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Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim

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par Hadrien Kreiss
Université Paris II Panthéon Assas - Diplôme de Master II (Recherche) "Philosophie du droit et droit politique" 2009
  

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2° Le champ moral : éléments d'une théorie reposant sur le sacré, l'autorité et le devoir, observables à travers le fait social.

La naissance de la conscience collective est à lier aux états d'effervescences collectifs, aux cours desquels, donc, se structure élémentairement la conscience individuelle, bien que le rapport aux règles morales demeure inchangé. Plus généralement, ce processus est authentifié à travers le fait social, permettant d'illustrer la difficulté pour le sociologue d'observer la réalité solidaire sans la tronquer.

a) Le sacré qui se prolonge dans l'autorité, un présupposé solidarisant de la règle morale

Pour Durkheim, l'unité sociale est supposée par la nature humaine. Dans une perspective historique, à l'origine, c'est la croyance dans le totem qui affiche l'unité de la tribu. Non que le totem soit l'étendard de particularités indigènes: il est une bannière impersonnelle, anonyme, synthèse du sentiment de totalité, de sacré, des membres. Le groupe, pour prendre conscience de lui-même, doit être matérialisé: le totem est allégorique59(*).

Quant au totem individuel, postérieur à l'apparition du totem groupal, il n'est que la transposition du culte voué en commun, il est censé correspondre mieux aux besoins de l'individu. Ce besoin traduit une aspiration à projeter au dehors sa propre nature sociale, et c'est peut-être, le premier symptôme d'individualité observable, bien que dans un rapport au collectif. En effet, le but moral participant de la vénération totémique s'est vu assujetti à des fins plus utilitaires ou vitales: assurer la survie du groupe. Mais le principe totémique demeure car selon Durkheim, un être sacré qui se scinde maintient chacun de ses attributs.

Pourtant, cette unité sociale et cette univocité des représentations est le fruit d'une activité récréative des membres de la tribu. Les hommes au départ ne sont pas différenciés mais isolés, la similitude n'est pas donc tant le postulat originel. «En effet, par elles- mêmes, les consciences individuelles sont fermées les unes aux autres ; elles ne peuvent communiquer qu'au moyen de signes où viennent se traduire leurs états intérieurs »60(*). Donc, avant de communiquer formellement, l'individu communie : c'est le temps du sacré. La psyché de l'homme est duale, et les instants d'effervescence jaillissent de la nature sociale de l'humain. Comme l'a fait remarquer une auteure, cette effervescence « ...est créatrice d'une substance générique dans laquelle la société était supposée laisser son empreinte »61(*)

La fraternité (le fait de se considérer comme frères) est en réalité quelque part un artificialisme né de l'imagination des hommes, pour s'expliquer l'effervescence collective. « On voit que cette fraternité est une conséquence logique du totémisme, loin d'en être le principe. Les hommes ne se sont pas crus des devoirs envers les animaux de l'espèce totémiques parce qu'ils s'en croyaient parents ; mais ils imaginèrent cette parenté pour s'expliquer à eux même la nature des croyances et des rites dont ces animaux sont l'objet »62(*). Sous cet angle, la solidarité des temps premiers, caractérisée par la similitude, est toute aussi objective que le type organique de solidarité fondé sur la différenciation.

Mais tout sentiment d'union est naturellement crée par le faux antagonisme du profane et du sacré. La solidarité sociale est tenue par l'épouvante au premier et la ferveur au second. C'est bien pourquoi le pur et l'impur sont quelque part deux variétés du même genre63(*).

Pour la cohérence de son édifice social, il est significatif que Durkheim creuse la question de l'origine de cette dynamique sacrale, aux qualités structurellement unificatrices. Dans les formes, il établit que le sacré, comme les notions de temps64(*), de force et de totalité, sont des catégories de l'entendement inhérentes au groupe social. Ainsi, l'idée de force dérive du mana ou notion apparentée, primitivement observable en chaque tribu, tandis que celle de totalité ne peut, de la même manière, exister que lorsque la société prend conscience d'elle-même, c'est-à-dire pendant ces moments d'exaltation collectifs. En faisant de l'effervescence le sillage des catégories de l'entendement, Durkheim implante dans la constitution psychique des hommes des catégories nécessaires à la constitution de son idéalisme social.

