Les statuts fonciers
Selon la taille des propriétés et le
mode de mise en valeur, on distingue généralement cinq statuts.
(i) Le premier correspond aux gros propriétaires (major
landlords) qui possèdent au minimum 10 ha de terres1.
Dans un village de la vallée, Gokilapuram*, seules les castes dominantes
ont certains de leurs membres dans cette catégorie : les
Maravars, caste de commerçants originaires du Rajasthan, et les
Chettiars, haute caste de marchands et de prêteurs d'argents
tamouls, qui possèdent aussi de nombreux commerces en tous genres
(Racine, 1995). La plupart ont hérité de ce que leurs aïeux
ont accumulé à la suite de comportements opportunistes. (ii) Les
propriétaires moyens (medium landlords) possèdent entre
4 et 10 ha. Là encore, les membres de castes dominantes
représentent la majorité de cette catégorie, voire la
totalité comme à Gokilapuram (Ramachandran, 1983). (iii) Les
petits propriétaires qui possèdent de 1 à 4 ha
fonctionnent sur le même principe. On peut relever deux
éléments concernant ces trois catégories. Le premier est
qu'ils ne travaillent pas la terre directement, et emploient des ouvriers
agricoles saisonniers ou utilisent des modes de faire-valoir indirect. Le
deuxième est que la plupart des propriétaires ont obtenu leur
terre par le principe de subdivision suite à l'héritage. Lorsque
le chef de famille vient à mourir, ses terres sont en effet
divisées en parts égales à ses fils. Il est
fréquent, de ce fait, de voir émerger des conflits entre
frères. Les situations où les fils collaborent sont en tout cas
rares, et la sectorisation des terres n'est pas favorable à
l'optimisation du parcellaire. On peut aussi noter que ce sont les gros et
moyens propriétaires qui ont tendance à agrandir leurs
propriétés et sont engagés dans le processus de
diversification (Ramachandran, 1983). (iv) Le quatrième groupe
correspond aux paysans/marginaux (peasantry) qui possèdent moins d'un
hectare. Ce groupe se distingue par le fait que ses membres travaillent la
terre. On trouve dans cette catégorie des membres des castes dominantes,
s'expliquant par leur démographie, ainsi que des castes
inférieures et des intouchables. Le groupe est donc
hétérogène et présente une certaine stratification.
(v) Enfin, le dernier groupe est composé des sans-terres, dont
principalement des intouchables qui sont, pour nombre d'entre eux, ouvriers
agricoles. Certains sont tenanciers, bien que la réforme agraire ait
interdit le faire-valoir indirect depuis 1974, afin de lutter contre
l'absentéisme des grands propriétaires et pour favoriser les
tenanciers en leur accordant les terres qu'ils mettent en valeur (Landy, 1994).
Cette mesure s'est avérée peu efficace, dans un sens comme dans
l'autre : les propriétaires pouvant confisquer les terres à
n'importe quel moment, et la terre confiée en faire-valoir indirect
pouvant être réclamée pour sienne par le tenancier. Ce
principe s'est donc marginalisé. On peut toutefois préciser qu'il
existe trois types de faire-valoir indirect : la mise en gage, le fermage et le
métayage. La mise en gage est souvent la conséquence d'un besoin
urgent d'argent (pour la dot par exemple).
1 Dans la nomenclature
officielle, un hectare irrigué correspond à un demi hectare
non-irrigué (Landy, 1994). Ce qui ne correspond pas vraiment au prorata
de la valeur des produits dégagés.
