3.4.2 La force entre justice et injustice
Si l'unité et la cohésion sociale sont
encouragées dans la société Lokpa, l'injustice, elle, est
combattue, découragée. Elle se présente sous plusieurs
aspects dans les contes Lokpa. C'est soit l'abus du pouvoir par la force,
l'abus par l'usage abusif de la ruse à des fins malsaines :
dépouiller l'autre de ses biens, priver une personne de sa
liberté, arracher à une personne quelque chose ou quelqu'un qui
lui est cher, etc. L'injustice se présente aussi sous la forme de
l'ingratitude. Mais allons aborder celle-ci dans une étude distincte car
elle constitue aussi un volet très vaste dans l'éducation chez
les Lokpa.
L'homme est mauvais ! Ce n'est pas nous qui le disons, c'est
une philosophie très vaste qui le soutient. Thomas Hobbes a dit que
« L'homme est un loup pour l'homme ». Cette philosophie, les
Lokpa semblent, en tout cas, la partager. Ils mettent en garde contre cette
nature de l'être humain qui le pousse à faire le mal à son
prochain. Mais le conte Lokpa transcende cette vision fataliste de la
destinée humaine de Hobbes, et épouse dans une certaine mesure
l'idéologie plus assouplie de Jean-Jacques Rousseau,
pour qui l'homme naît bon, mais que c'est la société qui le
corrompt : « Qu'il sache que l'homme est naturellement bon, qu'il le
sente, qu'il juge de son prochain par lui-même ; mais, qu'il voie comment
la société déprave et pervertit les hommes ; qu'il trouve
dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu'il soit
porté à estimer chaque individu, mais qu'il méprise la
multitude ; qu'il voie que tous les hommes portent à peu près le
même masque, mais qu'il sache aussi qu'il y a des visages plus beaux que
le masque qui les couvre117j C'est pour que l'homme ne soit
plus la victime de l'homme corrompu par la société, et aussi pour
que l'homme déjà corrompu revienne sur le droit chemin, que le
conte Lokpa enseigne non seulement la vertu, mais aussi les moyens pour vivre
dans une société où déjà existent les
personnes de mauvaise foi.
Le conte n°1 de notre corpus fait une revue sommaire des
injustices et des injustes dont regorgent nos sociétés. Ce conte,
dont nous avons déjà montré la structure (voir pages 35
à 37) explore le quotidien des hommes et essaie d'aborder les
différents aspects de la vie, et surtout les différentes formes
d'injustice. Comme dans une course aux relais, les personnages apparaissent,
jouent leur rôle, passent le relais à un nouveau personnage, puis
disparaissent. Le nouveau personnage passera le relais à son tour et
disparaîtra. Il réussit cette performance grâce à
cette constitution de type complexe. Le conteur nous met face à face
avec certaines injustices présentes dans notre quotidien et certains
injustes également.
La première injustice se révèle d'abord
sous sa forme la plus intime : les sentiments, la tristesse. Elle est l'usage
excessif de la force dont nous avions parlé plus haut. Ici le Peul
pleure sa femme, la femme de sa vie, celle qu'il aime le plus. Et pour cause
celle-ci l'a quitté pour un autre homme. Autrement dit, un autre homme
la lui a arrachée, contre son gré, car plus fort que lui. La
force est dans ce cas une meilleure situation sociale, un plus bel attrait
physique etc. L'injustice se traduit par le fait que cet homme arrache sa femme
au Peul. Pour celui qui ne connaît pas la culture Lokpa, en particulier
et africaine, en général, c'est une chose qu'on a du mal à
comprendre. Comment comprendre, en effet, qu'un autre homme arrache la femme
d'un autre homme ? Comment est ce que celle-ci a pu quitter ainsi son mari ? Et
le mariage dans tout ceci ? Il faut connaître notre société
pour comprendre cela. En effet, tout comme l'homme peut répudier sa
femme, la femme Lokpa peut aussi quitter son mari, si elle rencontre un autre
qui lui plait beaucoup plus. Le mariage est certes sacré, mais il est
encore traditionnel, non officiel, donc sans aucune base légale
contraignante. Ce qui permet, et à l'homme, et à la femme, de
rompre à tout moment leur union. Ce qui permet aussi aux hommes et aux
femmes, non seulement de tromper leur conjoint, mais de le quitter.
117 Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile ou de
l'éducation, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p.308.
Ainsi ne doit-on pas s'étonner de la formulation du
problème dans notre conte. L'injustice est ici sentimentale. Elle sera
vite réparée. Car les injustes sont et doivent être
toujours punis pour le mal qu'ils causent aux autres. Dans cette
séquence ascendante, la tortue est celle qui répare le mal. Le
moyen utilisé pour cette réparation peut paraître stupide,
voire grossier. Le moyen, dans le conte, est le pet. Le pet fait certes partie
des ingrédients au ton comique que le conteur voudrait donner à
son histoire. Mais dans le déroulement de l'intrigue, c'est lui que les
tortues ont utilisé comme arme, comme piège pour opposer l'homme
et la femme infidèles. Le choix du pet n'est pas du tout gratuit. Le pet
en public est une honte. Les parents ne pètent jamais en présence
de leur progéniture. De même les hommes et les femmes
évitent de le faire en présence de leurs conjoints ou en
présence d'autres personnes. Le pet est donc un symbole de honte, de
souillure. Dans certaines religions, l'Islam en l'occurrence, le pet
détruit une ablution. Non seulement, il attire l'attention par le bruit
qu'il émet, mais aussi dérange par l'odeur nauséabonde qui
s'en suit. Le pet est très souvent la cause des querelles. Dans le conte
n°1, il intervient à un moment crucial, le « moment
où ça allait prendre ». Il faut comprendre par
là le moment le plus intense de l'acte sexuel. C'est de cela qu'il
s'agit ici. C'est à ce moment qu'intervient le pet de la tortue qui
pousse les deux conjoints à s'accuser mutuellement.
Le choix de la tortue est aussi intentionnel. On pourrait,
selon le mot de PAULME, la désigner sous le nom de décepteur.
Un décepteur qui agit pour le compte du Peul « pour
recevoir une récompense118. » La tortue est connue
pour ses pets, des pets dont l'odeur peut se répandre à des
dizaines de mètres aux alentours. Le pet est donc le piège qui
accompagne la ruse employée consciemment par les tortues pour venger le
Peul.
Cette séquence nous apprend deux choses essentielles :
d'abord le respect de la parole donnée qui se manifeste à travers
le comportement du Peul qui a, comme promis, remis le plus grand boeuf de son
troupeau aux tortues. Puis il prône l'usage de la ruse contre celle de la
force pour régler une situation. Cette ruse peut être de toute
nature, pourvue qu'elle permette de régler ou de sortir d'une
situation.
La première injustice réparée, le conteur
nous met face à une autre. Le lièvre, décepteur dans cette
séquence, use de ruse pour avoir plus de viande que les tortues. Les
tortues s'y opposent fermement et ainsi font échouer le plan du
lièvre décepteur. Mais le lièvre, rusé comme il
est, ne se laisse pas si facilement vaincre, il use à nouveau de ruse en
proposant de ramener la marmite du roi mais avec les plus beaux morceaux de
viande. Proposition que les tortues
118 Claude BREMOND. Principes d'un index des ruses, Cahiers
d'études africaines. Vol. 15 N°60. 1975. pp. 601-618.
acceptent. Comment pouvaient-elles de toute façon
refuser, il s'agit bien sûr du roi ! Mais le lièvre n'a rien
apporté au roi. Il a tout simplement mangé toute la viande,
réussissant ainsi à manger plus de viande que les tortues.
Le conteur à travers le lièvre,
décepteur, peint ainsi la société des hommes. Tout comme
le lièvre, il existe des hommes, égoïstes, avares qui
veulent tout pour eux et rien pour les autres. Le conte met donc en garde
contre cette catégorie de personnes. Si les tortues, la dupe
selon Claude BREMOND, ont très vite compris et ont vite réagi
face au piège à elles tendu par le lièvre,
l'égoïste, elles n'ont pu anticiper sur la deuxième ruse et
sont tombés dans le piège. Le conteur montre comment opère
l'égoïste. Il nous permet de nous servir de ceci pour savoir
réagir aux mêmes situations. Si la ruse a été dans
la dernière séquence un moyen de défense, un moyen pour
rendre justice, elle est ici utilisée pour causer une injustice. Mais
cette injustice sera réparée car le lièvre subit un
châtiment. C'est une façon pour le conteur de nous rappeler que
tout injuste sera tôt ou tard puni, rattrapé par les
conséquences de son injustice. Ainsi chez les Lokpa, l'on croit
fermement qu'une injustice qui n'a pas pu être réparée par
les hommes, Dieu la répare. C'est de cette façon que nous
interprétons le châtiment subi par le lièvre. Sinon comment
expliquer qu'il fasse tomber la marmite et la brise ? Pour porter
préjudice aux tortues nous dira-t-on. Mais à quelles fins ?
Comment expliquer l'arrivée des femmes du roi en ce moment ? N'est-ce
pas pour empêcher le méchant lièvre de porter
préjudice aux innocentes tortues. N'est-ce pas l'intervention de Dieu
que le conteur a voulu nous montrer ? Dieu qui venge les innocents ! En tout
cas, nous retenons que l'injustice d'une façon ou d'une autre est
vengée, réparée. Selon la morale, les méchants sont
punis pour leur méchanceté. Le lièvre, ayant usé de
ruse pour abuser des tortues sera puni à son tour par les femmes du roi.
Ceci est une invitation implicite au non usage de la ruse à des fins
malsaines. La troisième séquence nous montre l'abus de la force.
Le singe, symbole de violence, de la force gratuite, est mis face à
Acì, le lièvre, redoutable décepteur. Dans cette
séquence, le lièvre est fragile face à un singe
surexcité et autoritaire. L'injuste dans cette situation c'est le singe,
qui dérange par son comportement. Le singe est la représentation
de ceux qui arrachent, de ceux qui prennent sans demande, des puissants. Face
à cette espèce, le conteur recommande la prudence. Il conseille
d'opposer la force à l'intelligence. Face à plus fort que soi, il
ne sert à rien de lui opposer ce qu'il a plus que toi : la force. Mais
ce qui est important pour qu'une ruse marche, c'est de trouver le point faible
de la dupe, de l'adversaire. Le lièvre, ou plutôt le conteur, sait
que le singe ne résiste pas aux femmes. Dans la communauté Lokpa
toutes sortes d'histoires sont racontées à propos de la
voracité, de la gloutonnerie sexuelle du singe. Le lièvre sait
que le singe ne peut être appâté que par ce qu'il aime le
plus : les femmes.
Ainsi répond-il à la question «
Acì que fais-tu ici ? » du singe, « Il dit au singe
que les femmes du roi l'ont attaché ici pour qu'il couche avec
elles quand elles reviennent du marché. En contrepartie, elles lui
donneront des cadeaux119i Le singe se montre violent, et
ordonne au lièvre de lui céder sa place, exactement selon le plan
du lièvre. La personnalité du singe ne fait pas de lui une
victime mais un glouton sexuel, un obsédé de sexe à punir.
C'est pour cela qu'il tombe très vite dans le piège d'Acì,
le lièvre. Dans la vie réelle, c'est aussi un comportement qui
est aussi puni. Le châtiment du singe invite les hommes à mettre
un frein à leurs ardeurs, et à mieux se contrôler s'ils ne
veulent pas être victimes de leur avidité sexuelle comme le singe
qui sera battu presqu'à mort.
Le singe, toujours symbole de la force gratuite, veut abuser
de la tortue dans la quatrième séquence. L'injustice est ici
flagrante, inhumaine, hors des normes de l'injuste. Le conteur montre ici de
quoi sont capables les puissants. Le singe demande à la tortue de
chercher du feu qui servira à la rôtir. Cette séquence
dépeint le pouvoir absolu, le pouvoir des puissants sur les faibles.
Mais si dans les autres séquences la ruse a suffi pour vaincre la force,
dans cette séquence, la ruse n'arrive pas toute seule. Il y a ici
l'intervention d'un justicier. Le justicier, qui malgré sa force,
n'abuse pas, mais utilise celle-ci pour défendre les faibles. Le
justicier dans cette séquence, c'est le chien. C'est lui qui vient au
secours des faibles, dont la tortue est, dans ce cas, le symbole.
Le chien est le compagnon de l'homme. C'est un animal dont le
choix n'est pas le fait du hasard. Le chien est l'ennemi juré du singe.
Dans toutes les histoires où le chien et le singe sont personnages, ils
sont presque toujours ennemis. Le singe jouant le rôle du méchant,
le chien celui du justicier masqué. Dans cette séquence
d'ailleurs, c'est sous le masque d'un cadavre de chien qu'il est livré
au singe pour détourner son attention.
Cette séquence montre ainsi la jonction de la force et
de la ruse au service de la justice et contre l'injustice. Le conteur nous
apprend alors à nous défendre contre la force absolue en nous
faisant aider par un allié. Quand la ruse à elle seule ne nous
sauve pas, il faut alors que nous nous fassions aider par plus fort que notre
adversaire. La force n'est donc ainsi toujours symbole d'injustice, aussi
parfois elle peut rendre justice. Tout ceci dépend de comment elle est
utilisée.
Mais lorsqu'on est en face de plus fort que soi et qu'on ne
peut avoir l'aide de celui qui est plus fort que son rival, la sagesse nous
enseigne alors la ruse. La dernière séquence nous le rappelle. Le
singe ne répondant que par la force, le chien ayant combattu le singe
par la force, se ravisent face à l'hyène qui est plus forte que
tous deux. Le conteur nous a appris qu'il faut
119 Conte n°1, Syntagmes 93 et 95
opposer la ruse à la force, dans cette dernière
séquence, il nous apprend en plus qu'il faut aussi opposer la ruse
à la ruse face à un adversaire redoutable, plus fort que soi et
aussi rusé. Jésus Christ n'a-t-il pas
répondu«Rendez donc à César ce qui appartient
à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu»
quand on lui a tendu un piège à travers la question
«Est-il permis, ou pas permis, de payer le tribut à
César?120», évitant ainsi de tomber dans le
jeu de ses ennemis ? Le singe et le chien, face à l'hyène ont
tous deux usé de ruse. Le singe, le premier, tend un piège au
chien. Il prétend que le chien peut réparer la meule de
l'hyène qu'ils ont brisée. Dans cette situation, le chien n'a
d'autre choix que d'user aussi de ruse. Mais pour réussir, il faut jouer
le jeu du singe pour ne pas éveiller l'attention de l'hyène car
sa vie en dépend. Une contre-ruse est donc nécessaire. Mais elle
doit suivre la logique déjà entamée par le singe. C'est
pourquoi le chien propose pour coller la meule le miel et la peau d'un singe.
Il laisse ainsi le choix à l'hyène de trouver le miel et la peau
de singe. La ruse du singe est retournée contre lui. Ce faisant, le
conteur venge la tortue, sauve l'innocent, le chien et punit le méchant,
le singe, éloigne le mal, l'hyène et le singe vont en forêt
et ne reviennent plus dans la civilisation.
Le conte nous donne ainsi les astuces pour vivre en
société. Ses enseignements n'ont pas toujours un trait moral, du
moins la morale telle que la définissent les religions modernes (Islam
et Christianisme). Il prône une philosophie où le méchant
est puni, où l'injustice est réparée. Et tous les moyens
sont bons pour arriver à cette fin.
Récapitulons dans un tableau les différents moyens
utilisés pour chaque situation donnée :
Situations données
|
Adversaire est
plus fort
|
Adversaire est
plus fort
|
Adversaire est rusé
|
Adversaire est Fort et rusé
|
Moyens utilisés
|
Ruse
|
Ruse + force
|
Ruse
|
Ruse
|
Tableau 1 : Tableau des ruses et des conditions
de leur application
Le tableau nous montre clairement que le conteur nous enseigne
qu'il ne faut pas répondre à la force par la force. Il opte pour
l'intelligence pour répondre à la force brute. La ruse
étant la manifestation de l'intelligence, le conteur
préfère l'usage de la ruse à la force. Mais la force peut
par moments accompagner la ruse, mais jamais elle n'est utilisée toute
seule. Tous ceux qui utilisent uniquement la force, comme réponse
à la force ou à une ruse, ont très peu de chance de
réussir
120 La Sainte Bible, Mathieu 22, 17
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