Section 3/ Le système Kant-Laplace : la
théorie des « Univers-îles ».
Comme nous l'avons déjà noté dans les
chapitres précédents, la révolution copernicienne a
entraîné le déclin du cosmos des anciens en poussant les
limites de l'univers à des dimensions indéfinies. L'univers fini
d'Aristote sera donc substitué à un univers infini sans bornes.
Cet espace infini qui, du reste stupéfiait Pascal, est aujourd'hui
nommé l'espace interstellaire. L'espace interstellaire est comme son nom
l'indique, l'espace qui se trouve entre les étoiles. Habité pour
la plus part par les nébuleuses (du latin nebula qui signifie «
brouillard »), l'espace interstellaire compose la grande partie de
l'espace cosmique.
En effet, composées de nuages très confus, les
nébuleuses ne se laissent généralement distinguer qu'au
télescope. Cependant, malgré leur ressemblance apparente, les
astronomes les classent en trois catégories.
La première catégorie regroupe les
nébuleuses planétaires. Ces dernières sont improprement
nommées « planétaires », à cause de leur forme
sphérique qui leur donne une fugitive ressemblance avec les
planètes. Ces nébuleuses sont des coquilles de gaz rejetés
par des supernovae, c'est-à-dire des étoiles vieillies,
instables. Ces nébuleuses mesurent en moyenne une
année-lumière de diamètre, et leur masse avoisine le
cinquième de celle du Soleil.
La deuxième catégorie est composée des
nébuleuses dites par réflexion et par émission. Ces
dernières sont des nuages de gaz et de poussières
éclairées par des étoiles proches ; dont la plupart sont
elles-mêmes des étoiles nouvellement condensées à
partir du nuage qui les
environne. Ces nébuleuses mesurent jusqu'à cent
années-lumière de diamètre, et peuvent contenir la masse
d'un million de Soleils ou même plus. Enfin, on note la troisième
catégorie qui compte, les nébuleuses dites elliptiques et
spirales. Ces dernières sont en fait des galaxies à part
entière, situées à des millions
d'années-lumière. Leur diamètre peut atteindre pour les
plus grandes, cent mille années-lumière et englober des centaines
de millions d'étoiles. La découverte du monde des
nébuleuses, a permis à l'homme d'étendre à des
limites infinies, l'univers dans lequel il vit.
En effet, de même qu'il a fallu d'abord pour l'homme,
reconnaître le Soleil au rang des étoiles, pour constater qu'il
n'est pas au centre de l'univers ; de même il lui a fallu connaître
la nature des nébuleuses pour se rendre compte qu'il vit dans un univers
extragalactique, dont les limites restent enfouies dans les abîmes
insondables de l'espace cosmique. La voie de cette recherche de l'univers
extragalactique, a été tracée par des théoriciens
de chambre parmi lesquels on retrouve, le philosophe Emmanuel Kant et le
mathématicien Jean Henri Lambert. Après ces derniers suivront les
noms d'un astronome amateur William Herschel et du célèbre
mathématicien français, Pierre-Simon Laplace.
Connu du grand public pour ses travaux en philosophie, le
succès des Critiques éclipse souvent la contribution de
Kant à la cosmogonie. En effet, Kant arrive à la cosmologie par
l'intermédiaire hasardeuse de Thomas Wright.. Cet auteur aborde dans son
ouvrage un sujet à la mode en Outre-manche, visant à accorder la
théologie et les avancées astronomiques. On se demandait en effet
en Angleterre où peuvent bien se trouver l'Enfer et le Paradis si la
Terre n'est plus au centre du monde. Des savants renommés se sont
aventurés sur ce glissant terrain métaphysique. William Whiston
(1667-1752) plaçait l'Enfer sur les comètes, obligeant ainsi les
damnés à endurer alternativement une chaleur brûlante
lorsque celles-ci s'approchent du Soleil et un froid glacial lorsqu'elles
s'éloignent au-delà de Saturne.
En effet, Thomas Wright contrairement à ces
prédécesseurs pro coperniciens, va prêter à
l'univers la forme d'une bulle dans laquelle le Soleil est encastré. Il
avance que l'aspect sous lequel se présente la voie lactée, est
fonction de la perspective selon laquelle nous considérons sa surface
étoilée. Pour mieux comprendre la conception de Wright, notons la
remarque que lui fait Timothy Ferris. Ce dernier affirme à propos de
Wright que : « Son cosmos creux ressemble à une orange
vidée de sa pulpe, avec le Soleil et les étoiles dessinés
sur l'écorce. Wright signale que l'aspect de bandeau d'étoiles de
la Voie lactée vient peut-être de l'angle de vue commandée
par
la place que nous occupons à l'intérieur de
la coque étoilée : en regardant le long d'une ligne tangente
à la sphère, nous percevons beaucoup d'étoiles -la Voie
Lactée-, nous en distinguons moins si nous considérons
plutôt le rayon de la sphère. »1
Kant s'empare de cette argumentation dont il ignore les
antécédents pour émettre l'hypothèse, que le Soleil
appartient à un système stellaire aplati : une galaxie
dirions-nous aujourd'hui. Armé de cette idée précaire,
notre astronome de chambre va ajouter à ses hypothèses, les
observations de l'astronome Français Pierre Louis Moreau de Maupertius
faites sur différentes nébuleuses elliptiques dont la
nébuleuse d'Andromède visible à l'oeil nu. De là
Kant supposera que l'univers est composé de plusieurs agrégats
d'étoiles en forme de disque, et il se pourrait que les
nébuleuses elliptiques soient d'autres « galaxies »
d'étoiles semblables à notre Voie lactée.
C'est ainsi que le philosophe Allemand note dans un passage du
Traité du Ciel : « Si un système
d'étoiles fixes se rapportant dans leur position à un plan
commun, ainsi que nous avons esquissé la Voie lactée, est si
éloigné de nous que toute connaissance des étoiles
particulières dont il se compose ne soit plus perceptible, plus
même au télescope ; si son éloignement est à celui
de la Voie lactée dans le même rapport que celle-ci à la
distance du Soleil par rapport à nous ; en deux mots, si un tel monde
d'étoiles fixes est contemplé à une distance aussi
incommensurable par l'oeil de l'observateur qui se trouve en dehors de ce
monde, ce monde-ci, considéré selon un angle étroit,
apparaîtra sous un petit angle comme un espace éclairé
d'une faible lumière et dont la figure sera circulaire si sa surface se
présente directement à l'oeil, et elliptique s'il est vu de
côté. La faiblesse de la lumière, la figure et la grandeur
perceptible de son diamètre distinguerons un tel
phénomène, lorsqu'il se présentera, des autres
étoiles qui sont vues séparément. »2
Par ses considérations sur les nébuleuses, on
peut considérer Kant comme étant le père de l'univers
extragalactique, car il est l'un des premiers à réaliser que les
formes apparemment rondes, ovales ou linéaires que l'on observe chez les
nébuleuses, sont tributaires de l'angle choisi pour les observer. Pour
montrer comment l'univers a pu sortir de la matière primitive
réduite à son état le plus simple, Kant remplit
l'espace de particules matérielles primitives distribuées
chaotiquement, bien avant l'existence du système solaire. Ces
particules, différentes par la taille et la densité, abandonnent
leur équilibre initial pour s'agglomérer autour des particules
plus
1 Timothy Ferris, Histoire du cosmos de
l'antiquité au big bang, Paris, Hachette-Littératures, 1992, p
152
2 Emmanuel Kant, Histoire générale
de la nature et traité du ciel, Vrin, 1984, p 74, § 3
massives, débutant ainsi la formation du Soleil. Pour
éviter que la nébuleuse ne s'effondre complètement sur le
centre, Kant introduit une force de répulsion, sans dire vraiment
d'où elle sort. Il postule qu'elle agit uniquement à courte
distance pour contrarier le mouvement initial d'agglutination, et imprimer une
déviation latérale à certaines particules. Ces
dernières, qui se mettent alors à circuler autour du Soleil,
créent les planètes et donnent une forme aplatie au
système solaire.
L'ouvrage de Kant publié en 1755, n'ayant pas fait long
feu à cause de la faillite de son éditeur, sera vendu pour
rembourser les dettes ; cause pour laquelle le monde n'entend guère
parler de cet ouvrage. Mais, étant donné que les grandes
idées ne disparaissent jamais éternellement, l'idée de
l'univers extragalactique va resurgir sous la plume de son compatriote
Allemand, Jean Henri Lambert. Ce dernier, dans son recueil d'essais
intitulé Les lettres cosmologiques, va reprendre le même
thème en avançant que le Soleil se trouve sur l'un des bords d'un
système stellaire en forme de disque, la Voie lactée, et qu'il
existe d'innombrables voie- lactées. Lambert précise qu'il est
arrivé à cette idée en contemplant longuement le ciel
étoilé. C'est ainsi qu'il écrit dans un passage de ce
livre : « Je m'asseyais devant la fenêtre, et alors que les
objets de la Terre se dépouillaient de tout ce charme qui retient
l'attention, le ciel étoilé, lieu digne de contemplation entre
tous, demeurait encore là pour moi. [...] Prenant mon essor sur la
lumière, je montais en flèche à travers l'espace des
cieux. Je n'arrivais jamais assez loin et sans cesse grandissait le
désir de poursuivre toujours au-delà. Plongé dans ces
réflexions, je me représentais la Voie lactée. [...] Cette
arche lumineuse, qui s'étire tout autour du firmament et décore
le monde, tel un anneau constellé de pierres précieuses,
suscitait en moi étonnement et émerveillement.
»1 Ces rhapsodies cosmologiques de Kant et Lambert
permirent à l'esprit humain de s'ouvrir les portes de la richesse et de
la profondeur de l'univers. Cette idée née de Kant, passera dans
l'histoire de la cosmologie sous le terme « d'Univers-îles
».
Concernant la notion « d'Univers-îles
», il est à noter que deux écoles de pensée sur
la nature des nébuleuses elliptiques ont marqué le
19ème siècle de leur empreinte. La première,
nommée la théorie des « Univers-îles »
de Kant et Lambert (même si l'expression est de Kant), soutient que
notre Soleil est une des innombrables étoiles d'une galaxie, la Voie
lactée, et qu'il existe beaucoup d'autres galaxies, telles les
nébuleuses spirales et elliptiques que nous apercevons par delà
d'immenses gouffres d'espace.
1 Cité par Timothy Ferris, Histoire du
cosmos, Hachette-Littératures, 1992, p 156
Quant à la seconde école de pensée, elle
es connue sous le nom de « l'hypothèse cosmogonique
». Cette théorie affirme en effet, que les nébuleuses
spirales et elliptiques, proches de nous et relativement petites, correspondent
à des tourbillons de gaz qui se condensent pour former des
étoiles. Cette hypothèse propre elle aussi à Kant, est
attribuée au mathématicien français Pierre-Simon Laplace
qui, détails à l'appui, suggère dans son Traité
de mécanique céleste que le Soleil et son cortège de
planètes s'étaient peut-être coagulés à
partir d'une nébuleuse tourbillonnante. Chacune de ces deux idées
est, à certains égards, correcte. Car, on le sait de nos jours,
quelques nébuleuses sont, en effet, des nuages de gaz
générateur d'étoiles, mais aussi que les nébuleuses
elliptiques et spirales constituent bien des galaxies d'étoiles.
La vraisemblance partielle de chacune de ces idées, va
pousser les scientifiques, par une intuition justifiée, à croire
qu'une unique théorie doit être en mesure d'expliquer tous les
types de nébuleuses, ce qui mena à une confusion intense.
Dés les débuts de cette entreprise de recherche,
les observations vont sembler témoigner en faveur de
l'hypothèse cosmogonique. La découverte due à
William Parsons, révèle que certaines nébuleuses
elliptiques affichent une structure spirale. En effet lorsque avec son
télescope à réflexion de prés de deux
mètres, il observe les galaxies spirales, les descriptions qu'il en fait
vont immédiatement concourir à appuyer l'hypothèse
cosmogonique, et donc l'idée que les étoiles se forment par
condensation de tourbillons gazeux. Par ailleurs en 1880, Isaac Roberts prend
en Angleterre des photographies qui, elles aussi vont renforcer cette
supposition en montrant que la plupart des galaxies elliptiques sont en
réalité spirales.
Cependant, c'est surtout en 1890 lorsque James Keeler de
l'observatoire de Lick en Californie, montre sur ses clichés qu'il
existe énormément de galaxies spirales dans l'univers
(lui-même les estime à cent mille dans le seul champ d'observation
du télescope de Lick), qu'on s'est rendu compte, que vu la multitude de
Soleils qui illuminent la Voie lactée, il paraît plausible
d'estimer à plus de cent mille le nombre de systèmes solaires.
