- Sous la direction de M. MAKRAM ABBES, maître de
conférences à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon.
L'université d'Al Azhar : bastion de l'orthodoxie
sunnite.
L'Islam et les Fondements du Pouvoir dans
l'Egypte des années 1920
- Mémoire présenté par Mlle EL HORRI SOPHIA
pour l'obtention du master 1 d'Histoire des Idées.
2
REMERCIEMENTS
La première personne que je tiens à remercier
est Mr. Makram ABBES, maître de conférences à l'Ecole
Normale Supérieure de Lyon, qui a su me donner assez de liberté
pour accomplir mon travail, tout en y gardant une lecture critique et
avisée. Les échanges continuels, souples et si enrichissants ont
constitué la clé de la réalisation de ce
mémoire.
Par ailleurs, je dédie ce mémoire à mes
très chers parents qui tiennent une place immense dans mon coeur et qui
ont toujours été là pour me soutenir. Vous êtes pour
moi la véritable école de la vie. Que Dieu vous
protège.
A une personne unique au monde, Kamal, mon amour pour toi est
sans limite.
3
SOMMAIRE
INTRODUCTION
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4 à 8
|
PREMIERE PARTIE : La question du califat, une
institution dominatrice, temporelle et illégitime
|
9 à 40
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I. L'ISLAM ET LES FONDEMENTS DU POUVOIR
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10 à 27
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II. L'APRE DEBAT AUTOUR DE LA QUESTION DU CALIFAT
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28 à 31
|
III. LE CALIFAT, SYMBOLE DE TYRANNIE ET DE DECADENCE AU
XIXème SIECLE
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32 à 40
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DEUXIEME PARTIE : Peut-on réellement
considérer la thèse de Ali
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Abderraziq de thèse révolutionnaire et sans
précédent ?
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41 à 62
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I- LE CARACTERE EMINEMMENT MODERNISTE DE L'ISLAM ET LES
FONDEMENTS DU POUVOIR
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43 à 56
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II- L'ISLAM ET LA POLITIQUE, DEUX PROBLEMATIQUES DEJA
|
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|
DISTINGUEES ET TRAITEES DE MANIERE SECULIERE
|
57 à 62
|
AVANT LE XIXème
SIECLE
|
|
TROISIEME PARTIE : L'ère
libérale égyptienne, perspectives politiques du combat d'Ali
Abderraziq à travers l'Islam et les Fondements du
|
63 à 72
|
Pouvoir
|
|
I- L'ERE LIBERALE EGYPTIENNE
|
65 à 67
|
II- POLITIQUE ET RELIGION DANS LE SCHEMA KEMALISTE
|
68 à 71
|
III- LE WAFD SOUTENU ENTRE AUTRES PAR ALI ABDERRAZIQ :
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|
|
UN COMBAT POUR LA DEMOCRATIE REPRESENTATIVE
|
72 à 73
|
CONCLUSION
|
74 à 76
|
BIBLIOGRAPHIE
|
77 à 80
|
4
INTRODUCTION
5
Ali Abderraziq (1888-1966) est un théologien juriste
musulman, diplômé en sciences religieuses de l'université
Al Azhar. Il est cité dans plusieurs ouvrages consacrés à
la pensée politique moderne comme référence pour son
projet de réforme séculière sans précédent.
Malgré sa formation et son statut de recteur de l'université d'Al
Azhar, bastion de l'orthodoxie sunnite, il a produit une réflexion
nouvelle sur le gouvernement en islam et a relancé les débats sur
les relations entre islam et politique, débats toujours valables et qui
ont jalonné la pensée politique contemporaine.
En 1925, dans un contexte national et régional
mouvementés, paraît L'islam et les fondements du
pouvoir1 , un essai de moyenne envergure écrit par Ali
Abderraziq, qui s'est révélé être un
véritable coup de grisou dans les bibliothèques de
l'époque vu le nombre impressionnant de réactions auxquelles Ali
Abderraziq a dû faire face. L'ouvrage L'islam et les fondements du
pouvoir se posait la question de la légitimité du califat
dans les textes et tente de fonder son argumentaire en remontant au temps du
prophète pour questionner les raisons d'existence d'un tel modèle
politique figé. Les années 1920 sont marquées aussi bien
en Anatolie qu'en Egypte par une lutte de toutes parts autour de la question de
la conservation ou de la suppression du califat. Ali Abderraziq, bien
qu'alim de l'université d'Al Azhar, se prononce avec ferveur
contre cette institution qui, selon lui, serait illégitime et purement
temporelle. Au contraire, le califat serait selon lui l'instrument d'une
domination temporelle et purement politique. L'auteur appelle à
l'abandon d'un tel système vétuste et obsolète, et
à la reprise des recherches en science politique pour pouvoir
élaborer le système politique qui sied le mieux aux musulmans.
L'appel à une science politique séculière n'est pas
l'élément le plus révolutionnaire de cet essai. En effet,
Ali Abderraziq a certes développé une réflexion et une
argumentation éminemment modernes sur l'entremêlement entre
religion et politique, mais ce n'est pas tant cela que l'objet de sa
recherche--le prophète--qui est révolutionnaire. Il n'est pas
ordinaire qu'une interrogation critique soit adressée à des
représentations fortement ancrées dans les conceptions
dominantes, à l'orthodoxie et à ses symboles sacrés.
Comme l'a très bien remarqué Abdou
Filali-Ansary, dans son article "Ali Abderraziq et le projet de remise en ordre
de la conscience islamique"2, l'ouvrage dont il est
1 'Imara M., Al-islâm wa usûl al-hukm,
li 'Ali 'Abd al-Râziq (De l'islam et des fondements du pouvoir, de
Ali Abderraziq), al-mu'assasa al-'arabiyya li-l-dirâsât wa-l-nashr,
Beyrouth, 1972.
2 Abdou Filali-Ansary , « Ali Abderraziq et le
projet de remise en ordre de la conscience islamique »,
Égypte/Monde arabe , Première série ,
L'Égypte en débats.
6
question a constitué un évènement majeur
dans les pays musulmans et a relancé le débat sur la relation
entre islam et politique. Ali Abderraziq a réexaminé de
façon minutieusement scientifique la conception islamique du pouvoir qui
se schématisait par la dichotomie entre l'établissement d'un
régime politique moderne ou l'instauration d'un état régi
par la foi islamique. Il n'est pourtant pas l'inventeur d'une science nouvelle,
ni en matière de théologie ni en matière de politique.
Mais il adopte une convergence et une harmonisation intéressantes entre
vocabulaire de judicature religieuse et schéma démonstratif plus
scientifique, qui s'appuie sur l'histoire et sur une raison plus
positiviste.
Le Califat vient d'être aboli en 1924 par Atatürk.
Dans le monde arabe, et plus particulièrement en Egypte et dans
l'entourage du Roi Fouad, on réclame avec vigueur la restauration de
cette antique institution qui remonte à la mort du prophète, bien
qu'elle ait grandement perdu de son prestige et de son influence. L'oligarchie
arabe désirait la restauration d'un califat arabe après tant de
siècles de confiscation de la guidance du monde musulman par les Turcs.
Or voilà qu'Abderraziq, avec son livre, remet en question
l'opportunité et surtout la légitimité du califat. Avec
vigueur et méthode, il pose les questions de la relation du profane et
du sacré, du politique et du religieux, de l'histoire et de la foi. Son
essai provoque des réactions extrêmement violentes. Il a
été, à titre d'exemple, dégradé de son poste
de professeur, et s'est vu ôter son droit de plus publier d'autres
livres.
Abderraziq ne méconnaissait pas évidemment le
fait que le prophète Muhammad avait exercé des fonctions
politiques à la tête de la « cité-état »
de Médine. Mais, considérant que la révélation
confère aux prophètes des pouvoirs plus importants qu'à
d'autres mortels, il estime que le pouvoir exercé par le prophète
a été totalement différent de celui que peut exercer un
autre successeur politique. À partir de cette réflexion, Ali
Abderraziq refuse l'idée pourtant véhiculée par l'histoire
musulmane- selon laquelle il y aurait un modèle islamique de pouvoir
fondé sur les données de la Révélation. Se penchant
autant sur la pensée d'Ibn khaldun que sur celle de son contemporain
Rachid Rida, il incrimine ce qui est, pour lui, une grande illusion :
l'illusion d'une institution infaillible qui a privé les musulmans de
chercher par eux-mêmes des solutions efficaces à leurs
problématiques politiques. Dès les années 1920, Ali
Abderraziq a affirmé que rien n'interdisait aux musulmans de se donner
des types de gouvernement leur paraissant mieux appropriés. Les sciences
politiques et sociales ont, selon lui, le droit d'être autonomes par
rapport aux prescriptions religieuses.
7
Il faut lire L'islam et les fondements du pouvoir
comme un ouvrage qui interpellerait encore la conscience contemporaine vu
les problèmes que traverse la civilisation arabe musulmane. Mais, c'est
aussi une oeuvre de son temps, native d'une décennie de crises et de
tentatives de structurations. S'il s'intéresse à la question du
califat, c'est que le contexte politique y incite. Néanmoins, l'auteur
étant expert en questions théologiques, il est plus à
même de produire une argumentation efficace et convaincante pour saper la
légitimité du califat. Etant un fervent défenseur de la
fondation d'un système politique séculier, il n'est pas pour
autant le premier à penser en termes de science politique non
religieuse. En effet, il s'inscrit dans la lignée de penseurs
médiévaux et d'auteurs du XIXème siècle
qui réfléchissent à une science politique profane, qu'il a
par ailleurs éludés dans son essai. Enfin, les années 1920
apparaissent comme une décennie charnière de la vie politique et
sociale en Egypte : le pays assiste à la rédaction de la
première constitution de son histoire, et devient le
théâtre de luttes politiques entre monarchistes conservateurs et
libéraux nationalistes. Ali Abderraziq réalise à travers
l'écriture et la publication de son essai en 1925 une initiative
citoyenne qui répond à son engagement envers les libéraux
en Egypte et à son occasion de déconstruire une conscience
islamique qui, selon lui serait fondée sur l'illusion de pouvoir
invoquer un passé qui demeure dans les mentalités comme un
âge d'or glorieux. Il est ainsi primordial d'analyser de plus près
la profusion extraordinaire qu'a connue la vie politique en Egypte pendant la
décennie.
Nous commencerons notre analyse des fondements du pouvoir en
islam par l'examen des arguments et thèses présents dans l'essai
de Ali Abderraziq. Nous tenterons d'expliquer comment l'auteur procède
pour refonder la conscience islamique du pouvoir entre un modèle
irréalisable, le califat en tant que guidance légitime du monde
musulman, et une réalité inacceptable, la nécessité
d'un système politique temporel qui réponde aux enjeux et
problèmes de son époque. L'essai devient le conflit vivant entre
expression traditionnelle et un contenu caractérisé à la
fois par une quête de la vérité, une grande verve et un net
souci de précision. Il tente de démontrer tout au long de cet
ouvrage l'illégitimité du califat, qu'il ramène à
un niveau terrestre, pragmatique et temporel d'expression d'une domination au
nom de préceptes religieux inexistants dans les textes sacrés.
Ali Abderraziq se révèle être un acteur réformiste
interne et inhérent à l'orthodoxie qui tente de favoriser dans sa
démarche le rationalisme contre des représentations
traditionnelles héritées et imposées qui se
révèlent fausses.
8
Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi sa campagne
contre le califat en faveur d'un système de représentation
politique séculière s'inscrit dans la lignée de penseurs
qui ont réfléchi sur des questions politiques qui
échappaient à une logique religieuse. Nous nous pencherons
notamment sur Rifa`a Tahtâwî et son intérêt pour la
constitution française de 1814, et l'esprit révolutionnaire de
1789. En effet, sa traduction de la charte de 1814 sur les concepts clés
de la civilisation française, qui lui était au départ
étrangère, a permis d'exporter les principes des Lumières
égalité, liberté et laïcité auprès de
l'intelligentsia égyptienne. Nous tenterons de comparer les
démarches de ces deux penseurs qu'un siècle sépare et
pourtant proches par les enjeux réformiste et pédagogique qu'ils
véhiculent. Il existait évidemment une pensée politique
séculière dans le monde arabo-musulman avant 1830, mais elle
n'avait pas pour visée une éducation aussi populaire et
massifiée de cette discipline comme elle existe chez Tahtâwî
par exemple. L'objectif était, autant pour Ali Abderraziq que pour
Tahtâwî, de réunir le débat théorique et la
controverse politique sur la même arène, et qu'à long terme
l'une influence l'autre.
Enfin, notre troisième partie se concentrera sur
l'ère libérale égyptienne, période charnière
qui s'étend de 1923 jusqu'en 1952, et qui a été une
véritable école de la politisation dans toutes les couches de la
société. Il est utile aussi de rappeler le contexte dans lequel
ont germé les luttes autour du califat, en Egypte mais aussi en Turquie
avec le modèle politique kémaliste.
9
PREMIÈRE PARTIE
La question du califat :
Une institution dominatrice, temporelle et
illégitime
10
A. L'Islam et les Fondements du Pouvoir
L'oeuvre de Abderraziq intitulée L'Islam et les
Fondements du Pouvoir3, est moderne à bien des
égards. Elle a été produite par un cheikh de
l'université conservatrice d'Al Azhar et porte sur des questions
considérées par les plus conservateurs comme sacrées et
donc non sujettes à l'examen scientifique et à
l'évaluation. Elle est en outre porteuse d'une initiative politique
nouvelle : le droit du peuple égyptien à disposer du
système de gouvernement qui lui sied le mieux, opposé à un
système politique figé dans le temps et hérité
depuis le VIIème siècle.
L'Islam et les Fondements du pouvoir est un examen, point par
point, de la légitimité du califat et a fortiori de tout
régime mêlant droit public et islam. L'essai constitue un combat,
une lutte qui ne dit qu'implicitement son nom : celle de la
sécularisation. Bien entendu, ce combat n'est pas nouveau au premier
quart du XXème siècle ; il a été maints fois
théorisé et même normalisé en tant que loi, en
France ou en Turquie. Néanmoins, la démarche
séculière que propose Abderraziq par une négation et une
délégalisation du califat est moderne et absolument pas
désuète. Mais elle est surtout le fruit d'un réformisme
interne qui n'est ni le fruit des avancées de la France ou de la Grande
Bretagne sur ce projet, ni le résultat de la propagande kémaliste
en Anatolie et en Egypte. Cette première partie se donne comme objectif
d'analyser tous les arguments de l'auteur pour déconstruire le mythe
entourant l'institution califale. Il apparaît que son argumentaire n'est
tiré ni d'ouvrages de Carl Shmitt ni de ceux de Max Weber, desquels
Abderraziq n'avait pas, semble-t-il, une maîtrise assez
conséquente. Il appuie alors sa démonstration sur des sources
inhérentes à la communauté musulmane à savoir le
texte sacré, la sunna et certaines exégèses. L'auditoire
à convaincre n'est pas tant l'Europe que les musulmans de son temps qui
ne voyaient aucune alternative politique à l'institution califale, par
manque de réflexion et par peur du blasphème.
Sa démonstration est doublement efficace car non
seulement il se présente comme spécialiste de cette question en
évoquant des domaines dans lesquels il est a priori expert grâce
à sa qualité de cheikh, mais en plus il adopte le même
langage que ses compatriotes afin de montrer qu'une alternative politique est
possible. Il réalise enfin, et ce sera le sujet de ma troisième
partie, une chance d'initiative historique nouvelle, en tant que citoyen
égyptien « libéré » de la tutelle ottomane et
britannique.
3 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du
pouvoir, deuxième traduction d'Abdu Filali-Ansary, éditions
La découverte, série Islam et société, 1994.
11
I. Droit public et Religion : deux domaines distincts
Avant d'aborder le questionnement principal de ce récit
: à savoir la remise en cause de la nécessité de
l'institution califale dans les Etats musulmans, il convient d'abord de
proposer une définition de ce processus historique souvent abordé
qu'est la sécularisation4. Celle-ci se présente tant sous la
forme d'un désenchantement du monde en réponse au déclin
de l'hégémonie religieuse qu'à travers les traits de la
modernité scientifique et la transformation des structures politique et
sociale.
En 1985, Marcel Gauchet publie Le Désenchantement
du Monde5, un ouvrage qui marque profondément les
sciences sociales des religions et suscite un grand nombre de réactions.
Cependant, son oeuvre ne porte pas exclusivement sur la religion : son objectif
est de retracer l'histoire de l'homme démocratique, depuis ses origines
jusqu'à ses doutes, afin d'en saisir les caractéristiques. Cette
recherche constitue l'axe principal de son oeuvre et explique
l'omniprésence de problématiques liées à la
religion : si l'on veut comprendre la modernité, il faut la
redéfinir rigoureusement en fonction de « la sortie de la religion
». L'étude de la religion est, selon lui, nécessaire
à la pensée de la société car lorsque se pose la
question de la communauté ou de la société, force est de
constater l'importance du rôle unificateur et fondateur de la religion :
pour Marcel Gauchet, la religion est une forme du rapport des hommes au
vivre-ensemble, un mode de vivre-ensemble même auquel d'autres modes
peuvent se substituer. Si la religion n'est pas une condition nécessaire
à l'existence de la société, c'est toutefois une constante
des sociétés humaines qu'il s'agit d'appréhender comme
phénomène historique défini par un commencement et une
fin.
Cependant, le passage d'une vérité
révélée à une religion choisie pose un nouveau
problème à la société, celui de la relation entre
l'autorité spirituelle et la puissance terrestre qui entrent ainsi en
concurrence, et aboutit finalement à la construction de l'Etat temporel
contre la domination de l'autorité religieuse. Modernité
politique et modernité religieuse sont donc corrélées,
s'influencent et se transforment réciproquement, ce qui participe
à réinventer
4 A ce sujet, le livre très synthétique
de Jean Claude Monod Sécularisation et laïcité
apporte une introduction très pertinente sur les principales bases
de ce processus, ainsi que ces différentes déclinaisons.
Collection « Philosophies », édition PUF, 2007.
5 Marcel Gauchet, Le désenchantement du
monde : une histoire politique de la religion, édition Gallimard,
1995.
12
la religion. L'enjeu n'est pas tant de supprimer la religion
que de l'inclure à l'appareil étatique : l'inclure au
système politique, pour en limiter les effets.
La maturation qui s'est ainsi produite dans l'esprit
d'Abderraziq est du même ordre, car il ne considère pas le califat
comme la rencontre de la religion avec le monde mais comme le système de
domination qu'il symbolise. La problématique essentielle de son ouvrage
est bien la recherche d'un vivre-ensemble sans fondement religieux dominant ;
l'interrogation qui structure sa recherche est fondamentale : quels rapports
entretenir avec le paradigme fondateur et avec le système de
représentations normalisées sensées régir l'ordre
social ?
La sécularisation peut être étudiée
comme un déclin historique et sociologique de l'hégémonie
religieuse. La sociologie allemande a ainsi défini la
sécularisation, à partir des thèses de Weber, de Marx mais
aussi de Comte, comme affaiblissement de l'importance de la religion
organisée comme moyen de contrôle social6. Une
société sécularisée est une société
où la loi, le savoir et le pouvoir sont séparés, et est
pensée comme l'aboutissement même de l'histoire moderne. La
science et ses progrès se révèlent être la pierre de
touche de ce processus. En effet, les méthodes de la science nouvelle et
son recours à l'autorité de l'empirisme et de
l'expérimentation contre l'autorité de la
révélation et de la tradition, son exigence de validation
intersubjective, ses démonstrations validées, avaient rejailli
sur l'existence d'un autre mode de lecture des symboles les plus probants de la
religion. L'auteur Ali Abderraziq, bien qu'appartenant au corps des Azharites,
adhère à cette modernité de la science et de la recherche.
Bien que sacrées, la personne du calife et celle du prophète sont
questionnées et mises en équation dans une démonstration
quasi géométrique.
Néanmoins, dans nos analyses, nous prendrons garde
à ne pas confondre le processus de sécularisation européen
avec ce qui a pu se passer et motiver Ali Abderraziq après l'abolition
du califat en Anatolie par Mustafa Kemal. Bien entendu, la
sécularisation est un processus qui n'a pas de terre de
prédilection mais l'on peut retrouver les traits décrits
précédemment dans plusieurs sociétés. L'auteur
n'évoque pas le mot « séculier » ou « laïque
» / « «lmânî » ou « lâ'ikî
» ou encore « zamanî » dans la version originale.
Pourtant, dans la traduction d'Abdu Filâlî Ansâry, nous
retrouvons le mot « laïque » 7 en tant que
6 Bryan R. Wilson, Religion in secular
society, 1966, Londres, Penguin, p 14.
7 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
pouvoir, traduit par Abdou Filali-Ansary, op. cit. p 167
13
traduction choisie pour « lâ dinî », qui
signifie littéralement « non religieux ». Il semble donc que
le traducteur ait pris position dans le choix de ce terme, nous émettons
deux hypothèses pour ce choix. Tout d'abord, comme Abdou Filali-Ansary
l'a noté lui-même, le terme laïque était la traduction
officielle pour « lâ dinî » au début du
XXème siècle avant la généralisation du
terme « `almânî » ; sa traduction avait donc pour but de
reproduire justement les concepts de l'époque sans tomber dans un
écueil anachronique. Notre seconde hypothèse porte sur le fait
que « laïque » signifiait seulement le contraire de «
religieux », le premier étant l'antonyme du second. Dans ce cas,
« séculier » aurait pu être utilisé et aurait pu
qualifier le mot « gouvernement ». À partir de leur forme
adjectivale, ces termes sont proches par extension, car ils signifient tous
deux un pouvoir temporel non soumis à l'autorité ou à
l'influence de la religion. Mais dans leur forme nominale «
sécularisation » et « laïcité » se
distinguent conceptuellement. S'il n'existe pas de tels termes dans l'essai de
Ali Abderraziq, c'est que « almânyia » et «
lâ'«kiya » manquaient comme substantifs et que leur idée
même n'était pas décantée. Inversement, il est
possible que le terme laïque dans sa forme adjectivale ait
été utilisé dans la traduction car le concept de «
laïcité » n'avait pas encore été connu ni
généralisé dans ses principes. Cette dernière peut
être comprise comme une sécularisation complète des
institutions, comme le parachèvement institutionnel et juridique des
divers processus de sécularisation. Quant à la traduction de
« sécularisation » par « `almaniya », il important
de rappeler que la source linguistique de ce terme vient du mot « `alm
» qui s'oppose à « habr », « prêtre », et
désigne donc l'homme qui ne tient pas de fonctions religieuses. Cette
différenciation dans les termes est d'une même ordre que la
distinction entre clergé « séculier » et «
régulier », et montre que très tôt dans le corpus
littéraire arabe, il existe des disciplines qui ne sont pas
caractérisées par aucun contenu religieux ni
théologique.