Comme le remarque Jean-Claude Filloux, l'intégration des individus résulte d'un processus : « La solidarité des individus et des groupes réside dans l'unité d'allégeance à un corps commun de règles et de valeurs [...] intériorisées dans la personnalité des membres de la société globale, bien qu'analytiquement indépendantes des individus et institutionnalisées dans le système social»65(*). C'est d'ailleurs l'objet de certains enseignements de sociologie qu'il dispense ; il explique la logique d'attachement aux règles par sa thèse sur le sacré. Dans la terminologie de Parsons, cet ensemble de règles donne lieu à un « modèle culturel normatif ». Mais pour Durkheim, ce processus spirituel est universel ; il n'est pas culturel car il est, nécessairement, naturel. Seuls les concepts, (comme le genre et l'espace) résultent de processus historiques locaux.

On commence à apercevoir la façon dont Durkheim articule les grandes idées de sa pensée : la solidarité, objective, peut s'appuyer sur une théorie du sacré comme fait social ou courant social (le courant social présentant les mêmes traits caractéristiques que le fait social, il se distingue de ce dernier par sa dynamique, son mouvement). Pour comprendre le prolongement du sacré aujourd'hui dans les règles morales, la notion d'autorité se révèle particulièrement éclairante. L'autorité est une notion essentielle parce qu'elle participe de cette inclinaison devant les puissances morales, qui agissent par voie de prescription.

« Par autorité, il faut entendre l'ascendant qu'exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous »66(*). L'empire moral, dans les libellés durkheimiens, est toujours construit, par évocation symbolique sans doute, du haut vers le bas. C'est l'horizon du ciel, qui, formalisé dans une institution ou personne captivante, fascinante, fait plier notre volonté individuelle. Précisons que ce qualificatif de « reconnaissance » n'est pas un acte de dévolution, et qu'au mieux il s'en réfère à une opération de constat.

Avec cette définition, Durkheim embrasse bien les origines de la notion d'autorité, entre traditions et religion. L'autorité n'a pas de contours fixes et c'est regrettable (son acception de l'autorité se rapproche, dans des temps historiques plus avancés, de celle adoptée par Max Weber, elle devient plus objective en désignant le groupe des fonctionnaires chargés de représenter l'autorité). Mais on comprend sans peine que cette autorité s'exerce légitimement, dans le sens où elle est juste, parce qu'elle s'exerce en vue d'une fin collective. Comme chez Saint Thomas, l'autorité est cette force unificatrice limitant l'autonomie des membres pour permettre la vie commune67(*). Ainsi, l'individu durkheimien est toujours un vassal: la force sociale le transcende et prime sur lui, par le simple fait que  « l'homme naît toujours dans un monde qu'il n'a pas fait », dont il ne décide jamais du fonctionnement. Les règles dominent l'individu mais ne l'expriment pas. Elles expriment la réalité morale, figurée dans la conscience collective.

De ce fait, l'autorité est perçue à ses débuts comme mystique68(*). L'autorité apparait également naturelle. C'est la conséquence de son hypothèse de départ, le moi social. Il récuse les théories de l'autorité de type patriarcale élaborées par de Fustel de Coulange et Sumner Maine, qu'il estime en contrariété avec la réalité scientifique. Les sociétés embryonnaires, agrégats amorphes, ne connaissaient pas l'exercice de l'autorité69(*); elles ne requéraient pas ce pouvoir dans la mesure où elles étaient indépendantes les unes des autres. C'est donc avec l'émergence d'agrégats plus complexes, polysegmentaires, alliages de clans et familles, que la société politique naît, et dont le canon est cette autorité, car alors les forces symboliques se sont révélées insuffisantes.

La notion d'autorité a partie liée à celle de règle formelle, ou plus exactement elle en constitue le support. L'autorité, idée parfois un peu opaque dans ses écrits, donne du poids à des normes précises, aux contours arrêtés. La règle, ou plus généralement la prescription morale, est ainsi caractérisée par l'autorité et par un deuxième signe déterminant : la régularité, c'est-à-dire le rapport à l'habitude évoquant la fréquence et la répétition permettant l'ancrage définitif dans l'esprit de l'individu.

La solidarité contemporaine procède, par la médiation de règles arrêtées, d'une logique sacrale: tel est le suivi synthétique de sa réflexion, qui couvre le panorama des faits de la puissance sociale. Durkheim est ainsi l'auteur d'un système très complet du point de vue de la solidarité sociale, si l'on apprécie l'ensemble de ses divers écrits. Par hypothèse, la solidarité sociale s'instaure comme par nécessité physiologique70(*).

Dès lors, on ne sera pas surpris de voir Durkheim définir la règle sociale, non seulement comme une chose habituelle mais obligatoire, c'est à dire nécessaire et « soustraite à l'arbitraire individuel »71(*). Ce rapport si naturel entre le psychisme humain et la naissance de la règle va dans le sens d'une virtuelle privation de liberté de critique. Car si c'est par rapport au détachement des lois biologiques que Durkheim envisage tant la liberté que l'idée même d'individualité, c'est que la distanciation à l'égard de l'instinct directeur est impliquée par notre nature humaine, grâce à la conscience sociale, libératrice.

L'obligation se suffit à elle-même, car peu importe sa substance, elle est honorée en raison de sa seule essence sociale. Aussi, en discréditant les thèses du contrat social, il sape le fondement de la loi en tant qu'acte de volonté. Et le social préjuge toujours d'une force qui tient le timon, qui écrase le flot humain : « ce qui fait vraiment le respect de la loi, c'est qu'elle exprime bien les rapports naturels des choses »72(*).

Pour Henri Bergson, le «tout de l'obligation», c'est-à-dire le respect dû pour lui-même à l'obligation, est comparable à un souffle de vie73(*) vital à la survie du groupe. Ce souffle pourrait être comparé à l'effervescence, à la différence près que l'organicisme de Durkheim coupe court à la liberté de l'homme qui est un postulat nécessaire. En effet, on ne peut envisager l'obligation sans son contraire, la liberté, et, en l'occurrence la volonté, qui impulsent un élan toujours renouvelé. C'est-à-dire que la flamme collective a pour âtre l'individu, qui donne l'élan, qui maintient la tension nécessaire à l'activité humaine. La solidarité est alors autant le fait d'un acte de volonté qu'une nécessité.

Mais ce devoir n'est qu'un commandement et non une loi. Il établit une distinction essentielle entre le commandement moral et la loi physique, naturelle. La relation loi et commandement se décline de façon à ce que la loi tend à prendre au commandement ce qu'elle a d'impérieux et le commandement tend à prendre à la loi sa naturalité74(*). Par conséquent l'obligation est à la nécessité ce que l'habitude est à la nature. Se soumettre à l'obligation n'est donc pas pour Bergson se soumettre à la nature. Ce qui n'empêche que l'individu a le devoir plus éthique de cultiver son « moi social » pour servir le groupe75(*).

Durkheim n'établit pas la distinction de Bergson: l'obligation relève de la nécessité. Les prescriptions sont donc en principe presque intouchables.

Cette analyse est le produit d'un raisonnement qui s'applique à tout le champ moral, qui englobe tout le social, à trois exceptions près: la science, l'art et l'industrie76(*). Le laboratoire du sociologue est donc vaste. Afin de justifier l'observation scientifique de la société, Durkheim pose les bases épistémologiques de ses études à travers la notion de fait social. Le fait social présente un intérêt pour illustrer, sous un nouvel angle, l'asymétrie du rapport de l'individu à la société.

b) L'extériorité et la contrainte: le caractère « hétéronomique » des faits sociaux

Le fait social se définit par deux caractères: sa contrainte exercée sur l'individu et sa nature extérieure77(*). Émile Durkheim est conscient du fait que le terme de contrainte fera polémique, qu'il « ...risque d'effaroucher les zélés partisans d'un individualisme absolu ». Mais tout ce que signifie ce mot, c'est que « La plupart de nos idées et de nos tendances ne sont pas élaborées par nous » : « l'être-au-monde » est conditionné socialement. Extérieur, le fait social ne s'impose cependant qu'en vertu des qualités qu'il revêt. Ainsi, l'extériorité semble contraignante en même temps que la contrainte semble par hypothèse extérieure. A s'en tenir à la lettre de ces deux expressions censées désigner le fait social, une confusion règne. Vis à vis de l'individu, le fait social semble ainsi par nature « hétéronomique ».

Raymond Aron est l'auteur d'une définition originale, bien que simple, de l'hétéronomie dans la pensée sociologique78(*) : cela consiste à prendre pour jugeau, au lieu d'une collectivité vivante et proche, le monde, le « on ». Il est clair qu'à cet égard bien des choses sont critiquables chez notre auteur : ses définitions sont systématiquement larges, et il s'en réfère au  « nous » pour habilement éluder une indication expresse au « nous être humain » ou au « nous personne à part entière ». Chez Durkheim, le « nous » doit être appréhendé comme l'individu constituant déjà le groupe.

Mais pour éviter une condamnation trop simpliste du raisonnement durkheimien, il doit être plus rigoureusement précisé ce que contient cette idée de contrainte extérieure. Le fait social « s'impose », c'est-à-dire qu'il ne peut être posé par l'individu, qu'il existe sans le gré, l'aval de sa volonté. Ajoutons que la contrainte est manifeste dans toute convention, aussi bien dans le langage que dans la monnaie. La contrainte est ainsi ce qui permet la confiance des sujets sociaux dans l'ordre établit, et cette contrainte est sentiment ou croyance. Mais alors, cette notion de contrainte est équivoque : parce que la définition est large, qu'elle s'applique « à des croyances intériorisées », elle ne saurait demeurer simplement extérieure. D'extrinsèque, la contrainte passe également pour intrinsèque. La contrainte peut ainsi apparaitre comme voulue par l'individu, bien que ce terme de « croyances » nous interdit d'y voir un état de pleine conscience.

La nature humaine comporte une inclinaison à l'assujettissement. Le risque de cette idée, c'est que la liberté humaine vienne à en être théoriquement niée, comme si l'individu souhaitait l'oppression. Or il semblerait que pour Durkheim, c'est le caractère formellement extérieur des faits sociaux qui l'autorise à ne pas se prononcer sur l'existence de la liberté. Loin de se réduire à une caractéristique du fait social, la contrainte semble exclusivement sociale. Elle est même d'essence sociale, et on peut dire que le social a aussi la contrainte pour principe.

Cependant, pour Raymond Aron, qui cherche à opérer une lecture intelligente de l'auteur, la contrainte peut convenir à la reconnaissance des faits sociaux79(*). A condition de s'en tenir à cette dimension objective, car si la contrainte peut être observée extérieurement, c'est qu'elle n'éclot qu'avec la constitution du groupe. Talcott Parsons se montre peut être plus critique. Il accuse le modèle de solidarité et le caractère des faits sociaux. La contrainte est pour l'américain indissociable du pouvoir. Il privilégie l'usage de deux variables qu'il croise dans un tableau dynamique : la pression et la différenciation.

Pour résoudre cette question du caractère intrinsèque ou extrinsèque de la contrainte, il est préférable de plonger au coeur des formes, où Durkheim définit ce qu'est le respect témoigné à l'égard de sujets individuels ou collectifs. Il part de l'idée de force, car c'est elle qui automatiquement crée l'action ou la prohibe. Aussi, l'efficacité d'un commandement religieux provient du « rayonnement de l'énergie mentale qui est en elle »80(*) , ce sont les propriétés psychiques qui imposent d'elles-mêmes le respect. Le sujet suit la voie indiquée par l'autorité morale en raison de l'intensité de l'état mental du commandeur. Durkheim en arrive à la définition suivante du respect : c'est « cette émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle qui se produit en nous ». D'après son dernier grand livre, les individus, animés par leur seule réunion enfantent un être nouveau, sacré, qui n'est pas intrinsèque puisqu'il est « surajouté »81(*). On remarque cependant qu'en général, si le  répertoire conceptuel de Durkheim se veut précis, chaque concept semble confronté aux mêmes ambiguïtés, entre endogénéité et exogénéité des attributs. Une certitude règne cependant: l'auteur rejette la contrainte matérielle.

Dans son article « La science positive de la morale en Allemagne »82(*), l'auteur reprend Jhering qui distingue trois formes de contraintes: celle qu'exerce un individu sur l'autre, celle qui s'accomplit de façon diffuse, et la dernière est celle organisée et concentrée par l'État. Si l'on applique ce modèle à Durkheim, on remarque qu'il ne s'est vraiment intéressé qu'à la deuxième forme, immanente et invisible. Il condamne la première qu'il estime non fondée sauf à ce que la contrainte soit charismatique (il blâme l'homme qui contraint non par ses qualités intellectuelles ou morales mais par sa richesse83(*)) et, bien sûr, ne préconise pas d'user de la troisième, au fait de la lourdeur de l'action étatique. C'est dans cette optique que doit être entendu l'usage de ce mot de contrainte, qu'il pose comme criterium du fait social.

Ainsi, la coercition matérielle n'a pas de prise sur le comportement des individus. La spontanéité de la vie sociale s'oppose d'emblée au régime coercitif des phénomènes sociaux. Sous cet angle, il est difficile d'imaginer une contrariété de la liberté individuelle et de la contrainte. L'auteur précise d'ailleurs que cette contrainte n'a pas de quoi ébranler l'idée de personnalité84(*). D'autre part, cette contrainte est ce qui force l'unité du groupe : la contrainte témoigne d'une solidarité qui est observable pour le sociologue dans le respect des « règles de l'art ».

Bercé par une humeur collective invisible, l'individu ancre la société en lui. Cette théorie de la sociabilité est absolument essentielle, car Durkheim semble partir du principe qu'à partir du moment où le sujet a une volonté exprimée socialement, il ne peut se considérer que comme redevable de la société qui l'a construit. Ainsi, les forces sociales bénéficieront d'une sorte d'attraction irrésistible, elles deviendront désirables. Voilà pourquoi la contrainte est sans peine intériorisée : « l'individu ne défère pas à la règle seulement par peur du gendarme mais par respect pour la loi »85(*). En rappelant aux individus leur coloration sociale, Durkheim peut promouvoir un champ magnétique autour du social et incliner l'individu à s'y fondre.

Ainsi, Durkheim refuse absolument l'idée d'utilitarisme du sujet : le calcul ou la délibération par le sujet est exclue. Celui-ci poursuit une action indépendamment de ses conséquences, de ses gains ou bénéfices, de ses dangers ou nuisances. Ce qui semble aller à l'encontre de cette proposition, c'est que Durkheim admet que le sujet opère une représentation de la personne morale ou matérielle qui s'adresse à lui : comment imaginer que la représentation n'est pas orientée, façonnée aussi par notre instinct de conservation, par notre recherche du plaisir ?

Les nervures de l'organicisme durkheimien amènent ainsi, directement ou de façon intermittente, à considérer deux idées. La première est le fait que la solidarité est déterminée par un ordre moral, qui repose essentiellement sur la conscience collective86(*). La logique de la conscience collective permet d'entrevoir un rapport particulier aux règles morales, c'est à dire que vis à vis des individus, la relation semble n'être qu'à sens unique. La conscience collective apportant aux individus leurs premières lueurs d'intelligence, ceux-ci sont dépendant d'elle ad vitam aeternam.

Le deuxième élément se rapporte à l'individu : il est conditionné à être pénétré émotionnellement par la force que dégage la société. On peut d'ailleurs considérer, d'une façon générale, que la conscience de l'individu est incapable de résoudre le mystère que représente cette émotion, dans la mesure où elle s'impose dans la durée, et que sa pensée qui raisonne sur de l'espace ne saura éclairer les raisons de sa conduite. Submergé, l'individu est incapable de lutter, il n'a donc pas même l'envie de résister à cette force diffuse. Durkheim écrit pertinemment à cet égard: « il n'y a pas lieu de parler d'abdication là où il n'y a pas lieu à abdiquer »87(*).

* 59 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 288

* 60 Ibid., p. 244

* 61 Qui permettrait à Durkheim, selon l'auteure d'asseoir l'étude sociologique du sacré, Rolland J., « Le temps et l'individu: limites du sociomorphisme durkheimien », op. cit.,13

* 62 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 333

* 63 Ibid., p. 576-578

* 64 Une remarque à ce titre: Durkheim établit, donc, que la temporalité est d`origine sociale. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il présente l'habitude comme une qualité simplement individuelle, qu'elle plonge sa force dans les bas-fonds du sujet, oubliant qu'elle doit être calquée sur une durée sociale. Car, c'est bien au cours d'une durée sociale que l'habitude prend corps. On doit admettre que pour être efficaces les représentations collectives doivent être liées à une certaine temporalité réglée, rythmée, provoquant le moment d'effervescence créateur des représentations.

* 65 Durkheim E., La science sociale et l'action, op. cit., p. 22

* 66 Durkheim Emile, L'éducation morale, 4ème édition, coll. « Pédagogue du monde entier », Fabert, Paris, 2006, 356 p., p. 75

* 67 Raynaud Philippe et Rials Stéphane (dir), Dictionnaire de philosophie politique, 3ème édition, coll. « Quadrige Dicos poches», PUF, Paris, 2008, 892 p.

* 68 Pour plus de précisions, consulter: Paoletti Giovanni, « Durkheim historien de la philosophie », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2005/3, tome 130, p. 275-301

* 69 Durkheim Emile, Leçons de sociologie, 5ème édition, coll.  « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 244 p., p. 83

* 70« Il est certain, en effet, que la solidarité, tout en tant un fait social au premier chef, dépend de notre organisme individuel. Pour qu'elle puisse exister, il faut que notre constitution physique et psychique le permette. » Durkheim E., De la division du travail social, op. cit, p. 31

* 71 Durkheim E., L'éducation morale, op. cit., p. 62

* 72 Durkheim E., Leçons de sociologie, op. cit., p. 140

* 73 Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, 10ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2008, 708 p., p. 3

* 74 Ibid., p. 5

* 75 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 8

* 76 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 14-15

* 77 Bergson H, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 4-6

* 78 Aron Raymond, La sociologie allemande contemporaine, 4ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1981, 147 p., p. 27

* 79 Aron Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, coll. « tel », Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée, p 665 et s.

* 80 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 314-315

* 81 Ibid., p. 342

* 82 Durkheim E., « La science positive de la morale en Allemagne », Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p.

* 83 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 122

* 84 Ibid., p. 6

* 85 Article « contrainte » dans Boudon Raymond, François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, 3ème édition coll. « Quadrige », Paris, PUF, 1990, 736 p.

* 86 Sommairement : « La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle ». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit, p. 101

* 87 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 180

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein