1-2) Un islam sans « pape " :
L'absence de « pape musulman " engendre
inévitablement la recherche d'un substitut. Dans cette recherche, les
médias ont un rôle essentiel car, comme chacun le sait, la
visibilité médiatique est une étape capitale sur le chemin
menant à la reconnaissance publique. Mais dans cette course, il y a
beaucoup d'appelés pour peu d'élus.
L'islam étant dépourvu d'une (ou de plusieurs)
tête(s) de proue, aptes à s'exprimer officiellement au nom des
musulmans, il est compréhensible que les médias cherchent
à y « remédier ". La logique médiatique,
caractérisée par l'alternance de temps forts, vit au gré
des interventions publiques des porte-paroles et des grandes
personnalités de notre monde. Il apparaît donc rationnel, et
surtout inévitable, qu'elle cherche pour les musulmans des
interlocuteurs capables d'endosser ce rôle devant les caméras et
les micros.
Cette entreprise périlleuse, car forcément
subjective, consistant à désigner une sorte de «
porte-parole français de l'islam " implique de grandes
responsabilités car elle présuppose quelque part d'occulter les
avis de ceux qui ne sont pas d'accord avec ce choix.
Les musulmans ne prévoyant pas eux-mêmes de
désigner des porte-paroles officiels, pour des raisons liées
à leurs principes religieux, comment prétendre le faire à
leur place ? Voici le dilemme dans lequel se trouvent les médias
français aujourd'hui sur la « question de l'islam ".
Malgré tout, nos médias hexagonaux semblent
vouloir persister dans cette voie. Et il semblerait que les heureux élus
à cette fonction soient messieurs Boubakeur (recteur de la Grande
Mosquée de Paris) et Bencheikh (ancien grand mufti de Marseille, et
actuel président du Conseil de réflexion et d'action islamiques
(CORAI)).
Bénéficiant d'une large couverture
médiatique, ces deux personnalités semblent effectivement
actuellement faire office de représentants des musulmans de France alors
que rien ne permet objectivement de les mettre en avant plus que d'autres.
L'on assiste donc aujourd'hui à une mise en avant
médiatique de certaines personnalités ou organisations
autoproclamés « porte-paroles ", dont la qualité en termes
de force de représentativité reste encore à prouver. Cet
oligopole de « représentants des musulmans français »
installé dans les médias ces dernières années
amène donc à s'interroger sur la qualité de l'effort
fourni par les journalistes dans le choix de leurs invités et
intervenants.
Les grands médias se voulant majoritairement «
neutres et objectifs ", on peut ici remarquer à quel point ils ne le
sont pas.
Choisir impliquant de renoncer, le choix d'un interlocuteur
censé représenter « l'islam de France » n'est pas
neutre : il délégitime injustement la parole des autres
représentants du culte. En la matière, les médias ont donc
un rôle capital de « distributeurs de la parole ", et en cette
qualité ils doivent s'assurer de la plus grande impartialité
possible.
Toutefois si les médias prennent une part active
à cette recherche il faut bien dire que certains candidats ont l'art de
savoir les influencer, les « guider " dans celle-ci. Pour Vincent Geisser
c'est d'ailleurs carrément à une « course au leadership
cultuel " à laquelle on assiste.
Et dans l'art de la « mise en avant ", certains comme
Soheib Bencheikh (ancien grand mufti de Marseille, et actuel président
du Conseil de réflexion et daction islamiques) semblent
exceller. En effet, en 2006 il déclarait très modestement «
je suis le seul, dans cet échange politique, capable, de façon
raisonnée et réfléchie de résoudre le
problème de la peur des Français devant l'islam. " (8 juillet
2006, La Nouvelle République d'Alger).
Or, encore une fois, décider de désigner telle
ou telle personnalité comme étant représentative de
l'islam de France, c'est quelque part participer à influencer la vision
du public sur cette religion. On peut alors s'interroger sur la
nécessité de devoir à tout prix instaurer un
représentant médiatique de l'islam. Est-ce finalement
nécessaire et souhaitable ? N'est-ce pas quelque part un choix
impossible ?
Dans un débat qu'il organise pour la revue Valeurs
actuelles, le journaliste Fabrice Madouas met en exergue les divergences
d'opinions qui agitent la France autour de cette problématique.
Instaurant un dialogue entre un aumônier musulman, (Abdelhak Eddouk) et
un maire UMP de région parisienne (Xavier Lemoine), cet article illustre
à lui tout seul les principales thèses qui s'opposent en la
matière.
En effet, alors que selon l'aumônier musulman, la
solution pourrait finalement venir des musulmans eux-mêmes (« la
structuration de la communauté musulmane de France est récente
[et] il faut [...] laisser le temps [aux musulmans] d'y parvenir »,
à l'image de l'Eglise catholique qui ne « s'est pas faite en un
jour »), le maire UMP affirme clairement que, « l'islam ignorant la
notion méme de médiation, il [sera toujours] très
difficile de mettre en place une instance représentative [...] dont
l'autorité serait reconnue par tous les musulmans. »
La thèse de l'aumônier est aussi
intéressante que celle du maire UMP. Aussi, si le but n'est pas ici de
prétendre apporter une réponse à cette question insoluble,
il n'en reste pas moins qu'une communication plus claire de la part de l'islam
pourrait contribuer à apaiser les tensions, quel que soit la
décision finale (de désigner ou non des représentants
officiels).
D'ailleurs, c'est une question qui interpelle de plus en plus
d'acteurs médiatiques, comme la journaliste Maria Lafitte qui
s'interroge sur la question d'une « revalorisation médiatique " par
l'intérieur " » qui deviendrait « incontournable » au vu
du « mutisme » et de la « cacophonie des voix musulmanes
dès qu'un problème surgit dans les relations entre " la
communauté " et la République » (Autre Temps,
n°69, p.39/47, 2001).
Un constat que partage Tariq Ramadan qui admet que « les
musulmans sont les premiers responsables du déficit d'explication de la
globalité de leur perception » (« Islam minoritaire, islam
majoritaire », entretien avec R. Bistolfi, Confluences
Méditerranée n° 32, hiver 1999- 2000, L'Harmattan, p.
60).
Finalement, dans cette quête d'un porte-parole
français de l'islam, le plus grand reproche que l'on pourrait adresser
aux médias serait d'avoir fait preuve d'un certain interventionnisme, en
conférant une couverture médiatique importante à certains
« prétendants » plutôt qu'à d'autres (pourtant
tout autant légitimes ou représentatifs). Le reste relevant
plutôt de choix internes aux organisations du culte musulman dans
lesquels nous n'avons pas à interférer.
En fin de compte, comme le résume parfaitement Maria
Lafitte, « les musulmans sont confrontés à la même
problématique que les protestants : la pluralité [de leurs]
positions ne se prête pas au traitement médiatique qui repose sur
la mise en exergue d'une parole et d'une image claires et univoques. » Et
l'islam se retrouve cruellement pris entre deux feux puisque sa «
revalorisation médiatique constitue le préalable
nécessaire à une reconnaissance sociale encore à
acquérir. "
Aussi, à défaut d'une parole officielle, les
médias peuvent relayer des discours « excessifs " sous
prétexte qu'ils ne sont pas moins légitimes que d'autres et
peuvent être tentés « d'énoncer la relation de l'islam
à la société en termes alarmistes de visibilité
(celle, dérangeante, de pratiques ostentatoires) ou
d'invisibilité (celle, inquiétante, de " l'islam des caves ").
"
Dans une vision plus globale du sujet, certains comme le
sociologue Sadek Sellam ou l'historien Rochdy Alili, pensent que la
désignation de porte-paroles se fera naturellement dès lors qu'il
y aura un « assainissement " du débat qui consistera à se
focaliser sur les « vrais enjeux " plutôt que sur des «
demandes qui n'ont pas lieu d'être ".
Aussi, s'il semblerait qu'il y ait presque autant d'avis que
de protagonistes en la matière, un fait indéniable est qu'une
certaine fièvre entoure cette « quête "
politico-médiatique. Alors puisqu'il semble difficile, voire impossible,
de demander aux médias d'y renoncer, il ne reste plus qu'à
souhaiter que celle-ci soit effectuée dans un esprit de
partialité et de vigilance extrême.
L'exercice étant déjà périlleux et
contestable en lui-même, l'idéal pourrait être, finalement,
d'arrêter cette recherche d'un représentant et de
favoriser la médiatisation de « porte-paroles " variés,
finalement plus représentatifs de la diversité existant en France
quant à la pratique de la religion musulmane. Ainsi, dans l'idée
de mettre un terme à cette recherche absurde d'un représentant
qui ne sera jamais reconnu légitime par ses pairs, il serait
intéressant d'envisager d'établir, par exemple, un système
de répartition du temps de parole entre les divers dignitaires musulmans
français tel que celui établi pour les hommes politiques.
Mais si cette question de la représentation musulmane a
pris une telle ampleur en France, c'est avant tout parce que ces
problématiques franco-françaises relatives à l'islam
s'inscrivent dans des contextes géopolitiques internationaux et
européens qui ne sont pas sans influence sur les esprits des citoyens et
des journalistes.
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