« Penser les malades en longue durée en
des termes qui ne sont plus médicaux » (Strauss 1992b : 28) et
« faire vivre et laisser mourir » (Memmi 2003), pourraient être
les deux phrases maîtresses de ce pôle. En effet, le directeur
m'explique que la maison prône ce qu'il appelle une « philosophie
palliative » : la personne se trouve au centre de l'organisation, avec ses
intérêts, ses désirs, et le personnel doit être au
service de cette personne (cf. chapitre 2), afin de lui garantir « une vie
conforme à la dignité humaine [... ainsi que] la plus grande
liberté lors de son occupation des lieux » (art. 3 ROI). Tout cela
dans le but de favoriser son « épanouissement » et son «
bien-être » (art. 2 ROI). Dans cette optique, le personnel doit
oeuvrer à l'amélioration de la qualité de vie de la
personne et surtout, ne rien lui imposer, ne la forcer à rien. Cette
philosophie ne promeut pas les pratiques d'euthanasie, on laisse
mourir ( on ne s'acharne pas) mais on ne fait pas
mourir.
66
Encadré 10 : Une limitation
protectrice
Mr Marc, directeur de la maison, considérant
le personnel comme étant au service des résidents, un
problème se pose alors : Jusqu'où vont les tâches
à remplir ? Quelles tâches relèvent-elles du travail
professionnel et de la relation humaine (écoute, gentillesse, ...C ?
Pascale Molinier remarque que dans le souci de l'autre, la charge de
travail se voit illimitée : « il y a toujours quelque chose
à faire dans une maison de repos, les soignantes peuvent toujours
être sollicitées ! » (2013), les demandes des
résidents pouvant être sans fin. Ainsi, le personnel doit trouver
des indicateurs objectifs de limitation de la charge de travail afin de
profiter de moments de pause, nécessaires et mérités et de
finir leur travail à temps, ainsi que de se protéger de leurs
propres émotions en limitant leur engagement affectif. Ainsi, le «
bureaucratisme » (Busino 1993 : 104), c'est-à-dire « la
manière d'être » attachée à la bureaucratie,
peut être utilisé comme technique de protection par le
personnel.
Les aides-logistiques élabore également
une technique de limitation de tâche. Face à l'appel d'un
résident, Paola raconte (et Julie acquiesce) :
«ils savent très bien ce qu'ils peuvent
faire et ne peuvent pas faire hein. Et parfois ils jouent dessus ! ça
sonne et ils disent « non non c'est pas pour moi » mais ils
pourraient très bien aller voir hein ! y a des fois, le résident
il a juste besoin d'un verre d'eau hein, et eux, ils sont habilités
à leur donner un verre d'eau mais non, dès que ça sonne,
on se dit que c'est pour quelque chose de médical donc du coup, on se
dit qu'on peut pas répondre aux sonnettes »
Ainsi le personnel de la maison semble profiter de la
liberté d'être fonctionnaire, c'est-à-dire ne devant
répondre officiellement qu'aux devoirs de sa fonction, n'étant
pas engagé personnellement mais sur base contractuelle (Busino 1993 :
41), pour limiter leur charge de travail. Cette protection peut
néanmoins donner lieu à des situations catastrophiques. Mathilde
raconte que, sa garde de nuit terminée et devant se rendre au rapport du
matin, elle a laissé seule, après vérification des
fonctions vitales et placement d'un oreiller, une résidente
tombée au sol. Peu après, l'équipe de jour trouva cette
personne, à terre, la tête en sang... Cette vieille dame avait
décidé de se relever et était retombée, se cognant
la tête. Situation délicate pour la soignante : d'un point de vue
technique elle a rempli son rôle (vérification des fonctions
vitales et délégation à l'équipe de jour), d'un
point de vue officiel, son horaire prenait fin, et de son point de vue, le
confort de la personne était assuré (le coussin). Pourtant, cela
n'a pas suffi, le matériel humain n'ayant pas obéi aux
règles prédites.
Notons que pour tenter d'éviter ce genre de
situation, une jeune psychologue, Laurie, est engagée (début
d'année scolaire 2012). Officiellement « référent
démence », elle est néanmoins chargée de susciter
chez le personnel un désir de bien faire, qui dépasserait les
horaires et leur charge de travail habituelle.
Cette « philosophie palliative »
s'apparente évidemment à celle présente dans les
unités de soins palliatifs. Michel Castra parle de « nursing de fin
de vie », opérant dans un contexte peu technique, valorisant la
subjectivité de la personne, « tout en s'efforçant de
répondre à la détresse morale et psychologique de ces
patients » (2003 : 3). Il définit les activités du personnel
comme suit :
67
« L'essentiel de leur activité concerne
bien moins le cure (soins de réparation) que le care (prendre soin). Les
soins palliatifs consacrent une rupture entre les deux types de soins
habituellement menés en continuité : on renoue avec la
prédominance historique des soins courants d'entretien du corps,
accompagnant de cette manière l'aggravation du processus de
dégénérescence lié à la maladie [...]. Les
infirmiers et les aides-soignants exercent ainsi pour partie de leur travail
des fonctions comparables aux tâches anciennes d'assistance aux mourants,
ne requérant aucun savoir formel et n'impliquant qu'une connaissance
technique limitée » (2003 : 166).
