Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim( Télécharger le fichier original )par Hadrien Kreiss Université Paris II Panthéon Assas - Diplôme de Master II (Recherche) "Philosophie du droit et droit politique" 2009 |
II - Le libre développement de l'individu face à l'ordre moral.Le modèle durkheimien de liberté peut être résumé en ces lignes : la dépendance à la société est libératrice. La liberté est donc au premier chef une liberté sociale, car nul autre produit ne pourrait dériver de l'usage de la liberté, et rien n'est plus noble que la cohésion sociale. Durkheim élabore un standard éducatif brimant la liberté individuelle : l'individu doit apprendre à se soumettre à la règle, et il ne semble pouvoir, par convictions, en remettre en cause aucune. En effet : il accorde à la communauté scientifique une mainmise sur l'évolution morale de la société (A). Cependant, au-delà de cette légitimation de l'ordre moral, il peut être perçu dans l'oeuvre du sociologue quelques développements qui permettent de dégager les facultés d'individualisation du sujet, et de sa liberté créative dans la sphère sociale(B). A- L'institution d'un ordre moral liberticide.Durkheim vise une amélioration du rapport social, et une certaine félicité de l'individu. Cette entreprise a pour effet de ne considérer la liberté que comme un moyen. Aussi, il cherche à favoriser la solidarité par l'onction qu'il porte à l'altruisme, et à la soumission à la règle. Alors, Durkheim devient plus dogmatique: il veut assoir un socle de valeurs, un ordre moral. Mais il crée une ouverture : la morale de la société n'est pas contestable en principe, sauf à travers une approche rationnelle et scientifique du rapport social dont une communauté a l'exclusivité. La science, qui, par ailleurs, est censée libérer l'individu grâce aux découvertes des lois de la nature. 1° La liberté comme moyen, la liberté au service de la sociétéDurkheim expose des solutions morales aux travers de son temps. Après avoir montré ce à quoi est réduit l'homme sans la société, il conçoit une éducation morale révélatrice du rôle de la discipline qui permet de faire bon usage de la liberté individuelle, qu'il définit en tant que « maitrise de soi ». a) La liberté conditionnée par la dépendance à la société. Dans la société moderne, du fait de la moindre prédominance du social, il est plus aisé de singulariser l'individu, d'identifier son essence, sa nature. Durkheim établit que l'homme prit individuellement est un insatisfait, un animal même, qui est gouverné par ses passions. Au-delà des passions, les appétits sensibles sont également égoïstes, incapables d'autocensure. En effet : « le propre de l'activité humaine est de se déployer à l'infini », et se déploiement sans terme lui nuit153(*). Il argumente de la façon suivante: la satisfaction individuelle se mesure à la réalisation de finalités fixées. Cette finalité ne peut être réduite à l'individu qui est constitué de sorte qu'il poursuit l'infini ou l'absolu, que sa soif ne peut être étanchée, par principe la flamme du désir est inextinguible. Or « on n'avance pas quand on ne marche vers aucun but, ou, ce qui revient au même, quand le but vers lequel on marche est à l'infini »154(*) . Dès lors, « un individu quelconque ne peut être heureux et même ne peut vivre que si ses besoins sont suffisamment en rapport avec ses moyens »155(*). L'encadrement se présente ainsi comme une condition du bonheur, et conséquemment toute inadéquation est cause de frustration, et même au-delà : la douleur accumulée est morbide. Or, toute modération des passions est sociale: « les passions humaines ne s'arrêtent que devant une puissance morale qu'elles respectent »156(*). Ce respect, nous l'avons défini : il est de l'ordre de la fascination et de la passivité. Mais ce respect est aussi séduction, au sens où il mène l'homme, qu'il le conduit. C'est sur ces observations qu'il va fonder le principe de ses études. Si l'homme n'a aucune capacité à se réguler, à trouver un frein à sa nature, c'est que la nature humaine