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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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6.3 Les « résidents » : le pôle palliatif

« Penser les malades en longue durée en des termes qui ne sont plus médicaux » (Strauss 1992b : 28) et « faire vivre et laisser mourir » (Memmi 2003), pourraient être les deux phrases maîtresses de ce pôle. En effet, le directeur m'explique que la maison prône ce qu'il appelle une « philosophie palliative » : la personne se trouve au centre de l'organisation, avec ses intérêts, ses désirs, et le personnel doit être au service de cette personne (cf. chapitre 2), afin de lui garantir « une vie conforme à la dignité humaine [... ainsi que] la plus grande liberté lors de son occupation des lieux » (art. 3 ROI). Tout cela dans le but de favoriser son « épanouissement » et son « bien-être » (art. 2 ROI). Dans cette optique, le personnel doit oeuvrer à l'amélioration de la qualité de vie de la personne et surtout, ne rien lui imposer, ne la forcer à rien. Cette philosophie ne promeut pas les pratiques d'euthanasie, on laisse mourir ( on ne s'acharne pas) mais on ne fait pas mourir.

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Encadré 10 : Une limitation protectrice

Mr Marc, directeur de la maison, considérant le personnel comme étant au service des résidents, un problème se pose alors : Jusqu'où vont les tâches à remplir ? Quelles tâches relèvent-elles du travail professionnel et de la relation humaine (écoute, gentillesse, ...C ? Pascale Molinier remarque que dans le souci de l'autre, la charge de travail se voit illimitée : « il y a toujours quelque chose à faire dans une maison de repos, les soignantes peuvent toujours être sollicitées ! » (2013), les demandes des résidents pouvant être sans fin. Ainsi, le personnel doit trouver des indicateurs objectifs de limitation de la charge de travail afin de profiter de moments de pause, nécessaires et mérités et de finir leur travail à temps, ainsi que de se protéger de leurs propres émotions en limitant leur engagement affectif. Ainsi, le « bureaucratisme » (Busino 1993 : 104), c'est-à-dire « la manière d'être » attachée à la bureaucratie, peut être utilisé comme technique de protection par le personnel.

Les aides-logistiques élabore également une technique de limitation de tâche. Face à l'appel d'un résident, Paola raconte (et Julie acquiesce) :

«ils savent très bien ce qu'ils peuvent faire et ne peuvent pas faire hein. Et parfois ils jouent dessus ! ça sonne et ils disent « non non c'est pas pour moi » mais ils pourraient très bien aller voir hein ! y a des fois, le résident il a juste besoin d'un verre d'eau hein, et eux, ils sont habilités à leur donner un verre d'eau mais non, dès que ça sonne, on se dit que c'est pour quelque chose de médical donc du coup, on se dit qu'on peut pas répondre aux sonnettes »

Ainsi le personnel de la maison semble profiter de la liberté d'être fonctionnaire, c'est-à-dire ne devant répondre officiellement qu'aux devoirs de sa fonction, n'étant pas engagé personnellement mais sur base contractuelle (Busino 1993 : 41), pour limiter leur charge de travail. Cette protection peut néanmoins donner lieu à des situations catastrophiques. Mathilde raconte que, sa garde de nuit terminée et devant se rendre au rapport du matin, elle a laissé seule, après vérification des fonctions vitales et placement d'un oreiller, une résidente tombée au sol. Peu après, l'équipe de jour trouva cette personne, à terre, la tête en sang... Cette vieille dame avait décidé de se relever et était retombée, se cognant la tête. Situation délicate pour la soignante : d'un point de vue technique elle a rempli son rôle (vérification des fonctions vitales et délégation à l'équipe de jour), d'un point de vue officiel, son horaire prenait fin, et de son point de vue, le confort de la personne était assuré (le coussin). Pourtant, cela n'a pas suffi, le matériel humain n'ayant pas obéi aux règles prédites.

Notons que pour tenter d'éviter ce genre de situation, une jeune psychologue, Laurie, est engagée (début d'année scolaire 2012). Officiellement « référent démence », elle est néanmoins chargée de susciter chez le personnel un désir de bien faire, qui dépasserait les horaires et leur charge de travail habituelle.

Cette « philosophie palliative » s'apparente évidemment à celle présente dans les unités de soins palliatifs. Michel Castra parle de « nursing de fin de vie », opérant dans un contexte peu technique, valorisant la subjectivité de la personne, « tout en s'efforçant de répondre à la détresse morale et psychologique de ces patients » (2003 : 3). Il définit les activités du personnel comme suit :

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« L'essentiel de leur activité concerne bien moins le cure (soins de réparation) que le care (prendre soin). Les soins palliatifs consacrent une rupture entre les deux types de soins habituellement menés en continuité : on renoue avec la prédominance historique des soins courants d'entretien du corps, accompagnant de cette manière l'aggravation du processus de dégénérescence lié à la maladie [...]. Les infirmiers et les aides-soignants exercent ainsi pour partie de leur travail des fonctions comparables aux tâches anciennes d'assistance aux mourants, ne requérant aucun savoir formel et n'impliquant qu'une connaissance technique limitée » (2003 : 166).

On retrouve ici de nombreuses caractéristiques d'une maison de repos et de soins : confort (« on fait tout pour qu'ils soient bien »), peu de technique (« ici on désapprend » ; « c'est tous les jours la routine »), assistance (« on est là pour les aider »)70. Ce dernier point, « les tâches anciennes d'assistance », prend d'autant plus de poids lorsque l'on connaît l'histoire de l'établissement, tenu auparavant par des religieuses (cf. chapitre 2). J'aborde à la suite deux points reflétant cette philosophie au sein de l'établissement : le respect de la liberté du résident et les réunions pluridisciplinaires.

Le respect de la liberté (tant de mouvement que décisionnelle)

La direction s'oppose à toute forme de contrainte. Si les mesures de contention « dures » (comme les sangles ou les barres de lits) demandent prescription médicale et concertation en équipe pluridisciplinaire (art. 16 ROI) pour être appliquées ; les mesures plus « molles » comme monter le lit pour empêcher la personne de se lever, donner des somnifères, positionner la personne en lui installant les pieds en hauteur (de sorte qu'elle n'ait pas assez de force pour relever ses jambes et se mettre debout), se voient beaucoup plus difficiles à contrôler. Cependant, il insiste, toute mesure de la sorte est interdite au nom de la liberté de mouvement de la personne (art. 3 ROI).

Toujours selon Mr Marc., ayant suivi une formation en soins palliatifs (approche sociale), « si la personne n'a plus envie de manger, c'est son choix... vous savez, à l'approche de la mort, le corps se détache tout doucement de la vie... Ces personnes se sentent partir, il faut respecter cela... l'homme n'est pas éternel il faut l'accepter...». On ne force donc pas, on incite. Christelle, aide-ménagère, n'est pourtant pas de cet avis. Manger donne la vie":

« Ici on ne les force pas... s'ils ne veulent plus manger, on peut pas les forcer mais moi je trouve

70 Ces quelques phrases, je les ai souvent entendues de la bouche de soignants.

71 L'équipe du second étage m'a également rapporté le cas d'un époux voulant continuer à nourrir sa femme, celle-ci étant pourtant sous gavage. L'équipe avait beau lui expliquer qu'elle était nourrie par sonde, il n'entendait rien : pour lui, seul la réelle nourriture était source de vie et pouvait guérir son épouse...

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qu'on devrait ! Ma mère, elle est morte et j'aurais bien aimé qu'on la force à manger pour qu'elle
vive un peu plus longtemps ! moi j'trouve qu'on devrait les faire manger même s'ils veulent pas ! »

Du côté du personnel soignant, tous ont intégré cette règle et se disent d'accord avec ce principe de « non-forçage » mais d'incitation. À ma question : et si une personne ne veut vraiment pas manger / prendre un médicament / se laver, que faites-vous ?, la plupart des répondants commencent d'abord par spécifier qu'« ici on ne force jamais une personne ! on peut essayer de la convaincre mais on ne pourra jamais la forcer ! » (Julie, aide-soignante).

Cependant, lorsque je pose la même question aux résidents, les réponses diffèrent quelque peu : Mme Ve. « Aha essayez seulement ! ils vous tirent par la peau du dos si vous ne le faites pas ! » ; Mr Bou. « Ici on doit toujours dire OUI ». Le sentiment d'autonomie et de possibilité d'opposition chez les résidents semble donc assez limité... En effet, derrière l'acceptation théorique de ce principe par le personnel se cache une réalité plus complexe. Lors d'une fête du vendredi après-midi72 par exemple, Mr Ci., résident désorienté, demande pour retourner dans sa chambre mais ne connaît pas le chemin jusque chez lui. Une aide-soignante arrive et lui répond qu'elle le reconduira dans 10 minutes. 30 minutes plus tard, il est toujours assis et demande pour rentrer. A-t-il été forcé de rester ou l'a-t-on incité ? Même constat pour la prise de médicaments, Mme Re. pense l'avoir déjà pris, une soignante lui affirme le contraire et lui pose le médicament sur les lèvres, forçage ou incitation ? Ce principe incontrôlable et « non-objectivable », sera toujours laissé au jugement des acteurs, les uns considérant un geste comme obligation, les autres comme incitation...

Le fonctionnement d'équipe

Un élément déjà mentionné plus haut rapproche la maison d'une gestion palliative : les réunions pluridisciplinaires. Ces réunions en effet illustrent un trait d'une nouvelle approche de soin, apparue dans les années d'après-guerre, symbolisant elle-même un tournant dans la médecine et la manière d'aborder les corps. Norbert Elias, dans son célèbre ouvrage La Civilisation des moeurs (1973), montre les transformations, les siècles derniers, des mentalités face au corps et à la mort (en occident). Nous vivons aujourd'hui, explique-t-il, dans une époque où la violence physique, la violence sur les corps disparaît au profit d'une sensibilité accrue à la souffrance d'autrui. Du côté de la médecine, de nombreuses formes de soins dites parallèles apparaissent et tentent d'appréhender la souffrance de l'homme dans sa globalité, tentent de dépasser la dichotomie corps/esprit amenée par les premiers anatomistes, et surtout

72 Je reviens plus en détails sur ces fêtes au chapitre 7.

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par Vésale au 16ème siècle, avec son ouvrage « De corporis humani fabrica » (1543). « Dans l'élaboration graduelle de son savoir et de son savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l'angoisse, à la mort, le sens de la maladie » (le Breton 2008 : 110). Les formes de soin alternatives aujourd'hui tentent de prendre le contre-pied de cette « anatomisation » du corps.

Isabelle Baszanger (1995) montre cette transformation du modèle de soin médical à travers l'avènement des cliniques de la douleur. Au sein de celles-ci les patients deviennent les acteurs centraux et la médecine plus holiste. Y est dispensée une médecine de la personne totale, malade, souffrante, où psyché et soma sont confondus. Dans ce « monde social de la douleur » (Baszanger 1995), Michel Castra explique l'avènement des soins palliatifs. Selon lui, le constat de « l'incapacité de notre société à gérer de manière satisfaisante la phase terminale de l'existence » (2003 : 30) a été l'élément déclencheur d'une crise de la société occidentale au milieu de notre siècle. L'hôpital se voit critiqué pour ne plus être adapté aux nouveaux types de maladies, c'est-à-dire les maladies lentes, chroniques, entraînant la souffrance ou la mort sur un temps relativement long (également Strauss 1992b ; le Breton 2008). S'en est suivi une transformation de la médecine dans les années 70' et l'avènement des soins palliatifs, prônant une « mort consciente, maitrisée, anticipée » (Castra 2003 : 35). Au sein de ceux-ci ainsi qu'au sein des cliniques de la douleur, le patient revient au centre de la scène médicale, entouré d'une équipe pluridisciplinaire, ayant pour but de le soulager et de l'encadrer dans sa maladie/sa souffrance et ce, dans tous les aspects de son existence.

La philosophie palliative propose ainsi une gestion commune des personnes en charge, une gestion pluridisciplinaire. Marie de Hennezel (2004 : 18-19) cite une de ses répondantes : « l'hôpital est une entreprise, ça doit tourner, mais côté humain, l'hôpital est malade » et plus loin, « en unité de soins palliatifs, j'ai rencontré des médecins très humains. Là, il n'y a plus de hiérarchie. L'aide-soignante a autant d'importance que le cadre » (Élisabeth) . Cette équipe pluridisciplinaire, moins hiérarchisée, symbolise une approche globale de la personne, un « système thérapeutique » (le Breton 2008 : 108) spécifique : « la doctrine n'est donc pas fondamentalement une et homogène, mais composée de différents registres correspondant à la spécificité des intervenants et fondant les bases de cette pluridisciplinarité » (Castra 2003 : 7071). Cette équipe concrétise l'existence du « monde social », c'est-à-dire d'un monde composé d'acteurs de tout horizon mais se rassemblant autour d'une activité primaire (Strauss 1978) : la recherche de bien-être.

73 Je les appelle «personnels» car deux chats «publics» séjournent dans la maison ainsi qu'un canari et quelques poissons dans la cafeteria, plus deux perruches dans le hall principal.

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Respect de l'autonomie de la personne, respect de la liberté de mouvement et réunions pluridisciplinaires sont des éléments qui font, me semble-t-il, pencher la maison vers une gestion palliative. Le directeur tente encore d'accroître cette dernière en sensibilisant le personnel (cf. supra, encadré 10), en augmentant la coopération entre les différentes fonctions, et en modifiant la matérialité de la maison (cf. Supra).

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote