4. Partie 1 : Fondements théoriques
« L'intelligence économique sera au XXIème
ce que le marketing a été dans les années 1970.
»
Alain Juillet - Haut responsable français pour
l'intelligence économique
4.1 Définitions de l'intelligence
économique
L'époque, la culture, l'auteur donnent vie au concept
d'intelligence économique et apportent différentes
définitions et approches de l'art.
Dans le rapport Martre, l'intelligence économique est
définie comme suit :
«L'intelligence économique peut itre
définie comme l'ensemble des actions coordonnées de recherche de
traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l'information
utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées
légalement avec toutes les garanties de protection nécessaire
à la préservation du patrimoine de l'entreprise, dans les
meilleures conditions de qualité, de délais et de coût.
»3
Pour Alain JUILLET (membre du Service de Documentation
Extérieure et du Contreespionnage), «L'intelligence
économique est un mode de gouvernance dont l'objet est la maîtrise
de l'information stratégique et qui a pour finalité la
compétitivité et la sécurité de l'économie
et des entreprises M4
Bernhardt définit l'intelligence économique dans
ces termes : « un processus analytique qui transforme l'information
brute sur les concurrents, l'industrie et le marché en connaissance
stratégique opérationnelle sur les atouts de la concurrence, ses
intentions, sa performance et sa position ».5
3 Henri MARTRE «Intelligence Economique et
Stratégie des Entreprises ». OEuvre collective du Commissariat
général du plan - La Documentation française -1994
4 Cercle d'Intelligence Economique du Médef de
Paris « L'intelligence économique : Guide pratique pour les PME
» - MEDEF Paris - 2006
La norme AFNOR6 définie l'intelligence
économique comme « l'ensemble des actions
l'information utile aux secteurs économiques. Ces
diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties
de protection nécessaires à la préservation du patrimoine
de l'organisation dans les meilleures conditions de qualité, de
délai et de coût ».
4.2 Les cinq pôles de l'intelligence
économique
Figure 2 - Les 5 pôles de l'intelligence
économique
6 AFNOR : Norme XP X50-053 (avril 1998) «
Prestations de veille et prestations de mise en place d'un système
de veille » - Normalisation Française - Paris
4.3 Histoire de l'information et naissance de
l'intelligence économique
Le renseignement commercial constitue la première pierre
constructrice de l'intelligence économique.
Pour comprendre cette origine, il faut remonter aux origines
de la notion de commerce et d'entreprise. Les marchands qui sillonnaient les
mers ou les chemins des caravanes composent un tableau séculaire de
l'imaginaire des collectivités humaines.7
Les marchands qui existaient dans toutes les civilisations
antiques qu'elles soient fondés sur la conquête territoriale ou
bien des cités-états prospérant grâce au commerce.
Dans chacune d'entre-elles, les sociétés commerciales
fonctionnaient dans un premier temps, en autarcie, chaque famille,
communauté ou région produisant ce qui lui été
nécessaire pour subsister.
En Mésopotamie, on trouve essentiellement des paysans
qui cherchaient acquéreurs pour leur surplus et des artisans qui
vendaient le fruit de leur travail. Personne à cette époque ne
vend ce que d'autres ont produits.
Les Crétois furent les premiers à acheter puis
transporter des armes, du vin, des étoffes, des perles, du bois et du
papyrus à travers tout l'Orient pour les revendre dans des comptoirs.
Les Phéniciens continuèrent le développement
du commerce en installant des comptoirs sur les côtes de Sicile, de
Sardaigne, d'Espagne et d'Afrique du Nord.
Athènes et les cités grecques prennent le relai
de la thalassocratie de Tyr. De riches commerçants grecs se
révélaient armateurs ou s'associaient à des capitaines de
navires et à un bailleur de fonds.
Rome fera de l'espace méditerranéen un
véritable « marché commun » d'environ 80 millions
d'habitants, répartis sur 7 millions de kilomètres
carrés.
En Europe, du VIIIème au
Xème siècle, toute notion de commerce sera
pratiquement réduite à néant. Le système
féodal par nature autarcique accentuera l'atrophie du grand
commerce. Certaines cités italiennes retrouveront un dynamisme
économique dès le VIIIème siècle. Ce
sont les cités de Pavie, Plaisance, Lucques ou
Vérone. Le centre de gravité des courants économiques,
notamment commerciaux, demeure l'Empire Byzantin.
