La figure du père dans "Quelques adieux " de Marie Laberge. Discours de l'implicite et stratégies narratives( Télécharger le fichier original )par Massiva AIT OUARAB Université d'Alger - Licence de français 2011 |
2.2.2- L'histoire comme signifiant : temps des verbes (le présent et l'imparfait)Entrer dans une oeuvre, c'est suivre son mouvement à travers le rythme narratif. Un rythme souvent perturbé par les tensions que connaît le récit. Nous nous proposons, pour cela, de faire un travail sur les changements de temps qui seront suivis par des perturbations de la fiction Pour mieux illustrer ce que nous venons d'énoncer, nous pouvons dire que l'emploi des verbes à un temps précis, n'est pas sans importance, il désigne soit une transformation capitale dans le récit, soit un complément d'information et cela par le biais de segments analeptiques et des moments de pauses présentés sous forme de description. Dans notre cas, on distingue une alternance entre les verbes conjugués au présent et ceux conjugués au passé, c'est-à-dire qu'il y a utilisation d'un temps précis dans le domaine du discours et un autre dans la narration. Weinrich Hérald parlera du monde commenté pour l'utilisation du présent, du passé composé et du futur, et du monde raconté pour l'imparfait, le plus-que-parfait, le conditionnel, le passé antérieur et le passé simple. Son prédécesseur E. Benveniste, nommera le monde du raconté histoire et celui du commenté discours". H. Weinrich soutient que les verbes commentatifs sont déterminants pour le récit et nécessitent une grande attention de la part du lecteur car ils annoncent des transformations contrairement aux verbes du monde raconté.
« En employant les verbes commentatifs, je fais savoir à mon interlocuteur que le texte mérite de sa part une attention vigilante. Par les temps du récit, au contraire, qu'une autre écoute, plus détachée, est possible. »107(*) A partir de cette citation, l'attention est portée sur l'évolution des verbes au sein de l'écriture. Les verbes commentatifs, suggèrent la présence d'événements ou d'actions, déterminants pour la compréhension de la fiction, et dans ce cas le lecteur doit se concentrer et être vigilant, par contre avec le monde du raconté,l'histoire, son attention peut être moindre. Passons, maintenant, à l'analyse de notre corpus. Dans un premier temps, nous allons voir les temps se rapportant au personnage du Père dans la première et la deuxième partie, ainsi que l'évolution thématique qui les accompagne. Dans un deuxième temps, le recours à une synthèse nous sera indispensable pour faire le bilan de notre analyse. Dans la première partie du roman, nous comptons de nombreuse utilisations de l'imparfait comme temps de description et de remémoration, surtout concernant la figure du père. Celle-ci n'apparaît pas au début du récit mais plus loin dans la narration et plus exactement dans le deuxième chapitre. Ce temps intervient comme un outil descriptif de ce que fut l'enfance de François. Cependant, nous tenons à préciser que notre attention sera portée uniquement sur les temps qui font ressortir le personnage du père. Il est vrai que ce personnage surgit au milieu de la première partie, c'est-à-dire, au chapitre Le refus (p.110) ; et est décrit sur deux pages de manière nébuleuse comme si le protagoniste n'avait gardé aucun souvenir de lui : « Et il n'arrivait plus à se rappeler son père avant ; avant la vieillesse, avant la dégradation, avant la mort de sa mère. Rien. Il ne se rappelait que d'un homme, vu de dos, sa boite à lunch dans une main, sa casquette de chauffeur d'autobus sur la tête, qui s'éloignait doucement. »108(*) La focalisation du protagoniste à vouloir se rappeler son père, vient d'un tout autre malaise : Anne. Cette dernière, le pousse à chercher refuge dans sa mémoire, dans son enfance, pour échapper à l'adultère. Ce phénomène qui taraude l'esprit de François, du début jusqu'à la fin de la première partie, s'exprime à travers le présent. Ce temps permet au lecteur d'accéder directement au coeur du problème, c'est-à-dire le désir extra conjugal du héros, et cela