D'où l'on voit à nouveau cette hypothèse
cosmogonique créditée.
Avec le développement de la Spectroscopie, l'astronomie
va bénéficier d'un outil qui va très rapidement hausser
cette branche du savoir au rang des sciences architectoniques. Mais concernant
notre idée des « Univers-îles », il faut noter
que les premiers résultats rapportés par les astronomes, ont
pendant un temps renforcé l'hypothèse cosmogonique,
réfutant ainsi la théorie des « Univers-îles
». Et cette attitude est principalement favorisée par
l'astronome
William Huggins qui, en 1864 note après une observation
faite sur une nébuleuse pointée au hasard que : « [...]
L'énigme des nébuleuses était résolue. La
réponse, venue à nous dans la lumière même, disait :
pas d'agrégats d'étoiles, mais un gaz lumineux. Des
étoiles auraient donné un spectre différent, étant
donné la séquence observée pour notre Soleil et des
étoiles plus brillantes ; il est claire que la lumière de cette
nébuleuse avait été émise par un gaz lumineux.
»1 En effet, comme Huggins n'observa, au moyen de son
télescope, aucune raie pouvant déduire la présence
d'étoiles, il conclut, et cela de façon prématurée,
que les nébuleuses ne comportent pas d'étoiles. Ce qui
s'avère faux, si l'on sait aujourd'hui qu'il existe plusieurs sortes de
nébuleuses.
Toutefois l'idée de Huggins sera quelques années
plus tard reprise derechef par Harlow Shapley. Ce dernier va lui aussi soutenir
l'hypothèse cosmogonique au détriment de celle des
« Univers-îles » dans son étude
consacrée aux Céphéides. Les
Céphéides sont en fait des étoiles massives à
très grande brillance qui, pour l'astronomie permettent de mesurer les
distances au sein de l'espace interstellaire ; voire intergalactique.
En effet, Shapley va se servir de ces « phares cosmiques
» pour montrer d'une part que le Soleil n'étant pas relativement
proche des amas globulaires composés de céphéides, ne peut
occuper le centre de notre galaxie ; dans la mesure où la Voie
lactée renferme en son centre une multitude de ces amas globulaires qui,
en fait sont responsables de la blancheur du centre de notre galaxie. D'autre
part, cet astronome va en mesurant les distances de notre galaxie
étendre celle-ci à des distances surestimées. Car il
englobe dans la Voie lactée, les nuages de Magellan qu'il prenait pour
les composantes de la voie lactée et beaucoup d'autres
nébuleuses. D'où ce dernier donna à la voie lactée
l'appellation de Big galaxy, c'est-à-dire La Grande
galaxie. Dés lors, contre tous ceux qui soutiennent l'idée
des « Univers-îles », Harlow Shapley
répliquera, qu'il faudrait pour avoir quelque chance avec les «
Univers-îles » qu'il rétrécisse
considérablement son système galactique.
La théorie des « Univers-îles »
va ainsi sombrer partiellement dans le mépris scientifique. Ce sera
en fait Edwin Hubble qui, après Herbert Curtis va en 1924
réhabiliter l'idée des « Universîles ».
Ce dernier rétorque à Shapley qu'il a découvert dans
la nébuleuse d'Andromède une Céphéide de brillance
variable. Cette dernière se trouverait selon Hubble à environ un
million d'années-lumière contrairement aux cinq cents mille
années-lumière soutenue par Shapley. Or, si cette distance est
avérée, cela voudrait dire qu'Andromède est suffisamment
au-delà de la Big
1 Cité par Timothy Ferris, in Histoire du
cosmos, Hachette, 1992, pp 173-174
galaxy de Shapley. Hubble va ensuite découvrir
d'autres Céphéides dans d'autres galaxies, ainsi que des novae et
des étoiles géantes. C'est le cas des galaxies Messier 31 et NGC
6822. Et après la mort de Edwin Hubble en 1953, les astronomes
découvriront d'autres corps célestes tels que les
Quasars (découverte que l'on doit à Sandage et Thomas
Matthews), qui en fait correspondent aux noyaux de jeunes galaxies distantes au
moins un milliard d'années-lumière.
Ces découvertes ont donné le coup de grâce
à la théorie des « Univers-îles ». et
c'est ainsi que fût donnée, la preuve expérimentale d'une
idée cosmogonique vieille de plus de deux siècles.
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