de « gestualisation
».
1 Jean Davallon, L'exposition à l'oeuvre,
stratégies de communications et médiations symboliques,
L'Harmattan, Paris, 1999.
2 Erwing Goffman, Le sens commun, les cadres de
l'expérience, les Editions de Minuit, 1974.
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Dans cette analyse, j'ai défini ce processus comme
l'ensemble des différents processus de médiation inhérents
à la construction du sens et à l'interprétation d'une
oeuvre. J'ai étudié la gestualisation comme l'ensemble de
différents types de mouvements interprétatifs de visite me
permettant d'observer le cheminement du visiteur durant son activité
corporelle, symbolique et mémorielle de visite.
La fabrication de différents registres gestuels
potentiels m'a permis d'évaluer certains plans relatifs à
l'élaboration de la construction du sens chez le visiteur. Mais aussi,
de réfléchir sur la relation que le visiteur entretient avec
l'espace-temps à l'intérieur de la situation de visite. Cette
terminologie des différentes strates de la construction du sens et de
l'interprétation durant l'activité de visite, m'a permis de
mettre en évidence différents types de plans dans
l'activité de réception, à travers différents types
de relation à l'image.
Gilles Deleuze 3 parle de différents types
de rapports médiatiques à l'image cinématographique, sur
lesquels je me suis appuyée pour analyser les différentes strates
techniques de la réception de l'oeuvre par le visiteur. Tout d'abord,
par la conceptualisation de l'« image-perception », comme la
réception d'un ensemble d'éléments agissant sur un centre
et qui varient par rapport à lui; mais aussi, par la conceptualisation
de l'« image-mouvement », comme la réception d'un ensemble
acentré d'éléments variables qui agissent et
réagissent les uns avec les autres. Et enfin, Deleuze conceptualise
l'« image-action » comme la réaction du centre à
l'ensemble.
Cette étape d'analyse autour de l'activité de
visite a exigé de ma part un retour sur mon objet d'étude de
Master 1, dans lequel je m'étais intéressée au
fonctionnement du discours « hypermédiatique4 » de
l'exposition. Mais aussi à la manière dont celui-ci permettait au
visiteur de devenir acteur, à travers une « gestualisation »
de sa pratique d'appropriation du monde de l'oeuvre.
Dans cette perspective, l'activité de visite
s'apparentait à une sorte d'exercice de représentation,
d'improvisation de sa propre posture de spectateur au sein du dispositif
médiatique.
3 Gilles Deleuze, Cinéma 1, L'Image--Mouvement,
Editions de Minuit, Collection « Critique », Paris, 1983.
4 Jean Davallon, op., cit. p. 260.
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En effet, il semblerait que « tout groupe assigne des
places. C'est de celles-ci que l'on regarde ou que l'on forme la
mémoire, remarque Paul Ricoeur dans sa réflexion sur Maurice
Halbwachs (2000).5 »
En ce qui concerne la posture de visiteur, sa place
ne relève pas exclusivement de déterminations biologiques, mais
de places symboliques, d'identités que chacun des individus
représente socialement. En effet, on ne saurait penser la relation au
visiteur sans penser sa relation sociale au monde: « les souvenirs
individuels sont toujours fondés sur des relations sociales, et donc du
collectif. 6 » Ainsi d'après Halbwachs, pas
d'événement ou de figures gardés en souvenir par le public
qui ne présente ces deux caractères : « d'une part, il
restitue un tableau singulièrement riche, et en profondeur, puisque nous
y retrouvons les réalités que personnellement nous connaissons
par l'expérience la plus intime; d'autre part, il
(l'événement) nous oblige à l'envisager du point
de vue de notre groupe, c'est-à-dire à nous rappeler les rapports
(sociaux) de parenté qui expliquent son intérêt
pour tous les nôtres.7 »
J'ai donc défini le concept de posture de visite
comme le statut emprunté par le visiteur dans sa relation sociale
et institutionnelle, à la fois individuelle et collective à
l'espace muséal. Mais, cette posture serait également
définie selon la manière dont le visiteur se confronte au langage
du « visiteur--modèle8 » à travers un statut
de négociation de l'oeuvre au sein de l'exposition.
En outre, Halbwachs constate aussi que certains groupes
sociaux seraient plus sensibles aux conditions présentes qu'au prestige
du passé. Ils organiseraient « leur vie sur de nouvelles bases.
(...) Elles (Ces dernières) dessinent les traits d'une
société où les barrières que les traditions
particulières dressent entre les groupes sociaux seraient
abaissées, où le groupe social n'absorberait plus l'individu tout
entier, où la représentation du groupe s'élargirait et se
fondrait en partie dans d'autres formes de groupements sociaux. Leurs
idées et croyances représentent les traditions naissantes de ces
groupes sociaux plus étendus où les anciennes
représentations seront absorbées.9 »
5 Roger Odin, Les espaces de communication, Introduction
à la sémio-pragmatique, PUG, Grenoble, 2011, p. 84.
6 Ibid., p. 85.
7 Ibid., p. 85.
8 Jean Davallon, op. cit. p 15.
9 Roger Odin, op. cit, p. 94.
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Cette description par Halbwachs rend compte de la façon
dont les actants sont construits à travers une nouvelle structure, celle
de membre (du public) : étant donné que les contraintes
hiérarchiques diminuent, les individus prennent le pas sur l'institution
et les relations interpersonnelles l'emportent sur les relations sociales
définies.
En outre, j'ai analysé ce type de relation à
travers celle que le visiteur entretient avec le dispositif d'installation
numérique. Je m'étais appuyée sur le concept
socio-technique d'« objet-frontière10 »
emprunté à Patrice Flichy. Ce concept me permit d'analyser une
nouvelle forme de relation du visiteur à l'oeuvre, à travers un
redimensionnement de l'activité de visite par la mise en relief d'une
pratique de l'écran11. Le visiteur se retrouvait
immergé dans un espace « infra-mince12 » de la
représentation entre la scène et l'oeuvre.
Dans la poursuite de notre réflexion de Master 2, je
parlerais plutôt d'un exercice de «
déterritorialisation13 » de la langue du visiteur, et de
son interprétation de l'oeuvre. C'est-à-dire que le visiteur se
situerait dans une co-construction du sens et de l'interprétation
où il opérerait une co-présence, une négociation
entre son monde utopique, son imaginaire, et celui de l'oeuvre qui
déborderait:
« Se servir du polylinguisme dans sa propre langue,
faire de celle-ci un usage mineur ou intensif (...) trouver les points de
non-culture et de sous développement, les zones de tiers-monde
linguistiques par où la langue s'échappe, un animal se greffe, un
agencement se branche.14 » Tout l'enjeu de cette
déterritorialisation de l'interprétation et du langage de
l'oeuvre se situerait dans un exercice de négociation: entre la
représentation du monde de l'oeuvre et celle du monde social du
visiteur, à travers un double mouvement de fictionnalisation.
Nicolas Bourriaud quant à lui, dans
L'esthétique relationnelle, propose le concept de
délocalisation : « l'art n'exerce son
devoir critique vis-à-vis de la technique qu'à partir du moment
où il déplace ses enjeux15. »
10 Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet, Editions La
Découverte, Paris, 2001.
11 Caroline Angé, « Approche des
problématiques du texte d'écran », Recherches &
Travaux, n° 72, 2008.
12 Georges Perec, L'infra-ordinaire, Seuil, Paris,
1989.
13 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka, Pour une
littérature mineure, « qu'est-ce qu'une littérature
mineure? », Les éditions de Minuit, collection « Critique
», Paris, 1975, p. 49.
14 Ibid., p.49.
15 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle,
Les presses du réel, Dijon, 2001, p. 69.
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Il me semble qu'il en aille de même dans l'exercice
d'interprétation de l'oeuvre. C'est-à-dire que la construction de
la représentation du visiteur n'a de sens que parce qu'elle est mise en
discussion avec l'intériorisation d'autres représentations.
Dans cette perspective, l'oeuvre ne se réduirait plus
à une simple base de données, à la matrice d'un
réseau signifiant que les divers publics devraient appréhender.
L'interprétation serait à entendre comme un déplacement,
une « situation16 ». Pour Wolfgang Iser, le processus de
lecture crée en effet une interaction entre deux sujets : « ce
que le texte provoque, relève de l'intersubjectif. 17»
En effet, il remarque que si les stratégies textuelles
ébauchent les conditions de perception du texte, c'est dans la
mémoire du lecteur que se déroule l'élaboration du sens de
la lecture.
Il décrit le lecteur avec une posture qui oscillerait
entre deux : une première posture faisant référence
à l'implication, où il saisit une situation; et une seconde
posture, celle de mise à distance du texte, où le lecteur
associerait cette configuration à des expériences passées
de lectures, d'activités de visite ou de situations de vie.
Jean-Pierre Esquenazi, dans son ouvrage « Sociologie des
publics », donne l'exemple du film La chambre du fils, de Nanni
Moretti, qui raconte la mort d'un enfant du point de vue de ses parents; ce
film est évidemment source d'associations d'idées pour tous les
spectateurs qui sont aussi parents. La compréhension et le sens ne
s'établiraient pour Iser qu'à l'issue de cette seconde
étape, ou plutôt de chacune de leurs nombreuses occurrences. Car
le processus se poursuit pendant toute la lecture et même au-delà,
à travers chacune des articulations ou chacune des pauses du texte qui
inciteraient le lecteur à une forme spécifique de distanciation
et de remémoration.
Comme constaté chez Iser, je m'intéresse
à la situation du lecteur-visiteur dans son activité de visite
à travers l'observation de ses habitudes et de ses pratiques usuelles,
physiques et symboliques.
16 Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations
et sur les conditions de l'organisation, de l'action et de la tendance
situationniste internationale », 1957, p. 324.
17 Jean Pierre Esquenazi, Sociologie des publics,
Editions La Découverte, Paris, 2003, p. 13.
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Aussi, semblerait-il que Maurice Halbwachs18
évoque la mémoire comme un phénomène se
référant à une somme de faits privés
rassemblés par une conscience individuelle, ou aux traces
particulières de la mémoire collective.
Concernant mon hypothèse, j'ai essayé de savoir
comment le processus d'interprétation de l `oeuvre émerge durant
l'activité de visite, en observant les différentes étapes
de la construction du sens chez le visiteur à travers l'étude de
différents « registres gestuels ». Tout d'abord corporels,
spatio-temporels, symboliques et mémoriels, où la mémoire
du « corps signifiant19 » du visiteur
jouerait un rôle de médiateur de l'oeuvre.
18 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la
mémoire, Albin Michel, Paris, 1925.
19 Eliseo Veron, Martine Levasseur, Ethnographie de
l'exposition : l'espace, le corps et le sens, BIP, 1989, p. 51.
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