B. Les Trente Glorieuses selon une vision
durkheimienne
Faisons dès à présent une approche
sociologique des Trente Glorieuses à travers une vision durkheimienne.
Emile Durkheim, sociologue français né en 1858 et
décédé en 1917, s'est penché sur la
différenciation entre les sociétés traditionnelles et
industrielles. Il distingue ces deux types de société à
travers les relations établies entre l'individu et l'ensemble de la
société. Nous pouvons en conclure deux types de relations : la
solidarité mécanique et la solidarité
organique3.
La solidarité mécanique est une
solidarité par similitudes c'est-à-dire que les individus
appartiennent à une même collectivité. Ils ont les
mêmes sentiments, la même façon de penser, la même
religion et les mêmes valeurs. Par conséquent l'individu est la
copie conforme de l'autre. La collectivité prime donc sur
l'individualité. La conscience collective, c'est à dire «
l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des
membres d'une société et formant un système qui a sa vie
propre »4, écrase la conscience individuelle. Les
interdits sociaux, souvent dictés par des codes moraux
corrélatifs à la religion, proviennent du groupe et non de
l'individu. Ainsi nous nous retrouvons devant une interprétation du bien
et du mal assez subjective comme nous pouvons le constater dans les
sociétés féodales et traditionnelles dont l'illustration
la plus significative reste l'Inquisition.
Mais prenons un exemple pour bien comprendre ces
dernières. Un village de 100 habitants tout au plus, isolé
géographiquement. L'ensemble de la population travaille dans
l'agriculture afin de subvenir à leurs besoins, ce qui
3 ARON Raymond, Les étapes de la
pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, pp. 319-330.
4 CAPUL Jean-Yves GARNIER Olivier, Dictionnaire
d'économie et de sciences sociales, Paris, Hatier, 1996, pp.
420-421.
confère donc une supplémentarité des
professions et des individualités. Les enfants ne poursuivent pas
d'études supérieures trop onéreuses pour le revenu
familial et reprennent en règle générale le métier
de leurs parents. Cela permet d'avoir un revenu de plus ainsi qu'une main
supplémentaire. Les personnes vivant dans ce village se marient entre
elles et acceptent mal les « étrangers » (toute personne
provenant d'un autre lieu que ce soit d'un autre village ou d'un autre pays).
C'est l'exemple type de la vie rurale en France avant 1945. L'illustration la
plus frappante du point de vue de la mentalité qui règne dans ces
villages se devine dans les films de Marcel Pagnol car ils sont bien souvent le
reflet de l'atmosphère rurale et contiennent une dimension sociologique
assez intéressante. L'un des thèmes privilégié chez
Marcel Pagnol est l'illégitimité parentale que l'on peut tout
aussi bien retrouver dans La Trilogie Marseillaise que dans La
Fille du Puisatier ou encore dans Angèle. Jusqu'à
une période assez récente, il était mal vu de concevoir un
enfant hors mariage. Marcel Pagnol montre bien le poids de la
société sur l'individu. Prenons La Fille du Puisatier
par exemple. Ce film datant de 1945 raconte l'histoire d'une jeune fille qui a
succombé aux avances d'un jeune aviateur présumé disparu
lors de la seconde guerre mondiale. Sa famille la rejette parce qu'elle attend
un enfant illégitime. Ceci est pour moi l'exemple même de la
réalisation de l'individu à travers le regard des autres et des
valeurs sociales. Ce qui est assez frappant dans ce longmétrage, c'est
le déchirement sentimental de cette famille restreinte à des
normes subjectives de la société. En effet, l'individu est
jugé sur ses attitudes par rapport aux codes issus de la morale
elle-même liée à la religion. S'il ne pratique pas la
même religion que ses semblables il est très vite exclu du groupe
et de la société. Le droit répressif écrase alors
l'individu qui n'a comme solution que de se fondre dans le moule social
où toute visite des chemins de traverse est à proscrire. Avec le
film Manon des Sources datant de 1952, Marcel Pagnol nous montre la
bêtise d'un assez fort ethnocentrisme ancré dans l'esprit rural
avant 1945 dû à un manque d'ouverture et de communication avec le
reste du
monde. Les Trente Glorieuses ont permit de développer
la communication que ce soit part le biais de la démocratisation des
loisirs (automobile, télévision, tourisme) que par
l'amélioration des infrastructures (réseau routier et
autoroutier).
Par contre la solidarité organique s'applique
aux sociétés urbaines telles que nous les connaissons
actuellement. Elle repose essentiellement sur la complémentarité
des individus, que cela soit sur le plan professionnel que culturel. Cela
permet une circulation des échanges, aussi bien financiers que
culturels, plus importante que dans une société de type
traditionnel. Chacun occupe une place unique dans la société et
contribue à son bon fonctionnement. Par conséquent, la
différenciation des individus se fait par analogie.
L'individualité prime sur la conscience collective et les infractions
sont alors sanctionnées dans un but de restitution ou de
réparation. L'interprétation du bien et du mal ne se fait plus
à partir de préjugés moraux mais suivant s'il y a atteinte
à la vie publique ou à la société. Le droit
répressif fait alors place au droit restitutif dont la fonction
première n'est pas de sanctionner mais de porter réparation
à ce qui a été détérioré, ce qui
confère à une notion du mal beaucoup plus objective.
Seulement l'évolution sociale qu'a
entraînée la croissance effectuée entre 1945 et 1975 ne
s'est pas fait ressentir au niveau de l'ethos. En effet, la vie domestique
devenait moins contraignante grâce à la démocratisation des
biens électroménagers et des loisirs mais les mentalités
n'évoluaient guère. La société était encore
régie par des sous-entendus suivant les attitudes et les comportements
de chacun. Ainsi les Rolling Stones furent mal vus dès le début
de leur carrière à l'aube des années 1960. Le seul fait
d'avoir des cheveux longs, de ne porter ni costume de scène ni cravate
leur valurent des critiques aussi bien dans les médias que dans la rue.
