5.3. Essai de théorisation a posteriori
Pour une reconstruction théorique, le chercheur peut
partir, dans une explication scientifique, des connaissances théoriques
existantes pour évaluer ou tester les hypothèses
opératoires formulées au début de la recherche en passant
par l'analyse des faits sur terrain, ou bien partir de la réalité
observée sur terrain pour dégager une théorie explicative
spécifique.
En effet, les théories explicatives du genre et lutte
contre la pauvreté que nous avons présentées a priori aux
points 1.2 et 1.3 voire au point 1.5 du premier chapitre de ce mémoire
ont porté chacune sur quelques aspects particuliers, soit du
phénomène « genre », soit de la « pauvreté
». Mais aucune d'elles ne peut donc prétendre à
l'exclusivité, c'est-à-dire à la vérité.
Les théories sur le genre se trouvent le plus souvent
embarrassées par la fixation exclusive sur des questions relatives au
sujet et par la tendance à réduire la dimension du genre à
l'antagonisme subjectif entre l'homme et la femme. C'est le cas chez Sally
Alexander, Denise Riley et Carol Gilligan. Pour eux, l'antagonisme entre les
sexes est un aspect inévitable de l'acquisition de l'identité
sexuelle. Cet antagonisme est, d'après eux, toujours latent et
l'histoire ne peut pas lui offrir une solution mais peut seulement
procéder à la reformulation et à la réorganisation
de la symbolisation de la
différence et de la division sexuelle du travail. Le
problème dans cet aspect de la théorie du genre, c'est le
glissement dans l'attribution de la causalité. En d'autres mots, il
importe d'arriver à croire que les femmes pensent, choisissent et font
certaines choses tout simplement parce qu'elles sont femmes.
Cette façon de voir est en opposition flagrante avec la
conception plus complexe et historicisée du genre soutenue par Michelle
Rosaldo, Pierre Bourdieu et Maurice Godeber. Pour ce groupe, on doit rechercher
non pas une causalité générale et universelle, mais une
explication significative. Ils soutiennent que la place de la femme dans la vie
sociale n'est pas directement le produit de ce qu'elle fait, mais du sens
qu'acquièrent ses activités à travers l'interaction
sociale concrète. C'est donc dans ce sens que nous avons envisagé
et analysé le genre comme moyen de décoder le sens et de
comprendre les rapports complexes entre diverses formes d'interaction
féminine dans la lutte contre la pauvreté.
Pour ce qui concerne la pauvreté, nous avons retenu que
les théories traditionnelles ont focalisé leur étude sur
le minimum physiologique ou minimum social, comme chez Booth et Rowntree. Or,
la pauvreté moderne ne peut plus se limiter simplement aux besoins
vitaux, elle doit se définir par rapport aux normes couramment admises
dans une société donnée et au moment donné. C'est
dans ce cadre que se fixe, par exemple, le seuil de pauvreté à 1
ou 2$ par la Banque Mondiale ou le PNUD. Le seuil fixe ou relatif de
pauvreté, nous l'avons déjà dit, a fini par soulever le
débat autour des inégalités de revenus et celui de
détermination de la dose d'inégalité qu'une
société est prête à tolérer en son sein,
c'est-à-dire de l'écart considéré comme acceptable
entre les pauvres et les riches pour une certaine justice sociale.
Et dans ce cadre, s'inscrivent les études de J.J
GOUGUET et de J. RAWLS qui abordent la question de l'égalité des
chances des individus dans le processus de lutte contre la pauvreté et
déterminent ce qu'ils appellent le capital humain. Ils soutiennent, sur
ce, qu'une société est juste si elle permet l'amélioration
des aspirations de ceux qui sont au bas de l'échelle sociale. Donc pour
eux, lutter contre la
pauvreté revient à promouvoir une politique
d'égalité des chances, ce qui implique la connaissance de la
relation entre le capital humain et la pauvreté. Ils établissent
ainsi une corrélation entre certaines caractéristiques
sociodémographiques et économiques (sexe, age, localisation
géographique, éducation, santé, l'accès aux
ressources, etc) et les risques de la pauvreté. Ce que notre
étude n'a pas justement oublié d'analyser aussi. Nous avons voulu
voir, sur base de notre enquête et au moyen de ces
caractéristiques, si les personnes interrogées se retrouvent dans
le rang de ceux qui sont considérés comme pauvres afin de voir
comment elles sont en train de lutter pour sortir de la pauvreté.
LEWIS, O et LATOUCHE, S ont établi une relation entre
la culture et la pauvreté et parlent de la réaction et de
l'adaptation des pauvres à leur situation marginale. Partant de la
définition de la culture comme une réponse que les groupes
humains apportent au problème de leur existence sociale, ils montrent
que la culture de pauvreté transcende les frontières et
caractérise la nature d'un système économique qui ne
prévoit rien pour ce qu'ils appellent les perdants de la
compétition sociale, donc les pauvres. Cette théorie de LEWIS et
LATOUCHE fut critiquée sur base de deux éléments : son
degré d'intériorisation par l'individu et le fait de savoir si
l'on acquiert cette culture par héritage ou par basculement.
Parmi les critiques, nous avons retenu, celle de WRESINSKI qui
soutient l'idée de l'héritage et rejette celle de basculement. Il
dit que la pauvreté ne frappe pas au hasard, car quand on remonte la
lignée familiale des pauvres, on finit toujours par trouver des
éléments de fragilisation sociale. Là est peut être
la question qui hante aujourd'hui plus d'un congolais en général
et d'un lushois en particulier qui pense qu'il est pauvre parce qu'il est
né pauvre sorti d'une famille pauvre, ou encore que la femme est faible
par rapport à l'homme parce qu'elle est femme, ou même qu'elle
doit rester à la maison garder les enfants et ne pas travailler parce
qu'elle est femme (Buzi anapasha kula mayani karibu na nyumba).
Armatya SEN montre que la pauvreté est avant tout une
privation des capacités élémentaires. Et pour lui, un
revenu faible constitue bien une des causes essentielles de la pauvreté.
L'absence des ressources est la principale source de privation des
capacités d'un individu. C'est à ce niveau que le
théoricien rejoint ceux qui ont parlé du capital social et
envisage les interactions sociales.
L'approche genre que nous avons considérée dans
ce mémoire fait référence justement à la
construction sociale du rôle féminin et masculin qui doit
être entendu non pas par le caractère biologique et statique du
sexe ou en termes d'opposition homme- femme, mais comme le résultat des
conditions de production et de reproduction propres à chaque
société dans son évolution. Il a été donc
question de montrer des besoins pratiques et les intérêts
stratégiques pour que la femme lushoise puisse, par le
microcrédit, sortir de la condition de pauvreté dans laquelle
elle se trouve, c'est ce que nous avons appelé l'autonomisation.
L'accès plus large de la femme lushoise à la
microfinance lui permettra d'augmenter le bien-être de son foyer et
partant l'amélioration de son statut au sein du ménage et de sa
communauté. Ceci a été démontré par la
confiance qu'elle a envers le système de microfinance et envers
elle-même, car elle croit désormais qu'elle a les mêmes
chances de réussite que son compatriote homme. Ici les conclusions de
nos enquêtes ont rejoint celles de SEN et DUBOIS. Ils pensent que les
femmes ne sont plus des destinataires passives d'une reforme affectant leur
statut, mais plutôt les actrices du changement, les initiatrices
dynamiques de transformations sociales visant à modifier l'existence des
hommes et des femmes.
Enfin, la femme lushoise doit être prudente et
comprendre l'approche genre que nous soutenons dans ce mémoire, et
envisager cette autonomisation non pas par opposition ou par comparaison
à l'homme, mais par rapport à elle-même, car l'opposition
et la comparaison risque de susciter chez l'homme une réaction de
défense et de rejet qui bloquerait toute tentative de son
développement intégrale dans la mondialisation.
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