3-2) Etude de cas : le dossier spécial islam de
Marianne ou l'illustration de l'influence journalistique inconsciente :
Pour illustrer la notion d'influence journalistique
inconsciente développée ci-dessus, voici une étude de cas
portant sur le dernier dossier en date « spécial islam » de
Marianne. Co-rédigé par Eric Conan et Martine Gozlan, ce dossier
s'intitule « France/Europe. Pourquoi l'islam fait peur ? »
(cf. annexe 4) et il est paru dans l'édition spéciale du
14 au 20 mai 2011.
Etude de cas : le dossier spécial islam de
Marianne : ou l'illustration de l'influence journalistique
inconsciente :
La couverture du numéro de Marianne
proposant un dossier spécial islam
C'est le terrible engrenage que connaît l'Europe depuis
quelques années [...]
«
l'islam inquiète une part de plus en plus importante
des Européens [...] et partout des extrémismes se lèvent
qui prétendent avoir la solution. [...]Le journaliste allemand Patrick
Bahners, éditorialiste au Franckfurter Allgemeine Zeitung vient
de les qualifier de " semeurs de panique "... ». C'est par ces mots que
débute ce dossier « spécial islam " de Marianne,
paru le 14 mai 2011.
Les premières pages nous brossent le portrait d'une
Europe inquiète face à l'islam, et au sein de laquelle « de
nombreux agitateurs [...] profitent des peurs que suscite l'islam en les
inscrivant dans un scénario inquiétant. "
Cette introduction, très critique vis-à-vis de
ces « semeurs de panique " en tous genres laisse penser que l'on va
trouver dans ce dossier une enquête poussée et documentée
permettant de comprendre, effectivement, « pourquoi l'islam fait peur ".
Or une analyse minutieuse de ce dossier ainsi qu'un travail de recherche sur
ses auteurs, permettent de mieux comprendre comment, alors qu'ils se proposent
d'expliquer les peurs liées à l'islam, les auteurs
réussissent à faire tout le contraire.
Au lieu de désamorcer ces soi-disant « peurs ", ce
dossier semble au contraire ne vouloir faire qu'une chose : les raviver, en les
citant une à une, sans les contredire ni en démontrer, pour
certaines, le caractère infondé. Tout en utilisant un champ
lexical extrêmement négatif relativement à l'islam, Eric
Conan et Martine Gozlan se contentent de lister les reproches faits à
cette religion.
L'impression finale pour le lecteur est celle d'un islam qui fait
peur, d'un islam barbare, rétrograde, qui ne changera jamais et qui
d'ailleurs ne le souhaite pas.
Cette représentation de l'islam est intéressante
à analyser. Elle est l'archétype méme de l'image que nous
présentent les médias occidentaux de l'islam ces dernières
années.
« Cette représentation de l'islam [...]
est l'archétype même de l'image que nous présentent les
médias occidentaux de l'islam ces dernières années.
»
L
es onze pages d'introduction au dossier ne dérogent pas
à cette tradition médiatique puisqu'elles contiennent quasi
exclusivement des propos négatifs envers la religion musulmane. Cela
n'aurait pas été critiquable si les auteurs avaient
cherché par là à
« lister " les peurs des Européens
vis-à-vis de l'islam. Or, Eric Conan et Martine Gozlan semblent
reprendre à leur compte ces « peurs ", les énonçant
comme des vérités et cherchant sans cesse à les valider.
On retrouve rarement des expressions du type « les Espagnols reprochent
ceci " ou « les Français, eux, ont plutôt peur de cela ",
non, les auteurs se contentent d'édicter comme des vérités
leurs opinions sur l' « échec du multiculturalisme " à
l'européenne. Egrenant des propos alarmistes sur l'islam, ils induisent
l'idée que ce qu'ils sont en train de décrire constitue les
« peurs de l'Europe ".
Par exemple, sur les deux premières pages, le lecteur
peut lire que la « société multiculturelle » voulue par
l'Allemagne a « échoué, totalement échoué "
car elle « pêchait par optimisme " , que « ... de nombreux
citoyens français de religion musulmane » sont dans l'espace
de « dar-al-islam " en France, c'est-à-dire que «
le pays dont ils sont citoyens devient ipso facto, pour eux, terre d'islam
» et donc que « Les musulmans qui vivent en France doivent [...]
pouvoir appliquer les règles de la charia ». Enfin, il est
écrit que « les sociétés libérales
constitu(ent) [...] des lieux confortables pour le néofondamentalisme,
ses réseaux et ses militants » et que l'on va voir
s'« ériger lentement mais sûrement une
société en marge des communautés nationales
».
Comment le lecteur, après avoir lu ces deux pages, peut il
ne pas ressentir une certaine anxiété vis-à-vis de la
religion musulmane et de ses pratiquants?
Après avoir constaté l'« échec
» d'une politique souple et optimiste envers l'islam, on explique au
lecteur que les musulmans voudraient appliquer les lois coraniques en France et
que, justement, nos pays européens constituent un terreau fertile pour
le néofondamentalisme musulman.
Cet enchaînement d'idées a-t-il pour but de nous
amener à penser qu'il faut mettre en place des politiques fermes face
à un islam conquérant, rigoriste et réfractaire à
toute concession ? Dans tous les cas, il est indéniable qu'ici, le choix
des journalistes dans l'enchaînement des idées
génère chez le lecteur un sentiment de peur vis-à-vis de
l'islam. Cet effet, méme s'il n'était pas désiré
par les auteurs, produit quand méme ses fruits et illustre parfaitement
comment de simples choix, méme minimes, dans la rédaction d'un
article ainsi que des éléments qu'il contient peuvent influer sur
la perception qu'en aura le lecteur.
Contrairement à cette idée d'un islam
conquérant, le sondage spécialement commandé par
Marianne dans le cadre de ce dossier, indique que la majorité
des musulmans de France ne sont pas pratiquants. En effet, seuls 25 % iraient
à la mosquée et 64 % se sentent même « plus proche(s)
du mode de vie et de la culture des Français " que de celle « de
(leur) famille ". Autrement dit, on semble loin d'une pratique fervente et
radicale de l'islam chez la majorité des musulmans français. Se
côtoient donc, au sein même de ce dossier, des contradictions
flagrantes entre la représentation que se font les journalistes de
l'islam de France et la réalité illustrée par le sondage
jouxtant leur propos.
« Par définition, une minorité
devrait moins " inquiéter ", pourtant, avec la question de l'islam,
et particulièrement ici, c'est le contraire qui semble se produire.
»
T
outefois, la vision de l'islam exposée dans ce dossier
n'est pas totalement manichéenne. Conan et Gozlan semblent vouloir faire
preuve de nuance et apposent de temps à autre une touche d'optimisme.
Par exemple, à la page 98, les auteurs reconnaissent
(malgré tous les propos cités ci-dessus) que les «
islamistes » ne sont ni plus ni moins qu'une « minorité
bruyante » et qu'ils ont été « trop souvent entendus
d'une oreille favorable [...] au détriment d'une majorité de
musulmans respectueux des lois ». Mais alors, pourquoi, à leur
tour, les journalistes n'ont-ils de cesse de vouloir alerter sur des pratiques
qui ne sont en réalité que celles d'une minorité qui, ils
le reconnaissent, n'est pas du tout représentative de la majeure partie
des musulmans ? C'est un peu comme si l'on consacrait un dossier aux
minorités chrétiennes radicales en les présentant
implicitement comme représentatives de la majorité des
chrétiens.
Par définition, une minorité devrait moins
« inquiéter », pourtant, avec la question de l'islam, et
particulièrement ici, c'est le contraire qui semble se produire. Quand
il s'agit d'islam, de manière assez générale ces derniers
temps, c'est souvent les minorités qui font couler de l'encre et qui
« font peur ".
Contrairement aux minorités juives ou
chrétiennes, les minorités musulmanes sembleraient avoir le
possible pouvoir de « contaminer " le reste des musulmans «
modérés " par leurs idées extrémistes. Cette
idée, en plus de n'être basée sur aucune preuve, stigmatise
l'islam en le présentant comme une religion qui, malgré la
modération prouvée de ses membres, devrait continuer
d'inquiéter.
A
u paragraphe suivant est écrit que « le vrai
problème », de l'Europe (donc implicitement de la France), « .
.face aux extrémistes », c'est qu'elle ne défend plus ses
valeurs fondatrices : « l'humanisme ", « la laïcité " et
« l'universalité des droits
de l'homme ".