Quelques petites anecdotes illustrent bien l'ambiance qui régnait
à cette époque. Un jeune collégien écossais
âgé de 14 ans
se fait renvoyer de son école parce qu'il porte la
même coupe de cheveux que les Rolling Stones. Cet exemple reflète
ce qui fait la force du rock et plus précisément de ses
interprètes : une identification se met en place encouragée par
la commercialisation et par le caractère non conventionnel de ces jeunes
gens. Les cheveux longs font pâlir les coiffeurs car ils imaginent une
réduction de leur clientèle si les choses évoluent dans ce
sens. Mais les Rolling Stones ne sont pas les seuls en ligne de mire. Les
premiers furent les Beatles qui concurrencent cette corporation en se coupant
eux-même les cheveux et en arborant une nuque non dégagée
à une époque où l'on venait dans les échoppes deux
fois par mois pour se dégager les oreilles et la nuque. Le
président de la Fédération nationale des coiffeurs de
Grande Bretagne, Wallace Scowcroft, est si intrigué de l'identification
faite par les adolescents au travers de ces groupes qu'il passe une annonce
publicitaire dans le Daily Mirror : « Mr. Wallace Scowcroft,
President of the National Federation of Hairdressers, offered a free haircut to
the next number one group or solist in the pop chart. »5
(NdT : « M. Wallace Scowcroft, président de la
fédération nationale des coiffeurs, offre une coupe de cheveux
gratuite au prochain groupe ou chanteur numéro un du hit-parade.
»).
Une inadéquation entre l'évolution
économique et sociale et le changement des mentalités s'est fait
vivement ressentir particulièrement chez les adolescents entre 1965 et
1971. En France l'événement majeur de ce désaccord
idéologique est perceptible lors des manifestations de Mai 1968. Ce fait
reste unique dans notre société parce que c'est pour moi ce qui a
permis de basculer d'un mode de pensée du type solidarité
mécanique à un ethos de type solidarité
organique. La société en ce temps-là connaissait une
perpétuelle mutation effectuée par une jeunesse désireuse
de balayer des normes et des valeurs sociales poussiéreuses et non
conformes à un nouveau mode de vie. Reprenons
5 BON François, Rolling Stones, une
biographie, Paris, Fayard, 2002, p. 259.
la société telle quelle était dans nos
villages français d'avant-guerre. Les habitants avaient à peu
près tous le même statut professionnel et social. Seuls trois
personnalités sortaient du lot : le maire, l'instituteur et le
prêtre. Leur statut était au-dessus de la masse parce qu'à
eux trois ils représentaient à la fois le pouvoir et
l'autorité. Le maire était le garant du pouvoir politique,
l'instituteur celui de l'éducation et de la morale tandis que le
prêtre s'occupait de faire régner l'ordre moral. Les jeunes
contestataires de Mai 1968 s'attaquent à ces trois ordres du point de
vue de leur fonction sociale. En effet, ils s'en prennent au pouvoir politique,
et par conséquent le plus élevé symboliquement à
savoir le Président de la République qui était en ce
temps-là Charles de Gaulle, à l'éducation à travers
l'éducation nationale et l'agitation des mouvements dans les
lycées et les universités. De ce qui est de l'atteinte à
la morale, elle s'inscrit dans un processus de libéralisation des moeurs
de par la révolution sexuelle et l'usage de produits illicites et de par
un échappatoire à la société de consommation. Cette
abnégation des nouvelles normes urbaines a pour conséquence une
nouvelle conception du mode de vie par une approche communautaire. La jeunesse
occidentale de cette époque veut croire en de nouvelles valeurs telles
que la fraternité et la paix. Une notion de respect en découle de
manière tout à fait inédite puisque ces jeunes gens ne se
préoccupent plus que de respecter autrui. Le sort de la planète
au niveau écologique les turlupinent à l'heure où le
conflit vietnamien fait rage parmi les populations civiles et dévaste
les forets asiatiques tout comme la pollution s'installe dans les grandes
villes mettant en danger l'être humain et la planète. Les
adolescents forment ainsi un groupe social à part entière avec un
pouvoir d'achat assez conséquent et un niveau de réflexion assez
élevé.
Hormis Emile Durkheim, certains sociologues parvinrent
à établir une différenciation entre les
sociétés traditionnelles et les sociétés
industrielles. Ferdinand Tönnies (1855-1936) ne parle pas de
solidarité mécanique et de
solidarité organique mais de
gemeinschaft (NdT : communauté) et de gesellschaft
(NdT : association). « La communauté est un ensemble de personnes
fondé sur "le sentiment d'appartenance subjectif "»6. A
l'inverse l'association ressemble à un regroupement partiel de la
population dont les membres ont peu d'affinités les uns par rapport aux
autres. Ferdinand Tönnies situe sa réflexion dans une sorte
d'affectivité et de nostalgie qui lui permet de donner la
préférence aux sociétés traditionnelles.
Herbert Spencer (1820-1903) distingue ces deux types de
société en les termes d'« homogénéité
indéterminée et cohérente » et d' «
hétérogénéité déterminée et
incohérente ». Lui aussi se positionne dans une perception peu
glorieuse des sociétés industrielles7.
6 CAPUL Jean-Yves GARNIER Olivier, op. cit.,
p. 411.
7 RYDER Judith SILVER Harold, op. cit., p.
160.
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