63
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
Les changements agricoles
Ils se sont opérés sous la
volonté modernisatrice et intensificatrice de l'état, qui a
profondément modifié les pratiques, les systèmes culturaux
et les opportunités de travail. Les innovations techniques
prônées durant la Révolution verte l'ont été
dans l'objectif d'accroître la productivité. On peut
dégager deux domaines dans lesquels leurs impacts se sont fait le plus
ressentir. Le premier concerne les variétés culturales
employées, et principalement les variétés de paddy :
l'introduction de variétés hybrides de paddy à hauts
rendements, et à cycles culturaux plus courts que dans le cas des
variétés traditionnelles (environ 4 mois contre 6 mois pour les
variétés traditionnelles). On estime que ces
variétés offrent un gain de rendements de l'ordre de 15 à
20% (Trébuil et al., 2004). Elles requièrent en
contrepartie une plus grande quantité d'intrants, en particulier des
engrais et des produits phytosanitaires, ainsi qu'une fourniture d'eau plus
importante et plus régulière, ce qui implique des changements
dans la gestion de l'exploitation. La diffusion et l'expansion des cultures de
rente ont, elles aussi, modifié les besoins en main d'oeuvre. La culture
de cocotiers exige par exemple relativement peu d'heures de travail,
réduisant de ce fait les coûts d'exploitation. On peut aussi
relever que les cultures de terres punjai ne sont pas de grandes
consommatrices de main d'oeuvre. Le second domaine, corrélé au
premier, est relatif à l'introduction des biens de production modernes
tel que le tracteur agricole, ou encore l'électrification des
systèmes d'exhaure des eaux souterraines. Ces biens ont modifié
le paysage rural traditionnel à travers les transmutations des
stratégies paysannes engendrées.
Les opportunités de travail
La permutation d'une agriculture traditionnelle vers
une agriculture productiviste n'a pas été sans effet sur le
travail agricole. Elle a stimulé certains secteurs alors que dans le
même temps, d'autres secteurs ont vu les opportunités se
contracter. En premier lieu, certains acteurs du monde rural ont vu leur
position sinon s'améliorer, au moins se maintenir. C'est
particulièrement le cas des neerkatties auxquels reviennent les
rôles d'irriguer les champs des ayacutdars et de garder,
surveiller ces mêmes champs à l'encontre d'éventuels
contrevenants. Leur position a été renforcée par
l'introduction des HYV's (High Yielding Varieties) qui nécessitent une
attention plus grande. Ils sont désignés annuellement et
rémunérés en nature par les ayacutdars. La
plupart des propriétaires, ainsi que certains paysans, utilisent le
contrat dit kothu (Ramachandran, 1983). Le kothukarar,
chargé d'établir les contrats pour les propriétaires (on
fait souvent appel à un paysan), doit réunir des groupes
suffisant grands pour la réalisation les travaux durant la saison
culturale. Ce type de contrat intéresse majoritairement les femmes, dont
les travaux principaux sont le sarclage manuel des champs, le dépiquage
de pépinières, et le repiquage des plantules. Quelques hommes
font partie du groupe afin de porter les bottillons de plantules de la
pépinière vers le champ principal. Les ouvriers sont payés
en cash lors de la première culture et en paddy lors de la seconde. On
peut noter que les gains sont équitablement partagés entre les
ouvriers et le kothukarar. En riziculture, plusieurs tâches sont
effectuées par les hommes : le labour, le hersage, l'épandage
d'intrants, la récolte et les deux battages successifs, le premier,
manuel, en compagnie des femmes et le second avec les buffles (toutefois, la
multiplication des tracteurs tend à réduire les
opportunités de cette opération). Symboliquement, comme dans de
nombreuses sociétés agraires, les femmes sont chargées de
l'ensemencement, du repiquage, des épandages, de la moisson, mais aussi
du premier battage (qui requiert un effort intense), et du vannage.
L'épandage d'engrais pourvoit de nouveaux emplois mais les conditions
d'utilisations des produits représentent un problème sanitaire.
Sur les terres irriguées par puits, les types et l'intensité des
travaux dépendent des systèmes mis en place. Pour les hommes, les
travaux
64
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
peuvent consister à la préparation des
terrains, à l'épandage, encore une fois, d'intrants, au
creusement à la houe des rigoles d'irrigation et au nettoyage des champs
après la récolte (en particulier les champs de
bananiers).
