Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim( Télécharger le fichier original )par Hadrien Kreiss Université Paris II Panthéon Assas - Diplôme de Master II (Recherche) "Philosophie du droit et droit politique" 2009 |
Liberté et solidarité dans l'oeuvre de Durkheim
Mémoire sous la direction de Monsieur le Professeur Philippe Raynaud Hadrien Kreiss L'individu est tout, et le tout n'est plus rien. Que faire pour qu'il devienne quelque chose? Comment, au royaume éclaté du moi-je, susciter ou réveiller des nous qui ne se payent pas de mots et laissent chacun respirer? (Régis Debray, Le moment fraternité, Préface) Très tôt dans la vie d'Emile Durkheim (1858-1917) une préoccupation s'est installée, qui finira par le poursuivre jusque la fin de sa vie. Cet objet d'attention, qui nécessairement transparait au coeur de ses ouvrages, c'est le rapport de l'individu au collectif. Comme divers commentateurs se sont avisés de le souligner, Durkheim fut fort marqué par son époque et son contexte politique, social et intellectuel. En effet : bien qu'à l'heure de l'écriture de la division du travail social (1893), la troisième République commence à bénéficier d'un profond ancrage, les mouvements contestataires demeurent virulents. Plus exactement, une atmosphère délétère pénètre la société : l'individualisme est fustigé ou vénéré, la science est souvent adulée, alors que la poursuite anticléricale s'amplifie, un tiraillement de la société française se fait sentir entre conservateurs et socialistes. Durkheim n'y est pas indifférent : « S'il désire réconcilier société industrielle et consensus, c'est bien parce que la société française se trouve menacée dans sa stabilité par des clivages sociaux toujours plus profonds »1(*). On notera qu'en retour, la pensée du sociologue eu un grand retentissement: « La thèse durkheimienne a en effet contribué au courant de pensée républicain qui a donné naissance à la doctrine du solidarisme dont l'essor, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle a été considérable en France. Cette doctrine elle-même peut être considérée comme le soubassement idéologique de l'Etat social français, tel qu'il est fortement institutionnalisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale »2(*). Étant donné que Durkheim est attaché à l'homogénéité sociale, il décidera de se porter comme missionnaire de cette cohésion, et son oeuvre se portera garante de cet office. Par conséquent, et malgré tout le respect qu'on puisse porter à la rigueur des raisonnements du sociologue, auteur de Les règles de la méthode sociologique, son oeuvre sera teintée d'accointances idéologiques. En préface de sa thèse de il adopte une tournure qui sonne comme une pétition : « Il faut que notre société reprenne conscience de son unité organique ; que l'individu sente cette masse sociale qui l'enveloppe et le pénètre, qu'il la sente toujours présente et agissante, et que ce sentiment règle toujours sa conduite ; car ce n'est pas assez qu'il s'en inspire de temps en temps dans des circonstances particulièrement critiques »3(*). Ensuite, on ne manquera pas de remarquer que le rapport entretenu entre les deux éléments de l'énoncé est au coeur de sa thèse française (il écrira sa thèse latine sur Montesquieu). Si tenté que l'on soit de définir l'individu par sa liberté et la société comme une solidarité fondamentale, on retrouve ici la problématique individu-société. Sa démonstration, à cet égard, est audacieuse : il établit que l'autonomie de la personne et la solidarité sociale se renforcent mutuellement dans la société actuelle, par l'effet de la division du travail. Afin de saisir cette ambition du sociologue, quelques précisions sur chacun des termes du couple « solidarité-liberté » permettront de mieux délimiter leurs rapports. Durkheim n'est certainement pas le premier auteur à s'interroger sur le principe de solidarité entre individus. Le terme de solidarité se répand dès le début du XIXème siècle, sous l'impulsion entre autres d'Auguste Comte, qui revêt ce concept phare d'une dimension organique. Ainsi, la solidarité organique est mentionnée par Alexandre Cournot dans son Traité d'enchainement des idées fondamentales, par Henri Marion4(*) (De la solidarité morale, essai de psychologie appliquée), et par Gabriel Tarde dans Les lois de l'imitation, pour ne citer qu'eux5(*). On considérera volontiers de nos jours que la solidarité évoque une valeur. Pourtant la solidarité durkheimienne est d'une toute autre nature. Pour Charles Renouvier, ce terme de solidarité donne « une forme très belle et très précise au principe de la nécessité des relations sociales entre les hommes »6(*). C'est bien l'optique durkheimienne: la solidarité est avant tout un rapport de nécessité. Dans la division du travail, cette nécessité s'exprime dans la dépendance réciproque des entrepreneurs. La solidarité est factuelle, elle ne constitue pas plus un précepte qu'un devoir. On trouve trois définitions du terme dans le Littré, et la dernière peut retenir notre attention : « Terme de physiologie. Solidarité organique, relation nécessaire d'un acte de l'économie avec tel ou tel autre acte différent». Cette acception a pour avantage de renouer avec son étymologie latine. En latin, solidarité, qui se dit soliditas, manifeste ce lien concret et effectif né de l'obligation juridique. « Solidaire » renvoi à ce qui est solide, à ce qui est soudé, grâce au point de fixation que constitue le sol (soli). Dès lors, s'en devient pour Durkheim une propriété à part entière, observable en soi. L'usage du droit pour caractériser la solidarité née de l'obligation est de surcroit très présent chez Durkheim, qui plus généralement emploie avec un étonnant systématisme ce mot de « solidarité » pour qualifier un rapport de proximité immédiat ou une dépendance réciproque. Pour comprendre l'audace de la thèse durkheimienne, un détour par l'oeuvre de Ferdinand Tönnies est édifiant. Car comme le remarque Serge Paugam en introduction à De la division du travail social: « La convergence entre les deux auteurs, est, à première vue, frappante » 7(*), particulièrement sur la proximité des notions de Gemeinschaft (communauté) et de solidarité mécanique d'une part, de Gesellschaft (société) et de solidarité organique d'autre part. Pour Tönnies, la Communauté est basé sur l'idée que dans l'état primitif se manifeste une unité parfaite des volontés humaines où « les relations qu'entretiennent entre eux les individus diversement conditionnés apparaissent comme prédéterminées ou données»8(*). Durkheim lui-même résume la communauté en ces mots : « C'est un agrégat de consciences si fortement agglutinées qu'aucune ne peut se mouvoir indépendamment des autres »9(*). L'évolution de la communauté à la société s'accomplit en raison de l'amplification des volumes sociaux, à travers des formes d'idéaux-types singularisant des étapes du développement historique : la famille, l'association, l'entreprise et l'entreprise moderne, éprise de rationalisme. Une chose attire l'attention dans cet ouvrage : les caractéristiques de ces sociétés répondent à des formes de volonté, la Wesenwille (volonté essentielle) et la Kürwille (volonté réfléchie ou arbitraire), déterminant des types de consciences sociales, « conscience morale » ou « conscience des choses ». Au coeur de son propos est donc exprimé, outre un genre varié du lien social, un rapport à la liberté et à la volonté. La volonté essentielle apparait comme entièrement bonne et amicale parce qu'elle permet exprime la cohésion et l'unité des hommes, qu'elle est plus pulsionnelle dans sa forme germinative, plus affective. A l'opposé, la substance de la volonté arbitraire est liberté dans la mesure où celle-ci existe dans la pensée du sujet comme une somme de possibilité ou de pouvoirs, elle est donc plus individuelle, rationnelle, et calculatrice10(*), et c'est pourquoi les individus de cette société sont essentiellement séparés. Tönnies regrette la communauté, c'est assez évident sous sa plume. Alors qu'à gros traits il pourrait s'inscrire dans la filiation de Sumner Maine (concernant le passage d'une société de statut à une société de contrat), ou Herbert Spencer (le passage à la société industrielle), il s'en distingue par une intonation pessimiste. La marche de l'individualisme lui apparait inéluctable, et l'instauration des modèles de protection sociale, les politiques publiques de solidarité, ne font que prouver la nostalgie de la communauté. Il est clair que le lien social s'amoindrit avec la société. La solidarité est brisée en raison de la minoration des relations affectives, et de l'émergence d'un conflit social, aux couleurs marxistes, entre les agriculteurs soudés par des relations de communauté, et la classe des marchands capitalistes emprunts de froides pensées calculatrices. Rien plus de commun ici avec Durkheim, qui ne dédaigne pas le rationalisme mais va jusqu'à le vanter, et qui, surtout, croit dans la naturalité de la société organique11(*). La solidarité mécanique, dépeinte à travers le « segment social » renvoie à une structure sociale homogène, faite d'individus intégrés. C'est la solidarité qui s'accomplit automatiquement, mécaniquement par la similitude des êtres. L'emprunt à la mécanique tient à « la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts »12(*). La solidarité organique, recouvrant le lien social des sociétés modernes, est à l'inverse marquée par l'interdépendance des individus, les uns vers les autres obligés du fait de la division du travail social. Le postulat de la solidarité organique repose sur la différenciation des individus, par l'intermédiaire de cette division du travail qui conduit à atomiser les fonctions. Spécifique, chaque fonction assumée sur le plan professionnel met en rapport les individus qui sont connectés comme les segments d'une étoile, recoupée de part en part : la poly-segmentation ouvre la voie à un réseau. On peut imaginer d'ailleurs qu'il privilégie cette formule de la « solidarité organique » pour imager la démultiplication des rapports sociaux. L'originalité de la thèse de Durkheim tient à ce qu'il ne nie pas les spécificités de l'individu dans la solidarité organique. Il a conscience de ce que l'économie de marché est animée par la variété des talents, et que les intérêts individuels sont rivaux. La solidarité organique exige justement des individus qu'ils soient libres, autonomes du tout. Mais la thèse de De la division du travail social, faut-il le rappeler, est aussi érigée contre Herbert Spencer. Spencer pour qui la solidarité industrielle est spontanée et libre et pourrait se garder de toute action ou contrôle social. En effet, pour lui, l'imbrication des conventions individuelles, où chacun poursuit son intérêt, caractérise l'avènement d'une solidarité contractuelle reposant sur des liens exclusivement économiques. Or pour Durkheim, non seulement l'intérêt individuel est chose trop volatile pour constituer une relation réelle, mais l'inflation du droit restitutif (non pénal) témoigne d'une influence grandissante de législations socialement nécessaires au développement contractuel : « tout n'est pas contractuel dans le contrat »13(*). Ce genre contemporain de solidarité s'affirme donc, et par le biais d'infinies ramifications, constitue un tout. Mais la démultiplication des segments sociaux est supposée par l'unité sociale originelle. En effet, Durkheim, assez proche en cela des philosophes ou sociologues allemands du Volkgeist, enrobe la société d'une force active qui est autonome: la conscience collective, constituée par l'ensemble des sentiments, des croyances, et des représentations communs dans une société. On comprend d'emblée l'importance que peut revêtir la conscience collective pour manifester la solidarité, dans la mesure où elle se caractérise par l'universalité des représentations dans une société donnée, qu'elle s'impose à ses membres, facilite la logique d'intégration, est garante de la solidarité dans le temps. Mais la conscience collective comporte ce trait singulier qu'elle semble pouvoir se suffire à elle-même, qu'elle domine la matière individuelle et parait se remodeler avec un certain arbitraire. Pourtant, ce n'est qu'avec l'affaiblissement de la conscience collective que la solidarité organique apparait : le contrôle social, plus lâche, fournit l'occasion aux individus d'expérimenter la liberté. L'individualisme triomphant, voilà bien le trait caractéristique des sociétés modernes, ce que Durkheim ne manque pas de constater. Il s'interroge sur l'avenir par le truchement de la religion de l'humanité qui proclame à gorge déployée le dogme de l'individu, de la raison et de la liberté. En amont cependant, la société se maintient car elle a modelé les structures de la conscience. Une grande idée de Durkheim consiste à distinguer l'homme de l'animal par le fait que chez l'homme, les causes sociales prennent le relai des causes organiques: « c'est l'organisme qui se spiritualise »14(*). Ainsi, une activité nouvelle, sociale, se surajoute au corps, qui est plus libre et plus complexe. L'affranchissement de l'instinct correspond à ce développement de la vie psychique. Aussitôt établie cette conclusion, Durkheim nuance : si l'instinct ne recul qu'en raison du facteur social, la vie psychique ne s'étend qu'en raison du retrait de l'instinct, signe d'un accroissement de la liberté. Voilà comment Durkheim peut concilier, dans la conscience individuelle, l'augmentation simultanée de la marge de réflexion individuelle et de la solidarité : il fait dépendre la vie psychique individuelle de facteurs sociaux. Ce rapport de causalité est fondamental: l'épanouissement de l'individu semble toujours permis par l'intensification des rapports sociaux15(*). Les deux solidarités, mécaniques et organiques, correspondent aux deux principaux genres de solidarité durkheimienne. La solidarité comme interdépendance est soutenue par des règles, c'est pourquoi la sphère de liberté n'est que relative. Si l'individu respecte les règles, c'est qu'il est intégré. Si l'intégration sociale renvoi plus à un idéal de cohésion sociale et de vigueur du lien socialité du lien social, dans la société les représentations sont pratiquement universelles, et ces représentations soutiennent les règles, font qu'on les respecte. Mais un troisième type de solidarité est identifiable, qui outrepasse en réalité la solidarité stricto sensu. Afin de restaurer un certain idéal social, Durkheim élabore un modèle d'éducation morale qui fait apparaitre dans son oeuvre une dimension plus liberticide, dans la mesure où elle restreint la liberté de pensée de l'homme, notamment en donnant à la science le privilège exclusif de dépouiller la société des vieux idéaux moraux, et en insistant sur le caractère obligatoire de la règle morale. On retrouve ici le schéma de vertical de soudure sociale : les individus sont liés car liés à un tout qui est inébranlable. Cet agencement réglé et ce caractère inaltérable, pour le simple sujet, des normes morales, justifie une certaine identification avec un « ordre moral ». Le système durkheimien se caractérise donc par un lien très poussé de l'individu à la société. La question qui se pose inévitablement est alors de savoir dans quelle mesure les théories durkheimiennes ne privent pas l'individu de sa liberté. Dans l'idée, peut-on valider sa thèse exprimée en deux lignes « comment se fait-il que tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? »16(*). Quand bien même la formation des représentations a été permis par l'ordonnancement social de la raison, Durkheim ne conclut-il pas trop vite à l'irréductibilité de l'emprise du social, ne réduit il pas les capacités d'abstractions de l'individu ? Le problème est bien de pouvoir confiner la liberté individuelle, alors qu'en raison de son champ épistémologique, il s'interdit considérer de trop près le phénomène individuel. Ces interdits didactiques réduisent nécessairement l'approche de la liberté individuelle. Le meilleur témoignage de cette distance scientifique à l'individu se trouve formulé dans Les règles de la méthode sociologique : « La cause déterminante d'un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle »17(*). Il en découle une conséquence qu'il est impératif de souligner. En tant que sociologue, son parti est d'exclure de son propos l'existence de la liberté humaine, qu'il laisse aux soins des métaphysiciens. Ainsi, « La sociologie [...] n'a pas plus à affirmer la liberté que le déterminisme ». Le sociologue doit se pencher sur les faits sociaux, et c'est par consigne déontologique qu'il doit être indifférent à la liberté humaine. Dans le Suicide, notre auteur énonce que sa théorie, fondée sur la statistique, « ...n'oblige pas à refuser à l'homme toute espèce de liberté. Elle laisse, au contraire, la question du libre arbitre beaucoup plus entière »18(*). Comment évaluer cette suggestion ? Il est absolument essentiel de bien cerner la notion de déterminisme, trop souvent opposée à celle de liberté. En raison de leur extériorité, les faits sociaux ne condamnent pas l'homme en général, chaque homme peut s'y soustraire, il n'est pas prédéterminé. « Le résultat de l'agrégation de N actions n'est pas applicable à ces mêmes actions examinées séparément »19(*). Plus précisément, le déterminisme se réfère à la physique de Laplace : un système social peut être qualifié de déterministe si l'on peut établir avec certitude l'état social à un moment t2, en connaissance d'un état à un moment t1. Cette certitude, elle doit concerner tant l'aspect objectif (le système social) que l'aspect subjectif (la conduite des individus). Mais cette connaissance de l'élément subjectif peut aussi être considérée comme assurée dès lors que les variables suivantes sont identifiées: prévisibilité aisée des conduites individuelles dans le système social, manque d'incidence de celles-ci, ou indifférence des individus. Au surplus, l'indétermination de l'élément objectif signifie nécessairement une plus grande marge d'action des acteurs, à moins que leur volonté soit discernable ou qu'ils soient indifférents. Le cadre analytique du sociologue, ce sont les chiffres, les éléments formels comme le droit, car la méthode se veut inductive. Mais ces hypothèses ne méritent pas d'être spécifiquement discutées pour Durkheim, car c'est un lieu commun en sociologie statistique. Si l'auteur donne valeur de loi aux conclusions avancées, celles-ci sont prudentes et tempérées, ce qui équivaut tout simplement à un résultat probabiliste. Par cette objectivation scientifique, le sociologue parait moins déterministe que Comte. « D'après Auguste Comte, plus on s'élève dans l'échelle des êtres, depuis les plus simples jusqu'aux plus complexes, plus s'élargit la marge de liberté ou « la marge de modificabilité de la fatalité »20(*). Ainsi, le champ d'analyse de la liberté durkheimienne est limité. La liberté ne s'entend qu'en rapport à la société, ce qui s'explique par sa critique des théories de l'autonomie de la volonté et de la liberté envisagée par Kant : la liberté n'est jamais un attribut du sujet. Ce rejet explique que la liberté de soit jamais réellement dissociable de l'individualité21(*). D'autre part, il procède de la remarque précédente que la liberté en tant que telle ne figure que parcimonieusement dans ses écrits. Il faut donc se rapporter à la pluralité des dimensions de la liberté durkheimienne pour aboutir à un résultat cohérent dans son articulation avec la société solidaire. Plus que la liberté, insaisissable voire inexistante, ce sont donc les libertés qu'il s'agit d'appréhender, particulièrement la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté contractuelle, et la liberté d'action. Mais dans l'absolu, la liberté n'est pas chose nette, ses contours sont flous. C'est une notion pléthorique, d'autant qu'elle a évolué. Essayons d'y porter la lumière. La liberté recouvre d'abord l'idée d'autonomie. « Auto-nomos »: la norme nous vient de nous même, nous