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Le conte et l'éducation chez les Lokpa du Bénin

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par Akéouli Nouhoum BAOUM
Université d'Abomey- Calavi (Bénin ) - Maà®trise en lettres modernes 2010
  

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3.4.2 La force entre justice et injustice

Si l'unité et la cohésion sociale sont encouragées dans la société Lokpa, l'injustice, elle, est combattue, découragée. Elle se présente sous plusieurs aspects dans les contes Lokpa. C'est soit l'abus du pouvoir par la force, l'abus par l'usage abusif de la ruse à des fins malsaines : dépouiller l'autre de ses biens, priver une personne de sa liberté, arracher à une personne quelque chose ou quelqu'un qui lui est cher, etc. L'injustice se présente aussi sous la forme de l'ingratitude. Mais allons aborder celle-ci dans une étude distincte car elle constitue aussi un volet très vaste dans l'éducation chez les Lokpa.

L'homme est mauvais ! Ce n'est pas nous qui le disons, c'est une philosophie très vaste qui le soutient. Thomas Hobbes a dit que « L'homme est un loup pour l'homme ». Cette philosophie, les Lokpa semblent, en tout cas, la partager. Ils mettent en garde contre cette nature de l'être humain qui le pousse à faire le mal à son prochain. Mais le conte Lokpa transcende cette vision fataliste de la destinée humaine de Hobbes, et épouse dans une certaine mesure

l'idéologie plus assouplie de Jean-Jacques Rousseau, pour qui l'homme naît bon, mais que c'est la société qui le corrompt : « Qu'il sache que l'homme est naturellement bon, qu'il le sente, qu'il juge de son prochain par lui-même ; mais, qu'il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu'il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu'il soit porté à estimer chaque individu, mais qu'il méprise la multitude ; qu'il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu'il sache aussi qu'il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre117j C'est pour que l'homme ne soit plus la victime de l'homme corrompu par la société, et aussi pour que l'homme déjà corrompu revienne sur le droit chemin, que le conte Lokpa enseigne non seulement la vertu, mais aussi les moyens pour vivre dans une société où déjà existent les personnes de mauvaise foi.

Le conte n°1 de notre corpus fait une revue sommaire des injustices et des injustes dont regorgent nos sociétés. Ce conte, dont nous avons déjà montré la structure (voir pages 35 à 37) explore le quotidien des hommes et essaie d'aborder les différents aspects de la vie, et surtout les différentes formes d'injustice. Comme dans une course aux relais, les personnages apparaissent, jouent leur rôle, passent le relais à un nouveau personnage, puis disparaissent. Le nouveau personnage passera le relais à son tour et disparaîtra. Il réussit cette performance grâce à cette constitution de type complexe. Le conteur nous met face à face avec certaines injustices présentes dans notre quotidien et certains injustes également.

La première injustice se révèle d'abord sous sa forme la plus intime : les sentiments, la tristesse. Elle est l'usage excessif de la force dont nous avions parlé plus haut. Ici le Peul pleure sa femme, la femme de sa vie, celle qu'il aime le plus. Et pour cause celle-ci l'a quitté pour un autre homme. Autrement dit, un autre homme la lui a arrachée, contre son gré, car plus fort que lui. La force est dans ce cas une meilleure situation sociale, un plus bel attrait physique etc. L'injustice se traduit par le fait que cet homme arrache sa femme au Peul. Pour celui qui ne connaît pas la culture Lokpa, en particulier et africaine, en général, c'est une chose qu'on a du mal à comprendre. Comment comprendre, en effet, qu'un autre homme arrache la femme d'un autre homme ? Comment est ce que celle-ci a pu quitter ainsi son mari ? Et le mariage dans tout ceci ? Il faut connaître notre société pour comprendre cela. En effet, tout comme l'homme peut répudier sa femme, la femme Lokpa peut aussi quitter son mari, si elle rencontre un autre qui lui plait beaucoup plus. Le mariage est certes sacré, mais il est encore traditionnel, non officiel, donc sans aucune base légale contraignante. Ce qui permet, et à l'homme, et à la femme, de rompre à tout moment leur union. Ce qui permet aussi aux hommes et aux femmes, non seulement de tromper leur conjoint, mais de le quitter.