La première période durant laquelle le
renseignement économique apparaîtra se situe entre le
XIème et le XIVème siècle. La
période des croisades conduira à un développement des
échanges entre l'Europe et le Levant, qui entrainera la croissance
économique et financière de Venise et de Gênes. Le premier
réseau structuré d'intelligence économique verra son
apparition à cette époque. Il était constitué de
prostituées employées par la police italienne, dans le but de
faire parler les notables et de recueillir des informations.
Au XIIIème et XIVème
siècle il y a apparition de l'entrepreneur marchand, notamment à
Florence et à Bruges. Le besoin d'information est devenu une
réalité, les marchands et surtout les banquiers recherchant des
marchés rentables sur lesquels investir. S'informer est par
conséquent devenu stratégique. Les Toscans riches d'un
réseau de succursales et de filiales s'unissent en 1357 pour fonder la
Scarsella dei mercanti fiorenti qui assure via Gênes en moins de
quinze jours un courrier hebdomadaire entre Florence et Avignon, la ville des
Papes, qui joue un rôle de collecteur d'information en provenance de
l'Europe entière.
Au XVème siècle, des axes de coopération
voient le jour entre les banquiers de Gênes, Florence et Plaisance et des
négociants à Pise et Venise.
Le relai portugais se fait jour en 1420 avec les caravelles
portugaises puis le mouvement sera prolongé par Christophe Colomb en
1492, puis par Vasco de Gama en 1497 et le périple autour du monde de
Magellan en 1519.
A la fin du XVème siècle, le centre
économique se déplace de l'Italie vers Anvers, puis au
XVIème siècle, vers Amsterdam qui s'affirme comme la capitale de
l'information et du savoir. Au XVIIème siècle, l'Angleterre prend
son essor avec, en 1600, la création de la Compagnie des Indes
Orientales à Londres.
A l'issue de la première et de la seconde
révolution industrielle, l'organisation des marchés
façonne l'entreprise moderne. En 1872, les Etats-Unis prennent leur
envol économique par la création de Général
Electric.
Les banques d'affaires occupent une place de plus en plus
importante et la banque Rothschild mettra en place un réseau
d'échange d'informations très développé et
très performant grâce notamment à leur présence
dans plusieurs capitales et à leurs amitiés. Une règle de
la banque
Rothschild qui conduira les affaires de celle-ci est la suivante
: « Etre informé et l'être avant les autres sur les
évènements, les techniques, les marchés, et savoir en
tirer parti ».
A partir de 1940, la place de l'information dans nos
sociétés évolue. Elle devient progressivement le moteur de
l'ensemble du développement technologique et économique. Les
mathématiciens Claude Edwood Shannon et Norbert Wiener, dans le cadre de
la construction cybernétique (science du contrôle et des
communications) permettent l'ajustement de l'information à la
réalité, en envisageant l'information comme étant l'outil
de l'adaptation incessante des systèmes organisés à leur
environnement. Claude Edwood Shannon et Norbert Wiener entendent par
systèmes organisés, les systèmes biologiques, techniques
ou sociaux.
Selon le modèle théorique walrassien (relatif
à l'oeuvre de l'économiste français Léon
Marie Esprit Walras), l'agent économique agit rationnellement
à tout moment puisqu'il dispose
d'une information pure et parfaite. Le cadre d'action de ce
dernier est celui d'un marché oüles prix se forment
naturellement par la libre confrontation de l'offre et de la demande.
Après la Seconde Guerre Mondiale, le renseignement
militaire sera également l'un des éléments fondateurs de
l'intelligence économique. La mise en oeuvre du plan marshall initiera
une compétition intense entre les entreprises américaines pour la
conquête des marchés liés à la reconstruction de
l'Europe. Elles devaient alors utiliser des moyens légaux de
renseignement. C'est ainsi qu'elles se sont inspirées des
méthodes du renseignement militaire, en supprimant les pratiques
illégales et en développant des techniques légales, telles
que le benchmarking. L'intelligence économique moderne est
née.
Durant la période, qui court de 1945 à nos jours,
l'information scientifique et technique a laissé la place à la
veille.8
Le premier pays à prendre conscience de la place de
l'information dans le développement économique et social est les
Etats-Unis. Dès 1945, les Etats-Unis élaborèrent et
concrétisèrent une stratégie de stimulation de
l'innovation et de la recherche. L'objectif poursuivi était de conserver
la supériorité technologique sur l'URSS, et plus
particulièrement dans les domaines spatiaux et nucléaires.
8 Hélène MASSON « Les fondements
politiques de l'intelligence économique » - Thèse des
sciences politiques - 2001
Entre 1950 et 1970, ces modèles sont remis en cause par
la démonstration qui tend à démontrer les limites de la
capacité d'information des acteurs économiques et la
nécessité d'y allouer des ressources.
C'est à cette époque que l'ère du
renseignement commercial s'achève pour céder la place à
une information scientifique et technique.
En 1958, le Clearinghouse du Department of Commerce (Chambre
de compensation du Département du Commerce). Cette organisation avait
permis la transmission aux chercheurs américains de documents
scientifiques et techniques allemands et japonais saisis par les militaires.
Elle devint l'organisme central de recueil et de diffusion des rapports de
recherche américains. Le rapport Weinberg en 1963, réaffirme que
l'information constitue la clé de voute de l'édifice
scientifique.
En 1971, le National Technical Information Service (NTIS)
coordonna la commercialisation des publications scientifiques et des
documentations politiques sur les pays étrangers. Au niveau
fédéral, le Président Nixon lança plusieurs
programmes dans le but de faciliter le transfert d'information entre la
communauté scientifique, les universités, les agences publiques
et le monde des acteurs industriels.
Entre 1960 et 1975, l'accroissement des capacités de
traitement et de mémorisation des ordinateurs, joint aux progrès
de la micro-informatique accélère l'intégration des
systèmes d'information. La création de grands centres de stockage
d'information et la création de bases de données par les
différentes agences consolida cet édifice institutionnel.
La question de la diffusion de l'information scientifique posa
immédiatement le problème de sa protection. Depuis la fin des
années 1970, plus de 200 lois furent élaborées. Le
Freedom of Information Act de 1966, permet aux citoyens et
étrangers d'avoir connaissance des documents de l'administration et des
agences. Toutefois, le gouvernement peut s'opposer à la divulgation de
documents sensibles ou touchants à la sécurité de l'Etat
Fédéral.
En France, à la fin des années 1970, la
diffusion de l'information des acteurs publics vers les acteurs privés
est quasiment nulle. La majeure partie des informations collectées par
les agences nationales ont pour objectif principal de renseigner la
sphère administrative. Les informations émanent d'organismes tels
que le Commissariat Général du Plan (CGP), l'Institut National de
la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE), des Postes
d'Expansion Economique (PEE), de la Direction des Relations
Economiques Extérieures DREE, du Centre Français du Commerce
Extérieur (CFCE), du Centre de Prospective et d'Evaluation (CPE), du
Ministère de la Défense, du Ministère des Affaires
Etrangeres, de l'Observatoire des Stratégies Industrielles du
Ministère de l'Industrie...
Le secteur privé ne peut tirer profit de l'ensemble de
ces informations. Cela rendra très difficile la création
d'acteurs économiques capables de concurrencer les
sociétés américaines sur le marché des banques et
des bases de données scientifiques et techniques, mais également
commerciales et financières.
En 1972, à l'initiative du Commissariat
Général du Plan, le réseau ARIST (Agences
Régionales pour l'Information Scientifique et Technique) est
créé, puis rattaché aux CCI, avec pour mission de
répondre aux besoins des PME.
La Mission Interministérielle de l'Information
Scientifique et Technique (MIDIST) est créée en 1979 pour
succéder au Bureau National de l'Information Scientifique et Technique
(BNIST) et propose de promouvoir la constitution de banques de données
et d'un système d'informatique documentaire français.
L'Etat Français tente de combler son retard en
matière de transmission de l'information et créé en 1975
le réseau TRANSPAC, premier réseau national de transmission par
paquets.
En 1984, les centres d'informations et de documentation du
CNRS, le CDST et le CDSH (Centre de documentation scientifique et technique et
le centre de documentation des sciences humaines) furent fusionnés,
après que ceux-ci aient mis sur pied les bases de données PASCAL
et FRANCIS. Les organisations fusionnées donnèrent naissance
à l'Institut Nationale de l'Information Scientifique et Technique.
Malgré différents rapports, l'information restera
inaccessible aux entreprises. Le rapport Lenoir sur l'information scientifique
et technique restera lettre morte.
La question de la compétitivité se posa
rapidement, et les investissements des entreprises dans l'immatériel
(ressources humaines, qualité, recherche et développement) se
révéla déterminant dans la capacité à
développer les entreprises. La capacité à recueillir de
l'information à la traiter est alors reconnu comme étant un
facteur décisif de la compétitivité des entreprises.
Au milieu des années 1980, il apparut clairement que
les nations les plus compétitives étaient celles qui mettaient
l'information à la disposition des entreprises et que le seul secteur
industriel ne pouvait justifier à lui seul de la
compétitivité d'une nation. L'adaptation du pays à un
environnement global était un facteur déterminant.
On dépasse alors la simple nécessité
d'une politique d'information scientifique et technique et, dans les
années 1980, on vit apparaître les termes de business
intelligence et environmental scanning. Ces termes venaient du
domaine de la stratégie d'entreprise et détaillaient la
démarche informationnelle en expression du besoin, collecte,
traitement-analyse et diffusion de l'information.
Ces outils étaient au service du développement
de l'entreprise. En France, l'équipe du Centre de Prospective et
d'évaluation du ministère de la Recherche et de la Technologie
considéra que l'Administration devait s'approprier cet outil qui
était dénommé « veille » ou « surveillance
de l'environnement ».
Toujours au milieu des années 1980, Michaël Porter
mettra au point une modélisation ambitieuse qui aboutira à des
conclusions applicables par l'entreprise et qui donnera tout son rayonnement
intellectuel à la Business Intelligence et à
l'Environmental scanning sous la formule de competitor
intelligence. L'objectif de la modélisation de Michaël Porter
est de donner à l'entreprise un avantage sur ses concurrents. Les axes
d'analyses de la modélisation de Michaël Porter, intitulés
les cinq forces de Porter sont les concurrents, les clients, les fournisseurs,
les nouveaux entrants potentiels et les fabricants de produits de substitution.
L'analyse de ces cinq forces nécessite un grand nombre d'informations et
cela justifie la mise en place d'un competitor intelligence system.
Ces démarches théoriques ont été
intégrées très rapidement dans les entreprises
américaines, puis déclinées en dispositifs
opérationnels. En France, elles furent traduites par le terme de «
veille » et la distinction en quatre principaux types de veille fût
créée. Sous l'impulsion d'Humbert Lesca, Jacques Morin,
François Jakobiak, Bruno Martinet et Jean-Michel Ribault, la
répartition des quatre types de veille a été la suivante :
concurrentielle, commerciale, technologique et environnementale.
Au lendemain des nationalisations de 1981, le Ministre de la
Recherche créé le CPE (Centre de Prospective et d'Evaluation)
avec trois missions :
- La veille technologique
- L'évaluation des recherches et des stratégies
industrielles - La prospective
Le CPE s'inspirait directement des méthodes et de
l'organisation du Centre de Prospective du Ministère de la
Défense. Les dirigeants du CPE ont recherchés à
dépasser les frontières de leur ministère de tutelle et
à diffuser leurs études parmi les acteurs publics et
privés.
L'expression « intelligence économique » sera
employée pour la première fois par Christian Harbulot dans le
bulletin de veille du CPE de février 1992.
En février 1994, le rapport Martre, intitulé
«Intelligence économique et stratégie des entreprises
» est publié sous l'égide du Commissariat
Général du Plan. Le rapport Martre visait essentiellement les
entreprises.
Il n'en sera pas de même dans le rapport de Bernard
Carayon « Intelligence économique, compétitivité,
cohésion sociale » qui préconise une intelligence
économique clairement pilotée par l'Etat pour relever les
défis liés à la mondialisation et à la
révolution de l'information engendrée par Internet et la
numérisation généralisée. La nomination d'Alain
Juillet au poste de Haut Responsable chargé de l'intelligence
économique a traduit dans les faits cette volonté politique.
Les grandes évolutions géostratégiques
que le monde a connues au cours des années 1990 (disparition du bloc de
l'est) ont modifié en profondeur les relations internationales et les
rivalités se sont dès lors concentrées sur champs
industriel, commercial et technologique. Les Etats-Unis ont dans leur rapport
Japan 2000, émis des mise en gardes sévères sur le
bouleversement de l'ordre international et sur le fait que les facteurs
économiques allaient devenir aussi important dans les relations
internationales, que pouvaient l'être les rapports de forces
militaires.
A partir de cette profonde mutation des équilibres
mondiaux, c'est désormais la capacité d'influence plutôt
que la capacité de coercition qui sera prépondérante et
qui fondera le pouvoir réel. L'intelligence économique est
née de la réponse aux cinq évolutions majeures suivantes
:
- La rupture de la logique des blocs de la guerre froide
- La guerre économique, où l'importance croissante
des rivalités commerciales dans le jeu global de la concurrence
- L'entrée des collectivités humaines dans la
société de l'information et l'économie de la
connaissance
- La mutation de l'esprit du capitalisme que nous voyons
s'opérer sous nos yeux
- L'utilisation offensive de l'information et de la connaissance
dans l'ordre politique et économique.
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