l'instituons. Mais comme le rappelle Aubenque, chez les grecs, la liberté se mesurait en termes positifs, déterminés (« La liberté n'a pas partie liée à la contingence mais au contraire elle s'y oppose »22(*)). De plus l'autonomie n'est réalisée que collectivement, elle s'identifie à l'absence de pression que subit la cité. Mais si l'on s'en tient à la liberté comme autonomie individuelle, il doit être remarqué que l'autonomie suppose un choix effectué sans contrainte entre des possibles, ce qui la rapproche, dans sa dimension intellectuelle, de la liberté d'examen ou de conscience, et donc rend nécessaire la certitude d'une conscience humaine en amont. La mesure de la capacité d'abstraction du sujet dans le système durkheimien tient donc une place essentielle. D'autant qu'au détour de certains exposés, l'auteur questionne la marge d'interprétation individuelle envers les normes, règles, et prescription sociales. Chez les modernes, c'est bien plutôt la liberté-indépendance qui domine. Ce volet semble définitivement absent de la pensée de l'auteur. A cet égard, il est remarquable que Durkheim semble plus proche des Anciens, en ce qu'il définit la liberté comme « source autonome d'action ». La liberté lui apparait positive, semble d'emblée inclure des implications tangibles. La liberté est alors presque réduite à deux applications: autonomie pour un profit personnel concret, comme dans la propriété, ou liberté tournée vers l'extérieur, en tant que libre participation au corps social. Ainsi, d'une part, la liberté emprunte une logique matérielle, en rapport à la propriété. On sait que Jaurès, duquel Durkheim était proche, a écrit « la liberté complète est inséparable de la propriété »23(*). Durkheim lui-même protège les propriétaires, demande à ce qu'ils puissent jouir de droits exclusifs. La propriété, c'est permettre à l'individu de se particulariser dans son rapport au monde. Mais par ailleurs, il ne faut se méprendre sur son désir de préserver les libertés formelles. Durkheim se montre favorable à la démocratie politique de son époque bien qu'il la considère mal conçue ; il est clairement hostile aux thèses marxistes. D'autre part, la liberté qu'il défend peut recouvrir une portée positive, outrepassant l'idée d'autonomie comme sphère de non contrainte : cette liberté est action sur le social, participation aux fonctions sociales (allant du choix d'une profession, essentiellement, à l'avènement de la raison, à la religion de l'humanité). Il est, dès, lors, plus aisé de s'en tenir à une approche large de la liberté. Le « libre développement » est certainement l'expression la mieux appropriée pour décrire la sphère de liberté individuelle. La relation de l'individu au collectif est alors signifiée par la capacité de l'individu à se différencier en termes de « marges de variabilité », tout en apportant du sien à la collectivité. Par la conciliation liberté-solidarité qu'il opère, Durkheim est très proche des défenseurs du solidarisme et de la liberté sociale. Cette déclaration de Vaillant au cours d'une séance de la chambre le 20 novembre 1894 se prêterait bien à son approche de la liberté : « La liberté sociale est la puissance sociale et la liberté individuelle développés d'une façon complète et solidaire »24(*). D'une solidarité libertaire à une liberté sociale, la pensée de Durkheim semble bien rodée pour concilier deux impératifs qui sont au coeur de son discours. Mais c'est en abordant dans le détail les deux types, mécaniques puis organiques, de la solidarité durkheimiennes, que l'on pourra se faire une raison sur la plausibilité de la thèse de l'auteur. Etant donné que la solidarité mécanique gravite autour de l'idée de conscience collective, c'est elle qui en premier doit être considérée. En effet, cet instrument conceptuel privilégié de solidarité permet de saisir le phénomène d'adhésion des individus aux représentations, et il peut être étendu à des phénomènes connexes, tels que la sacralité de la règle, ou, du point de vue de l'étude sociologique, des faits sociaux. Quant à la solidarité organique, elle semble reposer sur le caractère de dépendance intrinsèque des situations individuelles et sur la règlementation de leurs relations. Il semble en effet plus complexe de percevoir la dimension intégratrice de la solidarité organique, qui s'en rapporte paradoxalement à la règlementation sociale: c'est ce qui permet de dénoncer un rapport d'opposition entre la solidarité et la liberté. Plus synthétiquement, tandis que la liberté semble inexistante dans la solidarité mécanique, car la conscience est limitée, elle est affirmée dans la solidarité organique, les mécanismes de la division du travail en étant tributaires (I). D'autre part, l'accréditation durkheimienne de la solidarité coudoie l'ordre moral. On peut concevoir que Durkheim élabore une articulation sociale rigide, dans laquelle l'individu apparait sanglé, si on met en rapport le service du social auquel la liberté doit se prêter, et l'impossible affranchissement par celui-ci du monde moral, qui n'est rendu légitime que par la science. Néanmoins, en se tenant à certains points de la pensée durkheimienne, il est possible de suggérer de plus grandes latitudes individuelles, bien qu'elles soient limitées. C'est-à-dire que l'institution durkheimienne d'un « ordre moral » peut être partiellement remise en cause à bien considérer les facultés individuelles (II). I Les constituants de la solidarité mécanique et de la solidarité organique, le passage d'une liberté inconcevable à une autonomie réelleDurkheim, dans De la division du travail social, énonce l'idée suivante : « La sociabilité en soi ne se rencontre nulle part. Ce qui existe et vit réellement, ce sont les formes particulières de la solidarité, la solidarité domestique, la solidarité professionnelle, la solidarité nationale... »25(*). Cette idée suffit à comprendre l'axe d'un sociologue. Il n'entreprend pas son étude à partir de la nature humaine, mais directement du social. Or le social, qu'il soit abordé à travers les représentations sociales ou l'ensemble des règles sociales, apparait, de fait, comme uni. Il en résulte, si l'on inverse la perspective, que les hommes sont solidaires, en ce qu'ils sont solidaires d'un tout. Ce qu'il s'agit de mettre en évidence ici, c'est que la solidarité s'appuie sur une théorie irréductible de la société. Mais Durkheim a deux visages : celui du sociologue qui s'en tient aux règles de la méthode, et celui de l'homme qui derrière ses démonstrations, essaye de promouvoir un modèle de société. C'est seulement en saisissant comment s'articulent les mécanismes de la solidarité mécanique que l'on peut, analytiquement, envisager de mettre à mal les travers de sa pensée sur la solidarité organique. En effet, Durkheim souhaite impulser un élan solidaire dans la société par une règlementation sociale sur les corporations professionnelles. C'est en ce sens qu'il manque à son objectivité, et que, surtout, il apparait décalé par rapport à son système. Ainsi, sans accuser le présupposé de sa théorie qui apparait, selon le degré de lecture, comme légitime (A), il doit être éclairé l'évolution de perspective qu'il opère entre les constituants de la solidarité organique (B). A - Des présupposés de l'unité sociale à des restrictions potentiellement liberticidesLa solidarité mécanique est sous-tendue par la théorie de la conscience collective et c'est pourquoi il est impératif d'en bien considérer la logique avant toute chose. Elle permet de comprendre que la solidarité des temps premiers est déjà affaire de nécessité dans la mesure où la conscience est incapable d'en réfréner la pénétration dans l'individu. Il apparait alors que les règles sociales sont soutenues par un bagage transcendant, qui permet, par ailleurs, l'étude des faits sociaux. 1° L'organicisme durkheimien et la conscience individuelleL'organicisme est une dimension incontournable des thèses de l'auteur. Elle fait apparaitre le corps social comme intrinsèquement soudé, et dévoile un individu dépourvu d'armes pour se soustraire à la force diffuse que répand la société. a) L'organicisme durkheimien Durkheim définit la société comme une entité sui generis, un organisme à part entière. Saint-Simon épousait déjà cette posture. Durkheim lui fait dire « Une société est avant tout une communauté d'idées »26(*). L'organisme social de Saint-Simon est résumé dans ces lignes: « La société est une véritable machine organisée dont toutes les parties contribuent d'une manière différente à la marche de l'ensemble [...] la réunion des hommes constitue un véritable être dont l'existence est plus ou moins vigoureuse ou chancelante suivant que ses organes s'acquittent plus ou moins régulièrement des fonctions qui leurs sont confiées»27(*). Dès que ce prisme est intégré, et en accord avec l'auteur Jean Izoulet, on peut affirmer: « Un organicisme est essentiellement une solidarité, sans doute...»28(*). Cette conformité aux modèles de la biologie projette d'entrée l'association solidaire des individus. Si la société est un organe, chacun ne peut s'y mouvoir avec indépendance. Partant, c'est une position anti-nominaliste. Comme l'explique le sociologue, la biologie lui fournit assises de réflexion, concepts, vocabulaire. C'est ce qui l'amène à épiloguer sur les indices de l'organisme biologique dans la société. Mais exploiter les ressources de la biologie peut revenir à demeurer captif de ses mécanismes29(*). Ou s'arrête la comparaison avec la biologie ? Ce crédo scientifique est-il propice ? Cautionner plus avant la biologie interdit de considérer l'indépendance des organes, sauf à pointer l'indépendance relative du cerveau social, la conscience collective. En fait, il existe un lieu commun à la biologie et à la sociologie durkheimienne: l'idée de différence des fonctions, qui s'accorde harmonieusement avec le principe de solidarité. D'où l'insistance des intonations biologiques dans sa thèse de 1893, qui lui sert à révéler ce lien paradoxal. La conscience collective est un concept bien dans l'esprit de l'époque, marqué par des juristes, des sociologues ou des philosophes qui ont retenu l'attention de l'auteur, outre-Rhin notamment30(*). Autant leadeur de ce concept qu'inspiré par eux, Durkheim ne se limite pas à une mobilisation symbolique de la biologie ; il est convaincu de ce que les corps agissent et réagissent les uns aux autres, au niveau des consciences, la fusion donne naissance à une synthèse naturelle. Voilà pourquoi il attribue à la conscience collective des propriétés spécifiques. La conscience collective, d'après l'auteur, est « l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même société »31(*). La conscience collective forme un système déterminé mais qui se diffuse de façon invisible dans la société. Il précise qu'elle forme un psychisme animé d'une vie propre. La conscience collective va ainsi fournir à l'auteur un concept stratégique pour désigner la société sous une forme abstraite, se nourrissant des épisodes de commotion collectifs et implantant une unité nécessaire. C'est donc en faisant la lumière sur la conscience collective qu'apparaissent les milles liens invisibles qui nous unissent, et on comprend l'importance cardinale que peut revêtir la conscience collective comme prérequis pour établir la solidarité des hommes. C'est d'ailleurs aussi par l'offense à la conscience collective que l'auteur définira l'acte criminel, l'acte antisocial par excellence32(*). L'articulation de la conscience collective et des individus est délicate. La conscience collective s'appuie sur les consciences individuelles, il ne saurait en être autrement33(*). Partant, elle en est dépendante. Mais elle semble détachée des consciences actuelles, puisqu'elle évolue à un rythme différent. Elle est ainsi « indépendante des conditions particulière où les individus se trouvent placés ; ils passent et elle reste »34(*), ce qui signifie en même temps qu'elle soit fondamentale dans la solidarité intergénérationnelle. Durkheim n'estime pas que l'état moral ou sentimental des sociétés ait pu demeurer un temps figé. La conscience collective n'a donc rien de métaphysique. D'autant qu'il précise que la conscience collective c'est évanouie progressivement, avec l'augmentation de la densité de la population. La question qu'il est plus délicate de trancher est de savoir si comme un organisme elle naît, vit et meurt d'elle-même, ou si elle s'est « décidée » à se replier. Les formules de Durkheim s'en rapportent parfois plutôt à cette deuxième explication35(*). Mais globalement, on peut y appliquer un raisonnement qui aurait eu la faveur de Bergson: le changement de quantité peut impliquer un changement de qualité. La masse sociale croissante favorise ainsi une transformation de la conscience collective, dans le sens de sa déperdition. « Le contenu de la conscience collective est caractérisé par la précision et l'intensité des sentiments, par leur proximité à la religion et par l'importance attachée au collectif par rapport à l'individu »36(*). En fait la conscience collective ne possède d'emprise élargie qu'avant l'ère moderne. Ce concept est alors aussi un moyen pour l'auteur de manifester un type de solidarité, la solidarité mécanique. C'en est, en quelques sortes, l'aspect « arationnel », par opposition à la division du travail rationnelle assurant une fonction solidaire. L'expression des types mécaniques et organiques de solidarité consiste en un référencement des morphologies sociales. Esprit façonnant la réalité sociale, la conscience collective semble bien arbitraire, libérée des contraintes dans son action. Il n'en est rien: elle n'agit pas à proprement parler. Le rôle de la conscience collective est réduit: comme la conscience individuelle, elle ne sert qu'à « constater des faits sans les produire »37(*). b) Le statut du sujet vis-à-vis de la conscience collective : entre conscience et inconscience. La principale interrogation au sujet de la conscience collective est néanmoins ailleurs. On sait qu'elle dépend des sujets pris en leur ensemble. Mais dans quelle mesure l'individu prit isolément peut-il avoir un impact sur elle? Conditionné par la réalité sociale, l'individu contribue-t-il à la transformer? En bref: l'influence est-elle réciproque? A ce titre, Durkheim se contredit au fil de ses écrits. C'est une possibilité ouverte dès le départ : « si l'individu reçoit beaucoup de la société, il ne laisse pas de réagir sur elle »38(*). Mais on peut d'emblée s'interroger sur les capacités de l'individu à transformer cette conscience de la société grâce à sa propre conscience, en étant conscient de son action. La conscience individuelle, on ne saurait trop le rappeler, joue un rôle crucial pour aborder l'idée de liberté humaine: c'est en étant conscient que l'homme s'ouvre la possibilité du choix. L'action individuelle, pour qu'elle témoigne de liberté, doit ainsi être délibérée, voulue. Or, Durkheim envisage la conscience individuelle et celle collective en des termes voisins et souvent restrictifs. L'action déplait à la conscience. Son rôle est de spatialiser et schématiser l'étendue des idées et répugne à effectivement commander39(*), ce qui n'oppose pas d'obstacle, pour l'auteur, à lui apporter une vertu créatrice chez l'individu. Il s'oppose en effet à Huxley et Maudsley qui réduisent la conscience à un épiphénomène ; lui juge que la conscience crée un être nouveau qui hésite, tâtonne et délibère40(*). Incontournable pour accéder à la connaissance, elle n'a cependant vocation qu'à reproduire ce qu'elle observe, ce qui par ailleurs nous aide à entrevoir la dimension répétitive de la conscience collective, au soutien des traditions qui se perpétuent. Au plus près de la définition on s'aperçoit que l'auteur insiste sur le sentiment et la croyance. L'individu pressent la conscience collective plus qu'il n'en a conscience. Si elle forme analytiquement un système normatif, elle n'est pas transcrite ainsi par l'auteur qui préfère signifier sa face imperceptible, insaisissable. Retenons que l'individu n'est pas nécessairement conscient alors de son action sur la conscience de la société, mais, éventuellement, qu'il doit pouvoir l'être. Ainsi, au stade de son premier ouvrage, un flou demeure sur l'impact de l'individu sur cette conscience collective, mais la thèse n'apparait pas scandaleuse en raison de l'assimilation de la conscience collective aux formes premières de solidarité. Le sociologue confèrera plus de poids à cette acceptation d'une conscience collective inconsciente pour l'individu au travers de son article « Représentations individuelles et représentations collectives ». Les représentations collectives, définies déjà dans De la division du travail social41(*), revêtent les mêmes caractères que la conscience collective. Mais dans cet article de 189842(*), il expose la notion de représentation inconsciente. Parce que chacun ne détient qu'une maigre portion de la conscience collective, d'aucun saurait prétendre en avoir une lucidité intégrale, et la conscience collective résiste alors à l'homme par l'étendue de ses zones d'ombre. A cette ombre on donne aujourd'hui le nom d'inconscient, bien que Durkheim préfère la notion de centres secondaires de conscience43(*). Mais l'aboutissement du raisonnement est semblable: « Ce qui nous dirige, ce ne sont pas les quelques idées qui occupent présentement notre attention ; ce sont tous les résidus laissés par notre vie antérieure ; ce sont les habitudes contractées, les préjugés, les tendances qui nous meuvent sans que nous nous en rendions compte, c'est en un mot tout ce qui constitue notre caractère moral »44(*). Il semble ici s'éloigner d'Henri Marion, l'auteur de De la solidarité morale: essai de psychologie appliqué qui, dans la conclusion de son ouvrage, écrit: «...et un moment vient ou il n'y a plus de liberté que ce qu'il [l'individu] a su mettre dans les habitudes qu'il a prises [...] L'habitude, voilà donc une nouvelle chaine pour le libre arbitre comme pour la spontanéité physique... mais qu'importe si l'on se donne à soi-même au moins pour une part, les habitudes qu'on veut ? »45(*). C'est ce choix qui fait défaut chez l'individu primitif. Ainsi Durkheim semble admettre qu'il puisse y avoir « conscience sans moi », ce qui signifie que la conscience collective peut en principe complètement transcender les individualités. Mais les expressions de « représentations inconscientes » et de « consciences sans réalité matérielle » sont à prendre pour synonymes46(*), ce qui rend difficilement imaginable leur cumul. C'est donc une alternative conceptuelle qui est ouverte. Ce qui amène à considérer qu'au-delà de la véracité des hypothèses, Durkheim les postule car il doit penser qu'une des deux est nécessaire à la plausibilité de sa thèse sur la conscience collective. Chaque état du réel n'est donc pas appréhendé par l'individu47(*). Lorsque, porté par un élan collectif, l'homme vibre à l'unisson et qu'il se sent pénétré d'une même chaleur commune, il n'est pas conscient à proprement parler. Il résulte de cet article que s'il doit être envisagé une détermination de la conscience collective, elle ne peut qu'être collective. Les représentations collectives débordent le temps de la solidarité mécanique, d'où la défiance manifestée par ses chroniqueurs: les « représentations collectives» atteignent le sommet de l'abstraction de la réalité sociale. Diffuses et plus transcendantes qu'immanentes du point de vue individuel, les représentations collectives projettent une image d'unité sociale inaccessible compromettant les libres facultés de l'individu. On repère ainsi sa logique: c'est l'ensemble du phénomène social qui échappe à la conscience parce qu'il excède tant l'individu qu'il le submerge. Ainsi, «En définitive, c'est la pensée qui crée le réel, et le rôle éminent des représentations collectives, c'est de « faire » cette réalité supérieure qu'est la société elle-même»48(*). Mais si les représentations sont