2. DE LA LOGIQUE DE L'ETAT CHEZ MACHIAVEL
Comme Hobbes en ecrivant le Leviathan, c'est aussi
l'amertume et la desolation devant la degenerescence de son pays qui ont
conduit Machiavel a rediger le Prince. A travers cette oeuvre, il s'agit
pour lui de proposer une logique politique qui permette a l'Italie de surmonter
le desordre ne des incessantes guerres intestines qui l'ont secouee. Il y a
lieu de rappeler ici qu'à l'aube du capitalisme industriel, l'Italie
imposait a ses voisins europeens sa
suprématie commerciale. Son rayonnement économique
lui attirait de plus en plus la convoitise des pays comme la France, l'Espagne
et la Suisse.
Au plan militaire, l'Italie était en proie a des
guerres intestines et ne comptait qu'une multitude des petits Etats rivaux,
toujours entrain de se faire et de se défaire. Cette situation
fragilisera du coup la puissance militaire du pays, ce qui favorisera son
invasion a plusieurs reprises par les trois pays précités. C'est
d'ailleurs ce qui a fait dire a Machiavel que "l'Italie a été
connue par Charles, pillée par Louis, violée par Ferdinand et
déshonorée par les suisses"13. C'est donc
excédé par la barbarie des hommes et surtout les exactions que
subissait son pays, que Machiavel souhaita l'arrivée d'un prince,
capable de débarrasser l'Italie du pillage et de l'anarchie, de la
libérer de ses envahisseurs, afin d'en restaurer et maintenir l'ordre et
l'unité.
La déconfiture de l'Italie amena Machiavel a
préconiser l'instauration d'un régime fort en vue de discipliner
les hommes. Ainsi, bien qu'il souligna que l'histoire est le lieu d'un
mouvement qui porte les Etats vers la liberté et la démocratie,
cela n'était pas encore possible dans le cas particulier de l'Italie qui
vivait un grand désordre et oil, seule une main princière devrait
préalablement ramener l'ordre et l'unité.
A partir de ce moment, Machiavel proposa une nouvelle vocation
de l'Etat qui consiste non pas a restaurer l'ordre pour le salut exclusif des
citoyens, mais pour le salut du prince en le renforcant dans l'exercice du
pouvoir. Pour Machiavel, il n'y a de droit que celui qu'une force est capable
d'imposer. C'est la force qui décide en politique alors que la morale
demeure presque impuissante. La conduite des affaires politiques exige du
prince un comportement contraire a la vertu.
Suivant la logique Machiavélique, dans la conduite des
affaires de l'Etat, c'est la réussite de l'action politique qui compte
et pour y parvenir tous les moyens sont bons et nécessaires. La
réussite est donc le premier critere d'évaluation. La bonne
politique est celle qui réussit a maintenir l'autorité de l'Etat
quels que soient les moyens utilisés. Comme on le constate, c'est
l'efficacité que Machiavel vise en politique et il n'y a de mauvais
politicien ou de mauvais prince que celui qui ne peut pas faire aboutir ses
actions.
Il apparait chez Machiavel que rien n'a plus d'importance que
le salut du souverain. Le peuple est relégué au second plan comme
s'il n'a pas droit a la protection. Et le paradoxe vient justement du fait que
dans le commerce entre Etat et citoyens, ce n'est pas le souverain qui
sécurise le peuple, mais plutôt
13 Machiavel, Euvres Completes, Gallimard et
952, ch. xvi p 322.
c'est lui qui se protege contre le peuple, comme si ce dernier
est son ennemi. Le comble vient du fait que Machiavel n'hesite pas a prescrire
l'usage de la violence pour maintenir le pouvoir du prince. Il soutient
qu'avoir le pouvoir c'est contrôler une situation a son avantage et la
force souvent est le moyen le mieux indique. Est bonne, une violence qui
detruit l'adversaire une fois pour toutes ; est mauvaise la violence qui se
repète, et devient alors une terreur continue.
Dans le langage politique de Machiavel, nous constatons que
les notions de liberte, de justice, d'egalite sont quasi inexistantes alors
qu'elles constituent les valeurs essentielles pour toute politique qui se donne
une dimension morale. Machiavel fonde ainsi sa politique en la debarrassant des
considerations morales. Ce refus total d'introduire la morale en politique
traduit comme on l'a dejà dit ce realisme politique de Machiavel. Il
preconise la pratique politique plutot conforme aux realites effectives qu'aux
ideaux : "il m'a paru plus pertinent de nous conformer a la verite effective de
la chose qu'aux imaginations qu'on s'en fait. En effet, il y a si loin de la
façon dont on vit a celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce
qui se fait pour ce qui se devrait faire, apprend plutot a se detruire qu'a se
preserver"14.
Une autre caracteristique de la pensee politique de Machiavel
qui caresse aussi une certaine amoralite dans la conduite des affaires de
l'Etat, c'est la duplicite dont peut faire preuve le prince en fonction des
circonstances. En effet, Machiavel developpe une dialectique de l'etre et du
paraitre par laquelle le prince doit revetir, selon le besoin, un comportement
humain ou animal. Il demande ainsi a l'homme d'Etat d'être centaure (le
cas echeant) c'est-A-dire cet animal mythique qui possede a la fois une partie
humaine et une autre animale.
Il faut donc aussi savoir faire la bête pour maintenir
son pouvoir, savoir ne pas tenir a ses promesses, savoir s'eloigner du bien et
"entrer dans le mal". Il confere donc a l'apparence une grande importance, car
elle joue beaucoup sur l'imagination des foules. Machiavel souligne que
"l'universalite des hommes se repait de l'apparence comme de la realite,
souvent l'apparence les frappe meme plus que la realite"15. Il
ajoute aussi que la societe des hommes est une societe de spectacle "tout le
monde voit bien ce que tu sembles, mais bien peu ont le sentiment de ce que tu
es."16
La leçon essentielle a tirer de cette duplicite, c'est
l'incitation qui est faite au prince de se servir souvent du mensonge. Il
estime en effet, que le mensonge vaut plus souvent mieux que la fidelite a la
parole donnee. Il fait remarquer a ce
14 Machiavel, Euvres Completes, Gallimard 1952,
p 332.
15 Machiavel, op cit p 343.
16 Ibidem, p 34 8.
niveau que beaucoup de princes s'en étaient bien
tirés non pas en faisant de la loyauté leur base de conduite,
mais en faisant peu cas de cette fidélité et en s'imposant aux
hommes par la ruse. A propos justement de la ruse, il estime que pour
s'élever d'une condition médiocre a la grandeur, elle est plus
nécessaire que la force, mais que ruse et force doivent par principe
etre complémentaires. C'est en cela qu'il définissait la vertu
comme la promptitude a savoir se servir de la force et de la ruse.
Machiavel préconise tous les moyens qui peuvent
permettre au prince d'atteindre les fins qu'il vise. Il justifie cette approche
par le fait que les princes ne peuvent pas etre scrutés devant un
tribunal. Il préconise a cet effet, que "le prince songe uniquement a
conserver sa vie et son Etat ; s'il y parvient tous les moyens qu'il aura pris
seront jugés honorables et loués par tout le
monde."17
C'est la recherche d'un Etat fort qui pousse Machiavel a
investir son prince des responsabilités exceptionnelles, a le situer au
dessus du commun des mortels et a l'autoriser a entrer dans la voie du mal si
nécessaire. Convaincu que seule l'extreme rigueur du pouvoir politique
peut écarter de l'Etat le spectre du désordre, Machiavel fait
table rase de toutes les considérations morales. A ce égard, on
est tenté encore de s'interroger, si on fait la politique pour le bien
du peuple ou si seulement on fait la politique parce qu'on a soif du pouvoir,
soif de gouverner, soif des privileges et des honneurs qui s'y rattachent1
8. Dans ce cas, rien d'autre alors n'a d'importance que la conquete,
l'exercice et la préservation du pouvoir.
En définitive, au regard de ce qui précede et
pour apprécier brievement la pensée politique de Machiavel, nous
allons nous en tenir a la réflexion de Raymond Aron qui affirmait que :
"Machiavel, penseur politique a dit et répété avec une
absolue franchise, qu'il fallait voir la réalité telle qu'elle
est, non telle que l'on voudrait qu'elle fQt. En ce sens
élémentaire, il proclame ce que les uns appellent
réalisme, les autres cynismes, les autres esprits scientifiques. A
certaines époques et dans certaines circonstances, l'esprit
scientifique, s'il se comporte ou érige l'emploi des moyens efficaces
pour atteindre certains objectifs, aboutit a un certain cynisme. La
rationalité dans le choix des moyens, déduites de l'observation
sans préjugé des consécutions causales, ne garantit pas
plus la moralité des moyens que celle des fins."19
17 Ibidem, P 34 8.
1 8 Spinoza "Machiavel n'a fait que montrer de quels
moyens un prince omnipotent dirigé par son appétit de domination
doit user pour se rétablir et maintenir son pouvoir" du Traité
d'autorité politique, ch. v & 7 p 137, Flammarion 1977.
19 Raymond Aron Machiavel et Marx, in Revue "Centre
joint" n°4 été 1971.
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