La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
2.3- LE TROU COMME DE LA MERDE- LE TROU C'est dans un trou que s'achève L'Innommable. Le calme "pré-originaire" auquel atteint Mahood règne dans un lieu qu'il décrit d'abord comme semblable à de la "fange"."Mais quel calme, à part le discours, pas un souffle, ça ne veut rien dire, c'est louche, le calme qui précède la vie, tout de même, depuis le temps c'est comme de la fange, ce qu'on y est bien, serait bien, sans ce bruit, c'est la vie qui veut rentrer, non qui veut qu'il sorte..."90(*) Le silence est donc troublé par la permanence du discours, donc de la vie. Puis le narrateur rectifie sa description. Les trous ne sont pas comme de la fange, mais comme de la "glaise": "Alors ils y ont fixé leurs lampes, dans les trous, leurs longues lampes, pour les empêcher de se former tout seuls, c'est comme de la glaise..." Le calme est perturbé par un deuxième élément qui s'ajoute au bruit de la parole, c'est la lumière: "... ils y ont introduit leurs puissantes lampes, allumées, braquées sur le dedans, pour qu'il les croie toujours là, malgré le silence, ou pour qu'il croie que le gris est vrai ou pour qu'il continue à souffrir, bien qu'ils ne soient plus là , car il ne souffre pas que du bruit, il souffre du gris aussi, de la lumière, il le faut,..." Et c'est alors que la description du trou subit sa dernière rectification. Ils deviennent "comme de la merde" : "s'il fallait boucher les trous ou les laisser se boucher tout seuls, c'est comme de la merde, voilà enfin, le voilà enfin, le mot juste, il suffit de chercher, il suffit de se tromper, on finit par trouver, c'est une question d'élimination."91(*) L'élimination renvoie d'abord à la méthode qui consiste à barrer les solutions fausses pour arriver à la vraie. Mais c'est aussi, par syllepse, l'élimination, qui s'oppose à la nutrition, qui s'intègre au "système de nutrition et d'élimination"92(*) de Malone. Dans les deux cas, la merde est finalement le mot juste. Edmond Jabès interprète le passage en un sens religieux. A aucun moment il est vrai Beckett n'ancre ce trou dans la matérialité de la terre, de la fange ou de la merde. "Le trou de Worms n'est pas dans la terre... Déchirant le mot "terre", ce n'est pas la terre, "dans" la terre ou encore "de" la terre, Beckett dit que c'est "comme" de la merde, pas de la merde mais comme de la merde."93(*) Ce lieu n'est pas réellement terrestre. Il est bien une sorte de paradis ou d'enfer, qui ne présente pas de détails suffisants pour que le lecteur puisse choisir. "L'Innommable encore dans les dernières pages, maintient l'indétermination de ce lieu: "Drôle d'Enfer quand même, c'est peut-être le paradis, c'est peut-être la terre." Il pourrait certes s'agir d'un purgatoire à la Dante, hypothèse d'autant plus tentante que le trou du Purgatoire de Saint Patrick se situe en Irlande. Mais la voix n'est qu'une voix pénible dépouillée de sacré. Bref "si l'Enfer et le Paradis sont évoqués, jamais Beckett dans L'Innommable ne désigne explicitement le Purgatoire. Il n'y a pas de feu, que de la fumée, et Worms à la différence du chevalier Owein qui brava le trou du Purgatoire de Saint Patrick n'écoute pas la voix de ceux qui intercèdent pour les vivants et pour les morts.94(*) » La merde aurait une fonction herméneutique. Elle serait signe de quelque chose. Cette interprétation est confirmée par l'attitude de Madeleine à l'égard des excréments de Mahood. "Mahood n'existe que parce qu'une Madeleine, tous les dimanches, débarrasse sa jarre de ses misérables excréments, preuve suffisante de sa "présence réelle"."95(*) Madeleine prend Mahood pour un dieu : elle "l'élève sur un socle", le "festonne de lampions". Le zèle dont elle redouble à son égard est de quelqu'un qui perd la foi.": "Disons-le net, cette femme est en train de perdre la foi, en moi."96(*) Au début, Madeleine idolâtre Mahood comme les Rois Mages adorent le Christ. Les Rois Mages aussi ont immolé les langes du Christ.97(*) Madeleine serait une sorte de "stercationniste", c'est-à-dire qu'elle pense que les symboles eucaristiques peuvent être sujets à la digestion et à toutes ses suites de même que les autres nourritures corporelles." Pourquoi alors perd-elle la foi?Comment alors comprendre ce lieu qui est "comme de la merde", mais qui n'en est pas, et qui finalement n'est défini que de manière négative , qui plus est, par comparaison avec l'objet le plus négatif qui soit ? Il y a bien un mystère au fond des gouffres chez Beckett, le même que l'Irlandais admirait dans la Recherche de Proust : "L'essence de notre être qui est stockée, ..., essence rare d'une divinité étouffée dont la "disfazione" se noie dans les braillements robustes d'un appétit prêt à tout dévorer... se trouve dans le gouffre."98(*) Il y a bien dans ce gouffre un mélange d'essence, de déhiscence (disfazione en italien), qui signifie l'ouverture d'un organe mûr, et de merde. L'être pur (essence) émanerait-il d'une excrémentation ? ou au contraire serait-il par négatif le signe de la pureté de ce qui n'a pas été excrémenté ? - LES FOSSES Avant de voir dans le trou un objet métaphysique, il faut y voir des objets concrets. Le trou de Mahood rappelle en effet deux autres types de trou, des « fosses », la fosse d'aisance et la fosse mortuaire. Ils s'inscrivent tous trois dans une obsession de l'engouffrement. Celle-ci n'est pas forcément désespoir, ni déréliction. Elle peut être retour à cet état pré-originaire où mort et naissance sont facilement associées par Beckett. La fosse d'aisance dans laquelle la mère de Molloy n'a pas pu avorter n'est qu'un avatar de la fosse mortuaire. "Je ne lui en veux pas trop à ma mère. Je sais qu'elle fit tout pour ne pas m'avoir, sauf évidemment le principal, et si elle ne réussit jamais à me décrocher, c'est que le destin me réservait à une autre fosse que celle d'aisance."99(*) Cette préfiguration du "elles accouchent à cheval sur des tombes" de Godot peut expliquer l'amusement avec lequel un Moran se compare à une merde flottante: " ma situation, qui était plutôt celle de la merde qui attend la chasse d'eau.100(*) » Le trou comme de la merde serait donc une image du désir du lieu mi-paradisiaque mi-infernale, situé a bord de l'ultime évacuation, qu'il s'agisse de la naissance ou de la mort. La fosse sceptique représente ce seuil, entre la vie et la mort, où seul règne le calme. Ce lieu n'est pas exactement la mort. Il serait sinon accessible par le suicide. Mais le suicide n'est pas l'issue désirée. Par ce trou, Beckett exprime bien le souhait d'être mort, mais tout en restant vivant. Ainsi le Socrate du Phédon souhaite accéder à une éternité dans la mort, une fois séparé de son corps. - LE LAC La fin de la vie n'implique pas forcément la mort physique. Comme les âmes des morts arrivent au lac souterrain et boueux du Tartare101(*), Mahood a l'impression d'arriver à un "lac souterrain" de boue. C'est dans la boue que s'achève L'Innommable. Le désir de noyade évoqué par Malone est déjà accompli chez Macmann lorsque celui-ci est allongé "sans rien ressentir aux jambes sinon une sorte de bien-être, dû peut-être à l'action de l'eau de tourbe."102(*) Au fil du texte, Mahood se noie dans une sorte de matière indistincte, un mélange de dur et de liquide : "curieux ce mélange de dur et de liquide, plus le même, ou alors je me suis trompé d'endroit..."103(*) ; "mélange de dur et de liquide... respire à peine ... le long baiser de l'eau morte et de la boue"104(*). Ce corps entre dur et liquide est lui-même en proie à la liquéfaction. Mahood sent comme sa propre main rentrer dans son ventre. Privé des évacuations, le corps pourrit de l'intérieur. * 90 L'Innommable, p.129 * 91 L'Innommable, pp.130-131 * 92 Malone meurt, p.75 * 93 E. Jabès, "L'enfer"de Dante, Fata Morgana, 1991, p. 72 * 94 Jabès, p. 72 * 95 Jabès, p.70 * 96 L'Innommable, p.94 * 97 1 Inf, III, 6, 7. Cité par G. Bourke in Les rites scatologiques, Préface de Sigmund Freud, édition française établie par Dominique Laporte, Philosophie d'aujourd'hui, PUF, 1981, p.94 * 98 Proust, p.42. * 99 Molloy, p.23 * 100 Molloy, p.221 * 101 Platon, Phédon, GF Flammarion, 1991, 112 a * 102 Malone meurt, p.108 * 103 L'Innommable p.174 * 104 L'Innommable, p.176 |
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