On retrouve ici de nombreuses caractéristiques
d'une maison de repos et de soins : confort (« on fait tout pour qu'ils
soient bien »), peu de technique (« ici on désapprend » ;
« c'est tous les jours la routine »), assistance (« on est
là pour les aider »)70. Ce dernier point, « les
tâches anciennes d'assistance », prend d'autant plus de poids
lorsque l'on connaît l'histoire de l'établissement, tenu
auparavant par des religieuses (cf. chapitre 2). J'aborde à la suite
deux points reflétant cette philosophie au sein de
l'établissement : le respect de la liberté du résident et
les réunions pluridisciplinaires.
Le respect de la liberté (tant de mouvement
que décisionnelle)
La direction s'oppose à toute forme de
contrainte. Si les mesures de contention « dures » (comme les sangles
ou les barres de lits) demandent prescription médicale et concertation
en équipe pluridisciplinaire (art. 16 ROI) pour être
appliquées ; les mesures plus « molles » comme monter le lit
pour empêcher la personne de se lever, donner des somnifères,
positionner la personne en lui installant les pieds en hauteur (de sorte
qu'elle n'ait pas assez de force pour relever ses jambes et se mettre debout),
se voient beaucoup plus difficiles à contrôler. Cependant, il
insiste, toute mesure de la sorte est interdite au nom de la liberté de
mouvement de la personne (art. 3 ROI).
Toujours selon Mr Marc., ayant suivi une formation en
soins palliatifs (approche sociale), « si la personne n'a plus envie de
manger, c'est son choix... vous savez, à l'approche de la mort, le corps
se détache tout doucement de la vie... Ces personnes se sentent partir,
il faut respecter cela... l'homme n'est pas éternel il faut
l'accepter...». On ne force donc pas, on incite.
Christelle, aide-ménagère, n'est pourtant pas de cet avis. Manger
donne la vie":
« Ici on ne les force pas... s'ils ne veulent plus
manger, on peut pas les forcer mais moi je trouve
70 Ces quelques phrases, je les ai souvent entendues de
la bouche de soignants.
71 L'équipe du second étage m'a
également rapporté le cas d'un époux voulant continuer
à nourrir sa femme, celle-ci étant pourtant sous gavage.
L'équipe avait beau lui expliquer qu'elle était nourrie par
sonde, il n'entendait rien : pour lui, seul la réelle nourriture
était source de vie et pouvait guérir son
épouse...
68
qu'on devrait ! Ma mère, elle est morte et
j'aurais bien aimé qu'on la force à manger pour qu'elle
vive
un peu plus longtemps ! moi j'trouve qu'on devrait les faire manger même
s'ils veulent pas ! »
Du côté du personnel soignant, tous ont
intégré cette règle et se disent d'accord avec ce principe
de « non-forçage » mais d'incitation. À ma
question : et si une personne ne veut vraiment pas manger / prendre un
médicament / se laver, que faites-vous ?, la plupart des
répondants commencent d'abord par spécifier qu'« ici on ne
force jamais une personne ! on peut essayer de la convaincre mais on ne pourra
jamais la forcer ! » (Julie, aide-soignante).
Cependant, lorsque je pose la même question aux
résidents, les réponses diffèrent quelque peu : Mme Ve.
« Aha essayez seulement ! ils vous tirent par la peau du dos si vous ne le
faites pas ! » ; Mr Bou. « Ici on doit toujours dire OUI ». Le
sentiment d'autonomie et de possibilité d'opposition chez les
résidents semble donc assez limité... En effet, derrière
l'acceptation théorique de ce principe par le personnel se cache une
réalité plus complexe. Lors d'une fête du vendredi
après-midi72 par exemple, Mr Ci., résident
désorienté, demande pour retourner dans sa chambre mais ne
connaît pas le chemin jusque chez lui. Une aide-soignante arrive et lui
répond qu'elle le reconduira dans 10 minutes. 30 minutes plus tard, il
est toujours assis et demande pour rentrer. A-t-il été
forcé de rester ou l'a-t-on incité ? Même
constat pour la prise de médicaments, Mme Re. pense l'avoir
déjà pris, une soignante lui affirme le contraire et lui pose le
médicament sur les lèvres, forçage ou
incitation ? Ce principe incontrôlable et «
non-objectivable », sera toujours laissé au jugement des acteurs,
les uns considérant un geste comme obligation, les autres comme
incitation...
Le fonctionnement d'équipe
Un élément déjà
mentionné plus haut rapproche la maison d'une gestion palliative : les
réunions pluridisciplinaires. Ces réunions en effet illustrent un
trait d'une nouvelle approche de soin, apparue dans les années
d'après-guerre, symbolisant elle-même un tournant dans la
médecine et la manière d'aborder les corps. Norbert Elias, dans
son célèbre ouvrage La Civilisation des moeurs (1973),
montre les transformations, les siècles derniers, des mentalités
face au corps et à la mort (en occident). Nous vivons aujourd'hui,
explique-t-il, dans une époque où la violence physique, la
violence sur les corps disparaît au profit d'une sensibilité
accrue à la souffrance d'autrui. Du côté de la
médecine, de nombreuses formes de soins dites parallèles
apparaissent et tentent d'appréhender la souffrance de l'homme dans sa
globalité, tentent de dépasser la dichotomie corps/esprit
amenée par les premiers anatomistes, et surtout
72 Je reviens plus en détails sur ces fêtes
au chapitre 7.
69
par Vésale au 16ème
siècle, avec son ouvrage « De corporis humani fabrica »
(1543). « Dans l'élaboration graduelle de son savoir et de son
savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son
histoire, son milieu social, son rapport au désir, à l'angoisse,
à la mort, le sens de la maladie » (le Breton 2008 : 110). Les
formes de soin alternatives aujourd'hui tentent de prendre le contre-pied de
cette « anatomisation » du corps.
Isabelle Baszanger (1995) montre cette transformation
du modèle de soin médical à travers l'avènement des
cliniques de la douleur. Au sein de celles-ci les patients deviennent les
acteurs centraux et la médecine plus holiste. Y est dispensée une
médecine de la personne totale, malade, souffrante, où
psyché et soma sont confondus. Dans ce « monde social de la douleur
» (Baszanger 1995), Michel Castra explique l'avènement des soins
palliatifs. Selon lui, le constat de « l'incapacité de notre
société à gérer de manière satisfaisante la
phase terminale de l'existence » (2003 : 30) a été
l'élément déclencheur d'une crise de la
société occidentale au milieu de notre siècle.
L'hôpital se voit critiqué pour ne plus être adapté
aux nouveaux types de maladies, c'est-à-dire les maladies lentes,
chroniques, entraînant la souffrance ou la mort sur un temps relativement
long (également Strauss 1992b ; le Breton 2008). S'en est suivi une
transformation de la médecine dans les années 70' et
l'avènement des soins palliatifs, prônant une « mort
consciente, maitrisée, anticipée » (Castra 2003 : 35). Au
sein de ceux-ci ainsi qu'au sein des cliniques de la douleur, le patient
revient au centre de la scène médicale, entouré d'une
équipe pluridisciplinaire, ayant pour but de le soulager et de
l'encadrer dans sa maladie/sa souffrance et ce, dans tous les aspects de son
existence.
La philosophie palliative propose ainsi une gestion
commune des personnes en charge, une gestion pluridisciplinaire. Marie de
Hennezel (2004 : 18-19) cite une de ses répondantes : «
l'hôpital est une entreprise, ça doit tourner, mais
côté humain, l'hôpital est malade » et plus loin,
« en unité de soins palliatifs, j'ai rencontré des
médecins très humains. Là, il n'y a plus de
hiérarchie. L'aide-soignante a autant d'importance que le cadre »
(Élisabeth) . Cette équipe pluridisciplinaire, moins
hiérarchisée, symbolise une approche globale de la personne, un
« système thérapeutique » (le Breton 2008 : 108)
spécifique : « la doctrine n'est donc pas fondamentalement une et
homogène, mais composée de différents registres
correspondant à la spécificité des intervenants et fondant
les bases de cette pluridisciplinarité » (Castra 2003 : 7071).
Cette équipe concrétise l'existence du « monde social
», c'est-à-dire d'un monde composé d'acteurs de tout horizon
mais se rassemblant autour d'une activité primaire (Strauss 1978) : la
recherche de bien-être.
73 Je les appelle «personnels» car deux chats
«publics» séjournent dans la maison ainsi qu'un canari et
quelques poissons dans la cafeteria, plus deux perruches dans le hall
principal.
70
*
Respect de l'autonomie de la personne, respect de la
liberté de mouvement et réunions pluridisciplinaires sont des
éléments qui font, me semble-t-il, pencher la maison vers une
gestion palliative. Le directeur tente encore d'accroître cette
dernière en sensibilisant le personnel (cf. supra,
encadré 10), en augmentant la coopération entre les
différentes fonctions, et en modifiant la matérialité de
la maison (cf. Supra).