Dans l'ouvrage Sécularisation et
laïcité 8de Jean Claude Monod, l'auteur rappelle
que la sécularisation n'a pas que des acteurs au sein de l'Etat,
ceux-là même qui prônent ce principe contre une religion
dominante. En effet, la sécularisation peut être impulsée
de l'intérieur, et il existe des formes de réformisme
séculier qui n'émanent pas d'une laïcisation politique. Dans
le cas de L'islam et les Fondements du Pouvoir, Ali Abderraziq fait partie du
corps des cheikhs d'Al Azhar, avec une autorité religieuse reconnue et
légitime dans le pays. Ses attaques envers le califat témoignent
d'une volonté de supprimer cette structure
8 Jean Claude Monod, Sécularisation et
laïcité. Collection « Philosophies », édition
PUF, 2007
dominatrice et vétuste. Au moyen de son statut et de sa
formation, il fait indéniablement partie du corps religieux et se lance
pourtant dans un examen logique et rationnel sur le prophète, figure
sacrée, et tente de délégitimer sévèrement
l'institution califale. L'essai constitue par conséquent une sorte de
profession de foi civile, qui émane d'un acteur interne au
système religieux, avec un discours inhérent au système
qu'il dénonce.
II. L'impossibilité de déduire du message
prophétique la nécessité de l'institution califale
Dans cet essai, l'auteur signale dans une première
partie l'origine controversée des pouvoirs du calife et tente de
remettre en cause la légitimité des califes à gouverner.
Si le calife est le successeur du prophète dans sa mission, alors tout
le problème est de s'interroger sur « l'exacte nature de la mission
du prophète »9. Or, c'est bien là l'innovation
d'Ali Abderraziq : ne pas écarter le prophète comme objet
d'étude historique, par convention ou pas peur de toucher à la
dignité du prophète. Si la nature de la mission du
prophète était religieuse, cela exclut de fait la constitution
d'un Etat. Il démontrera par la suite que rien ne justifie la
constitution d'un Etat islamique par respect des préceptes religieux car
rien ne le laissait croire dans les textes religieux. C'est ainsi qu'il conclut
que le califat est une institution politique plus qu'une fonction religieuse,
née dans un contexte de troubles et d'expansions territoriales. Le
califat serait selon Ali Abderraziq la constitution d'un Etat arabe sur la base
d'un appel religieux, ce qui en ferait une institution étrangère
à la religion. L'auteur en appelle donc à une remise en cause
globale du système de gouvernement islamique dont le calife est la clef
de voûte et à l'édification d'un système de
gouvernement réaliste, temporel et qui lancerait l'Egypte dans la course
au progrès entre nations.
L'essai est constitué de trois grandes sections «
Le califat et l'islam », « Islam et gouvernement » puis «
Califat et gouvernement à travers l'histoire » toutes trois
divisées en trois sous-chapitres.
1. Le califat et l'Islam
À chaque début de chapitre, l'auteur
présente les différents points qu'il traite. Pour ce premier
chapitre, il explicite sa méthode, qui est de définir d'abord
l'institution du califat et ce qu'elle porte en elle comme enjeux au niveau
tant politique que religieux. Sans définition et replacement des termes
dans leur contexte, l'auteur ne peut prétendre à les
14
9 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du
pouvoir, op. cit. p 99.
15
réévaluer et à critiquer l'usage qu'il en
a été fait, au tout début de l'islam jusqu'à la
période qui le concerne le plus, à savoir l'après
indépendance égyptienne.
2. La nature du califat
En effet, l'auteur revient sur la racine linguistique du mot
« califat » : KH-L-F et détermine ses différentes
déclinaisons morphologiques et sémantiques. Dans une des
acceptions, celle qui intéresse évidemment le plus le point de
vue de l'auteur, le califat (khilafa) est « le remplacement d'une personne
en raison de son absence, de sa mort, de son incapacité, etc. {É}
Le calife est le détenteur du pouvoir suprême »10.
Ensuite, l'auteur donne les définitions d'Al-Baydawi et d'Ibn Khaldun,
et il en ressort que le califat est la direction des croyants selon la loi
islamique, la garantie de la sauvegarde de la religion et de ses
préceptes après la mort de l' « auteur de la loi
sacrée ».
La fonction du califat est de prolonger l'oeuvre du
prophète, celui qui a reçu la révélation divine, et
qui avait la tâche de la transmettre de la part de Dieu et d'appeler
l'humanité à l'embrasser. Les définitions citées
montrent également que la tâche confiée au prophète
était un projet politique, défense de la religion et gouvernement
des croyants apparaissent corrélés. La tâche du calife est,
selon les mêmes auteurs, d'autant plus légitime et « en droit
» qu'il est considéré comme le représentant du
prophète : « il a droit à assumer la direction
générale des affaires de la umma 11» et de ce
fait il est droit d'exiger aussi l'obéissance totale, et à
disposer d'un pouvoir absolu. Aucun être humain, aux yeux des musulmans,
ne peut s'élever à ce stade. Il semble que non seulement la `umma
confère ce pouvoir et cette dignité au calife mais aussi qu'il la
possède aussi comme une propriété inhérente. Une
question reste encore inexpliquée : d'où est-ce que le califat
tient un pouvoir aussi étendu? Deux théories s'opposent : la
première considère que le calife tient son autorité
directement de Dieu; l'auteur cite certains vers qui désignent le calife
comme l'ombre de Dieu sur terre, l'élu providentiel qui accède au
califat ainsi qu'il y a été prédestiné. La seconde
désigne le calife comme le dépositaire du pouvoir de la umma ; le
théologien Al Kasani décrit ce processus dans son livre Al
Fawa'id al-bahiya fi tarajim al hannafiyya : le délégataire
de pouvoirs agit en vertu de la délégation qui lui est
donnée et au nom des droits que détient la
10 Idem p 53
11 Idem p 55
16
personne qui l'a délégué. Son mandat
expire dès que l'acte qui est à l'origine de sa
délégation devient nul. La communauté confie le pouvoir au
calife pour gouverner selon ses intérêts et si ce dernier
décide de destituer un juge par exemple, il le peut selon la
légitimité que lui a octroyée la communauté.
Le respect et l'obéissance au calife équivalent
au respect et à l'obéissance face à l'islam et à
Dieu, c'est ainsi que dans cette acception là, «
désobéir à l'un revient à désobéir
à l'autre »12. On peut dès lors pousser
jusqu'à comparer sa puissance à l'ordre du divin. Il concentre en
lui tous les pouvoirs, qu'ils soient temporels ou religieux, et en dehors de sa
personne, nul n'est disposé à avoir le pouvoir. Le partage des
pouvoirs n'existe donc pas dans le système califal, du moins à
travers ces diverses définitions. Cela voudrait-il dire que le calife
n'a aucune limite ? Qu'est ce qui l'oblige dans ces fonctions ? Y a-t-il un
droit du calife ? De la même manière que la loi religieuse le
place dans cette position, elle en limite aussi l'étendue. Le calife ne
peut outre passer la loi islamique, il ne peut l'enfreindre, il se doit de
gouverner selon des principes vertueux, pour son salut à lui, mais aussi
pour celui de tous les croyants. Les raisons qui l'amènent au pouvoir
sont celles aussi qui le régissent. Il ne peut donc pas, par ces
mêmes lois, devenir un despote. Un calife qui commet l'injustice ou qui
se rend coupable de concupiscence se destitue lui-même d'office et
devient alors antinomique.
Après ces définitions sur l'institution
califale, son rôle originel, et ses limites, Abderraziq procède,
toujours selon Al Baydawi et Ibn Khaldun, à certaines distinctions
conceptuelles. Ces auteurs ont ainsi mis en lumière les
différences fondamentales entre califat et royauté. La
royauté est un paradigme et un système de pouvoir
différent de celui du califat ; qu'elle soit naturelle ou rationnelle,
la royauté consiste à astreindre à un droit positif,
posé soit selon les désirs et desseins du roi soit selon des lois
normatives rationnelles visant à la cohésion et à la paix
du corps politique. Le califat, quant à lui, tire son pouvoir de la loi
islamique, et vise ainsi qu'il a déjà été
annoncé à la réalisation du bien aussi bien dans le bas
monde que dans l'au-delà. Mais une question demeure : le califat a-t-il
toujours été en conformité avec sa définition ?
A-t-il toujours observé ses règles et ses lois inhérentes
à son existence ? Il apparaît alors que la frontière entre
royauté et califat n'a pas toujours été clairement
délimitée à travers l'histoire et a subi une gradation
certaine jusqu'à n'exister que par le nom : Ibn Khaldun déclare
alors dans le premier livre de sa Muqaddima, que les motivations
califales se sont transformées en motivations de type royal :
l'application du droit
12 Idem p 54.
17
absolu et la contrainte. La période débutant de
Mu`âwiya jusqu'à Harûn Al Rachid s'est traduite par un
système de type royal veillant entre autres à l'observance de la
religion. Par la suite, l'entremêlement a été encore plus
radical car le pouvoir califal s'est dissous dans le pouvoir royal. Le califat
a été alors utilisé comme instrument de domination, car le
terme a gardé son prestige et sa haute dignité dans l'imaginaire
arabe.
3. Le statut du califat
La proclamation d'un calife apparaît, selon les auteurs
précédemment cités du moins, comme une obligation sous
peine de commettre un pêché collectif. Le califat apparaît
nécessaire car il ne laisse pas la communauté abandonnée
à l'anarchie d'une part : la coutume devenant loi, la proclamation d'un
calife a adossé son caractère obligatoire. D'autre part, la
proclamation d'un imam est le gage du respect et de l'application des
règles fondamentales émises par le Législateur à
savoir la défense de la religion, des vies humaines, de la raison, de
l'intégrité des lignages et des propriétés et
enfin, de l'honneur. Mais ces points de vue présentent une certaine
faiblesse, c'est que s'appuyant sur la loi islamique, ils ne peuvent citer
aucun verset du Coran relatif à l'obligation de l'institution califale.
Les théologiens se sont alors contentés, en vue d'expliquer le
caractère obligatoire du califat, de développements aux allures
logiques et rationnelles. N'en déplaise à Rachid Rida, l'auteur
déclare aussi que rien dans le Hadith et donc dans la sunna ne
légitime l'obligation d'un tel système13 : « Le
califat, n'a pas été négligé seulement par le
Coran, qui ne l'a même pas évoqué, il a été
ignoré tout autant par la sunna, qui n'en fait aucune mention
»14. Certaines évocations des termes « imamat
», « allégeance », « communauté », mais
rien ne laisse penser, même à la lecture de certains propos du
Prophète, que la loi islamique reconnaît le principe du «
grand imamat » comme un intérim strictement semblable des fonctions
du Prophète. Pour déconstruire ce raisonnement largement
répandu, quand bien-même les hadiths seraient authentiques, et les
termes auraient le même sens que lui prêtent les partisans de
l'obligation de l'allégeance à un calife, l'auteur argue que
même en évoquant un certain type de gouvernement, ce dernier ne
sera pas pour autant un fondement dans la loi inspirée de Dieu.
Rien ne prouverait explicitement que l'institution califale
puisse être considérée comme l'un des dogmes religieux. En
outre, et pour renforcer son propos, Ali Abderraziq
13 L'auteur donne notamment l'exemple de versets du
coran sur-interprétés et présentés
comme la preuve de l'obligation de la proclamation d'un imam :
Coran IV, 59 ; Coran IV, 83
14 Idem p 67.
18
pose une série de questions rhétoriques tendant
à infirmer les arguments adverses : « Ne sommes-nous pas tenus par
la loi religieuse d'être généreux envers les mendiants,
respectueux envers les pauvres ? Un homme sensé peut-il conclure qu'il
faudrait nous forcer à avoir parmi nous des pauvres et des mendiants ?
»15. L'affirmation de l'obligation du califat selon la loi
islamique est une interprétation et un consensus entre
théologiens lourd de conséquences car il détermine un
système politique figé dans le temps découlant d'une
prétendue loi islamique.
4. Le califat d'un point de vue social
S'il ne s'agit pas d'un verset ou d'un hadith, d'ou tient-on
cette obligation ? Les auteurs précédemment cités
divergent sur l'origine d'une telle obligation et il semble que c'est un accord
unanime après la mort du Prophète qui ait été
à l'origine de la proclamation d'un imam, pour que la communauté
ait toujours quelqu'un pour la prendre en charge. C'est la
réitération de cette délégation du pouvoir par la
`umma qui a fait du système califal une loi.
L'enthousiasme des musulmans pour les sciences surprend,
aucune science, selon Abderraziq n'avait un apport aussi modeste et faible que
la science politique. La notion de pouvoir, étant l'objet propre de la
science politique : sa source, sa nature, ses fondements, son utilité,
ses objectifs, ses effets moraux, intellectuels et matériels n'ont pas
bénéficié de réelles réflexions,
d'évaluations car les fondements du pouvoir ont été
posés comme irréfutables, figés et non «
négociables ».
L'opposition politique est née avec le califat, car le
calife ne peut perdurer sans le recours à la force et à la
contrainte : le calife n'avait pour entourer son siège que des lances et
des épées, que des armées dont les arsenaux et la
puissance étaient impressionnants. Le sultan Mehmet V, à son
grand dam, n'a-t-il pas vu le califat disparaître au moment où sa
force s'est dissolue et que l'armée a rejoint Mustafa Kemal ? Y a-t-il
eu une seule génération de musulmans qui n'a pas vécu la
destitution d'un calife, ou une lutte de pouvoir intestine pour s'emparer du
pouvoir califal ? Le calife, devenu roi et enseignant les principes islamiques,
ne pouvait espérer une soumission et une obéissance durable
à un être autre que Dieu, sans le recours à la force et le
contrôle. En outre, l'argument selon lequel le califat serait la garantie
de la sauvegarde des principes religieux est nul, car même en temps
d'instabilité et de vacance de ce poste, les principes religieux
n'étaient pas moins respectées que dans une autre région
où le califat s'était maintenu ou détaché. En
effet, et l'auteur s'appuie sur des chroniques
15 Idem p 70.
19
historiques pour le démontrer, depuis le milieux du
troisième siècle de l'hégire, le califat a perdu
progressivement les territoires qui lui étaient soumis, au point que son
influence s'est limitée aux remparts de sa capitale Baghdâd : le
Khorassan et les régions situées au-delà de l'Euphrate
sont passés sous la domination d'Ibn Saman puis de ses descendants, le
Bahrein est passé aux Qarmates, le Yémen à Ibn Tabataba,
Ispahan et la Perse aux Bouyides, Ahwaz et Wasit à Mu'izz al-Dawla, Alep
à Seif Al-Dawla, l'Egypte à Ahmad ibn Tulun puis, à sa
suite, aux rois qui ont pu s'y imposer et en faire un royaume
indépendant comme les Fatimides , les Ayyubides, les Mameluks et
autres.
Le califat, tel qu'on l'a vu, ne serait, selon les arguments
qu'a présentés Abderraziq, ni une institution fondée sur
des articles de la foi religieuse, ni un système que justifie la
raison.
III. Islam et gouvernement
Dans cette deuxième section de L'Islam et les
Fondements du pouvoir, l'auteur se concentre sur le fonctionnement des
différentes institutions qu'implique le gouvernement et l'Etat, comme la
justice, pendant une période peu étudiée qui est celle du
gouvernement du prophète. Comment rendait-il justice ? Comment
gouvernait-il ? Peut-on affirmer que la gouvernance du prophète
n'était qu'une période extraordinaire ?
1. Le système du pouvoir au temps du
prophète
Ce premier chapitre traite, ainsi que nous l'avons dit,
s'intéresse au fonctionnement de la judicature au temps du
Prophète. Spécialiste et chercheur dans le domaine de l'arbitrage
et du règlement des contentieux, il n'est pas étonnant que
l'auteur cherche à retrouver les fondements du droit islamique en
plongeant dans ses débuts et ses origines. Le droit naît avec la
société et la communauté, car il est le principal
régulateur social. Or, la société musulmane n'est pas
née ex nihilo, elle était préexistante à
l'avènement de l'Islam, et possédait déjà certaines
coutumes et certaines normes. Il n'est donc pas étonnant de retrouver
pendant la Jahiliya et le début de l'Islam les mêmes formes de
judicature. Il a été demandé au Prophète d'examiner
des affaires et d'en rendre les jugements ; à défaut de pouvoir
avoir une idée claire de la manière dont s'organisait certaines
affaires judiciaires par le prophète ou ses envoyés, l'auteur
conclut que les envois de délégations de juges n'était ni
continu ni étendu dans ses pouvoirs. Ainsi, ce qui est rapporté
sur ce sujet permet simplement de conclure que le prophète donnait de
temps en temps, à certaines personnes, des délégations
20
limitées, telles que le commandement des troupes, la
gestion des biens, la direction de la prière, l'enseignement de la
prière, l'enseignement du Coran ou la prédication religieuse.
Mais les témoignages n'évoquent pas les autres fonctions
constitutives d'un Etat, comme le maintien de l'ordre. Nous ne pouvons pas
dès lors conclure l'existence d'un gouvernement du Prophète
à cette période. De même, alors que les chroniqueurs
dressent la liste des collaborateurs, des juges, des généraux,
des gouverneurs des différents califes, leurs propos et
précisions sur le gouvernement du prophète deviennent ambigus et
obscurs.
Si la finalité de son argumentation n'est pas encore
très claire, Abderraziq la dévoile en déclarant que son
but, à travers ces recherches-là, est de s'interroger sur la
nature du rôle du prophète, en plus d'être le messager de
Dieu. Etait-il un chef de gouvernement au sens politique qu'on lui accorde ?
Etait-il roi ?
D'autre part, c'est à la fin de ce chapitre que l'autre
formule ses inquiétudes quant à la levée des boucliers des
conservateurs qui seraient contre ce genre de recherches présupposant
que ce qui découle de la religion est un donné immuable et
figé. Aussi exprime-t-il sa volonté, légitime de par sa
profession, de sonder l'histoire jusqu'à ses débuts afin de
montrer si le gouvernement du calife est légal, de par la loi islamique.
Si le calife est le représentant du prophète dans toutes ses
fonctions, il faudrait d'abord savoir si le prophète exerçait un
rôle éminemment politique pour se prononcer sur la
légitimité du calife au sommet de l'Etat.
2. Prophétie et pouvoir
L'auteur tente dans ce chapitre de déterminer si le
prophète pouvait être considéré comme un roi. A tous
ceux qui considèrent la personne du prophète sacrée, le
chercheur répond qu'il n'y a « aucune raison de considérer
qu'une telle entreprise constitue un danger pour la religion, ou qu'elle est de
nature à ébranler la foi de celui qui s'y engage ». Admettre
que le Prophète, en plus d'assurer son rôle de messager,
était un roi ne touche pas aux dogmes fondamentaux et relève de
son travail de chercheur. Cette démarche porterait les traits de la
modernité scientifique.
Tout d'abord, l'auteur examine les arguments qui font de la
mission du prophète une mission totalement différente de celle de
roi. Bien que la mission prophétique octroie au porteur du message divin
une disposition toute particulière dans la société, il
n'en est pas moins que la place d'un roi est d'un tout autre ordre. D'une part,
un prophète n'est pas
21
séparable de la société dans la quelle il
se révèle en tant que tel, mais ses relations avec le pouvoir ne
se traduisent pas forcément par une prise de pouvoir. A titre d'exemple,
Abderraziq évoque la soumission de Jésus fils de Marie à
César : « Rendez donc à César ce qui est à
César, et à Dieu ce qui est à Dieu !16 ».
Mais cela signifie-t-il d'autre part que le prophète Muhammad
était-il simplement un prophète et non un roi ?
Il semble que pour le commun des musulmans la prophétie
a été aussi l'acte inaugural de l'Etat musulman. Le commun des
musulmans tendrait à croire, aux dires de l'auteur, que le
Prophète était un « roi messager de Dieu », ce qui
entremêlerait intimement les deux fonctions : les dires des
théologiens l'ont fait déduire que l'Islam était un acte
d'unification politique, que religion et Etat étaient dès
l'origine en fusion. Cette affirmation n'a rien d'étonnant car un Etat,
même fondé par la religion, n'en reste pas moins un Etat : avec
des institutions temporelles pour la gestion des affaires municipales,
privées, publiques, intérieures, la défense de la
communauté. Le modèle étatique en vigueur en ce temps
là et reproduit par Rifa'a al-Tahtawi reprend tant les services
attachés au prophète que les fonctions liées au Grand
Imamat, qui étaient les plus élevées de l'Etat. Il ne fait
pas de doute, selon lui, que le gouvernement du Prophète comportait
certains semblants du gouvernement temporel et certaines apparences de pouvoir
monarchique. L'exemple le plus emblématique et que le jihad, action
armée contre ceux, parmi le peuple, qui s'étaient opposé
à la religion. De son vivant, il avait déjà
commencé les offensives contre l'Etat byzantin, ce qui ne laisse planer
aucun doute sur son pouvoir en tant que premier général. La
guerre sainte, au delà de son acception religieuse, était aussi
une offensive impérialiste, pour étendre le royaume et
défendre l'Etat naissant. De plus, la violence ou la guerre ne
constituent pas réellement le meilleur moyen pour l'exhortation
religieuse et l'appel à Dieu : « Apelle au chemin de ton Seigneur
par la sagesse et l'édification belle. Discute avec les autres en leur
faisant la plus belle part 17». Si donc, le Prophète a
fait appel à la force, sa décision est éminemment
politique, temporelle et non une question religieuse, métaphysique ou
céleste.
Pour les convaincus, une question demeure :
l'édification d'un Etat était-elle inscrite dans le projet
prophétique, ou est-elle un projet ajouté au message de
départ ? L'auteur Ibn Khaldun, précédemment cité,
considère l'islam comme une religion particulière à savoir
qu'elle est à la fois un appel adressé à toute
l'humanité, une législation et un principe de réalisation
de cette même législation. Mais si le prophète était
réellement un roi, ou si du
16 Nouveau Testament, Matthieu, 2
17 Coran, XVI, 125
22
moins il a enclenché un processus qui devait se
parachever par la mise en place d'une telle institution, pour quelle raison cet
« Etat » était-il dépourvu des dispositifs essentiels
à tout pouvoir temporel ?
Cette réflexion est peut-être due à
l'ignorance ; les chroniqueurs ne nous ont vraisemblablement pas fait parvenir
ce pan de l'histoire. Par ailleurs, le Prophète n'avait pas besoin d'un
système achevé, ferme et rigoureux, s'il avait de son
côté l'inspiration divine. Ces questionnements sont en tout cas
les oppositions auxquelles fait face une pareille thèse.
3. L'islam est un message de Dieu et non un
système de gouvernement, une religion et non un Etat
Constatant que des obstacles se dressent contre sa recherche
historique, l'auteur postule que le prophète n'était pas un roi,
mais uniquement le messager de Dieu, chargé de transmettre un appel
purement religieux : il ne fut ni roi, ni fondateur d'empire, ni encore
prédicateur attelé à l'édification d'un royaume.
Tout d'abord, l'autorité que s'est acquise Muhammad
n'est pas due à son pouvoir temporel mais bien à la position que
lui a octroyée la mission prophétique. En effet, le messager est
élu, il n'a aucune tare et jouit d'un certain charisme, rien en lui
n'est sensé repousser les siens. Outre cela, il appartient au peuple
auquel il délivre le message, et possède des qualités pour
délivrer de matière optimale le message. De par ce charisme
imposant, le rang d'envoyé de Dieu est encore plus puissant que celui de
roi, car sa fonction implique qu'il puisse pénétrer l'âme
et à l'intimité des coeurs.
Usant de versets coraniques18, Abderraziq montre
que l'oeuvre spirituelle du messager ne dépassait pas les limites d'une
prédication dénuée de pouvoir temporel. De plus, le
prophète n'est pas habilité à tyranniser les hommes, il
exclue de la même manière qu'il puisse user de contrainte pour lui
inculquer la foi. Il ne peut être un chef, au sens temporel du terme, car
la contrainte et la domination seraient le propre du gouvernement temporel.
Dans la Sîra Nabawiya, il en est de même ; le prophète dit,
alors qu'un homme venu lui présenter une affaire tremble de frayeur
à sa vue : « Calme toi, je ne suis ni un roi ni un tyran. Je ne
suis en fait que le fils d'une femme de Qoreich qui mangeait de la viande
salée... ». Par ailleurs, le message divin s'adressant à
l'humanité entière, on ne peut imaginer l'humanité
entière régie
18 Coran VI, 106-107, X, 99-100
23
par un seul gouvernement, il s'agirait là selon Abderraziq
du propre des hommes.
Abderraziq conclue ce chapitre en déclarant le message
prophétique ne comportait en rien le dessein d'un projet politique
temporel, et l'autorité qu'avait le prophète sur les croyants
émanait de son charisme et de son rang de messager divin : il n'y a ni
gouvernement ni Etat, ni visées de rois ou de princes.
IV. Califat et gouvernement à travers l'histoire
1. Les Arabes et l'unité religieuse
L'islam étant un appel ayant une dimension cosmique,
dépassant le strict cadre arabe, il n'a jamais été «
un appel pour la cause des arabes ; il n'a jamais été une
entité arabe ni une religion arabe », bien que le Coran soit un
modèle en arabe, et que son prophète soit arabe. Cela a bien
évidemment conduit la révélation à se transmettre
dans un premier temps chez les Arabes. Mais l'auteur montre que quand bien
même Mohammad a transmis le message divin aux Arabes, rien ne permet de
dire que l'unité qu'il existait dès lors était d'ordre
temporel, car n'étant pas intervenu dans les affaires sociales et
économiques qui préexistaient à la
Révélation, les Arabes ne formaient pas un Etat uni. « Tel
était l'état des Arabes à ma mort du prophète. Une
unité religieuse avec, au dessus, une multitude d' « Etats
».
Mais aussitôt le prophète disparu, cette
quasi-unité religieuse s'est peu à peu ténue. Son devoir
était de livrer son message en intégralité : comment,
dès lors, si la constitution d'un Etat faisait partie de sa mission,
aurait-il pu laisser une telle question dans pareille confusion, au point que
les musulmans en vinssent rapidement à `s'entretuer ? En outre, le terme
de calife ne renferme pas d'un point de vue linguistique l'idée que le
successeur du prophète serait nommé par le prophète
lui-même ce qui explique les désaccords à la mort de
celui-ci au moment d'en désigner un. Le prophète n'a donc en rien
organisé la suite, car le Livre sacré constituait une succession
pour vivre dans la vertu et les principes religieux. Sa mission s'achevait au
moment de sa mort, et il n'aurait jamais évoqué la forme de
gouvernement à entreprendre après sa mort. Le califat est, une
fois de plus et ce de manière implicite cette fois,
discrédité et présenté comme une supercherie, ne
découlant ni des textes, ni même du Prophète mais d'un
accord unanime, qui n'est pas aussi consensuel qu'il laisserait croire.
24
2. L'Etat Arabe
Dans ce chapitre, l'auteur inaugure une étape nouvelle
: celle de dire qu'il n'y avait qu'un seul système politique possible
après la mort du prophète : un système politique
laïque.
Il est surprenant que l'auteur utilise ce terme sans
même en proposer une définition substantielle : parle-t-il de
sécularisation ou de laïcisation ? Il semble également
étrange que l'essayiste utilise ce concept, éminemment moderne.
Par laïque, nous supposons que l'auteur fasse référence
à un pouvoir politique purement détaché du fondement
religieux pourtant unificateur, une autorité purement politique : «
Qu'il n'y ait plus de direction religieuse après le Prophète est
chose normale et raisonnable à l'évidence. En fait, c'est bien ce
qui se produisit à l'époque. »19. Selon
Abderraziq, dans une argumentation quelque peu douteuse, les peuplades arabes
s'étaient constituées en Etat après l'envoi de «
l'Apôtre de Dieu », ne pouvant revenir à cet état de
nature anarchique qui serait prétendument la barbarie de la Jahiliya.
Abderraziq dresse comme argument d'autorité la volonté de Dieu de
réunir toutes les conditions nécessaires pour que les Arabes se
fédèrent pour prouver l'existence d'un Etat arabe après la
Révélation : « Quand Dieu réunit les conditions
nécessaires pour qu'un peuple devienne fort et dominateur, ce peuple ne
peut que se renforcer et dominer20 ».
Malgré l'unité religieuse, l'objet des
réflexions portait sur « l'édification d'un Etat, la
création d'un Etat ex nihilo ». Pour étayer cette
idée, l'auteur avance l'argument de la terminologie adoptée par
les Arabes : ministres, principautés ; ce qui dénoterait d'une
certaine avancée en terme de gouvernement. C'est ainsi que la guerre
civile, connue dans l'histoire sous le nom de hurûb ar-ridda, se
révèle être une pure lutte politique entre les compagnons
du prophète et les tribus refusant de faire allégeance à
Abu Bakr, sans pour autant renier l'unité religieuse des Arabes. Cette
allégeance n'a été arrachée que par la contrainte
et la force aux dits apostats et ce faisant, elle est caractéristique de
la fondation d'un Etat d'ordre temporel, un gouvernement arabe, beaucoup plus
restreint que le culte musulman qui, lui, a une vocation plus universelle. Pour
soutenir cet épisode capital de la fondation de cet Etat arabe qui
défendait l'appel à l'Islam, l'auteur décrit la tenue des
négociations entre `ansar et
19 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
Pouvoir, op. cit. p 143
20 Idem p144
muhajirûn , selon Tabarî dans son Histoire des
Califes : Les `Ansar proposèrent aux muhajirun une forme
d'alternance au pouvoir : choisissons un prince parmi vous, puis un autre parmi
nous.-Les princes doivent être nommés parmi nous, leur
répondit Abou Bakr. Votre groupe fournira les ministres. » Tandis
qu'Abu Sufyan s'écriait : « Par Dieu je vois s'élever une
tourmente qui ne se règlera que par le sang. Ô clan de `Abd Manaf,
en quoi Abou Bakr est-il impliqué dans les affaires qui vous reviennent
? Où sont les deux incapables, les deux méprisables `Ali et
al-`Abbas ? ».
Ces entretiens montrent que les discussions n'étaient
pas d'ordre religieux mais bien une lutte de pouvoir entre clans refusant de se
voir gouverner par les chefs d'autres clans. L'enjeu n'est pas tant de choisir
la personne la plus apte à transmettre et consolider la
révélation dans la umma mais plutôt de choisir les
personnes les mieux à mêmes de défendre les
intérêts de chaque clan. Leurs divergences portaient sur des
questions temporelles et stratégiques. Aux dires d'Abderraziq, personne
parmi l'élite arabe, pas même Abou Bakr, n'aurait confondu sa
fonction de chef politique avec une dignité religieuse. Dès lors,
l'origine de la fonction politico-religieuse de calife serait née
d'affabulations qui auraient hissé la fonction politique au rang de
fonction céleste, transformant la désobéissance politique
en péché, et la doublant d'une dimension spirituelle et
morale.
25
3. Le califat islamique
26
En procédant par forage sur des termes comme calife et
califat, l'auteur a tenté, tout au long des premières sections,
de reconstruire leur fondement historique et la raison de leur utilisation.
Nous rappelons qu'Abderraziq a affirmé que la création du terme
de calife ne remonte pas à une source connue.
Par contre, son acceptation par Abu Bakr, le premier
successeur au prophète et à ce titre le premier calife du
prophète de Dieu, a ratifié l'appellation. L'identification de ce
terme en a fait un statut officiel. Le prophète étant le
dirigeant des Arabes, Abu Bakr venant après lui et se dressant lui aussi
en tant que roi des Arabes, il fut possible de l'appeler calife de
manière absolue, car le califat n'est autre que la succession dans ses
tâches politiques et religieuses du prophète de Dieu.
Il a fallu d'abord trouver un terme de prestige après
la mort du prophète. Abu Bakr Al-Siddiq l'a choisi en se sachant artisan
d'un nouvel Etat, artisan d'une nouvelle unité au sens politique du
terme. Il a ainsi voulu représenter toutes les dimensions de ce nouvel
Etat au milieu des séditions : d'autant plus que les gens nouvellement
convertis venaient de sortir de l'Ere de l'ignorance, Al Jahiliya, et
étaient encore marqués par les séquelles du fanatisme et
par la rudesse bédouine. Il est étrange par ailleurs
qu'Abderraziq, qui exprime le souhait de rechercher aux fondements des origines
du pouvoir en Islam, ne critique pas ce terme de Jahiliya épris de
connotation idéologique visant à mettre en valeur la
période après la Révélation.
Cependant, on comprend que ce terme, même faux, puisse
être utile : c'est cet état d'anarchie et de barbarie qui lui a
servi comme argument pour avancer que les Arabes ne pouvaient revenir à
la désagrégation et devaient par conséquent maintenir
l'unification qu'avait amorcée l'Islam : « La prédication
islamique a amélioré la condition des peuples arabes sur de
nombreux plans. Un peuple renaissant, comme l'étaient les Arabes
à l'époque, ne pouvait accepter, une fois l'autorité du
Prophète déliée, de retourner à l'état
où il vivait auparavant, de redevenir un ensemble de peuplades
marquées par l'état de barbarie des nations sauvages, des tribus
hostiles »21. Enfin, le titre de calife avait l'avantage de
pouvoir contrôler et faciliter le maniement des gens qui venaient de
faire allégeance.
Cette formule a été
généralisée ensuite à travers une erreur
d'acception dans les termes: Abu Bakr assumant le califat du Prophète de
Dieu, il devait être reconnu comme un
21 Idem p144
27
calife authentique. Cette association renferme un sens
très particulier. Car par association d'idées, certains ont
décrété qu'Abu Bakr étant calife du
prophète, lui-même calife de Dieu, ce premier est
prétendument le calife de Dieu. Ce titre porte néanmoins une
acception de souveraineté d'ordre divin. Les croyants entourèrent
alors ce titre de tout ce avec quoi ils entouraient leur religion.
Automatiquement, se dresser contre Abu Bakr c'est se dresser contre l'Islam
tout entier. Ceux qui combattaient Abu Bakr étaient alors des apostats.
Or, ceux qui se battaient contre Abu Bakr n'étaient pas
nécessairement des apostats au sens religieux du terme, vu qu'ils ne
reniaient pas la foi islamique. C'est la lutte contre eux pour un motif
religieux qui les a transformés en apostats. Or, c'est là, estime
Abderraziq que l'erreur fut commise, car la guerre a été
déclarée en réalité pour des motifs politiques
telle que l'unité et la cohésion du corps politique autour de Abu
Bakr. Le refus de se plier au gouvernement de Abu Bakr, de payer le tribut
signifiait la non reconnaissance de ce gouvernement en tant que suzerain. Ce
qui est important, ce n'est pas tant l'examen des justifications de Abu Bakr
pour mener cette guerre contre l'apostasie, ou l'évaluation critique de
qui il jugeait être un apostat ou non, que de remarquer que l'acte
inaugural de son Etat a été la guerre contre l'apostasie.
Ce titre a donc constitué selon Abderraziq, qui en
conclue, une des erreurs dans laquelle est tombé le commun des
musulmans, en imaginant le califat était une fonction religieuse et que
celui qui était investi du pouvoir sur les musulmans occupait parmi eux
la place qui était celle de Prophète de Dieu. Il était de
l'intérêt des sultans de répandre cette erreur afin
d'utiliser la religion comme une arme pour protéger leurs trônes
des rebelles. Obéir aux imams, c'est obéir à Dieu et leur
désobéir, c'est désobéir à l'Islam, et donc
à Dieu. Ils firent même plus, car ils firent en sorte que le
sultan soit le calife de Dieu sur terre et son ombre étendue sur ses
adorateurs. Telle a été l'obscurantisme des sultans, qui auraient
« défiguré le visage de la vérité », puis
tyrannisé la population au nom de cette même religion. En les
emprisonnant dans leur tromperie, ils ont privé les musulmans d'autres
recours que la religion, en matière d'administration et de politique.
28
B. L'âpre débat autour de la question du
califat
La publication de L'islam et les fondements du pouvoir
a interpellé la conscience islamique égyptienne et arabe au
premier quart du XXème siècle. Cet essai
apparaît au plus fort du déchaînement des passions autour de
la conservation ou de la suppression du système califal et a
probablement été à l'origine de l'échec des
démarches entreprises pour faire ressusciter cette institution.
Ailleurs, le monde islamique vivait en même temps, dans plusieurs de ses
parties, des transformations politiques sans précédent.
1. Le califat, entre libéraux et
réformistes ? - La défense du
califat
Avant l'intervention d'Ali Abderraziq, le débat sur la
question du califat avait déjà connu des développements
importants sur lesquels nous reviendrons. En 1922, le rôle du califat est
restreint à un rôle strictement spirituel en Turquie, mais
l'opposition gagne l'Egypte et l'on voit de dessiner trois mouvements de
réactions distincts :
- D'abord un strict conservatisme appelant au retour à
une institution et à des modèles multiséculaires,
illustré par Mustafa Sabri.
- Mais aussi un retour au modèle islamique purifié,
incarné par Rachid Réda 22
- Enfin, une révision en profondeur du modèle
islamique par le manifeste d'Ankara sur lequel nous reviendrons plus
précisément en troisième partie.
Mustafa Sabri, se présente comme le défenseur du
retour aux institutions traditionnelles, et était le dernier cheikh al
islam du califat ottoman. Devenu un opposant irréductible d'Atatürk
et des idées qu'il défendait, il fut obligé de se
réfugier en Egypte dès les premiers jours de la révolution
menée par ce dernier. Il cherche visiblement à frapper les
esprits dans son ouvrage23: il dénonce fébrilement et
pêle-mêle des complots chrétiens et juifs, la trahison des
éléments athées infiltrés dans les rangs des
musulmans, et appelle ses coreligionnaires à retourner à leur
communauté face à tous ses ennemis héréditaires.
Son
22 Le moyen orient au XXème
siècle, P. Derriennic, éditions Armand Colin.
23 Mustafa Sabri, Dénonciation des ingrats
contestataires de la religion, du califat et de la umma, Le Caire 1924
29
réquisitoire ne comporte toutefois aucune tentative
d'explication des évènements d'alors, aucune proposition
d'action.
Plus écouté et plus pénétrant
était le discours de Rachid Réda, disciple et associé de
Muhammad `Abduh, et rédacteur en chef de la revue Al Manar24.
L'islamisme était dès lors considéré comme
mouvement de contestation. Jamal Ad-dine al Afghani voyait en l'islamisme, un
puissant levier de contestation contre la politique anglaise en Orient. Par la
suite, les mouvements réformistes prirent des directions diverses
permettant des lectures parfois contradictoires du fait religieux contenu dans
l'oeuvre riche et ambiguë de Abdou et Afghani.
- Le califat, une réaffirmation de
l'identité arabe
Après la vive émotion provoquée par la
suppression du califat par Mustafa Kemal en 1924, Rachid Réda prend une
tournure beaucoup plus conservatrice que son contemporain Ali Abderraziq dans
sa revue Al Manar, pour une restauration du califat arabe.
Réda était alors la principale figure du
mouvement réformiste, qui s'était donné la haute ambition
de travailler à la renaissance de l'Islam et avait fini par obtenir une
large reconnaissance après la mort de `Abduh. Dans une série
d'articles, regroupés ultérieurement en un ouvrage, le
califat ou Grand imamat, Réda développe et formule
explicitement une synthèse de ce que l'institution gardienne de
l'orthodoxie, la classe des ulémas, avait fini par élaborer au
cours de plusieurs siècles d'accumulation et d'exposition aux
expériences politiques les plus diverses.
Réda explicite donc ce que le modèle islamique
implique en matière d'organisation du pouvoir, les termes de cette
« constitution implicite » qui s'était formée dans les
esprits des fuqahâ' et des ulémas. Son argumentation,
appuyée par de nombreuses références aux thèses
développées par les penseurs musulmans orthodoxes au cours des
siècles passés, aboutit à des conclusions qui, à
son avis, découlent directement des conceptions orthodoxes et doivent
s'imposer dans les circonstances de l'époque. Le rejet du
24 Henri Laoust, Le Califat dans la
doctrine de Rachid Rida : traduction annotée d'al khilafa aw
al-imama al `uzma, le califat ou l'imamat suprême, librairie
d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, Paris, 1986.
Vingtième siècle, revue d'histoire, No. 82,
Numéro spécial: « Islam et politique en
méditerranée au 20e siècle » (Apr. - Jun., 2004), pp.
103-118.
30
despotisme, l'adéquation avec la volonté
populaire, le respect des normes éthiques fondamentales constituent
selon lui les principales caractéristiques de ce modèle.
Ces « aspects modernes » du système politique
islamique tel qu'il aurait dû être mis en oeuvre font qu'il n'a
rien à envier au modèle occidental. Les jeunes élites
occidentalisées pêchent par ignorance lorsqu'elles attribuent
à l'islam lui-même l'absence de ses traits dans les régimes
islamiques concrets. Réda insiste sur les spécificités
irréductibles du régime islamique : la législation y est
d'origine divine ; hors d'atteinte des hommes qu'elles que soient les
circonstances ou les raisons, soustraites donc à jamais à
l'arbitraire, aux passions passagères et à l'erreur. Il en
résulte un système fondé dans l'absolu où tous les
hommes sont égaux, rejetant les allégeances nationalistes. La
charia est considérée comme un cadre législatif
indépassable, le garant ultime de l'ordre islamique.
Réda retient également dans son exposé
des dispositions plus contestables, telle la nécessité, admise
par quelques théologiens, que ce soit un qorayshite qui occupe le poste
de calife. Il invoque également les privilèges et la protection
mal comprise qu'accorde la chari'a à la femme, les vertus
particulières des arabes par rapport aux autres peuples -notamment turc
et persan- qui les rendraient mieux qualifiés pour les rôles
directeurs.
Le principal avantage du système islamique par rapport
aux systèmes occidentaux serait, à ses yeux, son enracinement
dans la parole de Dieu, c'est-à-dire dans une prédication
d'origine surhumaine et une éthique fondée sur a bonté
divine. La légitimité invoquée est donc absolue, et non
relative à la volonté des hommes. Le modèle, interdit de
constituer des entités politiques sur la base d'appartenances ethniques,
et rejette par conséquent tout ce qui peut devenir principe d'exclusion,
notamment le nationalisme qui peut attiser des passions belliqueuses comme
celles qui embrasaient le monde à l'époque.
Réda achève en déclarant que le
modèle islamique n'a pu être mis en oeuvre dans l'histoire
passée, hormis de très courts intermèdes. Il évoque
à ce propos plusieurs raisons historiques, dont certaines renvoient
à des causalités positives (étendue de l'empire), tandis
que d'autres sont plus proches des « explications » moralisantes
traditionnellement répandues par les théologiens. Le
modèle islamique reste au demeurant le meilleur à ses yeux, le
plus à même de répondre aux besoins des
sociétés modernes, de garantir la conformité de leur
organisation avec les desseins divins. Il finit par proposer, des mesures
concrètes pour pouvoir le mettre en oeuvre, telle que la création
d'une école de formation aux experts
31
susceptibles de coopter celui qui a le plus de qualités
pour occuper le poste de calife. Il adresse enfin des mises en garde à
l'égard des turcs et à tous ceux que l'occident séduit,
contre le mirage d'un Etat dépouillé de toute religion.
Dans Al fikr `al `arabî fî `asri `an-nahda
d'Albert Hourânî 25, l'auteur s'attache à
dresser un panorama des penseurs et hommes d'action qui ont oeuvré dans
le sens du changement des mentalités politiques religieuses. De ces
réformateurs, on retient généralement les noms d'Al
Afghani (1839,1897), de Muhammad Abduh(1849-1905) ou encore de Rachid
Réda(1865-1935). L'analyse la plus précise nous semble être
celle consacrée à Rashid Réda, bien qu'en
réalité, la galerie qu'Albert Houranî nous fait explorer
comporte au moins une cinquantaine d'écrivains et politiques. Chacun
d'eux est présenté à l'intérieur d'une progression
chronologique et ses idées sont analysées de manière
approfondie à travers ses publications originales.
Dans une logique panislamique, Rachid Réda
considère que la particularité des musulmans par rapport aux
Européens est qu'ils sont unis par la religion mais aussi par un lien
plus profond grâce à l'Islam. L'islam est ainsi compris comme
religion mais aussi comme communauté, et revêt alors un aspect
politique. L'islam a alors été un élément fondateur
de cette communauté politique, désormais délimitée
sur le territoire, avec une histoire commune et une langue commune qui
entretient qui plus est un lien liturgique avec le culte islamique. Cette
unité est d'autant plus forte, indissoluble et inusable qu'elle serait
fondée sur une vérité partagée par tous les
musulmans, et qui serait formulée par l'islam. Aussi l'union des
musulmans menace-t-elle de se désagréger si le même
modèle politique et religieux n'est pas adopté. Ainsi, bien que
remonté contre la toute jeune Turquie à cause de l'abolition du
califat, Rachîd Réda appelle à l'unité entre turques
et arabes, peuples les plus importants en Islam, et prône une
unité juridique et politique en faisant renaître le califat. Quant
aux minorités religieuses, qui vivraient ainsi sous le joug d'un Droit
qu'ils ne partageraient pas, Rachid Réda déclare que le sort des
chrétiens et des juifs en pays musulman leur est plus profitable que
leur vie dans des Etats séculiers, car l'Etat musulman serait
fondé sur la justice et la loi islamique, garante des droits et
libertés de ces mêmes minorités. Quant à l'Etat
laïc, il serait le résultat d'anarchies perpétuelles, qui ne
leur octroieraient pas les mêmes droits et les mêmes
libertés.
25 Albert Hourânî, `Al fikr `al
`arabî fî `asri `an-nahda, , Beyrouth, édition Bayt `an
nahâr linnachr, troisième tirage, 1988.
32
33
C. Le califat, symbole de tyrannie et de décadence
au XIXème siècle
Un grand mouvement de libération intellectuelle et
sociale a agité le XIXème siècle en Egypte. Face aux
occupations étrangères de plus en plus colonialistes, une vague
intellectuelle et sociale prône un réformisme en profondeur. Le
mouvement dès lors appelé Nahda naît de la
tentative de réaction du monde musulman à une intrusion
occidentale expansionniste. La défense seule face à cette
ingérence n'est pas suffisante car il faut trouver, à terme, ce
qui garantirait une indépendance culturelle, économique et
politique du monde arabo-musulman.
Jamâl ad-Dîn al-Afghânî et Al
Kawâkibî ont été de ces penseurs qui prônaient
un retour au génie originel de l'Islam, aussi développerons-nous
dans cette perspective un éclaircissement sur le retour encouragé
par les mouvements réformistes : un retour à la
rationalité qui constituerait l'essence de la Révélation
islamique. L'Europe dominait alors le monde entier, car la
souveraineté existe là où la science croît.
Rationaliser la politique et la justice, et critiquer la
dégénérescence de la Raison dans le despotisme
incarné par l'empire ottoman, telle est la tâche d'Al
Kawâkibî (1849-1902), syrien réfugié en Egypte
à partir de 1899.
Liant le problème de la décadence et celui du
despotisme, l'auteur de `Umm al-qurâ affirmait que la tyrannie
politique et le délaissement du principe islamique de shûra
(consultation) étaient les premiers facteurs ayant engendré
la décadence du monde islamique. Dans tabâ'i`'al
`istibdâd wa masâri`'al `isti`bâd (les
caractéristiques du despotisme et les luttes contre l'assujettissement),
Al-Kawâkibî, dans une démarche de recherche originelle,
liste dans le premier chapitre « Qu'est ce que la tyrannie ?26
» les différentes acceptions des termes et ses différentes
utilisations, bien que la tyrannie politique en soit, sinon la plus
emblématique, la plus durement ressentie. Différents termes sont
utilisés comme synonymes : tahakkum, tasallut, `isti`bâd,
auxquels on oppose des termes tels que : égalité et
souveraineté nationale. Pour Al-Kawâkibî, le Sultan
Abdülhamid II était l'incarnation de ce despotisme qui maintenait
le monde musulman dans son état léthargique.
Le tyran ou le régime tyrannique concentre tous les
pouvoirs, restreint toute liberté et ne craint ni représailles ni
châtiment pour ses actes. Le cas le plus emblématique
26 Al-Kawâkibî, tabâ'i`'al
`istibdâd wa masâri`'al `isti`bâd, préface par
`As `ad Sahmarânî, édition dâr al-nafâ'is,
publié en 2003, p 37.
34
demeure, selon Al Kawâkibî, l'autocrate tyrannique
absolu, héritier du trône, chef des armées, et
dépositaire du pouvoir religieux. La tyrannie et l'injustice ne
disparaissent jamais, quelle que soit la force exercée sur les
gouvernés, quelque soit son degré d'importance. Aussi
retrouve-t-on des exemples qui illustrent ce phénomène dans le
proto-islam ou encore sous la troisième république en France de
1871-1940 ; l'analphabétisme et l'autorité policière et
militaire sont autant de moyens qui permettent à l'autorité
tyrannique de tromper la population et de s'établir en monarque absolu,
avant que le peuple ne s'en rende compte. Il pose alors un droit qui est certes
légal dans le système où il est introduit, mais tout
à fait indigne dans sa légitimité morale. Il est
l'expression d'un intérêt particulier contre
l'intérêt général. Cet absolutisme masque un crime
contre la liberté et le Droit.
Dans ce même ouvrage, Abd al-Rahman
al-Kawâkibî définissait le despotisme comme : « une
caractéristique du gouvernement sans frein, celui qui se comporte dans
les affaires de ses sujets comme il le souhaite sans crainte d'avoir à
rendre des comptes ou d'être sanctionné ». Il affirmait :
« On dit que les despotes parmi les hommes politiques bâtissent leur
despotisme sur la base de ces considérations car ils effraient les gens
par leur gloire personnelle et leur orgueil. Ils les humilient par la
répression, la force et la spoliation jusqu'à ce qu'ils leur
soient assujettis et qu'ils agissent pour eux ».
Face au despotisme des gouvernants, Abd al-Rahman
al-Kawâkibî en appelait au droit pour assurer la
liberté et l'égalité des puissants et des faibles
: « Le plus utile de ce qu'a atteint le progrès dans
l'être humain est la maîtrise des principes fondamentaux des
gouvernements réguliers, la construction d'un barrage solide au visage
du despotisme selon l'idée qu'il n'y a pas de puissance au-dessus du
droit, et qu'il n'y a pas d'autorité en dehors du droit. Le droit est le
lien solide d'Allah. Selon l'idée que la législation est entre
les mains de la nation, celle-ci ne se réunit pas autour de
l'égarement. Selon cette idée, les tribunaux jugent les sultans
et les bandits de la même manière 27». Il
énonce dès lors une thèse révolutionnaire selon
laquelle la justice et le droit fondateur de l'Etat étaient
complètement indépendants du domaine exécutif, organe de
l'Etat qui devrait par ailleurs être soumis à un mandat et
réitérable après consultation de la nation. Outre cette
stricte division des institutions étatiques et des pouvoirs qu'elles
octroient aux gouvernants, l'auteur postule la stricte égalité
juridique et civile entre tous, que l'accusé à la barre soit un
petit voleur occasionnel, un baron du trafic ou un dignitaire politique
sensé être intouchable grâce à sa
hiérarchie.
27 Al Kawâkibî, tabâ'i ` `al
`istibdâd wa masâri`'al isti bad , op cit. p 26
35
Pour Abd al-Rahman al-Kawâkibî, le despotisme
était la cause principale du détachement des musulmans des
préceptes islamiques au cours de l'histoire car l'islam dans ses
principes fondamentaux s'oppose à l'autocratie des gouvernants. De fait,
al-Kawâkibî en appelait à l'islam contre le despotisme des
dirigeants musulmans : les despotes auraient selon lui peur de la science,
jusqu'à craindre que les gens ne comprennent le sens des mots :« Il
n'est de divinité qu'Allah », et ne sachent pourquoi ce verset est
privilégié, et pourquoi l'islam est fondé sur lui. L'islam
est fondé sur le fait qu'il n'est de Dieu que Dieu, c'est-à-dire
que personne d'autre que Lui ne saurait être véritablement
adoré, personne d'autre que le créateur suprême. Or,
l'adoration signifie l'humiliation et la soumission. Dès lors, la
signification du verset « Il n'y est de Dieu qu'Allah » est que
personne d'autre qu'Allah ne mérite qu'on s'humilie et qu'on se soumette
à lui. Comment les despotes pourraient-ils tolérer que leurs
sujets connaissent ce sens et agissent selon lui ?
C- L'affaire Abderraziq à l'université
« Al Azhar »
L'ouvrage L'islam et les fondements du pouvoir eut un
retentissement capital, non seulement sur la scène idéologique et
religieuse, mais aussi sur la scène politique en constituant une des
péripéties des luttes de pouvoir entre différentes forces
politiques en Egypte pendant les années 192028.
Certaines des réactions suscitées étaient
virulentes et acerbes et s'attaquaient au caractère éclectique
des arguments d'Abderraziq et la sélection des exemples employés.
L'ouvrage a en effet donné lieu au jugement de l'auteur pour ses
idées.
1. Les « chefs d'inculpation » contre le cheikh
Abderraziq
Le conseil des Grands Ulémas d'Al Azhar s'est
réuni en Juin 1925 à la suite du dépôt de
pétitions à propos de l'essai, ou plutôt du brûlot,
d'Ali Abderraziq. Ce dernier s'est par ailleurs employé à
répondre à ces critiques une à une, entraînant ainsi
ses interlocuteurs non pas sur le terrain du jugement moral, mais sur celui du
débat et de la controverse scientifiques. Mais il apparaît que ces
accusations virulentes révèlent par-dessus tout l'attachement des
Azharites à un modèle politico-religieux bien précis et
leur susceptibilité lorsque les représentations dominantes sont
interrogées et évaluées.Les pétitions
présentent
28 Voir Partie 3,
36
les postulats d'Ali Abderraziq comme des allégations et
affirmations fausses, contraires à la religion. Celles-ci peuvent
être ramenées à trois grands axes.
- Le caractère sacré du
Prophète
Abderraziq a rejeté la représentation dominante
fondée sur l'idée de l'existence d'un modèle islamique de
pouvoir basé sur les données de la révélation et,
par conséquent, directement lié aux croyances religieuses
fondamentales. Il n'a accordé aucune importance aux
représentations présentes dans l'esprit des musulmans sunnites et
exposées par les fuqahâ' et les théoriciens car il
s'agissait d'une utopie clairement décriée par Abderraziq. Cette
illusion se serait traduite par l'attachement à un idéal
irréalisable qui n'a, de jure, jamais pu advenir au cours de
l'histoire, sauf pour des périodes de très courte durée,
et a servi de soutien à des attitudes de soumission très connues.
La théorie qui a effectivement réussi à s'imposer, c'est
précisément celle qui justifie toutes les formes de pouvoir, qui
accepte le fait accompli quel qu'il soit en brandissant le slogan du «
califat bien guidé » ou plutôt, en s'appuyant sur l'illusion
de l'institution infaillible dont il faut attendre le retour. Le fait
même qu'il s'attaque à la personne du prophète-- non pas en
tant que personne surhumaine, à la dignité sacrée,
porteuse du message divin, mais en tant qu'objet d'étude, d'analyse
soumis aux questionnements le plus temporels et les plus prosaïques-- a
suffi à remonter le corps des Azharites contre lui et sa méthode
de recherche.
Dans la deuxième partie de l'ouvrage consacrée
à la nature du régime du prophète, l'auteur examine le
système politique que le prophète a dirigé :
était-ce un Etat bien ancré dans le territoire,
bénéficiant des institutions officielles appartenant à un
Etat dit « moderne »? Ou était-il dirigeant et gouvernant
uniquement grâce à l'immense pouvoir et dignité que lui
conférait son statut de prophète ? En réponse à
l'allégation Azharites prétendant qu'Abderraziq a qualifié
le système politique du prophète comme étant empreint
d'ambiguïté, l'auteur affirme que ces interprétations
étaient fausses, et qu'elles ne constituaient en vrai dans son essai
qu'une objection à ceux qui prétendaient que le prophète
était aussi un chef d'Etat : « il est donc clair que nous ne
prétendons pas que le régime politique à l'époque
du Prophète était empreint d'obscurité,
d'ambiguïté, de confusion, d'imperfection et qu'il provoquait la
perplexité »29. De même, l'auteur
répète à plusieurs reprises son argument de
défense, pour accentuer son objection : « nous ne soutenons
29 Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du
pouvoir, op cit. p162
37
nullement que le régime politique du prophète
était empreint d'obscurité... »30. De même,
il semble que les objections qui sont adressées à Ali Abderraziq
résultent d'une mauvaise lecture de son oeuvre. Ainsi, lorsqu'il lui est
reproché de nier le caractère politique du pouvoir du
prophète, ce premier répond qu'il a été
explicitement dit dans son ouvrage que « son commandement et son
autorité étaient absolus »31. Mais cela
voulait-il dire, obligatoirement, que le califat, lui, était
légitime ?
- La mission du Prophète, mission aussi bien
religieuse que politique
Dans la quantité impressionnante de réactions
suscitées par la publication de l'ouvrage, les critiques les plus
importantes et les plus sérieuses sont celles qui portaient
essentiellement sur son caractère « éclectique » et sur
le fait que l'auteur aurait ignoré, d'une part, les versets et les
paroles du Prophète (had»th) sur la question du pouvoir
dans l'islam, et, d'autre part, l'expérience réelle vécue
par le Prophète lui-même à Médine. Il convient de
préciser en premier lieu que, contrairement à ce que l'on a
prétendu, Abderraziq n'a jamais ignoré cette phase de la vie du
Prophète. Bien au contraire, il en a donné une
interprétation que l'on pourrait qualifier, comme l'ont d'ailleurs fait
certains, comme la théorie la plus importante de l'auteur et la plus
novatrice dans l'environnement islamique, à propos de la
prophétie. Abderraziq insiste sur le fait que la
révélation confère aux prophètes un pouvoir plus
vaste et plus important que celui des chefs temporels, mais que ce pouvoir est
de nature totalement différente, ce qu'il s'emploie à faire dans
la deuxième partie de son essai32.
Selon cette théorie, le pouvoir du régime des
prophètes, auquel aucun régime humain ne peut se comparer, aurait
un caractère exceptionnel et unique. Il existerait, selon cette
manière de voir, des périodes exceptionnelles de l'histoire au
cours desquelles les prophètes introduisent des changements dans la
société en fonction de ce qu'impose la révélation
divine. Il ne s'agit cependant pas d'un système politique durable
pouvant se
30 Idem p163
31 Idem p163
32 Hourani A., Arabic Thought in the
Liberal Age 1789-1939, Cambridge University Press, Cambridge, 198(...)
38
perpétuer après la disparition de ces
prophètes et au-delà de la révélation, ou pouvant
régir la vie des hommes en temps normal.
Il en résulte que le processus engagé à
la mort du Prophète est d'une tout autre nature. Il s'agit d'un
processus temporel, d'une évolution historique fondée sur des
interprétations, des comportements et des choix effectués par des
hommes qui ont tenté d'exploiter tous les changements résultant
de la lutte du Prophète pour édifier un État temporel au
vrai sens du terme.
Abderraziq aborde la théorie du califat chez les
penseurs musulmans tardifs, d'Ibn Khaldun à Rachîd Ridâ, son
contemporain, et il l'aborde dans sa forme finale : les musulmans attendent le
retour de l'institution infaillible qui conférera un caractère
islamique à tout régime ou à tout État de fait
(c'est-à-dire à tout ordre imposé par la force), du simple
fait que ce régime se réclame de l'islam ou qu'il se donne pour
objectif l'application de la Shari'a.
Cette théorie du califat n'était en fait qu'une
captation ; elle recouvrait ou complétait la théorie
selon laquelle tout ordre établi doit être accepté pourvu
qu'il déclare son respect de la Shari'a. C'est pourquoi le
dialogue entre Abderraziq et Ibn Khaldun est, dans une large mesure, dense et
détaillé. C'est en effet ce dernier qui a proposé la
théorie relative à ce type de transition. Il distingue, comme
nous le savons, trois niveaux ou trois types de régimes politiques : le
califat, régime religieux direct conforme au modèle de l'islam
véritable ; la monarchie, fondée sur la force brute ou le
despotisme aveugle et, entre les deux, une monarchie qui utilise la force mais
oeuvre dans le cadre de la Shari'a. Ibn Khaldun conclut que le premier
étant difficilement réalisable, il faut oeuvrer en vue de le
restaurer à long terme ; le deuxième ne peut être admis par
la raison ; le troisième est le plus réaliste et peut être
adopté durant la phase de transition.
Mais en ce qui concerne les cheikhs d'Al Azhar,
l'entremêlement entre politique et religieux est véritable. Ni la
mission du prophète ni la chari'a ne sont strictement
spirituels et intemporels. L'Etat et le système de gouvernement du
prophète n'était donc ni ambigu, ni obscur, et possédait
des structures existantes et ancrées. Ceci ferait du prophète non
plus seulement un chef spirituel mais aussi un chef politique.
2.
39
Le califat des califes "bien dirigés", un
gouvernement aux bases purement politiques
La thèse même du livre est le caractère
exceptionnel du gouvernement du prophète ; celui-ci avait une
autorité d'essence et d'inspiration religieuses. C'est bien la mission
prophétique, selon Abderraziq, qui légitime l'autorité
religieuse. Si nous procédons à des distinctions conceptuelles,
cette autorité religieuse, s'oppose de fait à une autorité
de type laïque, qui n'a fondement ni dans une vérité
révélée ni dans une mission prophétique.
Après la mort du prophète, il n'a plus d'autorité
religieuse légitimée par le caractère prophétique,
il est donc « tout à fait concevable qu'une autorité d'un
genre nouveau, n'ayant aucun rapport avec la transmission du message divin et
aucun pouvoir sur la religion, apparaisse par la suite»33.
L'auteur démontre, à travers ces concepts, qu'il n'y a pas
d'autorité religieuse en dehors du caractère prophétique,
ou en dehors de la légitimité du message divin. À la mort
du prophète, rien ne justifiait la subsistance d'un pouvoir basé
sur la religion, car sa légitimité avait disparu avec la
disparition de son porteur à savoir le prophète.
« Laïque » signifie alors : régime politique
séculier n'ayant pas autorité en matière de
théologie.
3. Le caractère désuet et obsolète
de « Al Azhar » face à l'université du
Caire
La principale qualité de l'auteur, n'étant pas
des moindres vu la nature de l'essai et qui lui donne toute l'autorité
et le défi qu'on lui a reconnus, est d'être un `alim et
un cadi formé à l'université d'Al Azhar. Il
poursuit ainsi jusqu'au bout une carrière classique de lettré
traditionnel, et portait donc le titre de cheikh al Azhar qui le
désignait comme défenseur de l'orthodoxie et de l'ordre social
islamique. Mais, et ceci fait par ailleurs la différence avec les autres
Azharites, sa formation a été jumelée par des tentatives
d'enseignement pluridisciplinaire : il est ainsi intéressant de noter
qu'en parallèle de sa formation à Al Azhar, il fréquentait
aussi les rangs de la nouvelle université du Caire, en contact avec
quelques approches occidentales. Il est d'autant plus intéressant de
noter ce parallélisme car il dénote le caractère moderne
de l'écriture d'Ali Abderraziq ; les traditions et les fonctions des
deux différentes universités étaient ainsi
différentes. Dans la première, on forme des lettrés
33 Ali Abderraziq, L'islam et les fondements du
pouvoir, op cit. p 167
40
classiques, maîtrisant les sciences religieuses, dans la
seconde, d'autre part, il est question de former de jeunes gens qui
maîtrisent et manipulent des enseignements plus techniques.
L'université du Caire a été d'une
importance cruciale dans la construction de l'Egypte du XXème
siècle. En effet, elle a éduqué la plupart des hommes
politiques, des élites culturelles, des docteurs et des avocats.
Fondée en 1908, d'abord privée puis publique à partir de
1925 à l'initiative du roi Fouad et en compétition pendant
plusieurs années avec l'université d'Al Azhar,
l'université du Caire, d'inspiration européenne, devint
rapidement un modèle pour le reste des pays arabes.
4. Les deux bastions de l'enseignement
face à l'ère libérale égyptienne
Dans le côté Est du Caire, Al Azhar se dresse
depuis environ mille ans. Elle est le symbole de la science des Arabes, et
pérennise les savoirs de la civilisation arabo-musulmane. Vers l'Ouest a
été construite la nouvelle université, construite sur la
rive occidentale de la ville, et ayant pour but de concorder, réunir,
rassembler et relier la science des Arabes et les enseignements
européens34.
Dès la fondation de ces deux universités, il
apparut clairement que la nouvelle université se plaçait sous le
signe de la modernité, et du dynamisme du savoir. L'ouverture, aussi,
était de mise par l'enseignement systématique des principales
langues européennes. La pédagogie s'emparait de la
modernité philosophie ; aussi le professeur Taha Husayn empruntait-il
souvent le doute hyperbolique cartésien à son compte, pendant ses
séminaires. Les sources et références scientifiques dans
chaque discipline changeaient, et ne demeuraient jamais les mêmes. Au
contraire, l'université d'Al Azhar clamait que ses livres étaient
vrais de tout temps et en tout lieu.
L'endroit choisi et l'architecture même ont
été pensés sciemment de façon à ce que
l'université nouvelle s'oppose de manière symbolique et ferme
à l'université d'Al Azhar. Alors que cette dernière
admettait un certain nombre de rues tortueuses et sinueuses avec une
quantité élevée de culs de sac dans les quartiers
médiévaux du Caire, l'université égyptienne
adoptait un modèle architectural typiquement occidental.
34 Voir les différents départements et
facultés de l'université du Caire, Cairo university and The
Making of Modern Egypt, dirigé par Donald Malcolm Reid, p 80,
édité par The American University in Cairo Press, 1991.
41
5. L'université d'Al Azhar : le
califat comme idéalisation d'une grandeur passée
Alors que l'université du Caire, récente et
moderne, se dresse puissante par les fournées de diplômés
prometteurs qu'elle produit, l'université d'Al Azhar commence à
souffrir d'une étiquette conservatrice, anti-libérale, et devient
impopulaire dans le contexte de la montée en puissance des
constitutionnels libéraux tels que Lutfi Al Sayyid ou encore Muhammad
Husayn Haykal et du parti du Wafd.
Ainsi que le montre l'essai d'Ali Abderraziq mais
également le contexte politique en Egypte et en Turquie, la bataille
autour du califat fait rage. La réaction des musulmans à la chute
du califat est très diverse : tout un courant de pensée
progressiste accueille la nouvelle avec enthousiasme, jugeant que
l'organisation califale était stérile et illégitime. Un
autre courant plus conservateur, voyait en la disparition du califat une «
catastrophe ». Très vite, des comités de défense du
califat pullulèrent en Inde, en Egypte ou en Arabie saoudite. Le 25 Mars
1924, soit quelques jours après l'abolition, les oulémas d'Al
Azhar se réunissent. Les monarques comme le roi Fouad ou le
chérif Hussein, c'était une chance pour s'approprier le califat
et s'en montrer comme les dignes successeurs. La question intéressait
aussi les britanniques et les français qui administrent alors de grandes
populations musulmanes au Maghreb, au Proche-Orient et sur le sous continent
indien. La consultation des archives du Ministère français des
affaires étrangères montre l'ampleur de la bataille livrée
entre les différents responsables musulmans. On sait par ailleurs que
deux comités du califat se sont réunis en Egypte, et l'un deux
était administré par le recteur de l'université Al
Azhar.
Bien qu'il ait été cheikh à
l'université d'Al Azhar et qu'il évolue dans le domaine de la
théologie, Ali Abderraziq s'apparenterait plus à l'esprit
critique des enseignants et proches de l'université du Caire. En effet,
sa méthode ainsi que son domaine d'analyse prennent le parti du
dynamisme de la recherche et de la démonstration, et considèrent
la séparation entre politique et religieux vérifiée et
porteuse de progrès.
C'est donc en tant que cheikh d'Al-Azhar, théologien
armé de savoir et des techniques de raisonnement traditionnels, qu'Ali
Abderraziq se penche sur la question du califat. Depuis la publication de son
ouvrage, les remous auxquels l'ouvrage a donné lieu ne peuvent plus
être ignorés, et le problème ne peut plus être
abordé comme auparavant. L'approche adoptée par cet auteur a en
effet relancé : le débat sur des bases entièrement
42
nouvelles. En effet, son ouvrage se caractérise d'abord
par le retour aux représentations prédominantes dans le monde
musulman depuis l'avènement du califat, c'est-à-dire depuis la
mort du Prophète ; ensuite l'auteur remonte dans le temps pour
questionner ces représentations dominantes dans la conscience islamique
en remontant au temps du prophète, sensé délimiter le
statut et la légitimité du calife qui vient lui succéder.
Ne pouvant rien trouver dans les textes, coran ou sunna, qui puisse expliquer
l'origine du califat et sa légitimité, l'auteur a recours dans
une troisième partie à la raison pour trancher la question et
parvenir à une argumentation solide.
Abderraziq a repris les représentations qui, durant des
siècles, étaient restées ancrées dans l'esprit des
musulmans, sans jamais les comparer aux régimes et modèles
dominants hors du monde musulman. Il s'est intéressé à la
problématique initiale du pouvoir telle qu'elle s'est imposée
à l'esprit des musulmans. Pour évaluer les pratiques, de ces
derniers et établir des comparaisons, il ne s'est pas servi de
références étrangères mais s'est fondé
uniquement sur celles que les musulmans avaient connues au cours de leur longue
histoire. Il est donc parti de la problématique initiale et ne l'a
traitée qu'en fonction des modèles et concepts utilisés
par les musulmans eux-mêmes. Il apparaît dès lors comme un
acteur réformiste interne à l'orthodoxie qui réussit
à faire fusionner l'arène intellectuele et l'espace de la vie
politique ; il a ainsi probablement asséné un coup fatal au
califat en produisant un essai qui démonte de manière virulente
l'illégitimité de cette institution, en l'adressant à un
public en masse, non plus seulement aux religieux, ni aux intellectuels, ni aux
politiques.
L'essai a fait l'objet d'un grand nombre de réactions,
notamment parmi ses pairs à l'université conservatrice d'Al
Azhar, et en dehors parmi les plus conservateurs et les fervents
défenseurs de la réappropriation du califat par les arabes. Nous
avons pu remarquer par ailleurs qu'Ali Abderraziq adoptait une démarche
et une méthode nouvelles qui avaient plus trait au modèle
d'enseignement à la nouvelle université du Caire qu'à
celui d'Al Azhar. De même, son combat politique auprès du Wafd
pour un régime constitutionnel libéral, qui garantit une
représentation politique démocratique en Egypte, laissait
présager son parti pris face à la question du califat. Il produit
par cet ouvrage, L'islam et les fondements du pouvoir, une action
engagée, citoyenne responsable, intellectuelle militante et
réalise enfin une initiative de déconstruction du passé
vétuste ; il pose ainsi, par son argumentation et ses thèses, les
premières briques de la nouvelle Egypte, indépendante, moderne et
séculière.
43
DEUXIÈME PARTIE
Peut-on réellement qualifier la thèse
d'Ali Abderraziq de thèse révolutionnaire et sans
précédent ?
44
Notre objectif dans cette deuxième partie est de
montrer qu'Ali Abderraziq appartient à une dynamique, et que sa
thèse et sa méthode modernistes sont tant des produits de son
époque contemporaine que la postérité d'une «
renaissance » arabe au courant du XIXème siècle.
Après avoir identifié les traits caractéristiques de la
modernité, nous tenterons de montrer en quoi il est possible de les
retrouver à partir du XIXème siècle dans l'empire ottoman.
Au demeurant, cette modernité sera surtout enclenchée par une
rencontre brutale avec l'Occident, et la constatation d'un grand retard entre
l'empire ottoman et les empires européens britannique et
français. Il serait intéressant d'analyser dans une seconde sous
partie les traces et les phénomènes de modernité
présents avant le XIXème siècle, pendant le moyen
âge dans le monde arabo-musulman. Aussi, si la sécularisation est
comprise comme un trait de l'Etat moderne, pourrons-nous démontrer que
l'islam et la politique étaient des concepts séparés
depuis l'âge classique, et bien avant la Nahda. Ceci, bien entendu, va
à contre courant d'une des idées d'Ali Abderraziq selon laquelle
il n'y eut jamais eu aucune tentative de développer la science politique
de la part des arabes, basée sur les progrès de la philosophie ou
encore de l'apport des grecs en philosophie politique.
I- Le caractère éminemment moderniste de
L'islam et les fondements du pouvoir
1. Qu'est ce que la modernité ?
La modernité n'est ni un concept sociologique, ni un
concept historique, ni même politique. Elle est un mode de civilisation
caractéristique, s'opposant à la tradition.
La modernité se spécifie dans tous les domaines
: État moderne, technique moderne, musique et peinture modernes, moeurs
et idées modernes - comme une sorte de catégorie
générale et d'impératif culturel. Née de certains
bouleversements profonds de l'organisation économique et sociale, elle
s'accomplit au niveau des moeurs, du mode de vie et de la quotidienneté.
Mouvante dans ses formes, dans ses contenus, dans le temps et dans l'espace,
elle n'est stable et irréversible que comme système de valeurs.
Ainsi on retrouve une constance dans ses traits, bien qu'on ne puisse pas
proprement parler de lois de la modernité.
45
Néanmoins, il est possible de retrouver des traits
communs et une idéologie liée au concept de modernité.
On pourrait évidemment dresser une genèse et une
évolution historiques de la modernité dans ce qui est
supposé être sa terre natale et d'accueil : l'Europe occidentale.
Mais nous nous concentrerons sur un amalgame souvent commis dans les
thèses essentialistes. Les concepts de la modernité sont autant
de dénominateurs communs que l'on a pu distinguer à travers des
exemples historiques de civilisations données, reconnues comme modernes,
bien que ce qualificatif soit plus ancien que le terme même de
modernité apparu à la fin du XIXème siècle.
a. La modernité inaugurée par Tahtawi
Durant les années 1820, Tahtawi séjourna
à Paris dans le cadre d'une mission d'étude
dépêchée par Mohammed Ali Pacha. A son retour, il publie un
livre qui lui assura succès et postérité : L'or de
Paris35. Cet ouvrage est un texte à l'esthétique limpide,
dépourvu des fioritures verbeuses qui caractérisent le style dit
« décadent ». Dans son livre, Tahtawi fait la synthèse
de ce qui est le meilleur des produits de la modernité en France,
notamment la citoyenneté et la démocratie représentative ;
cette thèse aura un immense impact sur les intelligentsias arabes.
Tandis qu'en pleine égyptomania les écrivains-voyageurs,
Chateaubriand, Nerval ou Flaubert, se laissent ensorceler par l'Orient, les
étudiants boursiers du pacha sont fascinés par la
modernité européenne. C'est la première description de
l'Europe des Lumières par un intellectuel arabe. Le «Tocqueville de
l'Orient» y confronte tout ce qu'il découvre (sciences, histoire,
hygiène, stratégie...) aux idéaux de l'Islam. Heureusement
impressionné par l'idéal révolutionnaire
d'égalité et de liberté (il traduit entièrement la
Charte constitutionnelle de 1814), il est aussi le premier penseur arabe
à distinguer les concepts de « patrie » (watan) et de «
communauté musulmane » (oumma).
Bien qu'il n'eût été à Paris qu'en
qualité d'imam, Tahtawi n'a pas manqué, dans son analyse, de
s'intéresser de près à la langue française en en
livrant des traductions et des recherches linguistiques de transposition. Il
étudia aussi des ouvrages d'histoire antiques ainsi, que les philosophes
grecs anciens. Mais le plus capital reste son intérêt pour le
siècle
35 Tahtawi, Rifâ'a al-, L'Or de Paris,
Sindbad, Paris, 1988
46
des lumières français et sa lecture du
Contrat social de Rousseau. Ce n'est pas pour autant que certaines
idées maîtresses du siècle des Lumières
étaient totalement étrangères à qui a
été éduqué en Egypte ; l'accomplissement de l'homme
en tant qu'individu au sein d'une société, ou qu'une
société juste repose sur un idéal d'égalité
étaient autant de principes familiers à la pensée
égyptienne de l'époque. Cependant, d'autres idées
constituaient une innovation certaine. En effet, Tahtawi montre à
travers ses ouvrages que le peuple peut, sinon doit, participer au processus de
prise de décision, au gouvernement. Il paraît alors
essentiel à notre auteur d'éduquer le peuple au
gouvernement. Si les traditions étaient appelées
à changer, les lettrés et autres hommes éduqués
seraient à l'origine de cette transformation.
Il emprunte certes certaines idées des philosophes des
Lumières comme Montesquieu ; mais il sait les adapter aux
Égyptiens pour qu'ils en tirent leurs propres leçons. En effet,
lorsqu'il s'inspire de la nécessité des limites
géographiques pour fonder la communauté politique et l'esprit de
communauté, il en conclue que c'est l'esprit de communauté qui
est à l'origine de la survie ou de la destruction de
l'Etat36. Sa traduction de Montesquieu relève selon Albert
Hourani37 d'un choix personnel, car sa réflexion sur la
pensée politique est jalonnée par des interrogations comme les
raisons de la durée de certaines civilisations ou de certains Etats. Il
adopte d'ailleurs la même réflexion que Montesquieu : « La
vertu politique dans la République est l'amour de la patrie »,
c'est d'ailleurs ainsi que Montesquieu justifie l'exception romaine : l'amour
des romains pour leur patrie relevait d'une idolâtrie cultuelle.
À partir de 1870, il publia plusieurs ouvrages plus
généraux, dont un sur la société égyptienne
qui attire notre attention. Il marque la transformation de la pensée de
l'auteur d'une marque libérale à un radicalisme plus
conservateur. Ce livre s'intitule Manâhij al `Albâb al-misryia
fî manâhij al `âdâb al-`asryia ; il y livre ses
thèses sur le chemin dans lequel devrait s'engager l'Egypte.
L'exposé qu'il y fait ne constitue pas une innovation aux thèses
conservatrices, mais va à contre-courant des idées de L'Or de
Paris. En effet, il justifie ses thèses par les dires du
prophète et ceux de ses compagnons, il considère le pouvoir
politique d'un regard traditionnel, en refusant d'adopter un point de vue
libéral, malgré sa présence pendant les « trois
glorieuses » qui ont vu Charles X, roi ultra, être renversé
en 1830. Selon lui, le souverain a un pouvoir exécutif absolu, si
celui-ci est en concordance avec
36 Montesquieu, L'esprit des lois, livre V,
chapitre 2.
37 Albert Hourani, Al fikr Al `arabî
fî `asr an Nahda, chapitre 4, p 94. Editions Bayt an Nahâr li
an-Nachr, 1988.
47
la chari'a, qui permet son contrôle et sa limitation.
Par contre, l'idée d'une souveraineté populaire ne
disparaît pas de son esprit, vu la longue description qu'il fit des
évènements de Paris en 1830, sauf qu'elle ne concordait pas,
à son avis, avec la situation de l'Egypte. Certes, l'homme au pouvoir
était un autocrate musulman, mais ce n'était pas tant le statut
du souverain qu'il fallait changer que la façon d'exercer le pouvoir qui
n'était pas juste. La chari'a est le Droit du souverain et sa charte,
elle conditionne l'exercice de son pouvoir et il doit obéissance
à ses principes. Ce qui est plus gênant dans sa
démonstration, et que nous trouvons surprenant, c'est qu'en voulant
justifier la supériorité de la chari'a par rapport au souverain,
il en appelle à la séparation des trois pouvoirs par Montesquieu.
En utilisant ce concept, Tahtawi le dépouille de son essence historique
à savoir la nécessité pour Montesquieu d'en finir avec une
monarchie absolue, alors que Tahtawi lui-même prône une autocratie
absolue éclairée.
Par ailleurs, dans ce même ouvrage, il reprend les
différentes catégories reconnues traditionnellement dans la
société : le souverain, les spécialistes de Droit et de
Religion, l'armée, et les agents économiques. Il
s'intéresse d'ailleurs à l'importance de la deuxième
catégorie : le souverain se doit de s'entourer de spécialistes de
ces disciplines, et de les consulter au moment de la prise de décision.
Quant aux savants, leur savoir n'est vrai ni de tout temps ni en tout lieu,
aussi devront-ils se tenir au courants des avancées, des inventions, et
des nouvelles avancées. Il rejoint Abderraziq dans l'idée qu'Al
Azhar doit s'adapter au savoir de son temps, et ne peut continuer à
refuser les nouvelles disciplines sous prétexte qu'elles ne sont pas
religieuses, car elles peuvent faire montre d'une avancée certaine pour
l'ensemble de la société.
Mais son point de vue traditionaliste sur cette question ne
nous renseigne pas sur les concepts mobilisés et théorisés
par ce dernier, et qui pourraient nous permettre de définir les traits
de la modernité arabe. En effet, nous tentons de montrer dans quelle
mesure Abderraziq s'inscrit dans cette postérité de la Nahda.
Aussi examinerons-nous les principaux concepts parus dans l'Or de Paris
et ceux mis en valeur par sa traduction de la charte de 1814, qui marquait
le retour de la monarchie en France, après les épisodes
révolutionnaire et impérial.
48
b. Le concept de liberté et de
laïcité chez Tahtawi
Selon Louis `Awâd38, nous pourrions
résumer la philosophie de Tahtawi en trois axes : « `al hurryia
», « `al qawmyia » et « al-zamanyia/ al `ilmanyia
».
Tout d'abord, le premier objectif de Tahtawi dans L'Or de
Paris est de rappeler l'existence du concept de « hurryia » dans
la culture arabo-musulmane, ce terme n'a donc pas été
créé ex nihilo. Il tente ainsi d'en enraciner les
fondements dans l'imaginaire des lecteurs et des étudiants. Il
étaye son propos par une réplique de `Umar `ibn `al-khattab
à `umar ibn `al `âss : « Pourquoi as-tu asservi les gens
alors qu'ils sont nés libres ? ». Il est par ailleurs
intéressant de voir comment Tahtawi et Abderraziq se rejoignent, car en
empruntant des concepts « modernes » tels que la liberté et en
voulant rappeler qu'il s'agit d'un système de valeurs déjà
existants dans l'histoire arabe, ils usent d'une argumentation traditionnelle
qui dénote un réformisme interne à l'Islam. Pour en
revenir à la citation, Tahtawi commente ces propos : « Ainsi
peut-on comprendre que la liberté est présente aussi dans la
culture arabe depuis très longtemps ». Cependant, « hurryia
» et « libertés » n'ont pas la même acception. Le
terme de « hurryia » ne s'utilise dans la langue d'origine que comme
antonyme de « `abd », qui désigne une relation légale
de possession d'un être humain. « `Al huryia » existe soit par
la naissance soit par l'acquisition. Mais cela désigne la
définition juridique de ce terme. Qu'en est-il de son acception
politique et sociale ?
Malgré la grande richesse linguistique de la langue
arabe, on ne retrouve pas de synonymes de « hurryia » politique comme
on en trouve pour « gouvernement tyrannique » : despotique,
autocratique, dictatorial... Outre cela, on ne retrouve le terme « hurryia
» utilisé comme versant antinomique de « régime
autoritaire et absolu » que dans la période moderne. De plus, la
liberté de l'homme n'a jamais été un principe ou un
idéal politique et social, dans toutes les révolutions qui ont
éclaté dans le monde arabe avant le XIXème siècle.
Lorsque l'on croisait ce terme dans le corpus littéraire ou dans
l'histoire des arabes, il n'est question que de clarification juridique des
relations entre maître et esclave. C'est ainsi que « hurryia »
au sens politique et social contenu dans le mot « libertas » se
révèle être le résultat du contact avec la
civilisation européenne. Tahtawi, au moment d'écrire L'Or de
Paris, se rendit compte du fossé entre ces deux termes aux
connotations et profondeurs différentes, et dut résoudre ce
problème quand il s'attela à la traduction du « code civil
» français et de la charte de 1814.
38 Louis `Awâd, `al mu'attarât `al
`ajnabyia f» `al `adab `al `arab», éditions Institut des
études supérieures arabes, publié en 1966.
49
C. La traduction de la charte de 1814 par Tahtawi
Afin de mieux expliquer ce concept de liberté et
d'égalité, héritages de la révolution
française, Tahtawi traduit les principaux articles de la charte de 1814,
mélange de monarchie constitutionnelle et de conservatisme
légitimiste de l'Ancien régime.
Le préambule de cette charte aurait pu être
aisément transposé sur la lutte de pouvoirs entre
constitutionnels et monarchistes pendant les années 1920 en Egypte, dans
laquelle Ali Abderraziq fut acteur. En effet, la charte de 1814 renie certes
l'épisode révolutionnaire, mais elle constitue un compromis
libéral à plusieurs égards. Les thématiques des
Lumières restent présentes bien que diminuées. La
volonté populaire est reconnue dans « le voeu de nos sujets pour
une charte Constitutionnelle », ainsi que le principe
d'égalité des hommes (« tous les Français vivent en
frères »). La séparation des pouvoirs (qui ne sera pas
effective) et la représentativité sont évoquées
avec l'annonce d'un système bicaméral supportant le roi dans sa
tâche (il s'agit donc d'une monarchie constitutionnelle). De plus, le
Préambule fait l'éloge des progrès toujours croissants des
lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduit
dans la société, la direction imprimée aux esprits depuis
un demi-siècle .
La reconnaissance de l'esprit des Lumières
accompagnée de la reprise de certaines thématiques est une
manière d'affirmer de plus grandes libertés politiques. Selon
Tahtawi, le but est de lever le voile sur le fonctionnement politique
français de l'époque, d'en expliquer le système, qu'il
trouve par ailleurs « merveilleux », aux égyptiens. On
retrouve plusieurs évocations du terme « `ibra », au sens
d'exemple, ce qui prouve son admiration pour la plupart des droits fondamentaux
énoncés dans la charte et sa volonté de persuader ses
lecteurs égyptiens de la nécessité d'en adopter les
principes. Il déclare dans L'Or de Paris p 148 : « Cette charte a
subi plusieurs changements et amendements depuis la dernière crise
datant de 1831. Elle a été révisée pour satisfaire
une aspiration plus grande de la part du peuple français pour la
liberté et l'égalité.{...} Le premier article qui pose que
les Français sont égaux devant la Loi, constitue ce qui a de plus
digne et noble en France {É} Ce premier article gouverne la justice,
rend justice aux opprimés, et apaise l'esprit du pauvre homme qui
devient l'égal des plus riches devant la Loi.{É} La
liberté est, dans leur acception, ce que nous appelons « `adl
» et « `insâf », et ceci car le gouvernement par la
liberté qui met en place
50
l'égalité devant la Loi et le Droit. Le
gouverneur est non seulement l'égal du gouverné, mais les lois
sont les seules à être supérieures à tous... ».
Il ajoute par la suite que la liberté d'expression, de savoir, et de
conscience, étaient limitées par la liberté d'autrui, les
sphères de liberté ne doivent pas se gêner les unes les
autres. Il était capital pour l'auteur de définir la
liberté dans ses champs politique et social car la signification de ce
terme était obscure et méconnue en Egypte. Mais l'auteur, issu de
cette même société, n'a rien trouvé de mieux que de
rapprocher les concepts d'égalité devant la Loi et de
liberté comme s'il s'agissait de synonymes, alors que les deux, bien que
corrélés, ne sont pas toujours réalisés en
même temps : il existe des sociétés libérales sans
égalité, et des sociétés égalitaires sans
liberté.
Tahtawi était le premier à faire
découvrir les droits de l'homme aux Egyptiens, et le premier à
leur faire connaître les plus grandes doctrines politiques qui se
trouvaient en Europe. Il fit une description élogieuse du
libéralisme politique et en expliqua les différents aspects. De
plus, il défendit l'idée d'égalité entre citoyens
devant les droits et les devoirs, l'égalité des chances et le
reste des libertés fondamentales.
Quant à la « zamanyia » et au principe de
« laïcité », Tahtawi note que la constitution
française se fonde sur des bases profanes et séculières,
non sur un contenu théologique : « Le livre qui contient la Loi
française s'appelle « charte » qui signifie en latin «
feuille ». {É} La majorité de son contenu ne provient ni du
Livre sacré, ni des évangiles. Et on ne sait comment leurs
esprits sont arrivés au postulat que l'égalité devant le
Droit était la cause de la stabilité de l'Etat. »
L'étonnement de Tahtawi qu'on pourrait qualifier de philosophique
révèle la surprise de découvrir un autre système de
gouvernement, autre que théocratique. Il montre par ailleurs qu'il est
possible de régir un Etat par la loi de l'intérêt
général et avec un droit égalitaire et équitable,
sans que ce système ne repose sur des bases théocratiques. Ce
système est au contraire le pur fruit de la Raison et de la philosophie
politique séculière.
Dans son ouvrage Manâhij `al `albâb `al
misriya, Tahtawi prône une éducation politique populaire, et
une transmission à l'ensemble de la population des principes les plus
fondamentaux en matière de science politique. Cet apprentissage
s'inscrit dans le sillage de l'intérêt général et
collectif.
Il paraît évident, après l'exposition des
thèses de Ali Abderraziq et celles de Tahtawi, que ces deux penseurs,
tous deux issus d'une éducation religieuse conservatrice
51
égyptienne, ont les mêmes objectifs, à un
siècle d'écart. Ils appartiennent ensemble à une
modernité qui a pour objectif de remodeler la conscience islamique,
d'encourager l'enseignement d'une science politique et de sciences profanes
à travers une éducation populaire, afin que tous deviennent
citoyens et prennent part, directement ou indirectement à une
communauté politique souveraine.
Tandis qu'Abderraziq axe sa réflexion sur la question
du califat, gouvernement temporel et tyrannique qui n'aurait aucune base
légitime dans les textes, Tahtawi, quant à lui, s'interroge sur
les principales découvertes qu'il a faites en France : à savoir,
la découverte de l'idéal révolutionnaire de 1789, dissous
dans la charte de 1814. Il ne fait aucun doute que les deux textes sont aussi
adressés aux mêmes destinataires, c'est-à-dire les
Égyptiens de leur époque : Tahtawi poursuit une méthode
très pédagogique, qui tente de clarifier les concepts les moins
connus empiriquement par les égyptiens, et Abderraziq développe
une démonstration avec des références partagées
parmi les égyptiens lettrés pour défendre l'idée
d'un gouvernement « laïc » et qui consacrerait la
souveraineté populaire. En outre, leurs ouvrages ont, tous deux,
influencé l'opinion publique : le premier car ses descriptions, son
récit et sa réflexion étaient inédits, et le second
car Abderraziq fait publier son essai au plus fort d'une bataille politique
entre le Wafd et la monarchie. Ils peuvent tous deux être lus à
travers une lunette conjoncturiste, et être ramenés à un
contexte précis : l'envoi de Tahtawi en tant qu'imam en France
après la campagne napoléonienne en Egypte, l'abolition du califat
en Turquie, la question de la première constitution en Egypte et
l'engagement politique de Ali Abderraziq ainsi que de toute sa famille
auprès des libéraux sécularistes. Mais il n'est pas
possible ni juste de les envisager sous cette perspective à elle seule,
car à travers l'exposé des idées de Montesquieu par
Tahtawi ou encore les rapports que devraient entretenir l'islam et les
questions politiques, ces deux auteurs énoncent des principes
fondamentaux et donc abstraits et universels.
L'égalité devant la loi, la Liberté, les
liens de pouvoir entre Droit public et religion, ne sont-ils pas des
problématiques toujours d'actualité, éminemment modernes,
et universelles car touchant au bon fonctionnement de la cité et
à une gouvernance juste ?
d. La modernité introduite par les tanzimat
L'Egypte, en particulier, s'est déjà
dégagée un siècle auparavant de l'emprise ottomane et
affirmée comme entité nationale à la personnalité
distincte.
52
Même si elle est rapidement tombée sous
domination occidentale (occupation anglaise depuis 1882), elle avait
déjà connu le contact direct avec l'occident et surtout,
dès le XIXème siècle une entreprise de modernisation
à pas forcés, sans précédents dans le sud de la
Méditerranée, sous la direction de Muhammad `Ali. Ce dernier,
d'abord pacha, puis vice-roi héréditaire d'Egypte et fondateur de
la dynastie khédiviale de ce pays, était un Albanais ottoman qui
s'était engagé dans l'armée comme simple soldat avant de
s'élever dans la hiérarchie jusqu'au grade de commandant. Ce sont
les campagnes napoléoniennes qui l'amenèrent en Egypte.
Jusqu'à la fin de sa vie, il demeura illettré mais une fois qu'il
eût arraché le contrôle de l'Egypte aux turcs, il modernisa
à la fois son armée et son gouvernement en suivant les
modèles européens. Il fut à l'origine d'un certain nombre
de campagnes militaires couronnées de succès couplées
d'adroites manoeuvres diplomatiques louvoyant entre les puissances
européennes et la Sublime Porte.
Son fils Ibrahim Pacha, et lui-même ont réussi
à faire reconnaître le caractère héréditaire
et dynastique de sa domination sur l'Egypte. Ses descendants, khédives,
puis rois d'Egypte, régnèrent sur la vallée du Nil
jusqu'au renversement du Roi Farûq en 1952.
Dans le face à face avec la puissance colonisatrice,
elle semblait avoir arraché au début des années 20 de ce
siècle, après plusieurs révoltes et maints remous
politiques, la reconnaissance de son indépendance et, en même
temps, le droit de se doter d'une organisation politique similaire à
celle des puissances occidentales elles-mêmes. La constitution de 1923
paraissait être l'aboutissement heureux de longues luttes, le
dénouement d'une crise majeure. Devenue une monarchie constitutionnelle,
l'Egypte entamait une vie politique caractérisée par la mise en
place d'institutions libérales : élections, Parlement, presse
etc.É
Le retour de la question du califat dans ce contexte devait
perturber une évolution qui paraissait bien engagée. La vacance
du poste de calife aiguisa mainte convoitise et nourrit beaucoup
d'appréhension parmi les détenteurs du pouvoir dans les pays
islamiques. Une compétition secrète s'engagea entre divers
régimes, dont la monarchie égyptienne, qui crut tenir là
une opportunité de se tenir un titre plus prestigieux, de
bénéficier d'une reconnaissance à l'échelle du
monde islamique, et de s'octroyer ainsi une légitimité d'un tout
autre ordre que celle qu'elle avait déjà.
53
Face aux ingérences toujours plus profondes de
l'Europe, l'empire ottoman ne reste pas inactif. Il connaît tout à
la fois un mouvement de résistance, qui se renforce au fur et à
mesure que la présence occidentale se fait plus forte, et une
fascination qui le conduit à s'inspirer de cet occident tant honni pour
entreprendre toute une série de réformes regroupées sous
le terme de tanzimat (employé comme un singulier dans les
écrits du XIXe siècle en français même s'il s'agit
d'un pluriel).
Très tôt, se trouvent dénoncés les
privilèges dont jouissent les étrangers dans l'empire. Une
résistance passive s'organise telle la contrebande des tabacs plus ou
moins encouragée par le pouvoir pour contourner la régie
contrôlée par les Puissances. Des grèves éclatent
dans les entreprises étrangères et plusieurs boycotts de
marchandises sont organisés. L'entrée en guerre de l'empire
ottoman aux côtés de l'Allemagne en 1914 pourra elle-même
être interprétée comme une forme de lutte contre la
présence impériale des Puissances alliées.
Face aux défis intérieurs et extérieurs
et à la lente désagrégation de l'empire sous les coups de
l'occident, le pouvoir se tourne aussi vers ce même occident pour
chercher remède à ses maux. Pour le sultan et ses sujets, le
système ottoman demeure le meilleur au monde mais la négligence
des techniques et formes d'organisations modernes répandues en Occident
est à l'origine de la décadence de l'empire. Il convient donc de
se les approprier, de les mettre au service de l'unité et de la
puissance de l'empire.
Dès la fin du XVIIIe siècle, sous l'impulsion du
sultan Selim III (1789-1807) un premier mouvement de modernisation est
entrepris dans une tentative de restructuration de l'appareil militaire, sous
la direction d'experts venus de France, d'Angleterre et d'Allemagne. Dans le
même esprit, Selim fonde les premières écoles techniques,
notamment l'école navale d'ingénieurs et l'école de
génie militaire. Se sentant menacé face à toute forme de
pénétration occidentale, le peuple se laisse emmener par les
Janissaires, les ulémas et les softas. Selim est déposé et
toutes les réformes sont annulées.
Mahmut II (1808-1839) entreprend la seconde vague de
réformes, suspendue à la suppression du corps des Janissaires,
qui sont tous massacrés en 1826. Il modernise la bureaucratie et
crée des écoles de type moderne, libérées de
l'emprise du "clergé" pour donner une base solide à cette
nouvelle armée.
Une seconde idée héritée de la
révolution française, celle de liberté, va susciter une
certaine opposition au sultan, auprès de jeunes intellectuels. Membres
de la bureaucratie
54
ottomane pour beaucoup, ils habitent plutôt la capitale
et ont été formés à l'occidentale (à la
française principalement). Soucieux de réformes libérales
des structures du pouvoir, ce ne sont pas des nationalistes. Jusqu'à la
2e moitié du XIXe siècle, "la classe dirigeante turque ottomane
de l'empire ne manifestait aucune conscience nationale, alors même que
les effets du nationalisme parmi les nationalités sujettes
s'étaient déjà fait sentir avec l'indépendance de
la Grèce et l'autonomie de la Serbie"
2. La méthode moderne de l'auteur dans cet essai
Ainsi que nous l'avons évoqué en première
partie de ce mémoire, Ali Abderraziq poursuit une méthode
très particulière dans cet essai. Son argumentation est
géométrique et minutieuse ; aussi répond-elle à un
idéal rationnel de recherche. Eclairer les consciences des
égyptiens commence par la forme choisie.
Le plan est très clair : l'essai se divise en trois
grands chapitres dans lesquels trois points sont à chaque fois
développés. L'essai commence par un grand chapitre qui expose les
concepts et termes fondamentaux : le califat à l'origine, sa
définition, sa légitimité et son pouvoir au niveau social.
Il s'agit là de planter les premières fondations de sa
démonstration, pour mieux déconstruire les thèses
auxquelles il s'oppose. Son argumentation suit une évolution plus
précise au fur et à mesure qu'on avance dans les chapitres : les
titres tendent à êtres plus problématiques et commencent
à forer en mers plus profondes en vue du problème essentiel : le
califat peut certes être de droit religieux au point de vue des
règles qu'il fait appliquer, mais il n'est en aucun cas un gouvernement
spirituel ou religieux puisqu'il s'agit précisément d'un
gouvernement et donc d'une structure politique temporelle.
Si le premier chapitre intitulé « Le califat et
l'islam » est un exposé des différentes définitions
du terme de califat et du statut de calife, le deuxième « Islam et
gouvernement » et le troisième « Califat et gouvernement
à travers l'histoire » ramènent la question du califat
à des bases plus prosaïques et temporelles. L'auteur montre ainsi
que le coeur du problème est politique. Si le prophète
bénéficiait d'un statut particulier au sein de la
communauté, il n'y a pas de raison à ce que cela se
perpétue, surtout si les raisons d'un tel pouvoir n'existent plus.
L'islam a certes consacré le prophète en chef d'Etat et en
prédicateur du message divin, mais il ne légitimerait pas le
système de gouvernement du califat, qui se dirait héritier du
pouvoir du prophète. Ce niveau de démonstration ainsi franchi,
l'auteur
55
s'attaque plus précisément à la question
du gouvernement du califat, qu'il juge usurpateur et tyrannique.
Ces deux derniers chapitres sont énoncés en
groupes nominaux binaires, ce qui accentue la dichotomie entre les
différents termes du sujet et les rendent ainsi plus
problématisés. Dans ces intitulés de chapitres, ce n'est
pas tant les principaux concepts qui posent problème, sinon cela
n'aurait abouti qu'à un vaste catalogue de définitions sur ces
concepts. En effet, là n'est pas le coeur du problème, car c'est
bien l'articulation et la coordination, par la conjonction « et », de
ces termes dans les titres qui paraissent intéressantes, et demeurent
pour le moins obscures. Certes il y a un lien et une corrélation entre
« gouvernement » et « islam », mais cela ne dit pas «
gouvernement sans islam » ou encore « gouvernement dans l'islam
» : dans le contenu, ces questions sont abordées, mais Abderraziq
tente justement de rassembler toutes les thèses pour mieux les
évaluer. La raison se fait juge des théories, non pas en les
éliminant de prime abord, mais après constatation et
soulèvement des problèmes qu'elles posent.
A travers sa forme, l'essai laisse le sentiment d'une
structure architecturale construite avec minutie et un sens
géométrique avérés : trois grandes parties, dans
lesquelles sont développées trois sous-parties. En outre, le
contenu des trois chapitres est très équilibré : nous
retrouvons en effet le même nombre de pages d'un chapitre à
l'autre (20 pages), bien que la troisième partie soit un peu plus
courte, car il s'agit là du postulat des propres thèses d'Ali
Abderraziq.
a. La recherche d'Abderraziq:
une volonté de reconstruire les principes
fondamentaux sur des bases plus fermes
La méthode poursuivie par Abderraziq dans le traitement
de ce thème n'est pas totalement le produit de circonstances
précises : nous ne retrouvons pas de dates ou de faits historiques
contemporains à son époque. Quoiqu'on en dise, il ne s'est pas
enfermé dans une conjoncture donnée. Le problème se situe
selon lui au niveau de la Raison universelle. L'argumentation se fonde sur des
principes fondamentaux, tout en essayant d'en montrer les conséquences
et effets qui en découlent sur le plan religieux, politique et
intellectuel.
56
Son étude emprunte de la rigueur à la science et
n'admet aucun des postulats que, des siècles durant, les fuqahâ'
et leurs théoriciens avaient considéré comme faisant
partie de la conception islamique du pouvoir. Cependant, il remonte aux
principes islamiques, aux proto-islams et pose très clairement les
questions, comme en témoigne la suivante : « Le Prophète
était-il un roi ? » La dimension didactique de Ali Abderraziq
apparaît à travers ces questions, l'objectif est de proposer
l'argumentation la plus ficelée et la plus claire possible. En effet,
concernant le contenu des chapitres, l'auteur s'efforce d'être le plus
clair et le plus exhaustif possible. De plus, le lecteur peut très
facilement se repérer dans son essai. Non seulement la structure est
régie par une symétrie minutieuse, mais il précise en
dessous de chaque sous-chapitre les différents paragraphes qui y sont
développés
Il soumet ensuite les réponses, explicites ou
implicites, à un raisonnement total : les thèses traditionnelles
sont-elles logiquement admissibles ? Il se place dans une dynamique de refus de
la coutume, de l'autorité des arguments. Tout est ré
évaluable, et soumis à un examen précis sous plusieurs
perspectives. Sa manière toute cartésienne de traiter cette
question rappelle celle de Descartes sur la question de la méthode. Il
recherche la clarté la plus totale et refuse d'admettre tout
préjugé qui n'aurait pas d'abord été soumis
à un examen rationnel. Il n'admet que ce qui est rationnel et logique et
s'efforce d'écarter tous les doutes. Les questions directes sont une
forme assez privilégiée par Ali Abderraziq qui les déploie
à différentes occasions. Certaines, implicites ouvertes,
annoncent des définitions à venir : « qu'est ce que le
califat ? ». D'autres, moins implicites sont nécessaires pour
marquer l'aspect révolutionnaire de la réflexion : « Le
prophète était-il un roi ? » Enfin, le troisième type
de questions posées dans cet essai sont fermées et apparaissent
surtout en troisième partie de l'essai qui est, on le rappelle, la
partie la plus personnelle de l'ouvrage. En effet, ces interrogations
révèlent une pensée vive et dynamique lorsque l'auteur
émet ses propres réflexions sur les insuffisances de telle ou
telle thèse. Ainsi, dans le sous-chapitre « califat et gouvernement
à travers l'histoire »39, le septième paragraphe
présente quatre questions à la suite toutes commençant par
« comment le prophète aurait-il puÉ ? », ce qui donne
un certain rythme à son énoncé. Cette accumulation a pour
objectif de mettre en lumière les incohérences des thèses
traditionalistes pro-califat. Si le prophète, sensé transmettre
le message divin dans sa totalité, n'a « jamais fait allusion
à quelque chose qu'on pourrait appeler un Etat islamique ou un Etat
arabe », c'est qu'il n'était pas question d'une telle structure
politique. Se dresser ainsi contre la prétendue incohérence du
prophète dans un élan quelque peu surfait par les
accumulations
39 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
pouvoir, op cit. p 140
57
montre plus tacitement que les thèses traditionalistes,
qui placent le califat comme une stricte continuité de l'Etat de
Mohammed, sont contradictoires. C'est par ces différents
procédés que l'auteur joue de manière subtile avec les
arguments de la tradition, les déconstruit et prône à leur
place une nouvelle orientation politique.
b. La dissolution de la conscience
islamique établie
L'essai d'Ali Abderraziq présente de nombreuses
similitudes avec un ouvrage commandé par la grande assemblée
d'Ankara en 1924 et intitulé : Al khilafa wa-sultat al umma. Il
a été traduit en arabe par Abdelghani Sunni et publié au
Caire la même année. Ali Abderraziq s'y réfère de
manière explicite, et cet ouvrage qu'Abdou Filali Ansary renomme
Manifeste d'Ankara40 vise clairement à justifier
d'un point de vue religieux la décision d'ôter au calife tous ses
pouvoirs temporels et de le maintenir comme une autorité spirituelle
suprême de tout l'islam. Le califat apparaît dès lors comme
un pouvoir contractuel par lequel la communauté délègue
à une personne la dignité et les pouvoirs d'un successeur du
prophète. À cet égard, la communauté reste le
véritable dépositaire du pouvoir.
L'auteur se rapproche tellement des thèses du «
Manifeste d'Ankara » qu'on est en droit de se demander par moments dans
quelle mesure il reprend l'argumentaire qui y est présent. Il semble par
ailleurs, selon Abdou Filaly Ansary pousser l'argumentation du manifeste «
à ses extrêmes conséquences, à la développer
et la compléter pour mieux asseoir les thèses qu'elle
défend »41.
Il essaie d'aborder directement les bases implicites sur
lesquelles sont fondés ces concepts pour en prouver le caractère
arbitraire et pour pouvoir les écarter une fois établie leur
nature factice. C'est un procédé qui se caractérise par la
dissolution d'une fausse problématique plutôt que de l'affronter
ou de s'enfermer dans son cadre.
À ce propos, le philosophe Abdul Filaly Ansary
déclare : "La conscience islamique a été largement
influencée Ñ voire essentiellement formée Ñ par les
événements historiques qui se sont déroulés pendant
les décennies ayant suivi la mort du Prophète. Ou plutôt,
les représentations relatives à ces événements, et
qui sont restées ancrées dans les esprits, sont
étroitement liées aux croyances religieuses fondamentales. La
lutte pour le pouvoir qui opposa 'Ali et ses fils à Mu'âwiya et
son clan a profondément marqué l'imaginaire
40 Idem, préface p 17.
41 Idem p 20
58
des musulmans Ñ chiites et sunnites confondus Ñ,
débouchant sur une vive opposition non seulement entre ces deux groupes,
mais également entre la réalité vécue et un
idéal irréalisable"42.
L'histoire de ce premier groupe, à qui on a
octroyé une place démesurée dans la conscience religieuse,
détermine les cadres des préceptes religieux qui se confortent
dans des représentations de cette période.
Aussi Abderraziq s'exhorte-t-il à distinguer ce qui
avait été jusqu'alors confondu la confusion entre
représentations et phénomènes historiques; le fait que
Muhammad soit désigné dans le Coran comme le dernier des
prophètes et qu'à sa mort la religion est définitivement
adaptée et par ailleurs l'histoire qui, quant à elle, est une
évolution temporelle, qui n'a rien de sacré. L'auteur mobilise
d'ailleurs deux catégories de discours, le premier moral et le second a
plus trait à une représentation plus pratique. En effet, l'auteur
ne nie pas que l'islam puisse offrir des orientations et des préceptes
essentiels à l'élaboration et la construction des bases
politiques unificatrices, néanmoins, il n' y a rien dans les textes
sacrés qui puisse être considéré de l'ordre de
principes généraux et de normes fondatrices, qui ressembleraient
à un modèle de constitution.