à partir de la première page du roman. Il est également important de signaler que les temps au présent nous permettent de percevoir, de sentir, les battements de la narration. Leurs présences sont remarquables dans l'oeuvre, ils font avancer le récit à une vitesse instable, changeante de chapitre en chapitre. Dans Le désir, ils amorcent un rythme de parcours ascendant pour se voir accélérer dans Le refus et atteindre leur cime dans La reddition. Quant à l'imparfait, sa présence se limite à celle des analepses, et donc pas aussi importante d'un point de vue chiffre, que le présent. Néanmoins, on suppose que l'imparfait exprime les raisons pour lesquelles le héros se sent envahi par un désir qu'il ne se connaissait pas. En d'autres termes, « Les propositions comprenant un verbe à l'imparfait (...) ne font pas, véritablement, avancer l'histoire. On trouve essentiellement dans cet arrière plan des circonstances secondaires, des descriptions (...) »109(*). L'absence de l'amour paternel, chez François, l'a poussée, inconsciemment, à chercher un abri affectif dans l'adultère. Nous pouvons présumer que cette explication est valable pour Anne Morissette. Celle-ci, aura recours à sa mémoire pour se rappeler un accident, celui de son père, lorsqu'elle se sent perdue, déchirée à l'égard d'un sentiment amoureux. Ce souvenir est présent pour qu'elle n'oublie pas que « l'être humain reste seul, toujours. Anne savait, du fond de son enfance, que l'amour ne sert à rien d'autre que lacérer, déchirer, repousser. Elle ne désirait pas s'en souvenir. Elle ne demandait que l'oublie.»110(*) . Or, elle se souvient de tout, grâce à la lettre de sa tante Jacynthe111(*) qui lui a permis de recouvrir la mémoire de son enfance. Le père d'Anne est décrit et raconté à travers un couple de temps le plus-que-parfait et le présent. Le premier décrit ce qui reste de l'enfance de l'étudiante : « Le sourire de son père, son rire, et les gestes doux qu'il avait eus pour mettre les souliers à sa petite fille éblouie. Il avait soigneusement tiré les bas blancs, les avait pliés, avait attaché la courroie mince et brillante (...) »112(*). Le deuxième raconte avec exactitude l'accident du père ainsi que le comportement de la petite fille chérie après le décès de ce dernier, et cela par le biais de la lettre envoyée par la tante. En utilisant le présent, dans la lettre, la tante permet à l'enfant amnésique de retrouver une part d'elle-même et de la vivre au même moment où se déroule sa lecture. Dans la deuxième partie, qui comprend une cassure de dix ans, on apprend que François Bélanger est mort, et que sa veuve découvre l'origine de ses maux. Ce que vit et surmonte Elisabeth sont exprimés au présent, alors que le personnage de Jérôme, père d'une adolescente et nouveau compagnon d'Elisabeth, est décrit à l'imparfait. Sa fonction de père fait de lui une cible parfaite pour Elisabeth car elle aurait bien aimé avoir un enfant avec son défunt mari mais comme celui-ci n'en voulait pas, elle se résigna et se contenta de remettre en question l'éducation de Lucie, la fille de son nouveau partenaire. Ce dernier a eu, d'un premier mariage, une fille et plus exactement une adolescente, gâtée qui a « décidé d'abandonner ses études (...) [et] s'est arrangée pour faire chanter le prof de mathématiques »113(*). Lucie, la fille de Jérôme, ne s'arrête pas là, elle décide d'aller en vacances aux frais de son père. Ce comportement de petite fille révolte Elisabeth qui n'hésite pas à témoigner son mécontentement. Nous remarquons que l'écrivaine recourt à l'imparfait pour désigner le personnage du père, que ce soit celui de François, d'Anne ou encore JérômeCette démarche indique au lecteur qu'« il faudrait (...) insister sur le fait qu'une description est toujours transmission et acquisition d'un savoir. Selon les types de fiction, ce savoir acquis par un personnage peut jouer un rôle ou n'en jouer aucun dans la suite de l'histoire racontée (...) »114(*) Il convient de finir cette sous partie en mettant en évidence le nombre des verbes à l'imparfait dans chaque partie et signaler les passages qui font référence à la matière première de l'action, à savoir la figure du Père. En conjuguant le nombre des verbes à l'imparfait avec les passages analeptiques, nous pouvons mettre en relief la relation étroite qui existe entre les analepses et la présence du Père. Il nous parait intéressant de chercher si ce personnage fugace, qui n'est pas présent dans le roman mais auquel on fait allusion, fait partie des réminiscences des protagonistes. Si c'est le cas, il est évident que le comportement, de ces derniers, résulte d'une responsabilité non assumée (le père de François), ou d'une absence involontaire (le père d'Anne). Notre hypothèse de départ, à savoir que le nombre d'imparfait augmente dans les passages où figure le père, se confirme à travers notre analyse. On constate que ce temps va en ordre croissant jusqu'au chapitre trois pour ensuite faire une chute vertigineuse au chapitre six. Il est vrai que l'imparfait suggère le père mais il fait, également, référence au passé et aux récits personnels de chaque protagoniste, c'est le temps de la filiation. Dans le premier chapitre, le nombre de verbes à l'imparfait est de 375, le narrateur décrit l'état d'âme de François et sa disposition à l'adultère. Pour le moment l'imparfait n'a qu'un seul rôle, celui de fournir des détails nécessaires à la bonne compréhension du récit et éveiller l'intérêt du lecteur. Dans le deuxième chapitre la situation est différente, nous assistons à une augmentation de verbes conjugués à l'imparfait, 538 verbes dont la plupart font référence à l'enfance du protagoniste, plus précisément à l'absence de son père, mais aussi à sa mort récente qui le laisse perplexe. Vide de souvenirs, amnésique, François souffre de l'absence d'un rôle, celui du père. Cet équilibre qui lui est inconnu, va l'influencer dans sa vie quotidienne. Sachant que François était prédisposé à l'adultère dans le premier chapitre, un élément viendra se greffer à sa vie et le faire passer à l'acte, il s'agit de la mort de son père. Le désir de retrouver la mémoire de son enfance et la mort de son père vont faire naître en lui un sentiment nouveau, celui de la liberté, « plus rien ne le retenait plus à rien, maintenant. Aucun lien, aucun passé, aucun souvenir. Cette liberté l'oppressait, le terrorisait. »115(*). Mais nous nous apercevons, que dans le troisième chapitre les verbes à l'imparfait sont à leur apogée, nous relevons 912 verbes distribués de deux manières : la première faisant référence aux ébats amoureux des protagonistes et la deuxième renvoie, essentiellement, au père d'Anne et cela par le biais d'une lettre, celle de la tante Jacynthe qui veut permettre à sa nièce de retrouver son enfance et de mieux comprendre ses agissements et désirs. Dans le reste des chapitres, le nombre de verbes à l'imparfait116(*) diminue, nous sommes en contact avec une femme affligée, désireuse de retracer le parcours de son défunt mari, en ayant recours au passé de sa maîtresse. Son objectif est de comprendre cette trahison, elle découvre que le point commun des amants est la mort de leurs pères. Après de nombreuse déceptions, Elisabeth finit par déduire qu'Anne recherchait l'image et l'amour de son père dans sa relation avec François « (...) fille de vingt ans qui va chercher un homme qui va la servir comme son père, la comprendre comme son père l'aimer même quand elle est plate comme avec son père. » 117(*). Cette allusion à l'inceste n'est pas moins révélatrice du comportement de François. Ce dernier, ne voulait pas avoir d'enfant avec sa femme de peur de reproduire le même schéma affectif qu'avec son père, mais il finit par céder et désirer un enfant avec son étudiante préférée, cela laisse supposer que le héros a réussi à travers son adultère à rattraper le sentiment affectif qu'il n'a jamais eu. En restant toujours dans nos hypothèses, nous supposons que la mort de François était prévisible parce qu'il avait commis l'inceste, l'irréparable, sur le plan symbolique. L'utilisation dominante de l'imparfait coïncide avec celle des analepses, donc « nous avons un arrière-plan sur lequel se