Les femmes sont les principales victimes de
l'extension des cultures de rentes qui leur réduit le nombre de jours de
travaux. L'épandage est une des seules activités qui leur soit
accessible. En conséquence de la réduction des
opportunités de travail, le sous-emploi chronique et
l'insécurité caractérisent la condition sociale de ces
femmes (Ramachandran et al., 2001). Ce phénomène
succède à celui qui a vu la féminisation de la force de
travail agricole dans les années 1960 et 1970, durant la phase initiale
de la Révolution verte. Une majorité d'entre elles aujourd'hui
travaillent moins de six mois par an, ce qui les pousse à chercher du
travail dans des secteurs non agricoles et moins bien payés, comme les
travaux publics ou les briqueteries. De plus, et malgré une certaine
division de travail, on estime qu'il y a, dans la vallée des
inégalités de salaires entres les hommes et les femmes. Pour
certaines opérations similaires, les femmes gagnent 42% de ce que
gagnent les hommes. C'est le cas pour les travaux agricoles journaliers : 25
roupies par jour pour les femmes contre 60 pour les hommes (Ramachandran et
al., 2001). Ceci ne va pas dans le sens d'une plus grande autonomie
financière pour ces femmes, alors que c'est pourtant
considéré comme un élément clef du
développement.
On peut noter, enfin, l'augmentation des flux
saisonniers durant de courtes périodes. Les récoltes doivent
être effectuées le plus rapidement possible, ce qui
nécessite une force de travail qui n'est pas toujours disponible sur
place. D'autres flux migratoires sont dirigés des campagnes vers les
villes, où les emplois industriels sont bien mieux payés mais
où d'autres difficultés apparaissent. Au final, il apparaît
que la Révolution verte a engendrée des opportunités de
travail agricole, en particulier pour les femmes, qui se réduisent
aujourd'hui, en raison de la modernisation et de la financiarisation qui
affectent certains secteurs agricoles et qui tendent à les rendre plus
performants et plus rentables. Cette vallée est donc un exemple
représentatif des évolutions agricoles qui se profilent pour le
monde rural indien.
65
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
3.2 Le sous-bassin de Sarugani
Le cas de Sarugani concerne deux espaces contigus au
sein desquels différentes méthodes d'action collectives en faveur
de la gestion de l'eau ont été mises en place. Ces zones se
distinguent l'une de l'autre par les types de sols, les surfaces de
ruissellement, les systèmes culturaux, les pratiques, les statuts
fonciers, et la structure par caste (Mosse, 1997). Toutes ces disparités
définissent deux régions spécifiques sur les plans
écologique et agronomique révélant des identités et
des comportements distincts.
|
|
Les travaux de l'anthropologue David Mosse (1997, Figure
28 - Carte des altitudes du sous-2000), ont justifié le choix de cette
zone d'étude, bassin de Sarugani (source : SRTM)
compte tenu des données disponibles, d'ordres
anthropologique et naturaliste.
3.2.1 La zone mankalanatu1 Analyse des images
Comme on peut le voir sur la figure 28, la topographie
est plus accentuée en mankalanatu qu'en
karicalkatu2. Ces reliefs correspondent à des buttes
latéritiques résiduelles, témoins d'un paléoclimat
bien plus arrosé. Concernant les espaces de végétation
à forte activité chlorophyllienne, les changements
constatés entre 1990 et 2001 se situent essentiellement dans la partie
supérieure de la zone (cf. figure 30). Compte tenu de la date, on peut
assimiler ces végétaux à des cultures irriguées, ou
bien à une strate herbacée à fort taux de recouvrement.
Celles-ci s'étendent principalement sur les versants de substrat
latéritique. En raison de cette localisation et de l'agencement des
surfaces, il est probable que l'irrigation se fasse majoritairement par puits.
En effet, les latérites sont connues pour être des substrats
favorables à la constitution de nappes phréatiques ; de plus, la
texture relativement dispersée des terres irriguées correspond
à la signature des thottam. Celles-ci ne présentent
généralement pas une continuité et une
homogénéité spatiale aussi forte que les nanjai.
Ces dernières, au regard de leur forme et de leur localisation, ne sont
toutefois pas complètement absentes, ce qui peut laisser supposer dans
quelques endroits une utilisation conjointe des tanks et des puits. En ce qui
concerne les zones de végétation à activité
chlorophyllienne moyenne, on note aussi une augmentation des superficies,
cependant moins forte, passant de 8090 à 10350 ha. Ce type de
végétation a tout de même observé une diminution
dans la partie méridionale. Il est probable qu'une partie de cette
végétation corresponde à des Prosopis juliflora,
dans le cadre de la foresterie sociale. Fournissant du bois de combustion et du
charbon de bois, ces arbres sont mis aux enchères, et les fonds
dégagés sont en partie récupérés par les
organisations villageoises, environ tous les trois à cinq ans, dates
auxquelles ils sont coupés (Mosse, 1997). Ils permettent aussi de lutter
contre la désertification et de limiter l'érosion. On les
retrouve en amont des lits alors que sur les digues, on retrouve des essences
différentes, tel que le Ficus benghalensis ou le Ficus
religosa, dont les habitants pensent qu'ils sont habités par des
divinités et dont l'espace occupé est sanctuarisé (Panday,
2000). Plus prosaïquement, ils servent aussi à renforcer la
structure. On trouve aussi, dans
1 Etymologiquement,
mankalanatu dérive de manal man, signifiant sableux et
de natu, pays ou région, et par extension
irrigué.
2 Etymologiquement,
karicalkatu dérive de karisa man, signifiant des sols
à forte rétention en eau et de katu, terres
sèches (cultures pluviales)
66
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
cette région, de nombreux vergers d'anacardiers
qui s'accommodent plutôt bien des sols latéritiques (Gunnell,
communication personnelle). Les augmentations de surface de cette classe de
végétation sont localisées
préférentiellement dans les bas-fonds et sur les plateaux
latéritiques. Une partie correspond donc probablement à des
cultures pluviales tandis qu'une autre peut être assimilée
à une strate arbustive. On retrouve, sur les deux images, des tanks
inondés en fond de vallée, le long du cours d'eau de la Sarugani,
dans la partie nord-est. L'approvisionnement en eau de ces tanks, de tailles
limitées, dépend des apports de l'aire contributive et du cours
d'eau. Cette double alimentation leur permet donc, malgré la saison
sèche, de récolter et de stocker les quelques
précipitations d'été. En raison d'une année 2001
plus favorable sur le plan climatique, le stock est sensiblement
supérieur à celui de 1990, de même que la surface de
cultures sous le commandement de ces tanks. La différence n'est
toutefois pas significative et donc insuffisante pour en tirer des
enseignements. La grande différence est due à l'emprise spatiale
dans la partie méridionale. C'est en effet là que l'on trouve la
plus nette augmentation de surface, et plus singulièrement encore, dans
le sud-ouest avec des tanks en cascade bien fourni. Il n'y a là, a
priori, aucune source d'alimentation autre que le ruissellement superficiel. Le
district de Sivaganga, dans lequel se situe la zone étudiée,
observe en moyenne des précipitations de l'ordre de 120 à 150 mm,
de janvier à la mi-mai, alors que compte tenu des fortes
températures, l'évapotranspiration est très forte
(Sivaganga Website). Ceci laisse supposer que le stock d'eau disponible est
directement lié à une gestion efficace de l'eau de la part des
populations, en optimisant la récolte et l'utilisation des ressources
disponibles. Cette augmentation des surfaces en eau peut s'expliquer en partie
par des facteurs climatiques mais elle est aussi le signe d'une utilisation
intensive des tanks. On en a d'ailleurs une preuve supplémentaire par
les surfaces détectées comme des terres agricoles nanjai
(teinte jaune sur la figure 30).
Figure 29 - Réponses spectrales des sols (Landsat
TM - 23/04/1990)
Celles-ci possèdent en effet une
réponse
spectrale spécifique, comparativement aux
autres sols, non seulement dans le visible mais aussi dans le proche et moyen
infrarouge (cf. figure 29). Cette réponse spectrale est relativement
élevée dans le visible, bien qu'inférieure à celle
des sols soumis à une forte érosion. Elle se situe, dans le
proche infrarouge et l'infrarouge moyen, autour de valeurs
intermédiaires, entre les sols nus et érodés d'un
côté, et les latérites et sols incultivables de l'autre. En
croisant les résultats obtenus avec la carte des altitudes, on
s'aperçoit que ces terres se localisent dans les bas-fonds des
vallées et vallons, ainsi que sur le talus à pente faible du
sud-est, raccordant les buttes latéritiques au paléo-delta de la
Vaigai. La densité est assez forte et la forme est symptomatique de
terres nanjai.
L'agencement de ces terres en fonction du sens de la
pente, laisse en effet supposer, une maximisation de la récolte des eaux
de ruissellement. Ces terres nanjai laissées en jachère,
en raison de la saison sèche, reflètent l'intensité
culturale de la saison précédente. Il y aurait donc eu, compte
tenu de l'augmentation de surface, qui est passée de 115 km2
à 168 km2, un accroissement de cette intensité entre
1990 et 2001. Néanmoins, la péjoration climatique de
la
67
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
fin des années 1980 au début des
années 1990 est sans doute responsable de cet affaiblissement. Au final,
et à l'encontre des discours alarmants sur l'état
dégradé des tanks, cette zone semble donc offrir des conditions
qui permettent ou bien qui forcent les populations à une utilisation
pérenne et intensive des eaux du tank. Les facteurs déterminants
de tels comportements doivent maintenant être
analysés.
L'organisation agricole
On peut remarquer d'entrée, que l'agencement
particulier de ces tanks reflète une organisation spatiale,
élaborée sur des bases empiriques, et de ce fait respectant le
fonctionnement hydrologique naturel. En ce sens, on peut dire qu'ils
relèvent d'une approche environnementale intégrée (Mosse,
1997). La part des terres irriguées est ici très forte (plus de
80% des terres cultivables) ; le riz transplanté est largement
majoritaire, bien que la méthode par semis direct connaisse une
augmentation et une plus large diffusion ces dernières années.
Les variétés employées sont, quant à elles,
exclusivement issues de la Révolution verte. En raison des faibles
opportunités qu'offrent les terres non irriguées, une très
grande majorité de paysans possèdent des terres irriguées
alors que, dans le même temps, le mode de faire-valoir indirect est peu
utilisé malgré le nombre élevé de sans-terres.
L'ensemble du territoire est dominé par la caste guerrière des
Maravars, qui a assis localement son pouvoir autour des
14ème et 16ème siècles. Cette
domination s'exprime de nos jours par la réclamation de droits et de
privilèges lors des litiges, en particulier ceux liés à la
répartition des eaux de tanks. L'organisation, de ces derniers en
cascade impose une réponse sociale spécifique. Ces cascade
tanks sont reliés entre eux par un réseau complexe de
chenaux dont certains nécessitent de construire des barrages temporaires
(munkuntan) pour divertir les eaux écoulées. Bien que
les droits royaux historiques ne soient plus en vigueur aujourd'hui, certains,
régissant une répartition spécifique des eaux, sont encore
utilisés, débouchant sur de nombreux conflits lors des
périodes de sécheresse, et dans lesquels les Maravars
sont les principaux acteurs. La raison tient à l'opposition et aux
revendications de certaines castes envers les privilèges dont jouissent
les Maravars. Les conflits naissent donc du fort degré de
connexion hydrologique des tanks, autant que de la position et l'histoire des
castes (Mosse, 1997). Toutefois, les situations de coopérations sont
bien plus nombreuses. Les ventes d'eau de tanks sont ainsi fréquentes et
facilitées par le réseau de chenaux. Il est néanmoins
entendu que les villages en aval sont plus souvent acheteurs que vendeurs. Une
certaine complexité entoure ces transactions qui peuvent par exemple se
réaliser par des mises en gages mais qui font souvent intervenir les
membres d'une même caste. Quelques ventes peuvent se réaliser,
malgré des stocks assez faibles, en raison de brèches apparues
dans les digues et qui peuvent menacer les cultures et les villages en aval.
Ces pertes brutes sont très dommageables pour les paysans qui ne
peuvent, en outre, disposer d'eaux souterraines, compte tenu de la
salinité des nappes dans toute la partie méridionale de la zone.
Le maintien des tanks dans un bon état est donc fondamentalement une
nécessité pour eux. Voyons les règles qui régissent
la gestion de ces derniers et des eaux ainsi stockées.