inconscientes, comment imaginer qu'en faisant la société, la conscience collective ne « fait » pas les individus la composant? Mais Durkheim va encore permuter sa vision de la conscience collective, accomplir en réalité une rupture conceptuelle dans son ultime écrit de taille, Les formes élémentaires de la vie religieuse. En effet, à contrepied du statut inconscient des représentations collectives », il y affirme que la conscience collective est « conscience des consciences »49(*). Entre ces deux positions, conscientes et inconscientes, de la conscience collective, un créneau subsiste, expliquant plus simplement la force inhérente à la conscience collective : l'émotion50(*). La conscience collective n'est pas cependant l'ensemble de la conscience sociale, et, bien qu'on ne saurait d'ailleurs en tracer ses frontières, elle est présentée comme limitée. La conscience sociale51(*) a un statut autrement plus intelligible: elle correspond au concert des représentations qui servent de paradigme aux fonctions sociales. La conscience sociale est le produit direct de l'interaction individuelle, le fait de sa nécessité. Elle apparaît comparativement moins synthétique (dans l'acception chimique du mot) que la conscience collective : elle doit être représentée plus en termes d'addition que de moyenne des éléments. S'il faut se faire une opinion sur la conscience collective, il doit être considéré que l'optique durkheimienne est toujours d'expliquer le social par le social, et que par voie de conséquence, les consciences individuelles ne devraient pas même figurer dans son schéma de pensée, bien que lui veuille faire valoir ses thèses à l'encontre des tenants du Pragmatisme. Voilà la raison d'être de ses tergiversations à ce sujet. Selon le mot de Bruno Karsenti, Durkheim n'a jamais tranché entre les deux branches d'une alternative, entre « l'abandon de la notion de représentation, conçue comme activité psychique essentielle », et « l'abandon de la conscience collective, conçue comme double supérieur de la conscience individuelle »52(*). Avec ses accents abstraits, Durkheim s'éloigne d'auteurs comme Simmel où « nulle trace d'un déterminisme social n'est dicible métaphoriquement »53(*). La conscience collective ne dévoile son ampleur que dans une société chargée d'histoire, de traditions. Le legs des générations passées, c'est cela qui est objet de déferrement. On retrouve ici des développements très proches de Comte. Pour Comte en effet, les vivants sont toujours davantage gouvernés par les morts. Partant du principe que « la vraie sociabilité consiste davantage dans la continuité successive que dans la solidarité actuelle »54(*) de la vie sociale, il estime que les vivants représentent le volet objectif de la population, en ce qu'ils sont identifiables corporellement. Mais les vivants sont prédéterminés par les morts, qui inspirent leur action. La stimulation des décisions, l'impulsion véritable des vivants, trouve ainsi son origine chez les morts (l'élément subjectif), qui fixent également la tournure que prend l'action parce qu'en amont ils ont orienté les normes, et décidé des fins et des règles. La solidarité n'a ainsi de sens qu'en référence au passé. Par rapport à Comte, l'intuition de Durkheim est plus élémentaire: la soudure sociale plonge ses racines dans la puissance sacrée qu'est le multiple. L'agrégat crée le ferment, et le processus d'union est observable scientifiquement. Mais l'hypothèse de Comte pourrait s'ajuster au système de Durkheim. La tradition ne perdure pas grâce aux vivants, à cause du mépris pour l'âge imputé à la civilisation55(*), le respect révérenciel pour la tradition perpétrée par les « anciens » s'estompe. L'époque moderne s'en prend au charisme traditionnel des personnes âgées. Mais c'est directement la conscience collective qui incarne la tradition, puisque chaque génération n'a qu'un impact très modéré sur son évolution56(*). De plus, la solidarité dans le temps entre les générations, est censée être démontrée par la méthode qu'il utilise. En effet, il part de l'idée que l'explication sociale du social amène une homogénéité de la cause et de l'effet. « La cause, c'est la force avant qu'elle n'ait manifesté le pouvoir qui est en elle, l'effet, c'est le même pouvoir mais actualisé»57(*). Ainsi les évolutions dynamiques sont nécessaires, car dépendantes du seul facteur de la force sociale. Pour clore l'imprégnation biologique de sa pensée, considérons que Durkheim pense qu'en sociologue, il sait prendre ses distances de la biologie lorsque l'action mécanique se révèle insuffisante à l'explication, par exemple en considérant la logique des représentations collectives58(*). Mais ce qui atteste de la survivance, en tout cas, de la mécanique, c'est que la solidarité dans le temps repose encore sur cette notion de force. Mesurer le poids de cette idée de force dans le système Durkheimien, c'est établir la solidarité de façon principielle. * 1 Durkheim Emile, Le socialisme, 1ère édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1992, 267 p., p. 6 (introduction) * 2 Durkheim Emile, De la division du travail social, 7ème édition, coll. « Quadrige », 2007, PUF, Paris, 416 p., p 2 * 3 Ibid., p. 109-110 * 4 Qui fera partie de son jury de thèse. * 5 Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade Bernard (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, coll. « Quadrige dicos poche », PUF, Paris, 2005, 770 p., à l'article « Solidarité ». * 6 Blais Marie-Claude, La solidarité. Histoire d'une idée, coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, 2007, 348 p., p. 74 * 7 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 7 (introduction) * 8 Tönnies, Ferdinand, Communauté et société, 1ère édition, coll. « Le lien social », PUF, Paris, 2010, 276 p., p. 11 * 9 Durkheim Emile « Communauté et société selon Tönnies » Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p., notamment pour les articles p 383-390, p. 386 * 10 Tönnies F, Communauté et société, op. cit., p 131 * 11 Durkheim Emile « Communauté et société selon Tönnies », op. cit., p. 389-390 * 12 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p 101 * 13 Les références qui seront reprises dans le corps du mémoire figureront au long de celui-ci. * 14 Ibid., p 338-339 * 15 « La conscience individuelle, considérée sous cet aspect, est une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements », ibid., p. * 16Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. XLIII (préface de la première édition) * 17 Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique, 13ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2007, 149 p. 109 * 18 Durkheim Emile, Le suicide, 5ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1990, 463 p. 368 * 19 Borlandi M., Boudon R., Cherkaoui M., Valade B. (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, op. cit., (article « statistique morale ».) * 20 Aron Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, coll. « tel », Gallimard, Mesnil-sur-l'Estrée, 663 p., p. 117 * 21 Une autre formulation de la problématique de De la division du travail social est d'ailleurs : « Comment peut-il [l'individu] être à la fois plus personnel et plus solidaire ? (Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. XLIII). Pour François André Isambert, l'individu est envisagé par le bais de trois volets : sa différenciation dans le processus de la division du travail, la constitution de son moi social et sa libération par rapport aux contraintes de l'organisme. (Besnard Philippe, Borlandi Massimo, Vogt Paul (dir.), Division du travail et lien social. La thèse de Durkheim un siècle après, coll. « Quadrige », PUF, 1993, Paris, 329 p.) * 22 Raynaud Philippe et Rials Stéphane (dir), Dictionnaire de philosophie politique, 3ème édition, coll. « Quadrige Dicos poches», PUF, Paris, 2008, 892 p. (article « Liberté ») * 23 Jaurès Jean, « Socialisme et liberté », Revue de Paris, 1 décembre 1898, p. 487,; in Senchet Emilien, Liberté du travail et solidarité vitale, thèse de doctorat ès lettres philosophie, soutenue à l'Université de Toulouse, F. Giard & E. Brière, 1903, 421 p., p. 8 * 24 Senchet Emilien, Liberté du travail et solidarité vitale, op. cit., p.7 * 25 Durkheim Emile, De la division du travail social, 7ème édition, coll. « Quadrige », 2007, PUF, Paris, 416 p., p.31 * 26 Durkheim Emile, Le socialisme, 1ère édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 1992, 267 p., p. 127 * 27 Ibid., p. 119 * 28 Blais Marie-Claude, La solidarité. Histoire d'une idée, coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, 2007, 348 p., p. 218 * 29 Lappie Pierre, « La définition du socialisme », Revue de métaphysique et de morale, mars-avril 1894, p. 199-204. * 30 Par exemple: Wundt, Jhering, ou Albert Schlaeffle. Il se réfère expressement à une oeuvre de ce dernier: Bau und Leben des sozialen Körpers (Durkheim Emile, La science sociale et l'action, 1ère édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p.104 * 31 Durkheim E., De la division du travail social, op cit., p. 46 * 32 Ibid., p.47 * 33 « ...ces deux consciences sont liées l'une à l'autre, puisqu'en somme elles n'en font qu'une, n'ayant pour elles deux qu'un seul et même substrat organique. Elles sont solidaires. De là résulte une solidarité sui generis qui, née des ressemblances, rattache directement l'individu à la société... » (Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., 74) * 34 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 46 * 35 « Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions spéciales qu'elle ne peut pas réglementer ; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité ». Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 101 * 36 Akoun André, Ansart Pierre (dir.), Dictionnaire de sociologie, édition, coll. « Seuil », Le Robert, Paris, 1999, 587 p. * 37 Durkheim Emile, La science sociale et l'action, 1ère édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p.195 * 38« La science positive de la morale en Allemagne » in Durkheim Emile, Eléments d'une théorie sociale, Textes I, coll. « le sens commun », Les éditions de minuit, 1975, 512 p., p. 317 * 39 Durkheim Emile, Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, Librairie philosophique J. Vrin, 1955, Paris, 212 p., p. 182 * 40 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p. 3 * 41 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 64 * 42 « Représentations individuelles et représentations collectives » in Durkheim E, Sociologie et philosophie, op. cit. 4ème édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 141 p. * 43 Ce qui peut avoir son importance, pour ne pas opposer avec manichéisme les thèses de Durkheim. (Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit., p.31 ) * 44 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op cit. p.8. La conscience est incapable d'interroger l'habitude :« Ce qui montre bien que la conscience est obligée de se faire violence, en quelque sorte, quand elle s'applique à diriger l'action, c'est que, dès qu'elle se libère de ce rôle, dès qu'elle s'en échappe, les mouvements se fixent peu à peu dans l'organisme et elle-même disparaît : c'est ce qui se produit dans l'habitude » , Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, op cit., p. 182) * 45 Marion Henri, De la solidarité morale: essai de psychologie appliquée, 3ème édition, Alcan, Paris, 1890, 359 p., p. 307 * 46 Durkheim E., Sociologie et philosophie, op. cit. p.31 * 47 Selon la définition qu'il donne de la conscience: ibid., p.27 * 48 Durkheim E., Pragmatisme et sociologie. Cours dispensé à La Sorbonne en 1913-1914, op. cit. p. 183 * 49 Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit. p. 614 * 50 On retiendra cette définition de l'émotion : « L'émotion est une expérience psycho-physiologique que le sujet éprouve comme une altération plus ou moins importante de sa rationalité, voire de son intentionnalité - c'est-à-dire une diminution plus ou moins importante des contrôles conscients qu'il exerce (ou pense exercer) habituellement sur ses conduites. Cette diminution du contrôle affecte à la fois l'« esprit » et le corps. » Cuin Charles-Henry, « Émotions et rationalité dans la sociologie classique : les cas de Weber et Durkheim », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XXXIX-120 | 2001, mis en ligne le 14 décembre 2009, URL : http://ress.revues.org/658 * 51 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit., p. 46. * 52 Rolland Juliette, « Le temps et l'individu : limites du sociomorphisme durkheimien » , Cahiers internationaux de sociologie, 2005/2 n° 119, p. 223-245., p 245 * 53 A l'article « Simmel », Borlandi Massimo, Boudon Raymond, Cherkaoui Mohamed, Valade Bernard (dir.), Dictionnaire de la pensée sociologique, coll. « Quadrige dicos poche », PUF, Paris, 2005, 770 p * 54 Bouglé Célestin, Raffault J., Éléments de sociologie. Textes choisis et ordonnés, par C. Bouglé et J. Raffault., 2ème édition, Alcan, Paris, 1930, 521 p., p.46 * 55 Durkheim E., De la division du travail social, op. cit, p. 279-280 * 56 Ibid., p. 46 * 57 Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 34 * 58 Durkheim Emile, Science sociale et action, 1ère édition, coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2010, 333 p., p. 130 |
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