a mal été appréhendée jusqu'à présent, et que toute barrière lui vient du groupe. Ou plutôt le raisonnement est inversé. Il ne fonde pas la nature sociale de l'homme sur l'évidence. Du moins, rien ne permet de fonder que c'est la première de ses hypothèses. C'est parce qu'il remarque que toute limitation des intempérances ne peut être que sociale qu'il entreprend d'établir la nature sociale de l'homme. C'est le cheminement fléché de sa pensée, ce qui n'équivaut nullement à l'ordre de ses intuitions, bien sûr. En conséquence l'utilité et le bonheur n'ont de réalité qu'à l'aune du social. Apprécier l'utilité de l'individu, c'est considérer sa fonction sociale. Pour l'auteure Hirschhorn, Durkheim propose un nouvel impératif catégorique: « mets-toi en état de remplir une fonction utile »157(*). Dès l'origine, donc, en vertu du sentiment sympathique, l'homme dépend de l'autre, et par là il n'est pas absolument libre. Du coup, il se montre critique vis-à-vis de l'état de nature de Rousseau. Il est bien plutôt dans l'optique hobbesienne, affirmant sa conviction que l'anarchie fait régner la loi du plus fort, et qu'en ces conditions « l'état de guerre est nécessairement chronique »158(*). Il ajoute même : « en vain pour justifier cet état de déréglementation fait-on valoir qu'il favorise la liberté individuelle ». Il s'élève contre le philosophe des lumières et le modèle de la liberté comme indépendance ; c'est à ses yeux nécessairement illusoires. Sans ordre social donc, la sûreté est compromise. Il présente cependant Rousseau comme le théoricien de notre démocratie159(*). Cependant, Durkheim renverse l'hypothèse de Rousseau. Pour ce dernier, deux sortes de dépendances existent « celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la société »160(*), et si la première n'entrave pas la liberté, la dépendance aux hommes à l'opposé ne produit que désordre et dépravation. Mais la liberté dépravée est surtout l'écho de l'inégalité des conditions. Durkheim interprète la pensée de Rousseau : « l'homme n'est libre que quand une force supérieure à lui s'impose à lui, à condition toutefois qu'il accepte cette supériorité [...] il est libre s'il est contenu » 161(*). Si la société est naturelle, que l'homme est sous son emprise, il peut, d'emblée, apparaitre comme libre, à condition toutefois qu'il soit conscient de cette asservissement. Mais pour notre auteur la dépendance physique est l'antithèse même de la liberté, car c'est en se détachant de son instinct que l'homme se forme, qu'il progresse en autonomie. Il montre aussi que la constitution de la société selon le modèle de Spencer est invraisemblable: les hommes ne passent pas de l'état d'indépendance à celui de dépendance mutuelle, pareil sacrifice de la liberté apparait effarant. Car, de fait, les hommes expérimentant la liberté s'y habituent, et en réclament toujours davantage162(*). L'émergence de la liberté, selon Durkheim, ne se résume pas à elle-même. C'est l'amoindrissement des règles provenant de la conscience collective qui a fait découvrir à l'homme la liberté, qui avec le temps est devenue besoin. On voit que Durkheim se refuse en général à considérer la confrontation potentielle entre la règle traditionnelle et la liberté. Ainsi, alors que la liberté progresse contre la soumission à la règle, tout un chacun postulerait le renforcement de l'un au détriment de l'autre. Durkheim s'en tient à l'idée des « variations concomitantes », bien que ce rapport soit parfois incertain163(*). Coexiste cependant un autre facteur d'accroissement de la liberté, individuel cette fois. Dans la pénombre de ses principaux développements sur la naissance de la liberté, Durkheim explique qu'elle a toujours été portée par des hérétiques. Les anticonformistes sont à inscrire au panthéon du libéralisme. Mais en leur temps, et à bon droit, ce furent des criminels. Auparavant les faits de libre pensée, les manquements à l'étiquette comparaissaient devant le tribunal de l'ordre. Transgresser la prohibition a donc été le vecteur du libéralisme, car une