II- L'Islam et la Politique, deux problématiques
déjà distinguées et traitées de manière
séculière avant le XIXème siècle
On a pris depuis fort longtemps l'habitude de désigner
un certain nombre de traités politiques médiévaux par le
terme générique de « miroirs des princes ». Bien que
les ouvrages et les spécialistes abondent sur le sujet, il est rare de
retrouver une définition de ce terme générique ou
l'origine de la désignation par « miroir /speculum
»43. Néanmoins, l'existence d'un tel genre
littéraire est capitale car « les miroirs » marquent
l'autonomie de la science politique envers la sphère religieuse, avant
la modernité politique qu'on inaugure communément avec
Machiavel.
42 Abdou Filali-Ansary, « Ali Abderraziq et le
projet de remise en ordre de la conscience islamique »,
Égypte/Monde arabe, Première série,
L'Égypte en débats, mis en ligne le 08 juillet 2008.
43 Einar Mr Jónsson, « Les «
miroirs aux princes » sont-ils un genre littéraire ? »,
Médiévales [En ligne], 51 | automne 2006
59
L'existence d'une telle science, profane, viendrait contredire
ce qu'Ali Abderraziq reproche aux arabes. En effet, l'auteur montre que la
traduction de la République de Platon par les Arabes ne leur a
pas permis de retenir les principaux fondements du vivre ensemble en
communauté politique. En outre, l'auteur ajoute que selon lui, leur
principale erreur était de ne pas s'être mis assez en concurrence
avec d'autres nations, et n'avoir pas tiré de leçons de leur
expérience : « Rien dans la religion n'interdit aux musulmans
d'entrer en compétition avec les autres nations dans toutes les sciences
de la société et de la politique44 ». Ils n'ont
pu « édifier les règles de leur royauté et
l'ordonnance de leur gouvernement conformément à ce que les
esprits humains ont inventé récemment, et que les
expériences des nations ont démontré être ce qu'il y
a de plus solide en matière de bons principes de
gouvernement45 »
L'auteur invite à entrer en compétition avec les
autres nations, pour une progression plus pérenne : est-ce que cela se
vérifie dans l'histoire ? Les arabes n'ont-ils donc jamais
observé et évalué le développement d'autres
sphères politiques ? N'ont-ils jamais institué une science qui
aurait engagé leur Etat dans une démarche politique moderne,
opposée, ou du moins indépendante, à toute judicature
religieuse ?
A- Plus qu'un genre littéraire, l'inauguration d'une
science politique profane : d'un code de gouvernance
L'ouvrage Islam et politique à l'âge
classique de Makram Abbès se concentre sur la pensée du
pouvoir et du gouvernement dans la pensée politique de l'islam. Cette
étude montre que la sécularisation n'est pas un pur produit du
monde occidental et qu'il existait bien un espace de discussion purement
politique en islam, qu'il fait débuter au VIIIème
siècle, période d'installation de la dynastie abbasside au
pouvoir. L'ouvrage montre à travers trois traditions l'existence d'une
discipline politique positive, qui aurait permis la maturation d'une
pensée politique séculière dès le
Moyen-Âge.
Les traditions des « âdâb sultâniya
» (règles de la conduite du pouvoir politique) ou des «
âdâb `al mulûk » (règles de la conduite des rois)
sont le produit de la stabilisation de l'empire arabe à partir de la fin
du califat omeyyade. Ces ouvrages s'inspirent des savoirs
44 Ali Abderraziq, L'Islam et les fondements du
pouvoir, op cit. p 156
45 Idem p 156
60
hérités de l'Antiquité grecque qu'ils
remobilisent et exploitent dans la culture arabo-musulmane.
Dès lors, il apparaît que l'accusation que porte
Ali Abderraziq à l'encontre des arabes dans les premiers et derniers
chapitres de son essai sont fausses. Dans le chapitre « Le califat d'un
point de vue social », l'auteur déclare :
"L'histoire de l'activité scientifique chez les
musulmans montre à l'évidence que, par comparaison aux autres
sciences, les sciences politiques étaient nettement
négligées. Leur place était, parmi les autres disciplines,
la plus modeste. Nous ne trouvons aucun auteur ou traducteur qui se soit
consacré à ses sujets. De même nous ne trouvons dans la
production des musulmans aucune recherche consacrée aux systèmes
de gouvernement ou aux fondements du politique"46.
Il est possible que l'auteur n'ait pas eu connaissance d'une
certaine littérature consacrée aux règles de conduite des
rois ou encore à la guerre, mais il paraît surprenant qu'Ali
Abderraziq élude l'apport en matière d'analyse politique et
historique qu'a apporté Ibn Khaldûn à la pensée
politique en Islam, bien qu'il le cite à plusieurs reprises.
De même, lorsque Ali Abderraziq accuse les Arabes de
n'avoir pas été assez attentifs à l'expérience des
autres nations, l'approche historique des « miroirs des princes »,
équivalent occidental des « âdâb sultâniya »
viendrait démentir cette allégation. En effet, les miroirs se
basent sur des exemples historiques, sur des chroniques, des récits de
guerres, pour en tirer les enseignements fondamentaux dans le domaine du
gouvernement des affaires de l'empire : "Une particularité du genre est
donc la convocation de la culture historique pour aborder aussi bien des sujets
comme l'art de gouverner, que ceux qui portent sur les vertus des Grands ou
l'administration du royaume. Les exploits militaires d'Alexandre, et les
modèles de bonne direction du royaume puisés notamment chez les
rois perses, comme Chosroes Anûshirwân (531-579), sont constamment
convoqués dans ces ouvrages."47
En effet, comment enseigner à un jeune prince ou
à un roi dans quels cas déclarer la guerre si au préalable
les règles énoncées ne sont pas étayés par
des faits historiques avérés ? Dans le Livre de la
couronne, le chapitre « Devoirs des rois » se divise en deux
46 Idem. p 72.
47 Makram Abbès, Islam et Politique
à l'âge classique, collection Philosophies, édition
PUF, 2009.
61
parties : d'abord l'auteur énonce la règle de
conduite, concise et normative : « Une règle de conduite des Rois
est d'utiliser la ruse dans leurs guerres ». Ensuite vient le passage de
l'exemple historique qui, dans ce chapitre, citait la tradition de la ruse chez
les rois persans.
Quant à la dénonciation que fait Ali Abderraziq
du califat, nous avons déjà montré en première
partie que le califat était décrié au
XIXème siècle pour être tyrannique et justifier
les pires dominations par l'argument religieux. Mais l'ouvrage Islam et
Politique à l'âge classique nous apprend que , dès le
VIIIème siècle, plusieurs auteurs, dont
Al-Ta`âlibî qui est l'auteur des Règles de la conduite
des Rois, critiquent l'attribution de caractères divins et
sacrés aux califes. Les miroirs ne semblent pas se consacrer à la
justification théologique de la nécessité du pouvoir, mais
plutôt à une explication positiviste de cette
nécessité. « Convoquée dans tous les textes, cette
référence constante à la nature humaine témoigne,
par ailleurs de la positivité de cette tradition et de l'existence, en
Islam d'une pensée politique qui s'est nourrie de l'étude et des
principes de son fonctionnement. »48 Ils s'intéressent
donc bien aux fondements du pouvoir en les justifiant par des arguments
naturalistes, et par une démarche positiviste.
Il est étonnant que notre essai, pourtant publié
par un spécialiste des questions juridiques et théologiques,
élude toute la tradition historique de cette pensée politique en
islam. Nous émettrons quelques hypothèses concernant l'absence de
ces données dans l'essai. Tout d'abord, à part leur
démarche positiviste et profane, il n'y a rien qui laisserait croire
qu'Ali Abderraziq se sente appartenir à cette tradition-là. En
effet, il n'est en aucun cas question dans son essai de ruse ou de prudence en
temps de guerre. Son objectif principal est de refonder la conscience
islamique, de joindre la lutte des intellectuels à la lutte politique et
non de conseiller un prince sur la meilleure façon de gouverner. De
plus, l'initiative de Ali Abderraziq dans cet essai pourrait être
qualifiée d'action engagée et militante pour un certain
idéal politique qu'il portait. Il s'adresse à un auditoire large,
lettré, arabe, et conscient de réaliser une chance d'initiative
historique. Les auteurs des miroirs, eux, s'adressent aux gouvernants et aux
dépositaires du pouvoir.
B- Donner aux Hommes l'enseignement qui leur permettra de
choisir le régime qui leur sied le mieux
48 Makram Abbès, Islam et Politique
à l'âge classique, op. cit. p 44.
62
Le thème du conseil et de l'enseignement politiques par
des conseillers et des philosophes avisés est très présent
dans le genre des Miroirs. L'ouvrage Islam et Politique à l'âge
classique note que nombreux sont les « âdâb sultâniya
» qui évoquent dans leur titre le terme « conseil ». Ces
écrits montrent par ailleurs l'importance de la relation entre les
puissants et les savants : il existe des chapitres entiers consacrés
à la corrélation entre le pouvoir et ses conseillers. Ainsi, les
auteurs conseillent non seulement le prince sur le choix de ses conseillers, la
concertation au moment de la prise de décisions, l'écoute qu'il
se doit de leur accorder mais aussi les conseillers eux-mêmes qui sont,
de par leur statut, surexposés à l'autorité du gouvernant
et à sa puissance de manoeuvre :
« D'une manière générale, le conseil
(nasîha) et la consultation (mashûra) se présentent comme
des devoirs dont dépend la survie même du pouvoir du prince.
« La consultation, note Al-`abbâsî, est un art noble parce
qu'il est psychologique, et qu'il dépend de la pensée et des
facultés intellectuelles, ce qui est le sommet de la noblesse
{É}Al Mawardî, lui, surnomme la consultation des conseillers
« la justice cachée » parce qu'elle permet d'éviter la
prise de décision unilatérale. Loin qu'il s'agisse d'une simple
admonestation du prince, ou d'un rappel des lois à observer, le conseil
d'applique dans les Miroirs à l'ensemble des décisions qui
concernent la conduite effective des affaires du royaume49.
»
Ce passage montre à quel point le conseil porte sur des
sujets éminemment politiques mais il révèle aussi à
quel point le conseiller et le souverain sont dans une relation close :
l'enseignement de ces Miroirs ne bénéficie qu'au souverain et aux
futurs conseillers qui s'attelleront à la tâche d'éclairer
le prince au moment de prendre une décision conséquente, mais il
n'apprend pas au reste du monde ce qu'est le pouvoir, comment le
gérer.
Inversement, Ali Abderraziq appelle à
l'édification d'une science politique séculière qui
apprendrait à long terme aux musulmans qui est le véritable
dépositaire du pouvoir, comment il s'exerce et surtout comment le
limiter. Il se place dans une approche pédagogique plus large que la
pensée politique médiévale :
« Aucun principe religieux n'interdit aux musulmans de
concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et
politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système
désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les
empêche d'édifier
49 Idem, p 47
leur Etat et leur système de gouvernement sur la base
des dernières créations de la raison humaine et sur la base des
systèmes dont la solidité a été prouvée,
ceux que l'expérience des nations a désignés comme
étant parmi les meilleurs50. »
Ainsi, la démarche que prône l'auteur s'adresse
plus à la communauté musulmane tyrannisée par le
système califal. L'édification de cette discipline nouvelle,
basée sur l'observation et l'analyse de l'expérience des autres
nations et sur la profitabilité rationnelle d'un régime
politique, constituerait une libération du joug tyrannique et aboutirait
sur le choix d'un système de représentation politique qui soit
propice au progrès. Cet essai serait, à l'image de L'or de
Paris de Tahtâwî, un appel à une éducation
populaire à la science politique. Encore une fois, Abderraziq montre
à travers cet appel qu'il est bien le produit d'une décennie
pendant laquelle la politisation explose, et pendant laquelle les affaires
politiques et la souveraineté deviennent la chose publique.
63
50 L'islam et les fondements du pouvoir, Ali
Abderraziq, op. cit. p 156.
64
TROISIÈME PARTIE
L'ère libérale égyptienne,
perspectives politiques du combat d'Ali Abderraziq à travers "L'Islam
et les Fondements du Pouvoir"
65
La plupart des commentateurs, toutes tendances confondues, de
Muhammad 'Imâra à Ghâlî Shukrî,
établissent de fait un rapport entre l'ouvrage de notre auteur et le
contexte politique qui prévalait dans la région, notamment en
Égypte, dans les années 20. Ils insistent sur ce lien au point
que l'ouvrage apparaît comme un épisode dans la série des
événements qui ont marqué cette période, ou comme
une position cristallisée par les querelles de l'époque. Ils en
font un discours conjoncturel, un pamphlet, ce genre littéraire
utilisé par d'éminents politiciens et journalistes au plus fort
des luttes politiques pour concrétiser des positions
déterminées et influencer l'opinion publique.
Cette interprétation reste prisonnière du
retentissement provoqué par la parution du livre et qui en fit un
événement historique significatif. L'ouvrage eut un impact
considérable et fut considéré comme une tentative
d'intervention dans la bataille politique alors en cours, pour laquelle les
forces politiques en Égypte avaient mobilisé toute leur
énergie, y compris l'entrée en lisse des intellectuels de chaque
camp.
Il faut dire qu'Abderraziq appartenait à une famille
connue pour son engagement politique et son rôle de leader d'une des
tendances les plus célèbres de l'époque ; l'on a donc
naturellement considéré que l'auteur prenait part à une
lutte où le parti libéral était engagé. Or,
l'ouvrage contient des indices montrant que le travail a démarré
bien avant les événements auxquels on voudrait le lier. L'auteur
y précise en effet qu'il a commencé à travailler sur la
question des fondements de la justice dans l'islam dès son retour
d'Angleterre en 1915, c'est-à-dire dix ans avant la parution de son
livre. Il y parie aussi de Mehmet V comme roi de Turquie, alors que ce calife
est décédé en 1918. Ajoutons à cela les
données et représentations qu'il fournit, la recherche et la
critique auxquelles il se livre et, enfin, la structure même de
l'ouvrage, c'est-à-dire le type d'argumentation qu'il
présente.
Certes, les circonstances historiques ont remis le califat au
centre de l'intérêt chez les musulmans comme chez les
non-musulmans. L'abolition du califat en Turquie en 1924 est un processus
essentiel qui s'est déroulé en plusieurs étapes. La
dissolution d'une telle institution n'était pas chose aisée.
Aussitôt après, dans plusieurs régions du monde musulman,
une série de mouvements se sont déclenchés en vue de la
restaurer. Ces changements incitèrent nombre de milieux islamiques
à profiter des circonstances pour revoir, réexaminer le mode de
fonctionnement de cette institution, dès lors qu'elle n'était
plus aux mains des Turcs et devait, croyaient-ils, revenir aux Arabes. Il
fallait par conséquent essayer d'adapter le califat à ce que ces
mouvements considéraient comme le modèle de l'islam
authentique, et
66
faire en sorte qu'il servît la cause des musulmans. Tout
cela se déroulait dans un contexte marqué par les nombreuses
confrontations avec l'Occident, lesquelles, d'une manière
générale, prenaient la forme de révolutions nationales
contre la colonisation occidentale ou l'hégémonie turque :
révolution de 1919 en Égypte, révolution kémaliste
en Turquie ou encore la révolution de Muhammad Ben 'Abd al-Karîm
al-Khatâbî au Maroc.
En Égypte même, à cette époque, la
constitution de 1923 consacrait une nouvelle étape, le passage à
une monarchie constitutionnelle fondée sur le pluralisme des partis et
la souveraineté de la loi. On allait donc pouvoir cueillir les fruits
d'une évolution commencée plus d'un siècle auparavant ;
une évolution qui tentait de soustraire l'Égypte au régime
traditionnel en vigueur dans les sociétés du sud de la
Méditerranée depuis les temps médiévaux, et qui la
poussait à adhérer à un nouveau système politique,
économique et social, celui que Muhammad 'Alî avait essayé
d'instaurer.
Par conséquent, deux processus se croisaient ou se
recoupaient : le premier était lié aux divers affrontements avec
l'Occident colonisateur et à une redistribution des cartes ou à
un redécoupage des entités politiques et des zones
d'hégémonie du monde musulman après la première
guerre mondiale ; le deuxième Ñ l'instauration, en Égypte,
d'un régime politique moderne fondé sur une
légitimité constitutionnelle Ñ répondait, dans une
large mesure, aux revendications de plus en plus pressantes du peuple
égyptien durant les deux premières décennies de ce
siècle. A travers ces événements, le monde musulman a
vécu ce que l'on a appelé la « fin de l'histoire islamique
», c'est-à-dire la fin du modèle politique et social qui a
prédominé pendant plusieurs siècles dans les
sociétés de la rive sud de la Méditerranée.
La question du califat et de la « discorde » qui
l'accompagnait resurgit ; l'évocation de la problématique de la
« Grande discorde » vint perturber les deux séries
d'événements : celle des affrontements avec le colonialisme et
celle de l'instauration, en Égypte, d'un état régi par la
foi.
I. L'ère libérale égyptienne
Pendant ce qu'appellent les historiens l'age libéral de
l'Egypte, on a intégré au système politique
égyptien un modèle constitutionnel occidental. Alors que les
élites économiques du pays maîtrisent la pratique
démocratique, les individus et groupes provenant de classes sociales
moins privilégiées s'engagent aussi dans le terrain politique. La
période se caractérise par un apprentissage de la
citoyenneté et se transforme en une école de la
67
politisation, qui parcourt toutes les couches sociales, et qui
met en place une rude compétition entre les différents individus
qui forment le corps social51.
Les égyptiens ont alors faim de toujours plus
d'autonomie de l'emprise britannique, et de réelles réformes
économiques et politiques. La population examine et évalue les
différentes idéologies en place dans le monde pour un réel
développement socio-économique de l'Egypte et cela inclut des
courants comme le libéralisme occidental, la monarchie, le
fondamentalisme islamique, le marxisme, le féminisme et le nationalisme
séculier.
Néanmoins, les pouvoirs excessifs de la monarchie,
l'absence d'une classe bourgeoise nombreuse au pouvoir politique fort, ainsi
que la faiblesse d'une classe prolétaire incapable de défendre
l'expérience libérale sont tout autant de facteurs qui ont
empêché l'épanouissement d'une démocratie pluraliste
et donc durable.
L'ère libérale a été
marquée par un système politique de mode occidental avec une
constitution et un gouvernement parlementaire. La constitution
égyptienne a été inspirée de documents occidentaux
libéraux et façonnée par des experts égyptiens
partisans du roi en Egypte et des Anglais. Les rédacteurs de cette
constitution tentèrent d'encadrer et d'endiguer la puissance naissante
du parti du Wafd, et de réduire le mouvement populaire massif qui a
émergé durant la révolution nationaliste de 1919, et
créa une forme limité de gouvernement autogéré dans
le pays. Ceci donna lieu à un parlement composé de deux chambres,
un sénat et une assemblée de député, élus
par le suffrage universel masculin, exception faite de 2/5 du sénat qui
était nommé par le roi. Les propositions de lois n'étaient
mises en application et acceptées qu'après accord du roi. Si le
roi retournait la loi à l'Assemblée pour la faire amender, les
députés pouvaient en retour faire passer la loi avec une
majorité de 2/3 de l'assemblée. Le roi était alors
obligé de la faire passer. Le pouvoir législatif était
ainsi partagé par la couronne, et les deux chambres du Parlement.
Le roi Ahmad Fu'âd se méfiait de la constitution
et refusait le partage des pouvoirs. Cela était regrettable pour l'Etat
nouvellement démocratique puisque la constitution donnait des pouvoirs
excessifs au roi. Ce dernier avait le droit de renvoyer des ministres,
dissoudre le Parlement, nommer ou destituer des premiers ministres. Pendant
près de trente
51 Selma Botman, «The liberal age»,
in The cambridge history of Egypt, édité par M.W.
Daly.
68
ans, le roi Fu'ad et son fils Farûq subvertiront le
processus constitutionnel et s'opposeront à la vague nationaliste. Par
conséquent, tandis que l'Egypte exhibait une constitution au style
occidental, sa mise en pratique était souvent entravée et
compromise par le palais et ses ministres alliés. Bien que pensée
comme un document semi-libéral, la constitution ne pouvait soutenir
durablement le contenu démocratico-libéral.
En dépit d'une multiplicité de partis
politiques, d'élections, de sessions parlementaires, de libertés
de presse, d'association et de regroupement, la constitution était
bafouée à répétition, ignorée,
altérée et même suspendue. La pratique démocratique
était mise à mal parce que ni le parti du Wafd, le principal
parti nationaliste, ni aucune autre organisation politique n'ont réussi
à exercer une pression sur la domination du roi.
Durant cette période, quatre groupes ont successivement
géré la vie politique dans le pays : Le palais, les anglais, le
Wafd, et les soi-disant partis de la minorité et plus
particulièrement le parti constitutionnel libéral, le parti
sa'diste, le parti du peuple (hizb `al shab), et le parti de
l'unité (hizb `al `ittihâd).
Contrairement au Wafd, qui pouvait régulièrement
reposer sur sa base populaire au moment de signature de pétitions, au
moment de marches et de manifestations, les autres forces politiques ne
mobilisaient pas assez de personnalités ni assez de foules. Ainsi, les
organisations qui pesaient en dehors du courant majeur politique étaient
les Frères musulmans, La jeunesse égyptienne, les groupes
communistes, les associations de femmes. Ces forces politiques ont elles aussi
contribué à la formation du paysage culturel égyptien.
Le parti du Wafd constituait le principal parti nationaliste
et dominait le paysage politique en Egypte. De nature tenace, au moins pendant
les vingt premières années de son existence, le Wafd
défendait par dessus tout le respect de la constitution, gage d'un
respect de la démocratie. Le Wafd se voyait ainsi que le
désignaient ses partisans comme la représentation de la
démocratie libérale en Egypte. Il représentait une force
nouvelle en Egypte, en opposition avec le leadership Turco-circassien, qui
avait dominé auparavant. Les wafdistes étaient des autochtones
égyptiens qui provenaient aussi bien de la classe moyenne rurale que des
élites professionnelles et commerciales. Le parti prétendait
pouvoir représenter du monde de toutes les classes sociales confondues
et de toutes les régions géographiques confondues. Le Wafd
attirait les musulmans mais aussi les coptes à leurs rangs, ce qui, dans
le temps, était un accomplissement remarquable.
69
Avec une doctrine libérale bourgeoise, le Wafd
était partisan de la sécularisation, ce qui réglait la
question copte et les relations de la minorité copte avec l'Etat. Bien
que le parti n'ait eu le pouvoir que sept année entre 1922 et 1952, il
était imbattable qu'elle que soit la date à laquelle se tenaient
des élections libres.
Ce parti a été fondé en 1918, et
n'était au départ qu'une simple organisation nationale
représentative pour l'indépendance. Il cristallisa tous les
mécontentements contre l'envahisseur britannique et réunit des
partisans de plusieurs classes, partant du simple paysan au grand
propriétaire foncier, ou encore de l'employé urbain au commercial
ou à l'intellectuel. Le parti était dirigé par Saad
Zaghloul, et pouvait compter sur son soutien populaire, grâce à
son réseau de militants plus ou moins fortunés.
En Janvier 1924, 90% des sièges sont remportés
par le Wafd. Le roi demande à Saad Zaghloul de mener un gouvernement en
tant que Premier ministre. Une crise surgit au printemps et Zaghloul se fait
limoger par les intérêts anglais dans la région du Soudan.
Après des victoires électorales à
répétition, Zaghloul ne sera plus jamais autorisé à
être Premier ministre.
II. Politique et Religion dans le schéma
kémaliste
Le 29 octobre 1922, Mustafa Kemal annonce sa décision
de séparer le califat du sultanat afin d'abroger ce dernier en
démontrant que « la souveraineté nationale appartient
à l'Assemblée nationale ». Le 1er novembre, la
grande assemblée de Turquie abroge le sultanat et deux semaines plus
tard élit un nouveau calife. La prochaine étape décisive
est donc celle de la République. La république, en tant
qu'idée de progrès ultime germait déjà dans
l'esprit de Mustafa Kémal, mais il a d'abord commencé par
préparer un terrain propice à cette révolution de la
politique et des moeurs. Les mots d'ordre étaient la défense de
la partie, l'esprit militaire, la défense nationale et la
résistance nationale.
Une fois le traité de Sèvres effacé et la
disparition de l'empire ottoman effective selon les conditions turques, les
symboles de la nouvelle Turquie se mettent en place. Au début du mois de
septembre de 1922, on assiste à la création du Parti
républicain du Peuple, comme incarnation dans la nation toute
entière de « l'esprit révolutionnaire ».
70
Pour logique et naturelle qu'elle puisse paraître dans
ce contexte, la proclamation de la république turque ne se fait pas sans
péripéties le 29 octobre 1923. Beaucoup d'esprits, même
dans le cercle proche de Mustafa Kemal, n'en veulent pas ou du moins pas tout
de suite vu l'absence d'axe spécifique sur la République dans les
six points de la profession de foi du CHP (parti de Mustafa Kemal). Les
oppositions, elles, brandissent l'arme idéologique, à l'encontre
d'un modèle institutionnel importé de l'étranger et
méconnu. Les oppositions d'ordre plus politique déclarent que si
proclamation de la république il y a, il sera le seul candidat aux
présidentielles, et pourra les transformer en plébiscite.
« Et maintenant, la bataille du califat commence »
titrait le quotidien Tanin le 11 novembre 1923 à Istanbul.Mais cette
bataille est déjà engagée. Dans les nombreux voyages que
fait Mustafa Kémal en Turquie profonde, il n'hésite pas à
déclarer : « le califat est un symbole du monde islamique et non
turc ».
D'une rigueur militaire, l'opposition kémaliste au
califat est d'abord géostratégique : elle voit dans le califat
une charge dont il faut se débarrasser. Les opposants qui
défendent la sauvegarde traditionnelle du titre de calife avancent
l'argument selon lequel, pour peser dans le monde islamique et vis à vis
des puissances européennes, un petit pays comme la Turquie ne peut
compter que sur le califat. Or cette vision de la Turquie ne peut se
détacher de l'identification par les autres, d'admettre la Turquie
autrement que dans les yeux des autres.
A point nommé, une faute de ses adversaires vient
renforcer le projet kémaliste. Début décembre 1923, une
lettre envoyée de Londres demande au gouvernement turc le
rétablissement du califat. C'est ainsi que les kémalistes purent
démonter une thèse du complot sur la question califale. Londres :
c'est Istanbul occupé et Mossoul refusée.
Le 3 mars 1924, le califat est aboli par l'Assemblée
générale. Le même jour, les députés adoptent
deux autres textes, également proposés par Kemal : le premier
portant sur l'unification de systèmes scolaires, et le second sur la
suppression des institutions religieuses. La Turquie devient laïque.
La laïcité est une valeur sûre du
kémalisme. Elle est d'abord un choix personnel, celui d'un homme non
préoccupé par les questions métaphysiques ainsi qu'il est
possible de le voir dans son journal intime Mes jours qui passent,
écrit pendant l'été 1918.
71
La laïcité de Kemal est aussi un engagement
politique, comme les radicaux de la troisième république, il
assimile religion et instruction religieuse, institution religieuse et pouvoir,
pouvoirs et menaces contre son projet.. A l'instar de ses cousins
français, Kemal multiplie les interdictions contre toute forme
d'expression publique de la religion, y compris des confréries dissoutes
en 1925. Les imams deviennent fonctionnaires, eux-mêmes
contrôlés par l'Etat, ce qui pose évidemment un
problème. Kemal qui dénonce le pouvoir idéologique
l'instrumentalise comme un vaste appareil idéologique d'Etat.
Dans son article 2, la constitution de 1924 réaffirme
l'Islam comme la religion de l'Etat turc, et il faudra attendre le point de non
retour en 1928, privant l'Islam de son statut constitutionnel, et 1937, pour
que le laïcisme accède à un statut constitutionnel.
A la Mort d'Atatürk, la République turque se
targuera d'être le premier et seul pays musulman légalement
laïque. Mais cette réalité reste nuancée avec la
multiplication des aumôneries militaires, ou encore la
bénédiction des troupes allant en Corée en 1950.
- Le laïcisme turc
Ayant reposé pendant longtemps sur la puissance
politique et militaire des sultans ottomans, l'islam moyen oriental, en tant
que philosophie, doctrine juridique et mode de vie s'embourbe à la fin
du XIXème siècle et au début du
XIXème dans une crise. L'islam apparaît incapable de
remodeler ses institutions et son discours.
Durant la période de régime autoritaire
(1924-1946), où l'expression publique et politique de l'Islam fut
réprimée et où les réformes à la fois
structurelles et symboliques furent menées successivement, diverses
formes d'opposition politique et surtout religieuse ne pouvaient pas manquer de
voir le jour. L'expérience du parti républicain progressiste au
sein même du parti républicain du peuple, le CHP, en est
emblématique. Ce parti, qui n'a duré que huit mois, revendiquait
la liberté d'expression religieuse, la décentralisation et la
libre entreprise. Sous prétexte de l'attentat contre la personne du
président et de révoltes kurdes, le parti fut interdit et ses
huit membres emprisonnés.
D'autres formes d'opposition, notamment chez les kurdes furent
très ressenties pendant cette période : le nationalisme kurde et
la turquisation à outrance de la Turquie ont cristallisé leur
mécontentement et leur sentiment d'isolement.
72
L'opposition religieuse, et c'est là tout l'objet de
notre propos, était réfugiée dans certains pays arabes, et
notamment en Egypte. Mustafa Sabri Efendi, déjà signalé
à l'époque jeune turc ayant occupé plusieurs fois des
fonctions à responsabilité, se réfugia en Egypte où
il publia des ouvrages en arabe d'une virulence acerbe contre les
réformistes dans le monde musulman. Par ailleurs, il ne cessait de
mettre en garde les turcs des dangers de la laïcité et du chaos qui
règnerait dans le monde musulman, après la suppression du
califat. Sans le manifester publiquement, Mehmet Akif Ersoy, auteur de l'hymne
national, poète et militant politique engagé auprès des
jeunes turcs et du parti Union et Progrès, se réfugia, lui aussi,
en Egypte en évitant de mettre sa notoriété a service du
régime kémaliste.
À l'occasion d'une série de réformes
vestimentaires ayant pour but la stigmatisation de l'habit traditionnel,
l'adoption du costume occidental dit « civilisé » et surtout
l'interdiction du fez et l'obligation du port du chapeau, « la
présidence religieuse islamique du royaume d'Egypte » rappela en
Mars 1926 les termes des propos du Prophète par la plume du recteur de
l'université Al Azhar en direction d'Ankara, et déclara
infidèles les kémalistes, comme l'a fait abondamment Mustafa
Sabri dans ses écrits. La manière de se vêtir était
assimilée à une trahison, à une adoption par un musulman
de principes non musulmans. « C'est pourquoi celui qui porte le chapeau
par une tendance vers la religion d'un autre et par mépris de la sienne
est un infidèle de l'avis unanime des musulmans. »
Même si la grande majorité des Égyptiens
semblaient apprécier l'action kémaliste en Turquie52,
la naissance en Egypte du mouvement des Frères Musulmans dans cette
période (1928) est également liée de manière
indirecte aux réformes turques : il fallait prévenir le monde
musulman contre ce chemin jugé dangereux.
En Turquie même, en 1930, l'affaire « Menemem
» précipita le régime vers des mesures encore plus
répressives contre les confréries dont les dirigeants furent
arrêtés et punis. D'autres oppositions réactionnaires ont
vu le jour tout au long des années 1930 et 1940, ce qui indique la
vitalité du soufisme en Turquie. L'interdiction de l'enseignement
religieux ne l'a pas empêché de persister dans l'arrière
pays, dans des confréries aux réunions et à l'existence
même rendue illégale par le régime.
Le khalife matérialisait la permanence de l'umma
, la communauté des croyants, unie malgré
52 François Georgeon, Kémalisme et
monde musulman (1919-1938) : quelques points de repère,
numéro spécial des cahiers du GETC (Kémalisme et
Monde musulman), n°3, Automne 1987.
73
les vicissitudes de l'histoire. Comme protecteur de la
religion musulmane, il symbolisait aussi le lien entre la religion et
l'État. En obligeant théologiens et penseurs musulmans à
se demander si le khalifat était nécessaire à l'islam, la
décision de la Grande Assemblée nationale posa la question des
rapports entre religion et politique dans les nouveaux États.
III. Le Wafd soutenu entre autres par Ali Abderraziq :
un combat pour la démocratie représentative
Ali Abderraziq est issu d'une famille de riches
propriétaires terriens, connue pour son engagement en faveur du courant
libéral égyptien. Son père, Hassan Pacha `Abderraziq
était un des fondateurs du parti « `Al `umma », puis un des
chefs historiques du parti des libéraux constitutionnels, crée
après la dissolution du premier. Il comptait parmi les proches du
Muhammad `Abduh et était lié à Lotfi al-Sayyid, autre
grande figure du réformisme de l'époque. Son frère
aîné était un philosophe connu et estimé. Il avait
eu une double formation, traditionnelle et moderne, dans une université
française, et était à l'avant garde de l'élite
intellectuelle de l'époque. Cette élite s'affirmait à
l'époque pour une ouverture et un dialogue avec l'Occident, pour
l'abandon des attitudes traditionnelles et dépassées azhariennes,
pour la raison universelle et la rationalité exigeante, qui semblaient
justement être à l'origine de la puissance et de l'avancement de
l'Occident. Muhammad Abduh, son maître à penser, avait
commencé à avoir une influence réelle au sein de
l'université Al Azhar, et à détacher un important nombre
des ses « docteurs » des méthodes et conceptions
surannées. Un premier clivage est apparu : traditionnalistes et
partisans du renouveau. Incontestablement, les frères Abderraziq
faisaient partie de ces derniers et étaient parmi les plus fervents
partisans du « réformisme islamique ».
Le combat d'Ali Abderraziq à travers son essai tombe
sous le sens, car s'il incrimine le califat comme une institution qui est
devenue tyrannique et autocratique, c'est au nom d'une certaine liberté
d'initiative politique. Les années 1920 sont une incroyable
décennie de foisonnement de la pensée politique et de la
politisation de tous les pans de la société. Les militants
nationalistes pour l'indépendance de l'Egypte sont toujours le moteur de
la vie politique au courant des années 20. La première
constitution de l'Egypte est l'occasion pour eux de fixer les limites de
pouvoir de chaque acteur dans la vie politique. Même si le roi
74
garde une certaine hégémonie politique, il est
législativement limité par les deux chambres et la constitution
qui notifie ses pouvoirs. Ali Abderraziq, alors issu d'une famille à la
culture de l'engagement forte, peut réaliser en tant que citoyen mais
aussi en tant que penseur une initiative pour participer au changement de son
pays. Il a d'ailleurs été probablement à l'origine de
l'abandon du califat, bien que les Arabes y aient vu une nouvelle chance de
guidance du monde musulman, guidance religieuse à défaut
d'être civile.
75
CONCLUSION
76
Plusieurs philosophes et penseurs arabes contemporains citent
L'islam et les fondements du pouvoir comme une oeuvre tournant qui
aurait relancé les débats autour de la problématique de
l'islam politique. Cet ouvrage d'Ali Abderraziq a constitué, ainsi que
nous l'avons présenté dans nos analyses, une véritable
affaire médiatique, politique et morale en Egypte lors de sa parution en
1925 car il s'attaquait de manière virulente au califat, et à
plus forte mesure, à ses défenseurs au Proche-Orient.
Ce n'est pas tant sa condamnation de l'institution
millénaire du califat qui a secoué les positions des plus
conservateurs que sa méthode de recherche scientifique et son souhait de
détruire l'accumulation de fausses représentations dans la
conscience islamique du pouvoir. En effet, pour démontrer
l'illégitimité du califat d'un point de vue religieux, il se
place dans une posture de doute permanent, et interroge point par point les
différentes justifications à un tel pouvoir. Tout d'abord, il
commence par définir le terme « calife » et tente d'en sonder
l'origine. Il montre que ce terme remonte logiquement au premier calife, Abu
Bakr Al-Siddiq, et qu'il a été forgé pour des raisons
strictement politiques et temporelles. En effet, il fallait au chef de la jeune
nation arabe un titre prestigieux qui lui eut permis de rassembler les tribus
arabes autour d'une seule et même guidance. L'auteur ne remet pas en
cause le contenu religieux de ce pouvoir, mais insiste sur le fait que la forme
de ce gouvernement elle-même était fondée sur une base
politique et militaire, donc non religieuse. Nous préférons ce
dernier adjectif à « laïque », terme employé par
Abdou Filali-Ansary dans sa traduction de cet essai.
Cependant le caractère révolutionnaire de cet
essai ne réside pas dans le fait que l'auteur ait publié ce
« pamphlet » contre le califat. En effet, nous avons cité
à titre d'exemple la dénonciation du califat, comme institution
tyrannique justifiant sa domination au moyen de l'arme religieuse, par
Abd-Rahmân Al Kawâkibî. Il ne s'agit donc pas d'un essai sans
précédent, bien que nous ne remettions pas en cause les
perspectives éminemment modernes de son travail. Ainsi, nous avons
montré dans nos analyses que l'esprit révolutionnaire d'Ali
Abderraziq se concentrait dans sa volonté de tout soumettre à
l'examen scientifique, en n'admettant rien pour supposément vrai. Cette
représentation idéale et positiviste de la recherche l'a
amené à se poser la question de la place politique qu'occupait
le
77
prophète aux premiers temps de l'Islam. Ainsi, s'il
était roi, et c'est en ces termes qu'il se pose la question, cela
voudrait dire que le califat aurait une certaine légitimité
à se poser comme souverain de la nation arabe. Pourtant, Abderraziq
montre qu'un roi n'est dignitaire d'un véritable pouvoir que s'il est
à la tête d'un Etat, fort d'une unité du territoire, de la
culture et d'un certain nombre d'institutions visant la stabilité et la
pérennité de l'Etat. Or, rien ne laisse prétendre que le
prophète Muhammad était à la tête d'une telle
structure , néanmoins il devait son statut de chef à sa fonction
exceptionnelle de messager divin. À partir de cette définition,
l'auteur montre que rien ne justifiait le maintien d'un Etat religieux
après la mort du prophète, car la mort de celui-ci marquait la
fin du message divin.
En outre, Ali Abderraziq s'oppose à plusieurs de ses
pairs et contemporains, à l'image de Rachid Rida, lorsqu'il
déclare de manière ferme que rien dans le Coran ou la Sunna
n'imposait la mise en place d'un tel régime, sous peine d'être en
dehors de la droite ligne religieuse. C'est ainsi que l'auteur prône
l'adoption du système politique qui sied à chaque nation, et
encourage les musulmans à adopter le régime politique qui leur
permette de s'engager durablement dans la course au progrès.
L'auteur s'inscrit par ailleurs dans une discipline
particulière dans laquelle plusieurs penseurs avant lui se sont
lancés : depuis le VIIème siècle, il existe un
espace de discussion politique séculier, produit à la fois par
des conseillers proches des souverains, des philosophes mais aussi, et cela
peut paraître surprenant, des juristes musulmans. Mais c'est
réellement Tahtâwî, dans sa démarche d'exploration et
d'observation de la civilisation française et des remous
révolutionnaires au XIXème siècle en France, qui a
attiré notre attention. L'intérêt qu'il a porté aux
concepts d'égalité, de liberté et de laïcité
dans la charte constitutionnelle de 1814 avait pour but d'enseigner aux
égyptiens de son temps, alors lancés dans les grands plans de
modernisation de Mehmet Ali Pacha, avait pour but d'apprendre de
l'expérience française tout en l'adaptant aux
spécificités de la province autonome d'Egypte. Dans certains
passages de L'or de Paris, Tahtâwî défend la
participation du peuple à la prise de décision politique,
directement ou indirectement, ce qui rend nécessaire une
éducation à la souveraineté populaire. De même
Abderraziq encourage les musulmans à choisir collectivement les
conditions politiques dans lesquelles ils veulent évoluer, sans que
celles-ci soient imposées par la vérité
révélée. Les deux appellent conjointement, à un
siècle de différence, à l'élaboration d'une science
politique didactique et massive, car l'éducation populaire au fait
politique est la clé de l'autonomie de l'individu, le garant de sa
liberté et de son égalité.
78
Ali Abderraziq accomplit à travers cet essai son
engagement à la fois intellectuel et politique. En effet, comme nous
l'avons montré, il fait preuve d'un esprit réformiste à
l'intérieur même de la sphère religieuse. Ainsi, dans ce
cas, à la différence du schéma kémaliste de
laïcisation, il s'agit d'un acteur interne à l'orthodoxie qui
procède à une critique rétrospective des
représentations inhérentes à la conscience islamique du
pouvoir. Mais le contenu de l'essai, bien qu'à vocation
généraliste et universaliste, ne peut être
séparé du contexte d'abondance politique extraordinaire et
conjoncturelle que traverse l'Egypte pendant cette décennie. Il a ainsi
réussi à faire fusionner l'arène intellectuelle et
l'espace politique autour de cette question de liberté de choix
politique, sans que cela soit imposé par l'orthodoxie, surtout si
l'institution politique choisie par cette dernière est jonchée de
représentations faussées.
Ali Abderraziq a réussi à formuler les
problématiques essentielles autour de la question de l'islam politique,
sans tomber dans un strict alignement sur la pensée occidentale, et
dépasse des dichotomies manichéennes qui dénotent une
mauvaise connaissance de la culture arabo-islamique. Cet auteur, ainsi que ceux
que nous avons cités, ne réfléchissent pas à
travers une grille de lecture purement occidentale de la sécularisation,
et n'opposent pas islam à modernité, ou islam à
laïcité, comme nous pouvons très souvent croiser dans les
publications d'introduction à la pensée politique de l'islam de
certains « nouveaux penseurs de l'islam » . Ces dernières ne
sont pas légion dans le monde arabe mais sont largement diffusées
en Occident, car elles ne sont pas porteuses d'un projet politique concret,
réaliste et pertinent sur les situations politiques parfois
sclérosées de certains pays arabes.
79
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages de référence :
Ali Abderraziq, L'Islam et les Fondements du pouvoir,
deuxième traduction d'Abdu Filali-Ansary, éditions La
découverte, série Islam et société, 1994.
'Imara M., Al-islâm wa usûl al-hukm, li 'Ali 'Abd
al-Râziq (De l'islam et des fondements du pouvoir, de Ali
Abderraziq), al-mu'assasa al-'arabiyya li-l-dirâsât wa-l-nashr,
Beyrouth, 1972.
Articles
Abdou Filali-Ansary , « Ali Abderraziq et le projet de
remise en ordre de la conscience islamique », Égypte/Monde
arabe , Première série , L'Égypte en
débats.
Abdou Filali-Ansary « Islam, laïcité,
démocratie », Pouvoirs 1/2003 (n° 104), p. 5-19.
Dupont Anne-Laure , « Des musulmans orphelins de l'empire
ottoman et du khalifat dans les années 1920 » ,
Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2004/2 no 82, p.
43-56. DOI : 10.3917/ving.082.0043
Pour l'évolution historique de l'institution
califale :
Thomas Arnold, The Caliphate, Oxford, Clarendon Press,
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fî `asri `an-nahda , Beyrouth, édition Bayt `an nahâr
linnachr, troisième tirage, 1988.
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Tahtawi, Rifâ'a al-, L'Or de
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Louis `Awâd, `al mu'attarât `al `ajnabyia
fî `al `adab `al `arabî, éditions Institut des
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