117 Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de l'éducation, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p.308.

Ainsi ne doit-on pas s'étonner de la formulation du problème dans notre conte. L'injustice est ici sentimentale. Elle sera vite réparée. Car les injustes sont et doivent être toujours punis pour le mal qu'ils causent aux autres. Dans cette séquence ascendante, la tortue est celle qui répare le mal. Le moyen utilisé pour cette réparation peut paraître stupide, voire grossier. Le moyen, dans le conte, est le pet. Le pet fait certes partie des ingrédients au ton comique que le conteur voudrait donner à son histoire. Mais dans le déroulement de l'intrigue, c'est lui que les tortues ont utilisé comme arme, comme piège pour opposer l'homme et la femme infidèles. Le choix du pet n'est pas du tout gratuit. Le pet en public est une honte. Les parents ne pètent jamais en présence de leur progéniture. De même les hommes et les femmes évitent de le faire en présence de leurs conjoints ou en présence d'autres personnes. Le pet est donc un symbole de honte, de souillure. Dans certaines religions, l'Islam en l'occurrence, le pet détruit une ablution. Non seulement, il attire l'attention par le bruit qu'il émet, mais aussi dérange par l'odeur nauséabonde qui s'en suit. Le pet est très souvent la cause des querelles. Dans le conte n°1, il intervient à un moment crucial, le « moment où ça allait prendre ». Il faut comprendre par là le moment le plus intense de l'acte sexuel. C'est de cela qu'il s'agit ici. C'est à ce moment qu'intervient le pet de la tortue qui pousse les deux conjoints à s'accuser mutuellement.

Le choix de la tortue est aussi intentionnel. On pourrait, selon le mot de PAULME, la désigner sous le nom de décepteur. Un décepteur qui agit pour le compte du Peul « pour recevoir une récompense118. » La tortue est connue pour ses pets, des pets dont l'odeur peut se répandre à des dizaines de mètres aux alentours. Le pet est donc le piège qui accompagne la ruse employée consciemment par les tortues pour venger le Peul.

Cette séquence nous apprend deux choses essentielles : d'abord le respect de la parole donnée qui se manifeste à travers le comportement du Peul qui a, comme promis, remis le plus grand boeuf de son troupeau aux tortues. Puis il prône l'usage de la ruse contre celle de la force pour régler une situation. Cette ruse peut être de toute nature, pourvue qu'elle permette de régler ou de sortir d'une situation.

La première injustice réparée, le conteur nous met face à une autre. Le lièvre, décepteur dans cette séquence, use de ruse pour avoir plus de viande que les tortues. Les tortues s'y opposent fermement et ainsi font échouer le plan du lièvre décepteur. Mais le lièvre, rusé comme il est, ne se laisse pas si facilement vaincre, il use à nouveau de ruse en proposant de ramener la marmite du roi mais avec les plus beaux morceaux de viande. Proposition que les tortues

118 Claude BREMOND. Principes d'un index des ruses, Cahiers d'études africaines. Vol. 15 N°60. 1975. pp. 601-618.

acceptent. Comment pouvaient-elles de toute façon refuser, il s'agit bien sûr du roi ! Mais le lièvre n'a rien apporté au roi. Il a tout simplement mangé toute la viande, réussissant ainsi à manger plus de viande que les tortues.

Le conteur à travers le lièvre, décepteur, peint ainsi la société des hommes. Tout comme le lièvre, il existe des hommes, égoïstes, avares qui veulent tout pour eux et rien pour les autres. Le conte met donc en garde contre cette catégorie de personnes. Si les tortues, la dupe selon Claude BREMOND, ont très vite compris et ont vite réagi face au piège à elles tendu par le lièvre, l'égoïste, elles n'ont pu anticiper sur la deuxième ruse et sont tombés dans le piège. Le conteur montre comment opère l'égoïste. Il nous permet de nous servir de ceci pour savoir réagir aux mêmes situations. Si la ruse a été dans la dernière séquence un moyen de défense, un moyen pour rendre justice, elle est ici utilisée pour causer une injustice. Mais cette injustice sera réparée car le lièvre subit un châtiment. C'est une façon pour le conteur de nous rappeler que tout injuste sera tôt ou tard puni, rattrapé par les conséquences de son injustice. Ainsi chez les Lokpa, l'on croit fermement qu'une injustice qui n'a pas pu être réparée par les hommes, Dieu la répare. C'est de cette façon que nous interprétons le châtiment subi par le lièvre. Sinon comment expliquer qu'il fasse tomber la marmite et la brise ? Pour porter préjudice aux tortues nous dira-t-on. Mais à quelles fins ? Comment expliquer l'arrivée des femmes du roi en ce moment ? N'est-ce pas pour empêcher le méchant lièvre de porter préjudice aux innocentes tortues. N'est-ce pas l'intervention de Dieu que le conteur a voulu nous montrer ? Dieu qui venge les innocents ! En tout cas, nous retenons que l'injustice d'une façon ou d'une autre est vengée, réparée. Selon la morale, les méchants sont punis pour leur méchanceté. Le lièvre, ayant usé de ruse pour abuser des tortues sera puni à son tour par les femmes du roi. Ceci est une invitation implicite au non usage de la ruse à des fins malsaines. La troisième séquence nous montre l'abus de la force. Le singe, symbole de violence, de la force gratuite, est mis face à Acì, le lièvre, redoutable décepteur. Dans cette séquence, le lièvre est fragile face à un singe surexcité et autoritaire. L'injuste dans cette situation c'est le singe, qui dérange par son comportement. Le singe est la représentation de ceux qui arrachent, de ceux qui prennent sans demande, des puissants. Face à cette espèce, le conteur recommande la prudence. Il conseille d'opposer la force à l'intelligence. Face à plus fort que soi, il ne sert à rien de lui opposer ce qu'il a plus que toi : la force. Mais ce qui est important pour qu'une ruse marche, c'est de trouver le point faible de la dupe, de l'adversaire. Le lièvre, ou plutôt le conteur, sait que le singe ne résiste pas aux femmes. Dans la communauté Lokpa toutes sortes d'histoires sont racontées à propos de la voracité, de la gloutonnerie sexuelle du singe. Le lièvre sait que le singe ne peut être appâté que par ce qu'il aime le plus : les femmes.

Ainsi répond-il à la question « Acì que fais-tu ici ? » du singe, « Il dit au singe que les femmes du roi l'ont attaché ici pour qu'il couche avec elles quand elles reviennent du marché. En contrepartie, elles lui donneront des cadeaux119i Le singe se montre violent, et ordonne au lièvre de lui céder sa place, exactement selon le plan du lièvre. La personnalité du singe ne fait pas de lui une victime mais un glouton sexuel, un obsédé de sexe à punir. C'est pour cela qu'il tombe très vite dans le piège d'Acì, le lièvre. Dans la vie réelle, c'est aussi un comportement qui est aussi puni. Le châtiment du singe invite les hommes à mettre un frein à leurs ardeurs, et à mieux se contrôler s'ils ne veulent pas être victimes de leur avidité sexuelle comme le singe qui sera battu presqu'à mort.

Le singe, toujours symbole de la force gratuite, veut abuser de la tortue dans la quatrième séquence. L'injustice est ici flagrante, inhumaine, hors des normes de l'injuste. Le conteur montre ici de quoi sont capables les puissants. Le singe demande à la tortue de chercher du feu qui servira à la rôtir. Cette séquence dépeint le pouvoir absolu, le pouvoir des puissants sur les faibles. Mais si dans les autres séquences la ruse a suffi pour vaincre la force, dans cette séquence, la ruse n'arrive pas toute seule. Il y a ici l'intervention d'un justicier. Le justicier, qui malgré sa force, n'abuse pas, mais utilise celle-ci pour défendre les faibles. Le justicier dans cette séquence, c'est le chien. C'est lui qui vient au secours des faibles, dont la tortue est, dans ce cas, le symbole.

Le chien est le compagnon de l'homme. C'est un animal dont le choix n'est pas le fait du hasard. Le chien est l'ennemi juré du singe. Dans toutes les histoires où le chien et le singe sont personnages, ils sont presque toujours ennemis. Le singe jouant le rôle du méchant, le chien celui du justicier masqué. Dans cette séquence d'ailleurs, c'est sous le masque d'un cadavre de chien qu'il est livré au singe pour détourner son attention.

Cette séquence montre ainsi la jonction de la force et de la ruse au service de la justice et contre l'injustice. Le conteur nous apprend alors à nous défendre contre la force absolue en nous faisant aider par un allié. Quand la ruse à elle seule ne nous sauve pas, il faut alors que nous nous fassions aider par plus fort que notre adversaire. La force n'est donc ainsi toujours symbole d'injustice, aussi parfois elle peut rendre justice. Tout ceci dépend de comment elle est utilisée.

Mais lorsqu'on est en face de plus fort que soi et qu'on ne peut avoir l'aide de celui qui est plus fort que son rival, la sagesse nous enseigne alors la ruse. La dernière séquence nous le rappelle. Le singe ne répondant que par la force, le chien ayant combattu le singe par la force, se ravisent face à l'hyène qui est plus forte que tous deux. Le conteur nous a appris qu'il faut

119 Conte n°1, Syntagmes 93 et 95

opposer la ruse à la force, dans cette dernière séquence, il nous apprend en plus qu'il faut aussi opposer la ruse à la ruse face à un adversaire redoutable, plus fort que soi et aussi rusé. Jésus Christ n'a-t-il pas répondu«Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu» quand on lui a tendu un piège à travers la question «Est-il permis, ou pas permis, de payer le tribut à César?120», évitant ainsi de tomber dans le jeu de ses ennemis ? Le singe et le chien, face à l'hyène ont tous deux usé de ruse. Le singe, le premier, tend un piège au chien. Il prétend que le chien peut réparer la meule de l'hyène qu'ils ont brisée. Dans cette situation, le chien n'a d'autre choix que d'user aussi de ruse. Mais pour réussir, il faut jouer le jeu du singe pour ne pas éveiller l'attention de l'hyène car sa vie en dépend. Une contre-ruse est donc nécessaire. Mais elle doit suivre la logique déjà entamée par le singe. C'est pourquoi le chien propose pour coller la meule le miel et la peau d'un singe. Il laisse ainsi le choix à l'hyène de trouver le miel et la peau de singe. La ruse du singe est retournée contre lui. Ce faisant, le conteur venge la tortue, sauve l'innocent, le chien et punit le méchant, le singe, éloigne le mal, l'hyène et le singe vont en forêt et ne reviennent plus dans la civilisation.

Le conte nous donne ainsi les astuces pour vivre en société. Ses enseignements n'ont pas toujours un trait moral, du moins la morale telle que la définissent les religions modernes (Islam et Christianisme). Il prône une philosophie où le méchant est puni, où l'injustice est réparée. Et tous les moyens sont bons pour arriver à cette fin.

Récapitulons dans un tableau les différents moyens utilisés pour chaque situation donnée :

Situations données

Adversaire est

plus fort

Adversaire est

plus fort

Adversaire est rusé

Adversaire est Fort et rusé

Moyens utilisés

Ruse

Ruse + force

Ruse

Ruse

Tableau 1 : Tableau des ruses et des conditions de leur application

Le tableau nous montre clairement que le conteur nous enseigne qu'il ne faut pas répondre à la force par la force. Il opte pour l'intelligence pour répondre à la force brute. La ruse étant la manifestation de l'intelligence, le conteur préfère l'usage de la ruse à la force. Mais la force peut par moments accompagner la ruse, mais jamais elle n'est utilisée toute seule. Tous ceux qui utilisent uniquement la force, comme réponse à la force ou à une ruse, ont très peu de chance de réussir

120 La Sainte Bible, Mathieu 22, 17

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld