1.3. L'approche conceptuelle et théorique de la
pauvreté
La pauvreté se définit selon Larousse comme
l'état d'une personne ou d'une chose pauvre. Alors que le pauvre
désigne celui qui a peu de ressources, peu de biens, donc
dépourvu de biens, de ressources.
En effet, comme le souligne Gaspar Fajth, la pauvreté -
qui s'entend très souvent comme le manque grave de ressources - est un
concept chargé de connotations négatives. C'est une question que
bien des gouvernements, notamment les régimes autoritaires
indétrônables, tendent à éluder le plus possible et
n'ont guère envie d'évoquer et pourtant elle est un miroir, elle
nous renvoie l'image des sociétés telles qu'elles sont et non pas
telles qu'elles se prétendent être grace à des discours
(1) Maurice Godeber, « Les rapports hommes /femmes : le
problème de la domination masculine », in La Condition
Féminine, Paris, Ed. Sociales, 1978, P.17
(2) Nathalie Zemon Davis, «Women on top», in
Society in early modern France, Standford, Calif, 1975, p124-151,
cité dans Cahiers Genre et développement, N°1, 2000,
P. 59
idéologiques et politiques(1). Il cite pour
référence les anciens régimes communistes d'Europe
orientale qui bien ayant un revenu national modeste, considéraient la
pauvreté comme un sujet tabou et disaient officiellement qu'ils avaient
éradiqué au moyen d'une stratégie combinant plein emploi
et les services sociaux accessibles à tous.
L'analyse de la pauvreté est un bon moyen pour
apprécier l'ampleur de la crise que traverse l'économie mondiale.
Les approches de la pauvreté couvrent tout un éventail de
concepts, des droits de l'homme au droit à la charité et à
l'assistance sociale. Dans ces conditions, certaines de ces approches sont
accusées de faire plus de mal que de bien en ouvrant la porte à
des conceptions détournées du bien-être, ou en
renforçant l'exclusion sociale parce que ciblées sur un trop
étroit segment de la société et par conséquent ces
programmes d'aide deviennent comme des filets de sécurité
réservés aux individus se trouvant dans l'incapacité de
s'en sortir par leurs propres moyens. C'est ainsi que dans le cadre de cette
étude notre intérêt sera porté non seulement
à la définition ou encore moins sa mesure mais à
évaluer les projets et les politiques de lutte contre la
pauvreté.
La difficulté essentielle que l'on rencontre dans la
définition de la pauvreté provient du fait qu'elle
présente deux caractéristiques fondamentales difficiles à
formaliser : sa relativité dans l'espace et dans le temps ; son double
niveau de responsabilité (individuel ou social). Ce qui poussera
à parler de l'approche culturelle de la pauvreté afin de mieux
aborder le phénomène et pose tout l'enjeu de l'efficacité
des politiques de sa lutte.
Jean Jacques GOUGUET, maître de conférences en
Sciences économiques à l'Université de Limoges, soutient
que toutes les approches définitionnelles commencent très souvent
par une présentation des critères utilisés pour
définir et mesurer la pauvreté. La première tentative
consiste à effectuer des estimations
(1) Gaspar Fajth, Op. Cit,
http://www.unicef-
cdc.org/publications/pdf/repcard1e.pdf
monétaires de besoins jugés comme essentiels :
les seuils de pauvreté(1). Devant les insuffisances d'une
telle définition en termes de flux, des estimations en termes de stock
de capital humain ont été proposées. Nous montrerons le
réductionnisme de ces analyses traditionnelles pour appréhender
la pauvreté dans toute sa complexité, et nous présenterons
la nécessité d'une approche culturelle qui posera tout l'enjeu de
la gouvernance face à la pauvreté.
La définition de la pauvreté en termes de flux,
du minimum physiologique et minimum social. Tout homme quel qu'il soit et
où qu'il se trouve a besoin de manger et de boire pour vivre. C'est de
cette notion élémentaire de minimum physiologique que sont partis
les premiers chercheurs pour définir la pauvreté. On retenait
ainsi comme critère de pauvreté le revenu monétaire
correspondant à la satisfaction des besoins vitaux indispensables
à la survie (essentiellement la nourriture). Cette conception de la
pauvreté absolue étant néanmoins trop étroite, le
concept de minimum physiologique au sens strict s'est peu à peu
élargi pour inclure d'autres éléments que la seule
nourriture : logement, habillement~.ce qui posait de nouveaux problèmes,
pour savoir jusqu'où aller dans le nombre et le niveau de satisfaction
des nouveaux besoins.
En effet, le minimum physiologique avait eu la faveur des
premiers auteurs au début du 20ième siècle
(comme Booth et Rowntree cités par Gouguet(2)) car on pouvait
ainsi définir scientifiquement la pauvreté sur les bases de la
science nutritionnelle. Or, la pauvreté contemporaine ne pouvant plus se
limiter aux besoins vitaux, elle doit se définir par rapport aux normes
couramment admises dans une société donnée à un
moment donné. C'est ainsi que les chercheurs ont tenté de
définir la notion de minimum social par opposition à la notion de
minimum physiologique : quantité minimale de biens et services
considérée comme normale par la société et dont
devrait disposer n'importe lequel de ses membres. La difficulté est
toujours de déterminer ensuite le revenu correspondant nécessaire
pour couvrir ces besoins, ce que montre la très grande diversité
des montants proposés traduisant une ambiguïté :
(1) Jean Jacques GOUGUET, Réflexions
méthodologiques sur la connaissance de la pauvreté,
Thèse d?Etat- Université de Bordeaux 1, 1978. p.118
(2) Jean Jacques GOUGUET, Op. Cit, p 118
· Dans la conception des besoins minima qui varient selon
les instances qui calculent ces seuils,
· Dans le fait de savoir si les individus disposant d'un
tel montant d'argent peuvent effectivement satisfaire les besoins
précédents.
On peut s'interroger ainsi sur le seuil des 1$ ou 2$ par jour
utilisé par la Banque Mondiale ou le PNUD. Si cela donne une image de la
répartition géographique de la pauvreté la plus extreme et
de son ampleur globale, un tel seuil n'est guère opérationnel.
Les seuils fixes de pauvreté présentent
l'énorme inconvénient de ne pas refléter le
caractère essentiel de relativité de la pauvreté.
Voilà pourquoi des propositions ont été faites pour
définir la pauvreté selon une base relative et non plus absolue.
On prend par exemple (Union Européenne) un pourcentage (40% ou 50%) du
revenu moyen disponible dans un Etat comme critère du montant dont
devrait disposer tout individu pour s'intégrer normalement dans la
société.
On voit donc ici commencer à se dessiner tous les
débats qui auront lieu sur les inégalités de revenus. Le
problème est de déterminer la dose d'inégalité
qu'une société est prête à tolérer en son
sein : quel écart est considéré comme acceptable entre les
pauvres (ceux au bas de l'échelle des revenus) et les autres groupes
sociaux, ou, à l'inverse, quel écart maximum entre les plus
pauvres et les plus riches est tolérable pour correspondre à une
certaine idée de la justice sociale ?
Il faut bien reconnaître à l'heure actuelle que
l'ampleur des inégalités de richesse à l'intérieur
des pays du Sud ou entre le Nord et le Sud est indécente (PNUD. 1998).Ce
dernier rapport note par exemple que les trois personnes les plus riches du
monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays en
développement les plus pauvres de la planète ! Là encore,
des indicateurs plus ou moins sophistiqués et composites sont
utilisés pour dresser un état des lieux de la pauvreté
planétaire et pour faire comprendre que ces inégalités
sont structurelles. Néanmoins, pour comprendre l'origine même de
la pauvreté et agir efficacement, d'autres indicateurs sont
nécessaires. En effet, étudier la
pauvreté selon la seule référence monétaire revient
à se priver de l'explication de l'origine de ces flux qui est
déterminante dans l'élaboration d'une politique de lutte
efficace.
C'est dans ce cadre que s'inscrivent les études sur
l'égalité des chances des individus dans le processus de lutte
contre la pauvreté. Il s'agit donc de déterminer le stock de
capital humain (éducation, santé, qualification...) dont tout
individu a besoin pour s'intégrer dans la société. Comme
le souligne encore une fois J.J.GOUGUET, pour respecter la justice sociale, il
suffirait ensuite d'améliorer la dotation en capital humain des plus
démunis. C'est le sens profond du deuxième principe de la justice
de J.Rawls : une société est juste si elle permet
l'amélioration des aspirations de ceux qui sont au bas de
l'échelle sociale. Lutter contre la pauvreté revient ainsi
à promouvoir une politique d'égalité des chances, ce qui
implique la connaissance de la relation entre capital humain et pauvreté
: la pauvreté d'être ou de devenir pauvre dépend du fait de
posséder ou non certaines caractéristiques
sociodémographiques : sexe, age, localisation géographique,
éducation....La corrélation établie entre ces
caractéristiques et la pauvreté donne une mesure du risque de
pauvreté et permet d'établir des profils de
pauvres(1).