La gestion des tanks et de ses
ressources
Deux éléments caractérisent la
distribution des eaux en mankalanatu. Le premier tient à la
présence des neerkatties, qui appartiennent le plus souvent
à la caste intouchable des Pallars. Proportionnellement
à la taille des tanks, ils sont très nombreux, fréquemment
plus de deux par tank. Leurs champs d'actions sont très variés,
comparativement aux neerkatties qui gèrent la distribution des
eaux dans les tanks gérés par le PWD (partie 2). La
présence de ces neerkatties rentre dans le cadre du
système jajmani, qui lie, au sein du village, certaines
castes
68
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
d'artisans ou de services, à des familles ou
des groupes d'acteurs qui en sont héréditairement les clientes du
point de vue commercial, mais qui représentent des patrons dans le cadre
du clientélisme (Landy, 1994). Il y a toutefois des disparités
dans le fonctionnement de ce système, d'un village à l'autre, en
raison de la condescendance plus ou moins marquée des castes dominantes
à l'égard des castes subordonnées, et pouvant se solder,
dans certains cas, à des insoumissions. En règle
générale, leurs actions sont donc très variées, et
vont de pair avec des connaissances agronomiques très
développées. La diversion des eaux dans l'ayacut est
ainsi réalisée après une estimation empirique des besoins
de chaque parcelle selon plusieurs paramètres (humidité, sol,
croissance du végétal, etc.). Le deuxième
élément caractéristique de la gestion de l'eau en
mankalanatu est relatif au rationnement en période de
déficit pluviométrique. Ce rationnement se fait ici sur la base
de la superficie des parcelles. Les paysans doivent donc mettre en valeur une
proportion fixée de l'ensemble de leurs terres. Quand le déficit
est très marqué, le rationnement se fait en rapport à la
taille du foyer, de la maisonnée. Le système en place est donc
relativement efficace même si son contrôle, par les castes
dominantes, maintien le système social hiérarchique et pyramidal.
Ceci ne se vérifie toutefois que dans le cas des villages multi-castes.
La surveillance des chenaux est, quant à elle, confiée à
des membres de la caste intouchable des Paraiyars, tandis que la
participation de la caste bergère des Konars s'effectue par le
don d'une chèvre, pour répondre au rite du sacrifice, avant que
l'eau du tank ne commence à être relâchée (Mosse,
1997). La diversité des acteurs exprime le besoin des populations
d'attribuer un rôle à chaque fonction considérée
comme primordiale, ce qui reflète parfaitement l'intérêt
qu'elles portent à l'égard du tank. La maximisation des
potentialités du tank est, elle aussi, un aspect spécifique
à cette zone. On a déjà dit que les plans de
reforestation, dans le cadre de la foresterie sociale, représentaient
une source importante de fonds. La pêche, elle aussi régie par des
enchères, s'accorde sur les même objectifs, mais nécessite
en plus la participation des kutumpan (caste Pallar) pour
effectuer diverses opérations relatives à l'activité et
aux partages des poissons récoltés.
Le système de gestion s'avère ainsi
relativement sophistiqué. Ceci peut s'expliquer non seulement par des
facteurs environnementaux (relation amont-aval, hydrologie, facteurs
édaphiques) mais aussi sociaux, en raison de la forte domination des
Maravars qui tiennent à maintenir leur position historique
dominante par la continuité des modes de gestion
traditionnels.
69
Des facteurs locaux explicatifs des disparités
territoriales
Figure 30 - Cartes de l'occupation du sol de la zone
mankalanatu
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
3.2.2 La zone karicalkatu Analyse des
images
Compte tenu de la couverture nuageuse, sur l'image de
1973, plus restreinte que sur la zone étudiée
précédemment, il a ici été possible d'analyser les
dynamiques de certains états de
|
Surface (hectares)
|
Etats de surface
|
MSS
|
TM
|
ETM+
|
Végétation
|
activité moyenne
|
|
6721 (27%)
|
14786 (56%)
|
forte activité
|
10269 (49%)
|
2386 (9%)
|
3588 (14%)
|
Sol
|
humide
|
|
7012 (28%)
|
2955 (11%)
|
érodé
|
|
9170 (36%)
|
5134 (19%)
|
Eau
|
10576 (51%)
|
nul
|
nul
|
Total
|
20845
|
25289
|
26463
|
Tableau 4 - Etats de surface de la zone
karicalkatu
70
surface sur une période de 28 ans. Cela dit,
pour des raisons techniques, seuls deux états de surface ont
été analysés pour ce qui concerne les images MSS. A la
date d'acquisition de cette image, la saison culturale correspond à la
saison samba. Les surfaces de végétation à forte
activité chlorophyllienne sont relativement élevées (cf.
