La scatologie dans la trilogie beckettienne( Télécharger le fichier original )par Valentin Boragno Université Paris III - Master 1 2006 |
2. 2. Constipation- UN TOUT PETIT PETEUR L'anus que renifle Molloy n'est valorisé que pour sa fermeture. En cela il est un modèle scatologique. Le petit Poméranien au début de Molloy est un constipé en bonne santé : "Le petit chien suivait bien mal, à la façon des poméraniens, s'arrêtait, faisait de longues girations, laissait tomber, je veux dire abandonnait, puis recommençait un peu plus loin. La constipation chez les poméraniens est signe de bonne santé."72(*) Peut-être Molloy se livre-t-il à une moquerie déguisée envers la bonne société britannique, le poméranien étant, depuis son adoption par la reine Victoria, le chien à la mode de cette société guindée et constipée.73(*) Mais la constipation n'est pas dénoncée comme telle ailleurs. Beckett n'est pas le bon vivant, aux fonctions organiques suractivées, prompt à se moquer de la frilosité existentielle des "coincés". Le personnage beckettien n'est pas un gros chieur, pas un gros péteur. Molloy n'est qu'un "tout petit péteur"74(*). Sa mère a beau faire sous elle: " cela devait être bien peu de choses, quelques crottes de bique parcimonieusement arrosées tous les deux ou trois jours."75(*) Mahood ne produit que des "misérables excréments"76(*), et projette de chier comme un oiseau77(*). Beckett affuble tous ses personnages de la tare de la constipation. Malone ne se croit plus capable de chier : "Car mon cul, par exemple, [...] s'il se mettait à chier à l'heure qu'il est, ce qui m'étonnerait, je crois vraiment qu'on verrait les copeaux sortir en Australie. "78(*). Il s'en explique par la suite. L'absence d'évacuation est certes dûe à une pathologie constipante. Malone à ce titre pense avoir des laxatifs parmi ses possessions: "Ca me rappelle que j'avais parmi mes possessions une petite fiole non étiquetée avec quelques comprimés dedans. Laxatifs? Sédatifs? Je ne sais plus »79(*) - Jeûnes Mais plus simplement, il ne chie plus parce qu'il ne mange plus. La réduction des évacuations s'inscrit dans une chute généralisée du métabolisme. Malone ne défèque plus, parce qu'il ne mange plus. "Si jamais j'arrive à le remplir, je les viderai tous les deux sur le plancher mais il y a peu de chances. Ne mangeant plus rien je m'intoxique moins et mes évacuations se raréfient..."80(*) Cette absence d'appétit est innée est Molloy : « Quelle chose extraordinaire que mon appétit. Je l'avais très petit, je mangeais comme un oiseau... »81(*). De même les fous de l'asile ne mangent plus : "Son vase était vide, tandis que dans sa gamelle sa soupe de la veille était prise....Lemuel vida la gamelle dans son seau vide et de son seau plein la remplit de soupe fraîche."82(*) La digestion se fait en quelque sorte à l'extérieur du corps. De même Mahood s'amuse à vider un vase plein dans un vase vide. Et c'est ici que le lecteur risque le contre-sens. La chute du métabolisme ne se solde pas par un empirement, mais par une amélioration de l'état moral du personnage. En réduisant au possible son propre mouvement vital, le personnage s'approche du vide, comme ces yogi capables du jeûner des mois durant. La douleur physique peut provoquer un "contentement". Ainsi Moran, qui lui aussi jeûne dans la forêt, se plaît à se rapprocher de la perte de connaissance: "Et tout en souffrant un peu de crampes à l'estomac et de ballonnements je me sentais extraordinairement content, content de moi, exalté presque, enchanté de mon personnage. Et je me disais, Je vais bientôt perdre connaissance tout à fait, ce n'est plus qu'une question de temps."83(*) Si loufoque cette affirmation semble-t-elle, elle est ici dénuée d'ironie. La fin de l'évacuation signe la fin de la vie, et du malheur. Le parcours de Moran qui est celui d'une quête de soi-même et d'un cheminement vers l'écriture, est aussi celui qui mène au jeûne. Le Moran initial en visite chez le prêtre ne pense qu'à manger : "Je n'aspirais plus qu' une seule chose, regagner mon domicile et m'empiffrer de stew."84(*) Le Moran final est un véritable ascète : "Et je devenais de plus en plus faible et content. Depuis plusieurs jours, je ne mangeais plus rien." 85(*). Il faut insister sur ce "contentement", deux fois répété. Paradoxalement, moins on vit plus on est satisfait. - UREMIE Il n'y a pas plus de gros pisseur que de gros chieur, chez Beckett. Rares sont ceux qui arrivent même à pisser. Pas de longs jets, pas même d'éjaculation. Le sexe de Molloy, comme tout son corps, est suintant. "Et le gland. Santa Maria. Je vais vous dire une chose, je ne pisse plus, parole d'honneur. Mais mon prépuce, sat verbum, suinte l'urine, jour et nuit, enfin je crois que c'est de l'urine, ça sent le rognon... Ma sueur également, et je ne fais que suer, a une odeur bizarre. Et je croie que ma salive, toujours abondante, en charrie aussi. Ah je m'en débarrasse, de mes déchets, ce n'est pas à moi que l'urémie fermera les yeux."86(*) Comment comprendre cette dernière phrase? D'une part il affirme se débarrasser de ses déchets, de l'autre il est incapable d'uriner et guetté par l'urémie. C'est que le corps devient lui-même déchet. En suintant, il devient lui-même ce mélange d'eau et de chair, de liquide et de solide. En fait il ne débarrasse pas de ses déchets, il devient déchet. L'urémie qui, est une intoxication dûe à l'accumulation d'urine dans le sang, guette également Malone. Lui non plus ne pisse presque plus : "le bout du sexe... par où doit passer encore un peu de pisse de temps en temps, sinon je serais mort d'urémie."87(*) Au moment où l'urine se mélangera au sang, où les différentes matières se fonderont l'une à l'autre, alors le personnage pourra retourner à l'état indistinct de la matière. Les besoins naturels suscitent des douleurs dans des parties, extérieures à l'appareil digestif. Moran est saisi par une violente douleur au genoux à l'instant précis où son fils a la diarrhée: "Car je l'avais ressentie dans ma salle de bain, alors que je faisais le lavement à mon fils."88(*) Elle le réattaque ensuite dans les bois à l'instant où il est réveillé par un besoin naturel. "Car m'étant réveillé à nouveau vers l'aube, cette fois sous l'effet d'un besoin naturel et la verge en légère érection pour plus de vraisemblance, je ne pus me lever."89(*) Comme si les fonctions oraniques venaient non ps libérer, mais appuyer à d'autres zones douloureuses, comme si les problèmes intestinaux venaient s'étendre à l'ensemble du corps. * 72 Molloy, p.14, * 73 Le grand livre des chiens, Bison Books, Londres, 1981 * 74 Molloy, p.39 * 75 Molloy, p. 21 * 76 L'Innommable, p.94 * 77 L'Innommable, p.8 * 78 Malone meurt, pp.100-101 * 79 Malone meurt, pp.135-136 * 80 Malone meurt, p.130 * 81 Molloy, p.31 * 82 Malone meurt, p.180 * 83 Molloy, p.221 * 84 Molloy, p.137 * 85 Molloy, p.221 * 86 Molloy, p.109 * 87 Malone meurt, p. 100 * 88 Molloy, p.188 * 89 Molloy, p.189 |
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