détacheront les actions des personnages »118(*), c'est-à-dire que, dans Quelques Adieux l'imparfait, et donc la description des pères , a une place importante selon sa distribution dans l'oeuvre. Sa répartition à des moments différents de la narration concorde avec les segments rétrospectifs. Notre étude renforce le postulat de départ, c'est-à-dire, la présence de retours en arrière à travers l'imparfait exorcise la figure du père et témoigne de son influence sur les événements futurs119(*). Nous venons donc de présenter la structure temporelle de Quelques Adieux, d'un point de vue externe et interne, dans le but de retrouver toutes traces du personnage du père. Les éléments paratextuels ont dévoilé des indices se référant au père et cela par le biais d'une architecture saisissante, à savoir la présence des sept épigraphes, des titres et des sous titres, pour chaque partie et pour chaque chapitre. Ces derniers, introduisent des éléments de l'enfance, de l'amour, de la passion, de la vie et de la mort. Même si, cette première approche est insuffisante pour montrer l'impact du père sur les protagonistes, néanmoins, elle n'en est pas moins intéressante, car le paratexte est révélateur d'une diversité et d'une richesse littéraire, ainsi que d'une connaissance scripturale qui fait de l'auteure de Quelques Adieux, une cible parfaite de la recherche littéraire. L'analyse des temps internes, c'est-à-dire, les analepses, l'ellipse et le temps des verbes, nous ont permis d'interroger la figure fugace du père et de la repérer à travers une écriture implicite. Avec les analepses, le passé des personnages et plus exactement celui de François et d' Anne, remonte des profondeurs de l'enfance et expose un manque affectif, important, lié au père. Ce dernier ne cesse de hanter les protagonistes et de les déstabiliser, au point de les projeter dans une passion éphémère. Quant à l'ellipse temporelle, elle s'inscrit dans le cadre d'un parcours romanesque latent, qui sépare les deux parties du roman, sans prévenir le lecteur de la présence d'une rupture de dix ans. Cependant, la deuxième partie de l'oeuvre, nous renseigne sur les événements qui se sont produits durant cette période. En les relatant, nous observons que le personnage du père y est souvent présent à travers la lettre de la tante Jacynthe, qui ranime la mémoire d'enfance d'Anne concernant la mort de son père, et par l'intermédiaire d'une rencontre, celle de la veuve, Elisabeth, avec la marraine d'Anne. Egalement, par le biais des propos d'Elisabeth qui, en voulant justifier l'infidélité de son défunt époux, use de l'excuse de la mort de son père. Et enfin, l'analyse des temps verbaux, et plus précisément l'imparfait, indique une forte présence de ce temps, dans le récit, lorsqu'il y a réminiscence de la part des personnages. Cette constatation, nous a permis d'établir une correspondance entre les analepses et l'imparfait, le résultat obtenu, expose une constante du début de l'oeuvre jusqu'à sa fin, sous la forme d'un personnage masculin qui endosse le rôle du père. Ces résultats mettent en avant la redondance de la figure paternelle, de manière implicite dans le récit, et de ce fait sa localisation devient problématique. C'est dans cette optique, que nous nous proposons de poursuivre notre travail en attribuant une place importante à l'analyse spatiale.
* 107- H. Weinrich, Le temps, coll. « Poétique », Paris, Seuil, 1964, p.30. * 108 -M. Laberge, Quelques Adieux, chap. Le refus, Boréal, 1992, p.110. * 109 -Y. Reuter, L'analyse du récit, Nathan, 2003, p.66. * 110 -M. Laberge, Quelques Adieux, chap. La reddition, Boréal, 1992, p.161. * 111 -Idem, p.181. p. 191. * 112 -Ibid, p.161. p.163. * 113 -Ibidem, p. 376. * 114 -J. M. Adam, Le récit, Que sais-je, 1984, Chapitre III, p.50. * 115 -M. Laberge, Quelques Adieux, chap.Le refus, Boréal, 1992, p.140. * 116 -Voir le graphe n°2 dans l'annexe, P. 137. * 117 -Idem, p.378. * 118 -J-P. Goldenstein, Pour lire le roman, Deboeck - Duculot, 1986, p.124. * 119 -Voir le graphe n°3 dans l'annexe, P. 138. |
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