fois l'interdit violé, l'on peine moins à abroger la règle164(*). Cette opinion sur la liberté se fait discrète car il souhaite bien en montrer la valeur secondaire, comme il faut probablement entendre la plupart de ses inductions lorsque l'individu se voit conférer une fonction. Durkheim veut exacerber l'abîme qui le sépare de Spencer pour qui l'esprit critique est le fer de lance de la constitution de la civilisation, en accord avec le régime industriel qui promeut l'indépendance et le gout du libre arbitre. Durkheim justifie ainsi sa vision actuelle de la société en dénonçant les oriflammes du passage du temps. La liberté individuelle heurte toujours l'ordre social de plein front, quand bien même la modernité juge du passé autrement. A considérer la liberté comme un produit dérivé, Durkheim légitime son utilisation comme moyen. Causée par le social, la liberté doit servir le social. En quelque sorte, son existence en dépend. La liberté doit donc être entendue comme une capacité à oeuvrer pour l'autre. Dans la société moderne, une mission est ainsi dévolue au sujet : poursuivre un idéal collectif. Ce n'est pas, cependant, une investiture politique qui est dévolue à l'homme. Le sociologue accorde peu de mérite au politique. Le politique est sans doute dans son esprit un épiphénomène du social et doit suivre son sillage, car le social peut précisément faire l'objet d'un quadrillage par le scientifique : par sa science il dévoilera les rails sur lesquels la société avancera. Le suffrage est ainsi déconsidéré par l'auteur: l'ignorance humaine de la politique rend les hypothèses incertaines et les tentatives vaines. Il s'exprime sur ce point : « Dans l'état actuel de nos connaissances, nous ne savons pas avec certitude ce qu'est l'État, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le socialisme, communisme, etc.»165(*). Il conçoit cependant que la liberté politique fut l'étendard des conquérants de la liberté, mais pense que l'homme peut en son temps s'en tenir à moins. La liberté politique, écrit-il, on se saurait trop la substantialiser au-delà des accomplissements actuels: « il fallut bientôt s'avouer que l'on ne savait trop que faire de cette liberté si laborieusement conquise »166(*). Cette liberté a été le levier d'un progrès des valeurs individuelles. Mais sa génération se compromet dans l'attachement à la liberté politique dans le sens où elle continue de bénéficier du statut de fin et non de moyen. Il regrette avec un peu d'ironie le sort des pionniers de cette liberté qui s'en sont servis ensuite pour s'entre déchirer. b) La liberté comme maitrise de soi La liberté n'est ni en soi ni pour soi: elle est pour le tout, la société. Il semble comme une évidence alors que si la liberté est rapport de moyen, elle peut être instrumentalisée en vue d'une fin plus noble, telle que, aux yeux de Durkheim, la moralité. Comme Saint-Simon, il ressent la liberté politique une monstruosité167(*) et il va adhérer à l'emploi social de la liberté: « la vrai liberté ne consiste pas à rester les bras croisé, si l'on veut, dans l'association ; un tel penchant doit être réprimé sévèrement partout où elle existe ; elle consiste au contraire à développer sans entrave et avec toute l'extension possible, une capacité temporelle ou spirituelle utile à l'association168(*) ». C'est, en fait, dans son enquête sur les causes du suicide qu'Émile Durkheim pose la pierre angulaire de son édifice. A partir des preuves statistiques dont il dispose, il va pouvoir légitimer la cohésion sociale contre la liberté. En effet, il démontre alors que la baisse d'intensité de la cohésion sociale provoque le suicide, que tout état social qui évolue trop vite (en bien ou en mal, en prospérité comme en misère) a pour effet d'augmenter les suicides. A l'oeuvre, la même logique : celle de l'inadéquation des envies et des possibilités. Le suicide est contre nature : en cela, Durkheim est un moderne169(*) ; le suicide n'est pas signe de liberté individuelle mais de morbidité sociale. Le suicide en soi est une tare sociale, mais les suicide égoïstes et anomiques le sont peut-être encore davantage parce qu'ils témoignent d'un abus d'individualisme ou d'encadrement. Ce mal ne vient pas de la liberté de pensée ou de l'essor de la science: ces manifestations parallèles sont innocentes, seule l'anomie est blâmable. Ainsi, au sujet des règles morales : « si elles s'imposaient toujours avec la même énergie, on ne penserait même pas à en faire la critique »170(*). Les catholiques comptent plus de croyances et de pratiques communes en comparaison des protestants: voilà pourquoi ces derniers se suicident davantage. Il serait hâtif de réduire l'un à l'autre. C'est toute la dévotion de Durkheim pour la liberté de pensée et la science qui transparait ici. Mais Durkheim veut réveiller l'appétence pour le sentiment commun, et à défaut de pouvoir le faire en actes, il exhorte le sentiment en idées. On retrouve à travers ses différentes oeuvres une préoccupation commune autour de la morale, projeté autour de deux éléments. Dans De la division du travail social, les étalons sont le rapport à la règle de droit et l'intensité du rapport social, et il tente d'exposer l'existence de liens solidaires. Dans Le suicide, il signale l'existence de deux stigmates du corps social: le suicide anomique et le suicide égoïste. Dans L'éducation morale, il cherche les remèdes à ces états sordides, en préconisant d'une part la discipline et de l'autre l'attachement au groupe. Une ligne de fracture entre les deux formes du lien social (la régulation et l'intégration) balise ainsi plusieurs de ses grands ouvrages171(*). Ces brèches dans la morale témoignent aussi d'une désertion partielle des liens de solidarité, recoupant la solidarité par le droit ou le devoir et la solidarité de sentiment. On peut ainsi considérer que c'est son idéal moral qui sert de pierre de touche à la notion de solidarité. Ces idées, exposées par étapes dans son cours sur l'éducation morale, se ramènent principalement à deux: discipliner l'homme et provoquer son abnégation. D'autant que l'auteur éprouve une certaine amertume pour le temps présent. La société du XIXème siècle traverse en effet une phase critique: « il n'y a pas dans l'Histoire de crise aussi grave que celle où les sociétés européennes sont engagées depuis plus d'un siècle »172(*). Et cette crise de la morale est glauque: « si la société n'a ni cette unité qui vient de ce que les rapport entre ses parties sont exactement réglés, de ce qu'une bonne discipline assure le concours harmonique des fonctions, ni celle qui vient de ce que toutes les volontés sont attirées vers un objectif commun, ce n'est plus qu'un monceau de sable que la moindre secousse ou le moindre souffle suffira à disperser.173(*)» Durkheim estime donc que la faillite de la morale est double: d'une part l'anomie, de l'autre le manque d'ouverture à l'autre, le repli égoïste. Durkheim s'attaque donc au problème dual du manque de cohésion à la racine, en exposant comment communiquer le goût pour la discipline et l'attachement au groupe. Mais il sait que son entreprise n'a pas grand sens dans une société d'individus libres. Il s'adresse donc à l'avenir, aux générations futures. Il s'agit de transmettre aux enfants, sans excès d'austérité, quelques principes moraux de respect de la règle et d'envie de liaison aux autres. Pour faire entrer l'enfant dans son modèle de société, il donne des conseils de pédagogie au maître. Le premier aspect de la morale est donc la discipline. Discipline : ce mot fleurit à merveille dans le paysage durkheimien. Etymologiquement il n'évoque pas la coercition et peut s'entendre comme un apprentissage à l'enfant par celui qui emblématise une force, comme une foi mystérieuse. Pour Jean-Claude Filloux, « la discipline est comme un Dieu jaloux et redouté qui ne permet pas que ses ordres soient transgressés »174(*). Pour éclaircir l'idée de discipline, le doctrinaire va affirmer la connexité de la morale et du devoir. On sait que les limites de la morale sont exacerbées, qu'elle s'apparente peu ou prou au tout social. Dans l'éducation morale cependant, la morale sert de concept unique pour désigner la pluralité des devoirs. « Le domaine de la morale, c'est le domaine du devoir, et le devoir, c'est une action prescrite »175(*). Ou encore: « Le devoir, c'est la morale en tant qu'elle commande »176(*). Mais le devoir formule des impératifs de nature différente, selon la situation. Il critique la conception d'un chapelet d'auteurs (Kant, Bentham, Mill, Spencer) en soulignant précisément l'abstraction de leur morale ou de leur loi de survie177(*). La morale est donc composée de déclinaisons infinies et précises: les règles. Pour transmettre le goût d'une attitude bienséante et disciplinée des enfants, le sociologue se fait pédagogue. Il s'adresse aux instituteurs et leur recommande l'usage de certaines formes. Ainsi, à l'école, une voix ferme, tonique, sans pour autant inspirer la crainte, sans trop dicter les conduites. Il doit avoir conscience de la noble mission dont il est investi178(*), et une certaine confiance quant à son pouvoir. L'éducateur doit aussi favoriser, dans la mesure du possible, le goût de la régularité179(*). Bien que certains sujets y soient réfractaires, la régularité des actions facilite la prise d'habitudes derrières lesquelles se profilent les obligations. De plus, si une conduite doit être sanctionnée, elle doit faire l'objet de la punition la plus juste possible. Juste, la sanction doit l'être parce qu'elle s'adresse à la raison, et que cette rationalité conditionne l'apprentissage des règles. Il légitime en revanche les peines collectives, génératrices de sentiments solidaires : « quel moyen plus puissant de donner aux enfants le sentiment de la solidarité qui les unit à leurs compagnons, le sens de la vie commune »180(*). Les conseils sont donc assez rudimentaires. Ce qui participe d'ailleurs de sa conviction de pédagogue: « enseigner la morale, ce n'est pas la prêcher, ce n'est pas l'inculquer: c'est l'expliquer »181(*). Il est effet impératif que le comportement des enfants ne soit pas brusqué et qu'il soit naturellement induit par la raison. C'est ici que l'idée d'autonomie de la personne intervient. Les enfants doivent avoir conscience de leur action car autrement ils sont condamnés à une moralité « incomplète et inférieure ». Pour Durkheim, cette moralité continue de jouir à son époque d'un prestige d'origine religieuse dont il convient en conséquence de profiter. D'autre part, Durkheim donne un conseil pour favoriser l'altruisme: il faut mettre les jeunes individus un maximum en contact les uns avec les autres. On devine que Durkheim souhaite créer des situations d'effervescence qu'il juge bénéfique. En somme, les enfants doivent être progressivement sensibilisés aux mécanismes sociaux de transcendance, ils doivent enregistrer les assises fondamentales de la morale que sont la tempérance, la modération. Durkheim a conscience de la plasticité de l'esprit de l'enfant, qu'il compare à celui d'un sujet sous hypnose182(*). La moralité sera donc présentée avantagement aux enfants, qui seront incités à tôt se sentir responsables, à adopter une attitude pondérée caractérisant les adultes. En répondant d'eux même, ils seront plus libres. La maitrise de soi est en effet la « première condition de tout pouvoir vrai, de toute liberté digne de ce nom »183(*). Sociabiliser, favoriser la solidarité à travers l'apprentissage de la règle est donc libérer l'individu, qui grâce à sa personnalité sociale, saura se contenir. Durkheim dresse ainsi une relation nécessaire entre la règle et la liberté, liberté qu'il confond avec l'individualité des êtres. La liberté qui s'exprime dans l'école du respect, elle est morale et donc juste, bénéfique, bonne. Le sociologue est en partie moraliste. Cependant, de telles indications peuvent apparaitre assez optimistes, bien qu'elles soient suffisantes aux yeux de l'auteur. Il sait par ailleurs que la pédagogie est une science en voie d'élaboration. Paul Fauconnet estime que « si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim, il est possible d'individualiser en socialisant »184(*). Mais Durkheim admet toutefois que sa conception n'a que bien peu d'égard pour l'individu appréhendé à travers ses différents composants: « Le devoir [...] implique presque nécessairement l'idée d'un effort nécessité par une résistance de la sensibilité : les deux aspects s'opposent ». Aussi, s'attacher à des fins morales, c'est, par hypothèse, se déprendre de soi, froisser ses instincts, ses penchants. Il questionne même les implications de la discipline: « toute discipline n'est-elle pas essentiellement un frein, une limitation apportée à l'activité de l'homme? Mais limiter, réfréner, c'est nier, c'est donc détruire partiellement, et toute destruction est mauvaise »185(*). Il admet même que: « des sentiments même les plus généreux [...] sont l'indice incontesté d'une altération de la volonté »186(*). C'est à se demander si en restaurant avec intelligence l'énergie de la règle, Durkheim n'estime pas que la perception de l'individu sur sa liberté s'efface. Et cependant, le troisième élément de la moralité est l'autonomie187(*). Pour Jean-Claude Filloux, l'autonomie est « liée à tout un processus de compréhension, d'intelligence raisonnée du sens même de l'allégeance aux normes groupales »188(*). L'autonomie, entendue comme respect aux règles que l'un s'institue n'a donc pas sa place dans le schéma durkheimien. L'éducation a pour fonction d'habituer à l'autonomie collective. Deux nuances s'imposent: d'une part il est évident que Durkheim défend l'individualisme, à défaut peut-être de défendre l'individualité. Il ne s'agit pas de comprimer l'enfant. L'abus de pouvoir du maître est bien plus à redouter que la révolte de son auditoire. C'est probablement dans cette perspective aussi qu'il faut entendre la transmission du sentiment de dignité qu'il encourage dans l'éducation, et la condamnation des peines corporelles sur l'élève.189(*) D'autre part, il ne faut exagérer la tournure moralisante de sa pensée. Ainsi, par exemple, le suicidé altruiste (qui aujourd'hui aurait la grâce de l'ironie tant le narcissisme perce) apparaît triste à notre sociologue, il le plaint presque, comme un pauvre individu au trop mince tempérament. Malheureux être qui n'a su comprendre que le droit de vivre est le premier des droits, qui n'a pas saisi que sa raison d'être de la vie est hors de la vie elle-même190(*) ! Toute la subtilité de la pensée durkheimienne s'échafaude dans ce jugement : il ne déprécie l'individualisme qu'en tant qu'il colporte l'égoïsme mais ne le banni pas en soi ; il sait apparaître intransigeant au sujet d'un excès de solidarité positive. On connait sa conclusion sur le suicide, qu'il faut pouvoir lire à double sens: « le suicide varie en raison inverse du degré d'intervention des groupes sociaux dont fait partie l'individu »191(*). Ce qui fait de Durkheim un véritable théoricien de l'équilibre social, de la juste intégration. Durkheim saura toujours balancer sa réflexion entre deux pôles, bien qu'il semble qu'une tendance plus marquée dans le sens de la moralité se dégage de son oeuvre L'éducation morale. Comment situer Durkheim par rapport à son temps? Une nouvelle forme de libéralisme apparaît fin XIX, qui pointe davantage les devoirs des sociétaires192(*). Durkheim passe parfois pour libéral, mais c'est un faux libéral puisqu'il se permet de décider du sort de l'autre. Si l'on prend comme pierre de touche une déclaration de Léon Bourgeois (dans une conférence de novembre-décembre 1901 à l'EHESS), on peut s'interroger sur les subsides de la liberté individuelle: « s'il veut agir en être social, l'homme doit, en bonne justice, de sa propre liberté racheter à tous cette part de lui-même qui lui vient de tous en consentant sa part dans le sacrifice commun nécessaire pour assurer à tous l'accès aux avantages ou la garantie contre les risques de la solidarité »193(*). Car étant donné l'ampleur de la tâche, l'individu se fondra éperdument dans un tout, quand bien même l'action est réfléchie et qu'il y consent. Cet esprit de « retour au géniteur social » se retrouve nettement dans ses écrits. Critique de la totalité institutionnelle, Durkheim est libéral: il ne cautionne pas le tout-État ou la corporation au-delà de bornes nettes. Mais, persuadé que l'usage de la liberté doit être conforme à un certain bonheur réglé (d'un point de vue individuel comme collectif), il fait injonction à l'individu de participer au social. C'est, très certainement, le gage d'une solidarité généreuse. Par ces côtés, il s'apparente à un Rousseau qui voulait forcer le citoyen à être libre. Durkheim veut forcer le l'individu à être solidaire, par conséquent à être libre. Mais là ne s'arrête pas le déchiffrement sur le positionnement politique dans ses oeuvres: pour peu qu'il eut consenti à admettre l'innéité de droits dans la tranche historique de son temps, il pourrait passer pour un républicain moderne194(*). Mais les droits de l'homme chez l'auteur ne sont pas innés, ils sont déduits du processus historique, et à ce titre il peut se voir accuser d'historicisme. Cependant, Durkheim épouse son temps. La réalité morale présente l'homme comme un sujet libre, digne de droits. Il est prêt à s'en accommoder mais refuse d'oublier que c'est par la société que l'homme accède à ces qualités au cours de sa vie. L'homme est libre lorsque qu'il est à même d'être responsable, de répondre de lui devant la société. En conséquence, l'individu revient au groupe, car lui seul lui apporte la conscience de son utilité. Durkheim table sur une logique en circuit fermé: ce sentiment de valorisation doit pousser l'individu à mieux pénétrer le groupe. On soulignera l'originalité de sa pensée à cet égard: en scientifique il est prêt à défendre Zola dans l'affaire Dreyfus parce qu'il estime que l'esprit du temps se prête mieux aux valeurs individualistes. Dans ce contexte, on saisit le jugement que Jean-Claude Filloux porte sur le sociologue: « défendre les droits de l'individu, les droits de l'homme, c'est défendre du même coup les intérêts vitaux de la société »195(*). Effectivement cette opinion qu'il se permet sur la scène politique est relayée par une théorie. Mais pour justifier comment un épistémologue peut se permettre d'intervenir sur la scène publique, quelques développements sur le rôle de la science comme curseur du changement moral sont nécessaires. * 153 Durkheim E., Le suicide op. cit, p. 274 * 154 Ibid., p. 274 * 155 Ibid., p. 272 * 156 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. III * 157 Hirschhorn Monique (dir.), Max Weber et la sociologie française, coll. « Logiques sociales », L'Harmattan, 1988, 229 p., p. 169 * 158 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. III * 159 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 132 * 160 Durkheim Emile, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, coll. « Petite bibliothèque de sociologie internationale », Librairie Marcel Rivière, Paris, 1966, 200 p., p. 147 * 161 Ibid., p. 149 * 162 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 285 * 163 Georges Davy a cette formule très précise sur le lien, presque louche, qu'entretiennent les causalités durkheimiennes : Faut-il croire qu'ouvrir les yeux sur les conditions concomitantes oblige à les fermer sur les conditions antécédentes, comme si la nécessaire solidarité horizontale des conditions d'existence du moment présent devait se détacher de la solidarité verticale qui les lie à l'équilibre précédent, comme si la fonction ne devait rien à la genèse ? Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 17 * 164 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 71 * 165 Ibid., p. 22 * 166 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 277 * 167 Durkheim E., Le socialisme op. cit., p. 183-185 * 168 Ibid.., p 184 * 169 C'est que l'assise est renversée : comme l'holisme domine chez les Anciens, l'audace de l'acte parait remarquable, tandis que chez les modernes par trop individualistes, il faut éviter le suicide pour préserver le groupe. * 170 Durkheim E., Le suicide op. cit. p.156 * 171 « L'intégration sociale n'est plus seulement conçue comme l'intégration de l'individu dans la société, comme dans La Division du travail social ou dans Le Suicide où elle est surtout l'instrument par lequel la régulation sociale s'exerce sur l'individu en l'attachant au respect de normes. Elle devient bien davantage : la participation aux représentations collectives, le sentiment ressenti par l'individu d'une communion étroite entre lui et la société, jusqu'à ne pouvoir se définir lui-même que par son appartenance à la société avec laquelle il ne fait qu'un. L'ordre social n'est plus essentiellement assuré par un principe externe de régulation mais par un principe interne à l'individu : ses conduites lui sont dictées non tant sous la pression sociale ou par des routines que par des convictions ». Cuin Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », op. Cit., p. 18 * 172 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 144 * 173 Ibid., p. 144 * 174 Ibid., p. 11 * 175 Ibid., p. 56 * 176 Ibid., p. 71 * 177 Pour une vision plus ample: « ce qu'on appelle la loi générale de la moralité, c'est tout simplement une manière plus ou moins exacte de représenter schématiquement, approximativement, la réalité morale, mais ce n'est pas la réalité morale elle-même », ibid., p. 58 * 178 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p.67 * 179 « Par « discipline » il faut entendre un apprentissage de règles qui doit permettre, d'une part, de régulariser les conduites en créant des habitudes et, d'autre part, d'obéir à une autorité. En fin de compte, il s'agit ici de substituer au chaos d'une activité purement émotionnelle une orientation vers une activité soumise à une contrainte extérieure. Dans le langage weberien, il s'agit de passer de l'action « émotionnelle » à l'action « traditionnelle ». Cuin Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », op. cit., p. 16 * 180 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 306 * 181 Ibid., p. 164 * 182 Durkheim E., Education et sociologie, op., cit. p.64 * 183 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 80 * 184 Durkheim E., Education et sociologie, op. cit., p.17 * 185 Ibid., p. 52 * 186 Ibid., p. 73 * 187 Malheureusement le chapitre sur l'autonomie dans son versant « pratique » n'a jamais pu être édité. * 188 Ibid., p. 17 * 189 Ibid., p. 202 * 190 Durkheim E., Le suicide op. cit., p.237 * 191 Ibid., p. 223 * 192 Logue William, « Sociologie et politique, le libéralisme de Célestin Bouglé », Revue française de sociologie, janvier-mars 1979, p. 141-153., p. 143 * 193 Senchet Emilien, Liberté du travail et solidarité vitale, thèse de doctorat ès lettres philosophie, soutenue à l'Université de Toulouse, F. Giard & E. Brière, 1903, 421 p., p. 80. Il est clair que le choix de la profession ne doit jamais être imposé : « c'est nous qui choisissons notre profession et même certaines de nos fonctions domestiques». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p.208 * 194 Pour Luc Ferry et Alain Renaut, sont républicains ceux qui répondent à ce modèle politique: « ajoutant au droit individuel un droit social en vertu duquel la Nation doit non seulement protéger les droits individuels, mais aussi assurer la subsistance de sa partie la plus malheureuse., (Ferry Luc, Renaut Alain, Philosophie politique, 1ère édition, coll « Quadrige », PUF, Paris, 2007, 603 p., p. 583). On sait que Durkheim défend les libertés formelles. Néanmoins il cherche également obtenir sa concrétion. En traitant de Linguet, il écrit « C'est donc la liberté qui a fait tout le mal, parcequ'en libérant le serf elle l'a, du même coup, privé de toute garantie ». (Durkheim Emile, Le socialisme,op. cit., p. 88) Au total, se doit de le considérer comme un Républicain, par sa protection de l'ordre social et l'universalité des valeurs qui le fonde. La principale caractéristique de la pensée durkheimienne est bien qu'elle n'admet aucun clivage. * 195 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit. p. 14 |
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