CHAPITRE V
C
'était un an plus tôt. Cette flamme vive qui
couve au fond du coeur des âmes sensibles s'était allumée
un jour de Vénus, tout juste vers le début du mois de Junon.
C'était par une après-midi fraîche, dans les jardins d'un
des rares parcs qui avaient pu résister à la négligence
des pouvoirs publics et à l'insouciance des populations emballées
par d'autres préoccupations.
Le parc était situé dans une zone reculée
du centre des affaires et de ces quartiers populeux qui agressaient la
mère nature de leurs ordures. Sa vaste étendue lui permettait
d'ouvrir ses portes à un large public. Les gens de tous les horizons s'y
rendaient du jour de la lune au jour du seigneur. Ce parc conçu et
réalisé après les indépendances était
divisé en vastes étendues réservées chacune aux
animaux et à la flore.
Pour beaucoup de visiteurs, le parc zoologique était le
lieu le plus attrayant. Pour s'y rendre, ils partaient de chez eux avec des
provisions : bananes, goyaves cerises, cannes, orange, ananas et beaucoup
d'autres fruits.
Ce parc était malheureusement le plus dangereux et le
plus redouté. On ne pouvait s'y rendre alors qu'on était peureux.
Les responsables, pour limiter les dégâts, avaient construit une
haute barrière épaisse, avec des fils barbelés aux
extrémités. A l'entrée, il y avait toujours des gardiens.
Ils contrôlaient les entrées et les sorties. A l'intérieur,
il régnait des gardes.
Avec le temps, il s'était même crée un
vaste marché très animé autour du parc. On
s'épargnait la peine de parcourir la ville avec des provisions. Pour
aller visiter ces bêtes qu'on ne voit très souvent que sur images
ou à la télévision, on s'empressait de leur acheter tout
ce qu'elles pouvaient consommer et tout ce qu'elles aimaient utiliser pour se
distraire. Beaucoup de produits et d'objets que nous croyons être
l'apanage des humains leur étaient réservés. On
achetait : cigarettes, bonbons, poules, livres, journaux, vêtements
et même les produits de beauté. Les femmes et les jeunes filles
aimaient à apporter du rouge à lèvres et des vernis.
L'intérieur du parc zoologique était grand, tel
un village dans un village. Il était divisé en quartiers
distincts : quartier des chimpanzés, des singes, et des
cynocéphales, des reptiles, des éléphants etc. et du
lion !
Le lion était le seul animal à vivre seul dans
son quartier. On ne lui avait pas encore trouvé une autre compagne
depuis le décès de la précédente, lui qui
était pourtant l'un des habitants les plus anciens de cette jungle
apprivoisée. Il était tout majestueux dans sa parure et dans ses
allures. On avait de la peine à croire que c'était bien de lui,
que les légendes et les documentaires parlent. Sa vaste demeure ne lui
permettait pas de régner librement et en maître sur cette gent
animale qu'il n'apercevait plus que de loin. Il ne pouvait plus convoquer tous
ses sujets pour faire réflexion sur les problèmes qui
étaient les leurs.
Les visiteurs du lion se recrutaient le plus chez les
zoophiles, les zoologistes et les touristes. L'illustre roi solitaire sans
trône ne pouvait passer une seule seconde sans être ébloui
par les flashes que projetaient les centaines d'appareils qui se bousculaient
pour l'immortaliser.
Pour tester sa voracité ce carnassier, les visiteurs
nantis lui amenaient des chèvres et des chairs de vaches. Il se livrait
donc à une belle partie de ripaille. Le roi des animaux, sans grande
peine, les mettait à mort d'un seul coup de crocs. Il était tout
sourd à leurs cris piteux qui alertaient le parc. Après, dans un
calme seigneurial digne des grands rois, il dépeçait ses victimes
sans défense. Le repas fini, le ripailleur insensible allait se coucher,
inoffensif dans un recoin de son royaume.
Le quartier des chimpanzés était le plus bruyant
et le plus animé. Ce qui lui valait une grande sollicitude. Cette
particularité tenait du fait qu'il s'y offrait des spectacles
très alléchants. Un autre fait très accrochant, ils
ressemblaient par bien de comportements aux hommes. Certains qui
s'étaient illustrés par leur habileté et leur intelligence
avaient le succès de se faire habiller.
Aux femelles, on cousait de jolies robettes et des jupettes.
Parfois, on leur donnait également des jupes-culottes. Aux mâles,
on réservait des tricots, des chemises, des pantalons et des
culottes.
Lorsqu'on voulait leur faire jouer certains rôles :
les galants, les princes charmants, les déçus, on leur faisait
porter des chapeaux à bords larges ou repliés. On les habillait
convenablement et ils recevaient des paquets de cigarettes, d'allumettes et
aussi des journaux. Lorsqu'ils se pavanaient, la ressemblance avec l'homme
devenait plus nette. Ils se mettaient à jouer les rôles qu'on leur
attribuait. Les femelles faisaient la cuisine, les mâles, très
admirés, jouaient ou se livraient à des combats de boxe.
Parfois, très contents, ils se livraient à des
séries de sauts périlleux. Bien des fois aussi, ils jouaient les
amoureux, et c'étaient les moments où il fallait avoir
suffisamment de muscles résistants pour pouvoir s'accrocher et les
observer. Les autres quartiers se vidaient littéralement. On ne les
avait jamais entendu dire : « je t'aime », c'était
là le plus grand rubicond qu'ils n'avaient jamais pu franchir. Mais, les
gestes ne trahissaient aucunement leurs sentiments. Ils négociaient bien
les avances. Ils réussissaient aisément à s'embrasser et
à se bécoter. Mais, s'accoupler devant tant de regards, ils
n'avaient jamais accepté ce sacrilège.
Le chimpanzé le plus intelligent de tous s'appelait
Lucky. C'était un grand chimpanzé noir. Son grand visage plat,
presque écrasé, était traversé par de profondes
rides. Ses doigts, longs et gros, sa main, très large pouvaient lui
permettre de soulever deux hommes colosses. Il partageait sa vie avec une douce
compagne : Lady. C'était le couple le plus ancien des
chimpanzés. Cela leur avait toujours valu du respect et un peu plus de
cadeaux.
Lucky n'avait pas voulu bénéficier exclusivement
des fruits de son âge. Il avait mis ses multiples talents d'amuser au
service de sa renommée. C'était un artiste complet.
Un jour, alors que tout le parc se reposait, Lucky et sa
compagne s'étaient adjugés tous les visiteurs. C'était un
jour exceptionnel. Tout avait commencé par une série d'acrobaties
de routine dont eux seuls détenaient le secret. Les jeunes qui en
raffolaient leur gratifiaient de régimes de bananes.
Ce jour-là, Lucky était d'une belle chemise
rayée de noir et d'un pantalon rouge .il portait un chapeau aux bords
larges. Ses larges orteils qui ne pouvaient pas accepter l'enfer des chaussures
étaient logés dans de grosses chaussettes élastiques. Il
lui était demandé de jouer le prince charmant. Il s'assit
confortablement sur une petite chaise. Après avoir croisé les
pieds et les mains, il appela sa compagne d'un clignement de l'oeil droit.
Telle une épouse complice, elle s'amena très vite. Après
lui avoir gratifié de quelques caresses, il lui montra le paquet de
cigarettes et les allumettes. Lady s'exécuta. L'habile séducteur
sortit une cigarette et l'accrocha à ses larges lèvres fines et
très noires. Après avoir réajusté son chapeau de
Western, d'un geste machinal, il claqua la bûchette et alluma
aisément sa cigarette. Ces gestes techniques d'une rare beauté
lui attirèrent des applaudissements prolongés. Après avoir
craché un épais nuage de fumée, il prit son journal des
mains de Lady et se mit à le feuilleter. Tout le monde était muet
de surprise.
Tous les chimpanzés n'étaient pas de la classe
de Lucky et de Lady. Certains semblaient vouloir faire échec au
dressage. Kiki était de ceux-là.
Un jour, un visiteur inexpérimenté s'amena
naïvement. Il se dirigea vers la cage de Kiki qui vivait avec toute sa
famille. Le visiteur s'était approché d'eux avec un régime
de bananes destiné à tout le parc. A sa vue, la famille
infernale se mit à grimacer. L'homme, leur envoya une bonne dizaine de
bananes, mais sans bénéficier d'un moindre spectacle. Le
mâle sortit son long bras noir du grillage pour en demander davantage.
Pris de pitié, leur hôte imprudent y déposa quelques doigts
bien mûrs. Cet exercice dangereux se répéta jusqu'à
ce que, sachant que le régime était désormais nu, Kiki lui
tendit sa main fatale en guise de reconnaissance. C'était un
piège que le visiteur n'avait pas dépisté. Il introduisit
sa petite main sans force. Le monstre la maîtrisa de toutes ses forces de
fauve et, d'un geste mécanique, il tira le pauvre. Toute sa famille
l'assomma à le faire périr. L'homme, après quelques
minutes de résistance passive, s'abandonna aux bêtes
féroces. N'eut été la présence de quelques gardes
vigilants qui étaient de passage, le visiteur serait passé de vie
à trépas. Il fut rapidement transporté dans un
hôpital de la ville.
Les cynocéphales n'étaient pas très
nombreux. C'était une espèce récemment introduite. La
curiosité qu'ils offraient à voir, c'était leurs
têtes de chiens et leurs fesses rouges, semblables à de blessures
incurables.
Les singes, eux, se comptaient par centaines. On
éprouvait du plaisir à voir les guenons attentives chercher avec
application les puces sur le corps broussailleux de leurs époux, pendant
que leurs petits venaient s'accrocher à leurs petites mamelles pointues.
C'étaient des scènes très fascinantes. Tous les parasites
dénichés sur les corps étaient directement
transférés dans la bouche. On se demandait avec surprise combien
il en fallait de puces pour remplir leurs ventres en quête
perpétuelle d'un support alimentaire.
Les reptiles étaient là, toujours sournois et
calmes. Ils étaient peu visités parce qu'offrant très peu
de spectacles et surtout parce qu'ils étaient très effrayants.
Les crocodiles et les caïmans séduisaient quand même. On les
voyait parfois sortis de l'eau et se reposant. Leur habileté à
attraper les poules avec leurs longues gueules jalonnées de volumineux
crocs en forme de clous fascinait. Parfois, n'ayant plus rien à se
mettre dans le ventre, ils glissaient dans l'eau et s'y tassaient. Seuls leurs
gros yeux globuleux y trahissaient leur présence.
Les serpents avaient toujours effrayé tout le
monde ; ces êtres rampants, à leurs seuls mouvements,
créaient une folle débandade. On n'arrivait pas à les
regarder pendant une minute. Parfois, leur vue faisait penser aux ascendants
bibliques de l'humanité. On se demandait comment ils avaient pu
réussir à parler à Eve et l'induire dans cette fatale
erreur qui est la cause suffisante de notre malédiction. L'extrême
vigilance des gardes avait toujours favorisé la survie de cette
espèce.
Un cou kilométrique protestant une petite tête
vers les nues, quatre pattes en forme de brindilles, voilà ce qui
amusait tous les amis des girafes. Les voir s'abreuver était parfois le
plus beau spectacle qu'elles offraient.
On les appelle les onguligrades et ils sont de l'ordre des
prosboscidients, ils ont des oreilles aussi larges que les feuilles de taro
bien épanouies, leurs défenses, très précieuses,
les exposent cruellement au braconnage, ils ont une peau rugueuse,
épaisse et dure. Les éléphants d'Afrique étaient
très respectés par les visiteurs parce qu'on disait d'eux que
tout sur eux avait une vertu thérapeutique, même leur
fiente !
Ainsi allait la vie au quotidien dans cet univers qui
mérite bien la protection de l'homme.
Une fois de plus, Angeline NDOLO ne s'était pas rendue
de ce côté-là. Elle avait trop peur des animaux, surtout la
faune sauvage dont les réactions sont parfois très
imprévisibles, malgré le dressage. Elle aimait la douceur, le
calme, bref tout ce qui peut se prêter à une sensibilité
romantique. Elle avait préféré l'autre côté,
celui des fleurs.
Le jardin botanique, quel vaste tapis de couleurs ! Le
jardin botanique était très fréquenté. Sa
fréquentation laissait lire des statistiques astronomiques qui
montraient l'importance des fleurs dans la vie humaine. C'était un
véritable monde de divertissement et d'extase. Mais, c'était
aussi la chasse gardée des photographes, des écrivains et des
amoureux.
Tous les écologistes et les environnementalistes qui
faisaient des inspections périodiques ou permanentes croyaient devoir y
lire les succès de leurs sciences et de leurs luttes.
Menkaaseh', qui venait d'achever la lecture des
Rêveries du promeneur solitaire s'était rendu seul
au parc, dans l'après-midi, comme de coutume, ce jour de Vénus.
Le jeune étudiant s'y était retiré, non pas pour fuir un
éventuel complot de la société, mais pour se soustraire
momentanément au travail intellectuel et pour se délasser, pour
rêver. Il savait, d'après ses lectures, que la nature, lorsqu'elle
n'est pas agressée, est une douce et prudente mère qui tient un
langage rassurant et édifiant.
Le jardin s'étendait à perte de vue sur
plusieurs hectares. Les fleurs, d'une très grande variété,
étaient plantées selon les espèces, les couleurs et les
parfums. Dans un angle isolé du jardin, dans un grand hangar, des
fleuristes s'activaient. Pendant que certains s'employaient au rempotage qui se
faisait périodiquement, d'autres travaillaient la terre. La tâche,
apparemment aisée, nécessitait une très grande
délicatesse. Les plantes cultivées du pot étaient à
l'étroit. Le reproduction chez les fleurs obéissait à
plusieurs méthodes : le semis, les semailles, la division de
touffes, l'éclatage, le drageonnage, le labourage et le marcottage.
Vu à partir d'une certaine altitude, le jardin
présentait des figures géométriques savamment
tracées. C'était un cadre soigneusement segmenté par des
espaces blancs. Il s'agissait des différentes allées qui le
desservaient. A chaque point de rencontre de ces multiples allées, il y
avait de vastes bassines en béton qui émettaient des jets d'eau.
Par endroit, dans des allées larges, étaient alignés des
bancs publics. Ils étaient cependant espacés les uns des autres.
Assis sur ces bancs, le vent recueillait et transportait des parfums que
distillaient ces fleurs vers nous.
La première rangée était essentiellement
composée des plantes fleuries d'intérieur. Leur habile
disposition faisait penser à une exposition. Chaque espèce
portait son nom qui renseignait facilement les visiteurs.
Lorsqu'on se retrouvait dans l'enceinte proprement dite du
jardin, à droite, on apercevait les belles hortensias qui se laissaient
découvrir sous leurs différentes formes et couleurs. Par endroit,
leurs touffes de feuilles vertes et légèrement humectées
supportaient de volumineux amas de fleurs blanches, roses ou rouges qui ne
laissaient pas découvrir les petites tiges qui les supportaient.
Certains papillons aux formes et aux couleurs les plus variées venaient
fréquemment y former des cercles harmonieux, on eût dit qu'ils
célébraient des cérémonies nuptiales.
Tout à côté, une autre longue
rangée se dessinait. Le Cyclamenpersicum créait le contraste avec
ses maigres tiges étrangement longues qui s'élevaient très
haut au-dessus des pots. C'était une plante compacte, aux feuilles
plutôt marbrées, aux fleurs blanches, roses, rouges violettes.
Leur disposition en forme étoilée créait une vivante
harmonie. A certains endroits de la rangée, on avait fait un savant
mixage de toutes ces quatre couleurs, ce qui apportait un relief particulier
dans la disposition de tous ces beaux éléments floraux.
De toutes les plantes, le poinsettia était celle dont
les feuilles étaient les plus arrachées. La raison, avait
expliqué un fleuriste, c'est la forte ressemblance qui existe entre ses
feuilles et celles du manioc. Les visiteurs les arrachaient pour mieux les
observer.
Ce triste sort, l'azalée indica dont les fleurs
multicolores dominaient le beau feuillage vert luisant ne l'avait jamais connu.
L'aspect broussailleux de ses fleurs et de son feuillage laissait difficilement
voir à quoi ressemblaient ses tiges.
Les plantes fleuries fragiles bénéficiaient
d'une attention soutenue. Les bougainvillées qui se présentaient
en arceaux et en buissons baignaient dans une forte luminosité et dans
une chaleur importante. L'hibiscus était là. Comme dans la ville,
elle servait à établir certaines frontières. Son feuillage
touffu et mousseux était l'objet d'une forte admiration.
Les belles fleurs blanches et odorantes du jasmin n'avaient
jamais eu la chance du soleil : presque tous les visiteurs tenaient
à en avoir avec soi. Ces fleurs exhalaient un parfum exquis qui
guérirait même les gens frappés d'anosmie.
L'un des charmes de ce jardin était, au centre, les
trois losanges constitués du bromelia au feuillage vert blanchâtre
dont la fleur rose pâle avait des points bleus.
Il y avait une kyrielle de fleurs : le nidularium
tricolor, sorte de plante en rosette, le guzmania à la petite taille,
les palmiers décoratifs qui dominaient le jardin de leur stature
remarquable comme le majestueux kentia forteriana, le cocos weddeliana au
feuillage fin et le phoenix canariensis au feuillage
ébouriffé.
Avant d'atteindre les rangées des plantes
résistantes, des plantes retombantes et des hautes plantes envahissantes
qui s'accrochent aux murs et aux grilles, on était très
attiré par les rosiers plantés sur un terrain tapissé d'un
gazon d'une verdure très éclatante, soigneusement tondu. Ces
plantes étaient les plus adorées et convoitées. On
distinguait : le rosier tige, le rosier pleureur avec sa forme parasol et
le rosier miniature à fleurs minuscules dont la taille n'excède
guère les trente centimètres.
Dans ce grand concert de fleurs aux sucs précieux
s'élevai une musique. La musique modulée et stridente de certains
oiseaux et la musique des odeurs. Aux odeurs humaines se mêlaient les
odeurs suaves et câlines de fleurs.
A droite comme à gauche des grandes allées comme
dans les grands cercles qui tenaient lieu de carrefour, des suites de bancs
publics servaient de reposoirs. Une certaine catégorie de jouvenceaux
joufflus de familles bourgeoises batifolaient sur les voies publiques. Dans
leurs courses folles, ils arrachaient des gens à leurs
rêveries.
Menkaaseh' Innocent était assis là, sur un de
ses bancs préférés qui bordaient l'allée principale
du jardin. Il avait déjà parcouru tout le jardin. Derrière
lui, une mer de blancheur exhalait des parfums exotiques. C'étaient les
fleurs blanches et odorantes du jasmin qui, sous la caresse du Zéphyr
qui venait du côté occidental du jardin, provoquait une belle
ondulation sur leurs extrémités.
Placé à une distance reculée de ce lieu,
on croirait que ces hommes et femmes assis étaient engloutis par les
flots.
Un soleil tamisé jetait ses faibles rayons
crépusculaires sur les cheveux noirs et mousseux des rêveurs qui
reflétaient bien les éclats de sa lumière dorée.
Menkaazeh' était très bien habillé, simplement, mais d'une
propreté éclatante. La main gauche allongée sur le dossier
chaud qu'une jeune dame rondouillarde et mafflue venait de quitter, le regard
emporté par l'immensité de ce tapis de fleurs, il caressait ses
lèvres et son nez d'une fleur de jasmin dont il s'abreuvait d'un parfum
velouté.
Soudain, il revit venir vers lui l'ombre d'une
créature. C'était cette charmante fille au sourire de perle et
aux cils de vierge. C'était encore cette svelte basanée,
suffisamment velue, à la démarche de mannequin et aux pas
légers. De ses yeux noirs légèrement soulignés d'un
crayon fin, et, encadrés sous des sourcils taillés
légèrement en surface, sortait un regard doux et envoûtant.
Sa poitrine haletante que ceinturait un soutien-gorge noir tendait le T-shirt
qu'elle avait bien enfilé dans une culotte Kaki.
Les cheveux au vent, elle s'avançait d'un pas sûr
comme calculé, une grosse touffe de roses d'infinies
variétés de couleurs dans les mains. Toute cette mosaïque
qui exhalait une odeur de plaisir et de volupté était
surplombée par la rose impériale.
C'était une fille telle que l'homme aime les voir. Son
passage ne pouvait pas laisser indifférent. Menkaaseh' retira
machinalement son bras tendu. Cette même appréhension traversa
encore son corps. Son coeur une fois de plus, comme par le passé, se mit
à émettre des vibrations avec une accélération bien
cadencée. Le prisme sous lequel il avait revu la jeune fille avait
rehaussé son lustre ; elle était devenue plus belle et
très ravissante.
Avant qu'elle ne prenne place, le mignon aux manières
raffinées avait délicatement pris des dispositions. Un sourire
dissipé sur les lèvres fines soulignées d'un noir couleur
de la terre, Angeline laissa ses soixante kilogrammes sur le banc. De leurs
regards se mit à brûler une flamme vive
Ces belles fleurs et leurs doux parfums vitaux avaient
finalement réussi à attirer l'un vers l'autre. Ils se
donnèrent des fleurs en échange, gestes ponctués de
sourires. C'étaient des fleurs qui véhiculent un langage
ésotérique. Pour la première fois, ils réussissent
à se regarder longuement, mais, la bouche restait interdite.
Peut-être les mots qui n'expriment pas toujours aussi exactement que
possible ce que le coeur et l'esprit pensent auraient-ils trahi leurs tendres
sentiments jusqu'ici déguisés. Peut-être le faisant, la
langue qui se querelle régulièrement avec les dents aurait-elle
provoqué un perfide lapsus ?
Convaincus qu'une force de la nature les appelait depuis, l'un
vers l'autre, ils s'étaient enfin défaits de l'hésitation
qui les avait toujours fait tergiverser pendant leurs rencontres
désormais, la bouche pouvait prendre le relais et assumer ses
responsabilités. Les mots allaient confirmer ce que les regards et les
gestes avaient souvent exprimé.
Dans l'air frais du jardin au crépuscule se distillait
inlassablement une musique des odeurs : parfums sucrés des fleurs,
odeurs humaines, odeurs sensuelles, odeurs d'amour. C'était bien
là enfin, sur ce long banc blanc, au crépuscule de ce jour de la
sublime Vénus que le désir ardent les avait embrasés. Les
mots pour exprimer ce désir aigu arrivaient désormais à
grands flots et inondaient leurs bouches aux lèvres sans
résistances.
Menkaaseh' prit son courage viril ; il fit passer ses
doigts dans les crins des cheveux d'Angeline comme pour y dégager
quelque corps étranger ; elle lui sourit largement ;
c'était un bon signe. Peut-être aurait-elle souhaité qu'il
prolongeât le séjour de ses doigts sur ses cheveux ?
- Douce colombe, souffre enfin que ma main impure souille
l'onde de tes cheveux. Tu es une métaphore incarnée de cette rose
et, je n'ose pas croire que tu sauras te défendre de ce que tes regards
pleins de grâce m'ont toujours signifié depuis que nous
rencontrons dans ce jardin.
- Doux coq, ne te fais aucun doute au sujet des messages que
ton coeur a toujours reçus. C'est le langage de l'amour, le tendre
amour, cette flamme qui étincelle au doux régal des yeux des
amoureux, c'est l'amour aux douceurs câlines qui me l'a toujours
dicté. Timidité et prudence de femmes, je n'avais pas eu de
courage pour te parler.
- Non, c'est plutôt une timidité courageuse et
une prudence salvatrice, qui protègent toujours la femme d'un
éventuel amour aveuglant et manifestement tyrannique, ma mie. Tu sais la
nature est très riche en conseils. Et lorsque ta nature de femme qui est
de surcroît très intuitive te guide, ne te montre pas rebelle tu
as eu raison de l'écouter et de lui obéir.
- Certainement.
- Alors, je suis Menkaaseh' Innocent, étudiant en
lettres. Je peux dire que tous ces jours-ci, je suis en « stage
bloqué », hein, un peu comme chez les compétiteurs. Je
vais affronter la licence dans deux semaines. Tu sais, j'aime les fleurs ;
je les adore. J'aime leur douce musique ; j'aime... leurs couleurs
sonores. Voilà, tiens, c'est le jasmin dont j'ai toujours cru que le
parfum régénérait mes cellules.
- Merci, tu es très gentil et je te trouve doux et
sympa.
- Merci pour les compliments. Voyons, pardonne ma
curiosité, ma mie. Puis-je savoir à qui la fortune me permet
enfin d'avoir l'honneur ?
- Humm ! Heu ! Ne t'inquiète pas hein ?
Ne t'inquiète pas... C'est la moindre des choses. Je nourrirai ta
curiosité en lui disant que je me prénomme Angeline. Et, NDOLO
c'est mon patronyme oui, trois syllabes seulement. Et pour l'heure je
prépare le bachot. Comme toi, j'aime les fleurs, j'en raffole. Tu l'as
certainement déjà constaté. J'adore les fleurs, surtout la
rose. Regarde ces formes étoilées, c'est presque un miracle de la
nature !
- C'est bien. Tu sais, le baccalauréat, c'est le tout
premier diplôme universitaire. Lorsque tu réussis à
l'obtenir, tu as l'impression qu'on t'a donné la clé de
l'univers. Nous verrons dans quelle mesure je pourrais t'être utile.
- Merci, c'est vraiment gentil .je trouve ça
encourageant. Dis, comment trouves-tu cet univers depuis que tu le
fréquentes ?
- Humm ! Où crois-tu qu'on pourrait trouver
l'Eden, ma mie ? Ca c'est un monde édénique ! J'ai
toujours cru que ce jardin était une grande page romantique sur laquelle
la nature, de sa plume délicate et habile, a écrit ses plus
belles phrases : des phrases colorées, parfumées, des
phrases tendres, des phrases d'amour.
- Aïee ! Que tu t'exprimes bien ! On dirait ...
un poète. Ça coule et... c'est limpide et beau. Alors, un petit
exercice, hein ? Tu veux ? Décris fidèlement celle que
tu as à côté de toi.
- Tu veux que je fasse un portrait de toi ? Ça
c'est une colle ! Humm, Humm... Humm... Ah, mais c'est pas facile,
hein ?
- Vas-y, vas-y. Je suis...
- Laisse-moi prendre du recul, hein ? Bon, voilà.
Ce qui me frappe en toi, c'est ton charme voluptueux ; c'est ton teint
basané de jeune quarteronne guadeloupéenne, ton
élégance d'une maîtresse de danse. Ce sont ces longs
cheveux ondulés ; c'est la fraîcheur vespérale que
dégagent tes cuisses à la peau de velours, ce sont ces belles
jambes à la peau de soie. Ce sont aussi et surtout tes douces
lèvres fines et finement soulignées, Ah ! Et cette voix
suave, on dirait une voix de berceuse professionnelle. Enfin, ce sont tes beaux
yeux qui dégagent une lumière dorée, des yeux où
brûlent ces flammes de volupté qui embrasent mon coeur.
- Voilà, voilà ! Je ne me suis pas
trompée. Tu as le « langage », tu as « le
verbe ». Tu as un verbe d'Orphée. Ça c'est bien. J'aime
la langue française ; j'aime les langues, surtout lorsqu'elles sont
parlées ou écrites par des plumes de talent.
La conversation se nourrissait et se conduisait
profondément au mépris des regards concupiscents des visiteurs et
des visiteuses. On pouvait difficilement soupçonner que ce
n'était que cet après-midi là qu'ils avaient
réellement commencé à se parler. Tout s'était
très bien négocié. Surtout que l'amour seul guidait leurs
pas et leurs coeurs.
- Angeline, des projets ?
- Euh !... Disons, oui. Pourquoi pas ? On doit
toujours en avoir, et parfois, on en a plein dans la tête. Mais, avant
tout, le bachot. Bon, après, on verra. Pour la préférence,
je penche beaucoup pour la profession d'avocat.
- Tu seras donc obligé de passer par la fac de droit,
quoi ?
- Oui, forcément.
- Une motivation particulière ?
- Humm ! Disons, la plaidoirie, ça me plaît,
vraiment. C'est le domaine par excellence où l'éloquence et la
rhétorique sont mises à l'épreuve. Ensuite, on
éprouve toujours du plaisir et de la satisfaction à
défendre et à sauver des compatriotes. Tu sais, en plus dans une
société en perte d'équilibre moral comme la nôtre,
hein ? L'avocate, ça peut bien aider, non ?
- Euh ! Oui, oui, c'est bien, c'est bien pensé.
C'est une profession qui peut bien t'aller ; tu en as le charisme ;
calme, réfléchie, pondérée... éloquente.
- Tu trouves ?
- Oui, tu es éloquente. C'est un aspect de ton portrait
que je viens de dépister.
- Merci. Et toi ? Un Ronsard ? Un Chateaubriand ou
rien ?
- Enseignant. J'aimerais bien enseigner. J'adore cette
profession ; c'est pour moi une vocation.
- Ah bon ! Tu trouves qu'elle peut te convenir, cette
profession ? Enumérons-en les problèmes : les effectifs
pléthoriques, pas d'infrastructures adéquates, des classes
toujours poussiéreuses, de la craie et de la poudre de craie tous les
jours...allons-y. les coups bas, les jalousies des collègues, les
rancunes des élèves paresseux, l'ingratitude de ceux qui
réussissent, les affectations fantaisistes, les nuits blanches et... et
pour combien ?
- Ma puce, je ressens cela en moi comme une vocation. C'est un
appel. Je braverai tous les obstacles. J'aiderai notre jeune nation à
former et à éduquer sa jeunesse, ses populations.
- A t'entendre parler, je devine déjà que tu
mettrais toute ta verve de Cicéron au service de ta cause. Mais, je lis
également en toi des talents de poète, d'écrivain en
général.
- Tu crois que je sois capable d'aller plus loin que ce que
j'ai fait tantôt ? La poésie, le roman etc. Ne se limitent
pas aux portraits, fussent-ils envoûtants ou aux descriptions.
L'écriture c'est toujours plus...
- J'aime la lecture Innocent, j'aime la littérature.
C'est un merveilleux champ d'investigation de l'imagination humaine. Tu as lu
Les milles et une nuit, tu as lu
L'Odyssée, L'Iliade. Tu as lu Ronsard,
Montaigne. Je me rappelle ces vers immortels du séducteur Ronsard ;
- Mignonne, allons voir si la rose...
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.
- Tu vois ça, Innocent ? C'est doux ; c'est
beau ; c'est super !
- Cueillez, cueillez votre jeunesse :
- Comme à cette fleur, la vieillesse
- Fera ternir votre beauté. Angeline, c'est du
Ronsard.
- Innocent, tu vois que cette rose que j'ai en main est
très riche de symboles ? Donc, tu as lu tous les grands auteurs
français, africains et autres. Tu ne peux pas manquer à dire.
Surtout, ce n'est pas le verbe qui peut te faire défaut, Innocent.
- Alors, si je te comprends bien, je rentre du Lycée un
beau jour, je mange, je prends ma sieste et allez, je me mets à
écrire un roman ou des poèmes ? Il faut l'inspiration ;
il faut le coup de pouce de la Muse.
- Tu peux t'inspirer du vécu quotidien. La
société est la source par excellence où moult auteurs ont
puisé le limon de leurs oeuvres.
- Mais, voyons, on ne peut pas parler de tout. Et surtout, on
a l'impression que les autres avaient déjà écrit sur tout,
Angeline !
- Bon, euh ! Un sujet, un sujet, hein ? Écris
quelque chose sur nous par exemple, sur ce jardin, et puis, tu glisses sur la
société.
- Et je dis qu'elle est belle, elle va bien, tout va comme sur
les rails, etc. etc. hein ?
- Non, pas tellement cela. Tu peux décrier le
tribalisme, critiquer la voracité de certains dirigeants, le
favoritisme... Ce sont des thèmes jamais épuisés. Ils sont
toujours d'actualité, vois- tu ? En plus et surtout, l'amour. C'est
un thème éternel.
- Donc, un roman sur l'amour ? Ô Amour, le plus
beau des immortels ! Amour qui pénètre de ta douce langueur
et les dieux et les hommes ! Amour, toi qui domptes les coeurs et
triomphes des sages résolutions ! Amour... amour, le principe
primitif qui vivifie toute la nature et assure la perpétuité des
espèces ! Cupidon au visage charmant ! Jeune rejeton du beau
Mars et de la ravissante Vénus ! Ô père de la
sensuelle volupté ! Amour aux yeux bandés !
- Voilà ! Voilà, voilà
déjà tout un poème, Innocent. Et, lorsque tu vas
évoquer Angeline et Innocent, le texte sera complet, et le tire :
Les Amoureux !
- Angeline, puisque tu y tiens, je ferai tout pour te
satisfaire. Le vent frais du crépuscule mordait vivement leurs joues
tendres. Le soleil qui n'émettait plus que des rayons rouges
était allé rejoindre ses pénates. La nuit couvrait
déjà le jardin de l'un de ses manteaux dont la couleur tendait
vers le noir, quand l'étoile polaire signala l'arrivée
majestueuse de la reine des ombres au large front d'or. Le jardin avait
sevré tous ses visiteurs.
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