tableau 4). Elles se localisent pour bon nombre d'entre elles en aval des
tanks, ce qui est le signe d'une alimentation en eau par ces derniers (cf.
figure 31). Concernant les tanks, ils sont remplis de manière
très disparate.
Il est tout d'abord nécessaire de
préciser que la grande majorité des tanks
représentés sont des non-system tanks. Il existe deux
gradients positifs de remplissage. Le premier ouest-est et le second nord-sud.
On a vu dans la partie précédente que le remplissage
élevé des tanks à l'ouest pouvait s'expliquer, en partie,
par une rupture de pente. Cet élément implique effectivement une
taille plus réduite des tanks en raison du ruissellement plus intense. A
cela, il faut rajouter le fait qu'ils se situent non seulement en queue de
bassin, mais qu'ils sont aussi intégrés dans un réseau
complexe de chenaux, reliant les tanks les uns aux autres. Compte tenu de la
surface considérée, les apports d'eau doivent donc être
très importants. On peut enfin compléter la démonstration
par le fait que la situation littorale influence certainement la
salinité des nappes phréatiques, limitant ainsi la
disponibilité des eaux souterraines pour une utilisation agricole Le
second gradient nord-sud s'explique, quant à lui, par la présence
de la Vaigai, au sud, qui alimente de manière discontinue certains tanks
proches. En raison des dates d'acquisition, l'analyse des deux autres images va
suivre une méthode comparative. Une première observation
relève l'absence complète d'eau, à l'inverse de la zone
mankalanatu, ce qui est un signal fort d'une gestion sociale des
ressources différente, ceci en dépit des caractères
physiques qui ne peuvent expliquer de telles différences. En terme de
surface, les deux types de végétation, à moyenne et forte
activité chlorophyllienne, ont crû de 1990 à 2001, tandis
que durant la même période, les surfaces en sols humides et
érodés ont diminué. L'augmentation du couvert
végétal concerne l'ensemble de l'espace, avec toutefois une
concentration dans les parties occidentale et centrale. Certaines des parties
nouvellement végétalisées occupent les sols humides de
1990, qui sont considérés comme les lits des tanks, ce qui
signifie une dégradation structurelle de ces mêmes tanks. Sur
l'image de 1990, les sols érodés semblent s'inscrire spatialement
en un réseau dendritique qui relie les tanks entre eux. Cette
organisation laisse à penser que cette catégorie de sols puisse
correspondre au réseau des chenaux d'alimentation en eau des tanks.
Celui-ci s'est détérioré en 2001, ce qui peut être
le signe d'un réseau mal entretenu. Enumérons à
présent quelques éléments caractéristiques de
l'espace karicalkatu avant d'interpréter plus
précisément les résultats de l'analyse.
Traits caractéristiques des systèmes
agricoles et de la gestion des tanks
Des différences profondes existent entre cette
zone et la zone mankalanatu. La première d'entres elles
concerne la part des cultures irriguées, qui est ici très faible,
de l'ordre de 18% (Mosse, 1997). Le paddy (dont de nombreuses
variétés traditionnelles) et, dans une moindre mesure, le piment,
sont de loin les deux principales cultures irriguées. La part,
importante, des
71
Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
cultures pluviales s'explique par les bonnes
potentialités agricoles, déjà énoncées, des
sols noirs. On retrouve en pluvial, du paddy, du coton, du piment ainsi que de
nombreuses légumineuses. La diversification est donc plus forte qu'en
mankalantu, alors que dans le même temps, les
opportunités de travail non agricole sont plus élevées et
ceci en dépit d'une majorité de foyers engagés dans
l'agriculture. Concernant la gestion à proprement parler des tanks, des
règles régissent la répartition des eaux, mais elles sont
régulièrement outrepassées par les paysans qui utilisent
exagérément l'eau du tank, limitant ainsi la disponibilité
temporelle des stocks. Ceci peut en partie s'expliquer par l'absence
quasi-totale de neerkatties ou de tout autre acteur de l'eau. Les
opérations de nettoyage des chenaux ou des vannes incombent aux paysans
qui s'octroient, dès lors, la primauté d'utilisation des eaux du
tank. L'entreprise de telles opérations nécessite toutefois la
mobilisation d'une importante force de travail, ainsi que des capitaux, que
seuls les hautes castes, ou les castes dominantes, peuvent réunir.
L'absence, non seulement d'actions collectives en faveur de la maintenance des
tanks, mais aussi de méthodes de rationnement, augmente le
désarroi des petits paysans, et augmente le risque des pertes. A cela
s'ajoute la manipulation des règles et leur détournement plus ou
moins légal, par les castes dominantes, au détriment des plus
faibles, parmi lesquels les femmes sont les plus vulnérables. Lors des
conflits, ces règles sont rappelées et endossées
publiquement dans une stratégie de manipulation. La domination s'exprime
donc ici par l'habileté à dissimuler l'intérêt
personnel dans le langage d'un consensus communautaire (Mosse, 1997).
L'élément historique fondamental qui a fait basculer les modes de
gestion dans cette région est la contestation du pouvoir des
Maravars par la caste paysanne des Udaiyars à la fin
du 18ème siècle. Ayant remis en cause
l'autorité des Maravars, ces derniers ont fait évoluer
le système traditionnel de gestion de l'eau, qui était alors
similaire à celui qu'on peut trouver en mankalanatu,
substituant la gestion privée à la gestion collective. Tous les
rouages du système ont, à partir de là,
évolué vers une individualisation des stratégies
paysannes, avec pour résultat une érosion de la performance des
tanks. L'émergence de cette caste a entraîné d'autres
castes dans son sillage, à la faveur de comportements opportunistes.
Cette dynamique historique n'a été possible et ne peut se
comprendre que par la présence d'un environnement naturel favorable, ou
du moins non contraignant.
Interprétation des dynamiques
observées
Au regard des informations précédentes,
il apparaît clairement que la gestion des tanks n'est pas
organisée de manière structurée sur l'ensemble du
territoire. Les tanks sont pourtant reliés entre eux par un
réseau de chenaux, qui fonctionne sur le même principe qu'en
mankalanatu. Les actes de coopération et de ventes d'eau, entre
les villages, sont rares voire inexistants. Les transactions de stocks d'eau
seraient de toute manière difficile à mettre en oeuvre, compte
tenu de l'état des chenaux. Ainsi, entre 1990 et 2001, les surfaces
érodées ont diminué presque de moitié, ce qui
relève d'un mauvais entretien de la part de la collectivité. Le
même constat s'applique aux lits des tanks dans lesquels les exemples de
colonisation par de la végétation, mais aussi par des
activités anthropiques (plantations illégales d'arbres
fourragers) et des établissement humains sont nombreux, ce qui
s'explique en partie, par la pression démographique (la densité
de population en 2002 était d'environ de 300 hab./km2)
(Mosse, 1997 ; Sivaganga Website). L'augmentation des surfaces
végétales peut s'expliquer, quant à elle, par une
intensification de systèmes culturaux en pluvial (avec une utilisation
plus importante d'intrants par exemple). Celles qui présentent une forte
activité chlorophyllienne peuvent être assimilées, compte
tenu de leur localisation, à des végétaux poussant sur des
sols très humides, susceptibles de correspondre non seulement à
des cultures empiétant sur les lits de tanks, mais aussi et surtout
à de la végétation spontanée herbeuse (pelouses).
Il y eut donc une dynamique de dégradation des tanks et de ses
éléments structurels entre 1990 et 2001.
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Des facteurs locaux explicatifs des disparités
territoriales
Figure 31 - Cartes de l'occupation du sol de la zone
karicalkatu
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Des facteurs locaux explicatifs des
disparités territoriales
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