Premièrement, en quoi ces valeurs européennes
seraient-elles menacées si, comme l'indique le propre sondage
commandé par Marianne, la majorité des musulmans se sent
proche de ces méme valeurs (c'est-à-dire « du mode de vie et
de la culture des Français ") ? Deuxièmement, les auteurs
souffriraient-ils d'amnésie quand ils sous-entendent que la France
(incluse dans l'Europe dont ils parlent) ne défend pas ses valeurs de
laïcité ? Ce débat a pourtant
bénéficié, en France, d'une surmédiatisation assez
inédite. Cette « affirmation de valeurs ", chère à
nos auteurs, a bien eu lieu et certainement pas de manière
étouffée ou peu visible. Sujet d'actualité pendant des
mois entiers et successifs, le débat sur la laïcité a
indéniablement bénéficié d'une couverture
médiatique importante et étendue. La théorie des auteurs,
selon laquelle les pays européens ne défendent plus leurs valeurs
fondatrices, semble donc quelque peu bancale.
La suite de l'article propose une appréciation ouverte
et non dissimulée des « modernistes " du Coran qualifiés de
« courageux ". Parmi ces « modernistes " se trouve notamment M.
Soheib Bencheikh, Grand mufti de Marseille. Ce dernier, dont la pensée
se résume à une représentation dyadique de l'islam de
France (opposant les « musulmans modérés " aux «
intégristes dangereux ») ne dispose en outre d'aucune assise
cultuelle dans l'agglomération marseillaise et n'a par là aucune
légitimité de « représentation ".
Cette appréciation non dissimulée montre, encore
une fois, à quel point, sous couvert de « neutralité
journalistique », les opinions personnelles des auteurs forgent en
réalité l'article.
U
n peu plus loin est écrit que « les versets
violents et discriminatoires " du Coran « sont incompatibles " avec les
valeurs européennes, or il est de notoriété publique que
dans les écrits chrétiens (et juifs) on trouve également
des propos, si ce n'est
identiques, en tout cas similaires dans la violence. En voici
quelques exemples tirés du Nouveau Testament :
«Je vous le dis, on donnera à celui qui a,
mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. Au reste,
amenez ici mes ennemis, qui n'ont pas voulu que je régnasse sur eux, et
tuez-les en ma présence» (Luc 19:16-27)
«Quand tu t'approcheras d'une ville pour l'attaquer, tu
lui offriras la paix. Si elle accepte la paix et t'ouvre ses portes, tout le
peuple qui s'y trouvera te sera tributaire et asservi.
Si elle n'accepte pas la paix avec toi et qu'elle veuille
te faire la guerre, alors tu l'assiégeras. [...] tu en feras passer tous
les males au fil de l'épée. Mais tu prendras pour toi les femmes,
les enfants, le bétail, tout ce qui sera dans la ville, tout son butin,
et tu mangeras les dépouilles de tes ennemis que l'Éternel, ton
Dieu, t'aura livrées. [...] Mais dans les villes de ces peuples dont
l'Éternel, ton Dieu, te donne le pays pour héritage, tu ne
laisseras la vie à rien de ce qui respire" (Deutéronome
20:10-17).
Ces parties oubliées du Nouveau Testament ne semblent
étrangement pas faire réagir autant que les fameux hadiths du
Coran.
Avancer que certains versets du Coran sont incompatibles avec
les valeurs européennes c'est déjà considérer que
tous les musulmans suivent ces versets à la lettre. A ceux qui diront
que la différence entre l'islam et le christianisme c'est que
l'application du Coran est demandée dans tous les aspects de la vie
quotidienne, et que les musulmans sont « plus proches " de leurs textes
religieux que les chrétiens, on peut simplement citer les chiffres du
sondage de Marianne révélant que seulement 41% des
musulmans français sont pratiquants. En effet alors, pourquoi
s'inquiéter aussi vivement des « versets violents " du Coran si la
majorité des musulmans semble ne pas vouloir les appliquer à la
lettre ?
« ...pourquoi s'inquiéter aussi
vivement des "versets violents" du Coran si la majorité des musulmans
semble ne pas vouloir les appliquer à la lettre ?
»
U
ne phrase, page 101, résume parfaitement cette
ambivalence de pensée véhiculée tout le long du dossier :
« On peut s'inquiéter de ce noyau résiduel (NDA : la
minorité de musulmans se sentant plus proche de sa « culture
familiale " que du « mode de vie
Français ") rétif à
l'intégration, mais on peut aussi considérer qu'il est, somme
toute, plutôt modeste. ".
Poursuivant, les auteurs reconnaissent que le radicalisme
religieux n'est que le fait d'une minorité et que le problème
vient en réalité des« pouvoirs publics " qui «
écoutent plutôt les ultras ". Selon eux, « l'habitude a
été prise en France d'avaliser trop souvent la conception
communautaire des fondamentalistes.". La faute serait donc aux politiques.
Cette pensée est reprise quelques pages plus loin, dans
la partie spécialement consacrée à la France. Dès
la lecture du chapeau qui interroge : « Par intimidation, la France
oublierait-elle ses principes fondamentaux ? ", le ton est donné.
Sans vouloir accuser cette phrase de dénoter un parti
pris, on peut tout de même s'interroger sur la qualité d'une
investigation journalistique, qui se base sur des a priori. Se lancer dans une
enquête en cherchant à vérifier une idée
préconçue ne revient-il pas quelque peu à piper les
dés ?
N'est il pas préférable, en matière de
déontologie journalistique de se poser une question en étant
prêt à entendre toutes les réponses et nuances possibles
qu'elle implique dans son traitement ?
Encore une fois, tout semble se rapporter à la
déontologie et à l'éthique du journaliste,
thématique qui décidemment, semble être le point
névralgique des problématiques relatives au traitement
médiatique de l'islam en France.
La page d'introduction du dossier
A
u paragraphe suivant, Eric Conan et Martine Gozlan accusent
Tariq Ramadan, au cours du débat sur le voile à l'école,
de servir le « projet habile " de diabolisation de la laïcité.
Cette affirmation, en plus de relever du jugement subjectif, insinue que M.
Ramadan (NDA : censé représenter l'islam
radical) a un projet « habile ", sous entendu « rusé ",
et quelque part un peu « fourbe ".
Cette évocation de la « fourberie » de
l'islam reprend implicitement l'idée d'un islam qui avancerait
masqué pour mieux servir ses intérêts (thèse
régulièrement avancée par les « antiislam " ou
islamophobes avérés).
Sans s'attarder sur cette phrase indéniablement
partiale, on pourrait rétorquer aux auteurs que M. Ramadan peut tout
simplement être contre cette volonté de réformer une
laïcité française qui, dans ses textes fondateurs n'insiste
ni ne précise, à aucun moment, les tenues vestimentaires
autorisées ou non chez les élèves.
L
e paragraphe qui suit, intitulé « But militant ",
nous informe sur le fait qu'en France l'islam aurait réussi, par
intimidation, à bénéficier « de la part de l'Etat, de
faveurs et d'entorses à la laïcité qui n'ont pas
été accordées aux autres religions. ".
Pour argumenter en ce sens, il est premièrement
avancé le cas des mosquées financées par « de
nombreuses municipalités " (en infraction avec la loi de 1905) «
dans le but "d'aider l'islam" ".
Il est indéniable que la loi de 1905 interdit
formellement le financement de tout édifice religieux puisque, comme
elle l'énonce « La République ne reconnaît, ne salarie
ni ne subventionne aucun culte. ". En revanche, ne peut-on pas envisager que
financer la construction d'une mosquée c'est tout simplement prendre en
compte une nouvelle partie de la population française qui, puisqu'elle
est récemment arrivée, ne peut bénéficier de lieux
de cultes numériquement suffisants à une pratique décente
? N'est-il pas un peu facile de demander aux musulmans de subir ce que ni
chrétiens, ni juifs n'auront jamais à subir, à savoir le
manque de lieux de cultes ? Ne serait-il pas logique, en un sens, de
reconnaître qu'en 1905 cet état de fait ne pouvait nullement
être imaginé ? Et que, reconnaître aujourd'hui ce
problème, et le prendre en compte n'est pas contraire à la
laïcité mais simplement conforme aux idées de la
République (qui veulent que les citoyens soient libres et égaux
en droit). Financer la construction de mosquées c'est justement peut
être éviter que des musulmans se retrouvent à prier dans la
rue et soient alors accusés d'« invasion " ou encore d'«
exhibitionnisme religieux ".
Il est important de se demander ce qui est
préférable : une entorse à la loi de 1905 permettant une
« mise à égalité » des citoyens dans
l'accès à la pratique cultuelle et un apaisement des tensions ?
Ou un respect total de la loi 1905 entraînant des tensions dans la
population et un sentiment de marginalisation chez les musulmans ?
« ...l'islam aurait réussi, par
intimidation, à bénéficier "de la part de l'Etat de
faveurs et d'entorses à la laïcité qui n'ont pas
été accordées aux autres religions."
»
Le premier argument des auteurs pour dénoncer ces «
privilèges " accordés en France à l'islam est la pratique
de certaines dérogations à la loi pour la construction de lieux
de cultes.
Or, comme le dit justement le député--maire UMP
de Woippy (Meurthe-et-Moselle) il serait peut être
préférable et judicieux de «...commencer par traiter
l'inégalité dans laquelle les musulmans se trouvent quant aux
conditions matérielles de l'exercice du culte ".
Au cours d'une interview qu'il accorde à Europe 1, ce
dernier déclare :
« La loi 1905 ne dit pas seulement "pas d'argent pour
les cultes" mais elle dit "pas d'argent pour les cultes sauf pour les lieux de
cultes construits avant 1905", c'est-à-dire la quasitotalité des
lieux de cultes catholiques protestants, israélites que l'on continuera
ad vitam aeternam de financer avec l'argent public. Et aux musulmans on leur
dit " -Ben écoutez vous n'étiez pas là en 1905 alors
débrouillez-vous tout seuls ou faites-vous payer vos mosquées par
l'étranger. " Alors qu'on leur demande en même temps
d'édifier un islam de France. C'est injuste et c'est totalement
paradoxal. [...]J'ai vu des musulmans prier dans la rue, c'était indigne
pour eux [...] (alors) qu'elle était la réponse ? Ce
n'était bien slir pas d'interdire la prière dans la rue !
D'ailleurs j'ai une procession de la St Eloi, une fois par an, par les
catholiques, et je ne vais pas l'interdire non plus. »
« Aucun musulman ne prie dans la rue par plaisir ou
par provocation, mais par manque de place, par manque de salles. Donc il suffit
qu'ils puissent construire des salles [où] ils puissent tenir.
»
L'argument des auteurs semble donc assez facilement
discutable. Certes, il y a une dérogation à la loi, mais quand il
y a, à la base, une situation de forte inégalité, vouloir
la régler revient-il à procéder à l'octroi de
« privilèges » ou à la résolution
d'inégalités ?
Le deuxième argument avancé par les auteurs en
faveur de leur théorie est celui du mari musulman qui a fait annuler son
mariage, car il s'est estimé floué quand il a découvert
que son épouse n'était pas vierge.
Cet argument relevant du fait isolé, n'est pas, par
définition, valable ; à moins que la généralisation
de cas uniques soit devenue un nouveau mode d'argumentation.
Ce fait divers est encore moins définissable comme un
« privilège » accordé à l'islam par l'Etat
français, puisqu' à aucun moment le fait de prononcer la
nullité relative d'un mariage pour « Erreur dans la personne ou sur
les qualités essentielles de la personne" (tel que le définit
l'article 180 alinéa 2 du Code civil) ne relève d'un quelconque
privilège accordé à l'islam. Les « qualités
essentielles » que l'ont peut attendre de son époux/se étant
par définition subjectives, la virginité peut donc en faire
partie. Le fait que cela soit un critère de choix influencé par
la religion de l'intéressé ne peut empécher la
reconnaissance de sa légitimité sous ce simple
prétexte.
A ce propos, Nadine Morano (alors secrétaire d'Etat
à la famille), a judicieusement rappelé que « ce qui a
été jugé par le TGI de Lille ne porte pas sur la
virginité ou non, mais sur le vice du consentement du conjoint. [...] Il
ne faut pas qu'il y ait un mélange avec les religions. [...] Là
on dit (que) c'est une famille musulmane, mais je connais aussi beaucoup de
familles catholiques pratiquantes où cet élément reste
(...) un atout ".
Encore une fois, l'argument des journalistes en faveur de leur
thèse ne tient pas la route et semble même, ici, relever du hors
sujet.
Le troisième argument avancé dans ce dossier, en
faveur de la thèse d'un islam « privilégié " par
l'Etat français par rapport aux autres religions, est celui des «
carré musulmans " dans les cimetières.
Les auteurs considèrent que l'autorisation à la
création de « carrés musulmans " (c'est-à-dire de
« regroupement des sépultures de défunts de confession
musulmane ") est la marque de « faveurs [...] qui n'ont pas
été accordées aux autres religions ", or ils reconnaissent
dans le même paragraphe que ce privilège a également
été accordé aux juifs ! Les auteurs se contredisant
eux-mêmes sur ce point, il ne semble donc pas nécessaire de devoir
démontrer en quoi leur argument s'auto invalide.
Pour terminer sur cette même thèse des auteurs,
le dernier argument avancé est celui des dérogations
accordées aux imams pour l'abatage rituel des bétes lors du
Ramadan. Certes, ce dernier argument est « valable » (dans le sens
où c'est effectivement un privilège accordé), mais il faut
se rappeler qu'il est entouré de trois autres arguments discutables,
voire nuls.
L'idée que veulent nous véhiculer les
journalistes dans ce paragraphe est, rappelons-le, celle d'une France «
molle " face à un islam qui obtient beaucoup de privilèges par
« intimidation ". Or, sur quatre arguments avancés en faveur de
cette thèse, deux sont nuls et un est discutable. On peut donc, encore
une fois, douter soit de la qualité du travail d'investigation des
journalistes, soit de leur capacité à mettre leurs
préjugés de côté.
M
alheureusement, à la lecture de ce dossier on
s'aperçoit que ce procédé est récurent chez les
auteurs. En effet, on le retrouve un peu plus loin, en faveur cette fois ci
d'une thèse sur la « dissymétrie " entre les devoirs de
mémoire juifs et musulmans.
Selon eux, donc, il existe une islamophilie (engouement pour les
valeurs de l'islam) en la matière.
Premièrement, il est avancé qu'il règne
« toujours (un) tabou [...] sur la compromission d'une partie des
dignitaires de l'islam, dont le grand mufti de Jérusalem, ralliés
à Hitler ". Pour ces deux journalistes, donc, le fait que des
dignitaires musulmans, étrangers et minoritaires, soient «
ralliés à Hitler», et que personne n'en parle, est la preuve
d'une « dissymétrie en matière de devoir de mémoire "
en France.
On peut se demander en quoi le fait de ne pas parler dans les
médias d'une minorité de religieux, étrangers de
surcroît, est une menace au devoir de mémoire français
relatif à la Shoah? Il existe un nombre infini de sujets à
aborder dans l'exercice de l'activité journalistique donc, par
définition, des sujets minoritaires comme celui-ci, qui se
déroulent à l'étranger, sont forcément
relégués au second plan voire pas du tout traités. Les
journalistes traitent en priorité les actualités locales et
nationales, c'est une des règles de base à appliquer pour capter
l'attention du public. D'innombrables autres sujets sont également
absents de la scène médiatique, et personne ne semble y voir par
là l'expression d'un « tabou " pour autant.
« D'innombrables autres sujets sont
également absents de la scène médiatique, et personne
ne semble y voir par là l'expression d'un " tabou " pour autant.
»
P
lus loin encore, les auteurs s'offusquent que la
déclaration d'un imam affirmant que « la dominance masculine est un
invariant transculturel " ne soit pas condamnée, alors que les essais
d'Eric Zemmour (de confession juive) prônant le machisme culturel sont
taxés de sexistes. Pour eux c'est, là encore, la
preuve d'une « dissymétrie " dans le traitement effectué
envers juifs et musulmans.
Dans cette vision des choses, il n'est à aucun moment
envisagé que cette différence de traitement soit due au fait que,
Zemmour étant médiatiquement très célèbre,
ses propos génèrent plus de « buzz » que ceux d'un imam
assez peu présent dans les médias. Ou encore que, tout
simplement, les propos de cet imam relèvent de la simple constatation
que, dans toutes les sociétés, on peut observer une tendance au
machisme. Un constat similaire à celui effectué en son temps par
un grand maître de la sociologie : Pierre Bourdieu, qui, sans être
taxé de sexisme, effectuait simplement une constatation empirique.
Pour achever leur argumentation sur la «
dissymétrie » existante entre juifs et musulmans en France, les
auteurs déplorent que « personne ne s'indigne » concernant la
parution de l'ouvrage Le licite et l'illicite dans l'islam (NDA :
ouvrage qui propose de présenter de manière simple aux musulmans
occidentaux ce qui se fait ou ne se fait pas dans la pratique de l'islam).
Get ouvrage, certes parfois violent et extreme dans ses propos, n'est pas pour
autant en lui-méme la preuve d'une inégalité de traitement
en France envers les juifs comparé aux musulmans. Ce livre est tout au
plus la preuve que la censure ne s'applique pas en France et que la
liberté d'expression est respectée, même dans le cas de
propos extrêmes.
En effet, chaque année paraissent de nombreux ouvrages
religieux extrémistes (et ce pour toutes les religions) alors, pourquoi
devrait-on condamner cette liberté d'expression quand elle concerne la
religion musulmane ? En quoi la publication d'un livre religieux musulman
extrémiste est la preuve que la France procède à du
favoritisme envers l'islam?
Bref, encore une fois dans ce dossier, les arguments
avancés par les journalistes en faveur de leur thèse,
s'effondrent à la première analyse. Il est par ailleurs
regrettable que ces derniers s'entêtent à vouloir masquer tout
cela sous une apparente déontologie journalistique et neutralité
de l'analyse.
P
our conclure sur cette étude de cas, l'article de
Marianne, qui nous annonçait une enquête sur «
Pourquoi l'islam fait peur », semble en fait ne chercher qu'à
reprendre des thèses assez négatives concernant l'islam. Certes,
on y présente ce qui, dans l'islam,
fait peur en Europe, mais les journalistes ne cherchent pas
à creuser les raisons de ces « peurs » ni à les
expliquer. Ils ne procèdent au final qu'à une simple
énumération de tous les reproches et de toutes les
polémiques relatifs à l'islam.
L'impression en fin de lecture concernant l'islam est
très anxiogène: si l'on suit l'idée des journalistes, on
retient l'image d'une France mollassonne face à un islam radical et
fourbe qui réussit la prouesse d'allier minorité numérique
et toute-puissance.
On peut donc légitimement s'interroger. Ce dossier de
Marianne ne renforce-t-il pas, au final, les peurs et les
préjugés déjà présents vis-à-vis
l'islam ?
Quand bien méme ce dossier voudrait soutenir la
thèse d'une « menace islamiste », planant sur l'Europe et la
France, la majorité des arguments avancés étant
discutables, voire nuls, sa validité deviendrait alors très
contestable. Cette thèse, si elle s'avérait vraie, aurait
certainement offert plus d'arguments « de poids » aux auteurs.
Sans vouloir vilipender Marianne (qui produit ici un
travail assez représentatif de nombres de dossiers déjà
parus dans la presse français sur le sujet), on peut en revanche
s'interroger sur la capacité des médias à fournir des
travaux documentés sur l'islam et ses expressions réelles, mais
également sur la capacité des journalistes à mettre de
côté leurs opinions personnelles.
En effet, quand on sait que qu'Eric Conan a pour habitude
d'exprimer une opinion bien tranchée par rapport à l'islam (
n'hésitant pas, par exemple, à comparer la « montée
de l'islam " aux « débuts du communisme du temps de Lénine
") mais également à procéder à des attaques
ad-hominem (cf. entre autres son article « Alain Badiou, la star de la
philosophie française est-il un salaud ? ") ou encore à
lancer de fausses accusations (dans L'Express « spécial
vins " de 2007 il accuse les viticulteurs bordelais de « payer leur
distillation avec l'argent du contribuable », alors qu'en
réalité les viticulteurs bénéficient de
crédits remboursables sous 3 ans) , on peut se demander pourquoi la
rédaction de Marianne a décidé de lui confier,
à lui particulièrement , cette tâche d'un dossier sur
l'islam ? Tâche qui nécessite sans nul doute rigueur d'analyse et
impartialité.
De méme, sa corédactrice, Martine Gozlan, semble
également, particulièrement s'intéresser au sujet de
l'islam, puisqu'elle couvre le Moyen-Orient depuis les années 90, en
tant que grand reporter, et qu'elle a écrit plusieurs livres sur l'islam
dont Pour comprendre l'intégrisme islamiste, Le sexe
d'Allah et L'islam de la République.
Dans Le sexe d'Allah, par exemple, elle a
été vivement critiquée pour y avoir exprimée ses
opinions personnelles en les faisant passer pour de l'information objective.
Dans cet ouvrage, en plus d'une méthodologie discutable, elle exprime
des contres vérités et s'autorise des jugements de valeurs
faisant fi de la réalité du genre « Il nous importe peu de
savoir si les hadiths sont faibles ou forts " (considérant, que, de
toute façon ils seront appliqués par tous les musulmans, ce qui,
nous l'avons vu plus haut, est faux) qui cautionnent par la suite les
raisonnements qu'elle exprime dans son livre.
Au vu des productions journalistiques respectives d'Eric Conan
et de Martine Gozlan et de leur parti pris manifeste au sujet de l'islam, on
peut effectivement se demander pourquoi Marianne n'a pas jugé
bon de sélectionner d'autres rédacteurs pour son dossier ?
Si l'on ne peut pas reprocher aux journalistes, quels qu'ils
soient, d'avoir des préjugés, car c'est humain, on peut en
revanche leur reprocher d'avoir produit ici un travail dans lequel ils n'ont
manifestement pas réussi à se détacher totalement de ces
derniers. On en revient donc à la sempiternelle question de la
capacité du journaliste, en tant qu'être humain subjectif et
faillible par nature, à assurer la neutralité dont il
prétend faire preuve. Car c'est bien là le coeur du débat
: quand des journalistes font preuve, de manière aussi flagrante, d'une
incapacité à l'impartialité dans le traitement de
l'information, ne devraient-ils pas en avertir le lecteur au
préalable?
Pour conclure cette partie, consacrée à
l'influence de l'inconscient du journaliste sur son travail, on peut tout
simplement réaliser un parallèle entre le journalisme et
l'ensemble des autres professions. En effet, quand un chirurgien rate une
opération, par exemple, ou quand un boulanger fait trop cuire sa
fournée de pain, ils en voient immédiatement les
conséquences. Le premier peut se voir intenter un procès et le
second subit les remarques de ses clients mécontents. En revanche, en
matière de journalisme, sauf faute grave, tout est beaucoup plus flou.
En effet, comment apprécier ou évaluer les retombées d'une
faute professionnelle ou d'un manquement à la déontologie ?
Comment définir les limites quand il s'agit de mots, d'expressions ou de
nuances ténues de langage ? Et parmi le flot d'articles, de reportages
et d'interviews qui paraissent chaque jour, comment être sür de ne
pas laisser passer d'« erreurs » ?
Au regard du principe de la liberté d'expression est-il
tout simplement souhaitable, ou tout simplement possible d'imposer des limites
? Voilà la vraie problématique.
Le journaliste, en tant qu'être de pensée, ne
peut être réduit dans l'expression de cette dernière. En
revanche, c'est à lui de s'efforcer de respecter les règles de
déontologie. S'il souhaite exprimer une opinion, il se doit d'avertir
d'une manière ou d'une autre son lecteur qu'il exprime là une
opinion et non un fait. Présenter une opinion comme une illustration de
la réalité, ou déformer la réalité par son
opinion, sans en informer le public, relève évidemment de la
malhonnêteté. Dans le cas inverse, le journaliste qui
prétend montrer un fait au public devrait s'efforcer de ne pas
être guidé par son opinion personnelle. Etre prêt à
entendre tout ce qu'il est possible d'imaginer pour le retranscrire ensuite le
plus justement possible au public, le journaliste doit donc
particulièrement veiller à prendre le temps d'appréhender
tout ce qui touche à son sujet, d'en aborder le plus de facettes
possible et de recouper au maximum ses sources.
Ainsi, ce n'est qu'à force d'ouverture d'esprit et de
remise en question constante que le journaliste pourra, lorsqu'il rencontre des
faits en inadéquation avec sa pensée personnelle, regarder et
rapporter le tout sans déformation ni dissimulation.
En réalité, l'idéal déontologique
voudrait que le journaliste rapporte les faits dans toute leur nuance. C'est
pour cela qu'il est indispensable qu'il prenne le temps de maîtriser son
sujet, d'enquêter dessus et donc, que l'on lui en donne les moyens. Or,
malheureusement, le fonctionnement des médias contemporains, entre
business, sensationnalisme et manque de temps, ne favorise pas vraiment
cela.
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