Ce genre de calcul peut être intéressant comme
première approche mais la première critique qui peut être
adressée à ce critère concerne le fait que les variables
retenues (santé, éducation..) avaient une dimension individuelle.
Cela présente l'avantage de personnaliser la pauvreté, de
descendre au niveau microéconomique mais, à l'inverse, cela a
l'inconvénient de masquer l'aspect macroéconomique de la
pauvreté. Si le risque de pauvreté évite de
considérer le pauvre comme véritablement responsable de sa
situation, on en reste quand même aux causes individuelles de
pauvreté, les facteurs extérieurs à l'individu sont
négligés. Il est donc nécessaire de remonter aux causes
macroéconomiques de la pauvreté : un individu peut être au
chômage et cela va entraîner pour lui un risque de pauvreté
mais le vrai problème est de savoir pourquoi il est au chômage, et
de même qu'il existe un chômage involontaire,
(1) J .J. GOUGUET, Réflexions
méthodologiques sur la connaissance de la pauvreté, Op. Cit.
, p.120
il y a aussi une pauvreté involontaire. Une telle
analyse macroéconomique se fera à travers l'étude des
poches de pauvreté.
Le concept Poches de pauvreté que développe
Jean-Jacques GOUGUET est né du constat que le risque de pauvreté
varie dans l'espace : les individus qui naissent et vivent dans certaines zones
ont un risque élevé de devenir pauvres. D'une certaine
façon, leur pauvreté devient involontaire. A partir de cette
constatation, on a pu définir les poches de pauvreté : ce sont
les zones où le niveau de vie est particulièrement bas, où
les possibilités d'emploi sont limitées, l'éducation
précaire, les logements insalubres~C'est un véritable risque de
pauvreté au niveau régional ou local.
Néanmoins, ce n'est pas la localisation
géographique en soi de la pauvreté qui est importante. Il s'agit
en fait d'analyser la relation entre certaines caractéristiques
concentrées géographiquement (emploi, santé,
éducation, logement...) et les caractéristiques personnelles
correspondantes. Bien sûr il faut dépasser ce seul constat de la
concentration géographique des pauvres en analysant la structure
économique de ces zones ainsi repérées. En
caractérisant les principales insuffisances en services de base
(santé, éducation, logement, emploi...), le concept de poche de
pauvreté acquiert une certaine opérationnalité.
Néanmoins, une question importante se pose : l'efficacité du
concept dépendra de la capacité à analyser la relation qui
existe entre chaque élément de la structure économique de
la zone et la pauvreté des individus qui y résident. Il faut
connaître les relations particulières emploi - pauvreté,
éducation - pauvreté~c'est-à-dire connaître les
différents risques de pauvreté et leur cumul.
Dans cette perspective, il se pose généralement
le problème de la hiérarchisation des objectifs à
l'intérieur d'une poche de pauvreté, c'est-à-dire de
savoir quel facteur vaut-il mieux privilégier :
· Une politique de création d'emploi peut
s'avérer inefficace si les individus ne sont pas formés,
· Une politique d'éducation et de formation
peut échouer si les débouchés n'existent pas.
Une telle analyse pose en fait la nécessité
d'une approche globale, intégrée et dynamique de la
pauvreté qui remet en cause les politiques sociales traditionnelles
pensées sectoriellement. C'est dans ce cadre que nous aborderons
l'autonomisation de la femme katangaise à travers le microcrédit
comme mécanisme de lutte contre la pauvreté.
On évitera donc de procéder par une conception
réductrice qui repose sur l'ignorance des populations
étudiées en tant qu'acteurs, au profit d'une approche qui
considère uniquement les pauvres comme objet d'étude. C'est dans
la culture de pauvreté qu'il s'agit de pénétrer si l'on
veut avoir quelque espoir de modifier les tendances actuelles de l'exclusion,
notamment de la femme. Comment sortir la femme lushoise, frappée des
préjugés idéologiques et culturels, de la misère,
de la pauvreté. Nous allons constater que la culture de pauvreté
remet ainsi en cause la plupart des politiques sociales contemporaines.
Dans le débat autour de la culture de pauvreté,
on note que le risque de pauvreté ne faisait que constater froidement
une certaine probabilité de devenir pauvre à un moment
donné. Or, on peut penser a priori que ce risque est d'autant plus fort
que l'on naît dans un milieu pauvre et qu'il y a transmission de la
pauvreté de génération en génération. C'est
ce qu'on a appelé la culture de pauvreté. Ce concept a
soulevé de nombreuses polémiques puisque l'on suppose que le
pauvre hérite de sa pauvreté et la transmet à ses propres
enfants. Il y aurait un cercle vicieux dont on ne pourrait sortir, ce qui a
heurté nombre de chercheurs et praticiens en sciences sociales. Nous
disons pour notre part que la prise en compte de la pauvreté selon ses
poches comme présentée par Jean Jacques GOUGUET est une
négation d'une réalité sociale, combien de gens sont
devenus riches à Lubumbashi parce que leurs parents étaient
riches ? Combien d'enfants des pauvres et issue des milieux très pauvres
et ayant étudiés dans les conditions les plus difficiles sont
devenus riches ? Peut on alors croire que tous les
grands directeurs de sociétés, tous les grands
commerçants de Lubumbashi ou d'ailleurs sont nécessairement les
enfants des riches ? Non, croire à une telle théorie c'est
vouloir plaquer des clichés à une société, c'est
penser que la société n'évolue pas, elle stagnante, donc
sans histoire.
C'est certainement Lewis (O) qui doit être
considéré comme l'inventeur du concept : « réaction
et adaptation des pauvres à leur situation marginale
»(1). Latouche (S) dirait plus simplement que la culture est
une réponse que les groupes humains apportent au problème de leur
existence sociale(2). Mais le point intéressant chez Lewis
est la tentative de généralisation qu'il a essayé de faire
en comparant les pauvres de pays différents pour aboutir à la
conclusion qu'ils se comportaient de la même façon, que l'on soit
dans un bidonville de Mexico ou un ghetto de New York. La culture de
pauvreté transcenderait les frontières pour caractériser
la nature profonde d'un système économique qui ne prévoit
rien pour les perdants dans la compétition. De façon
générale cette théorie a été fortement
contestée sur la base de deux éléments : son degré
d'intériorisation par les individus ; le fait de savoir si l'on acquiert
cette culture par héritage ou par basculement.
Pour le degré d'intériorisation, Il s'agit de
savoir avec quelle intensité certaines normes de conduite persisteraient
si certaines opportunités économiques se présentaient.
L'approche de l'exclusion par la culture de pauvreté revient à
essayer de découvrir :
· La rapidité avec laquelle les pauvres vont changer
leur conduite si on leur offre de nouvelles opportunités
économiques ;
· Le type d'opportunités qu'il faudrait
éventuellement proposer pour que les pauvres, compte tenu de leur
culture, puissent en profiter.
Dans le premier cas, on suppose que le degré
d'intériorisation de la culture de pauvreté n'est pas trop
élevé et qu'il existe des possibilités réelles
d'insertion sociale. Dans le second cas, on suppose que les valeurs des plus
pauvres ne sont pas modifiables à
(1) LEWIS (O), La vida, Paris, Gallimard, 1969, p.87
(2) LATOUCHE (S), La déraison de la raison
économique, Du délire d?efficacité au principe de
précaution, Paris, Albin Michel, 2001, cité par J.J GOUGUET,
L?éradication de la pauvreté : de la nécessité
d?une alternative, Op. Cit. Page 121
court terme. Il serait donc plus facile d'adapter des
opportunités économiques à cette culture, ce qui n'est pas
véritablement envisageable dans une société productiviste
où chaque facteur de production doit être rentable.
Pour l'héritage ou basculement, il n'est pas simple de
répondre à une telle question : pourquoi des individus
sortent-ils de la pauvreté alors que d'autres n'y arrivent pas ?
Voilà pourquoi la culture de pauvreté a soulevé de vives
controverses dans la mesure où la thèse de la transmission
intergénérationnelle de la pauvreté condamnait le pauvre
à être exclu à tout jamais de la société. A
l'inverse, les études en Europe sur les « nouveaux pauvres »
soutenaient la thèse du basculement : des individus bien
intégrés dans la société basculaient dans la
pauvreté à la suite d'un événement personnel
malheureux (perte d'emploi, divorce, mauvais placement des fonds...).
Il est difficile de trancher entre les deux thèses mais
nous mentionnons cependant les conclusions du rapport WRESINSKI qui rappelait
que la pauvreté ne frappait pas au hasard. Il apparaît clairement
que, quand on remonte dans la lignée familiale des plus pauvres, on
arrive à trouver des éléments de fragilisation sociale qui
permettent de douter de la thèse du basculement. Cela ne veut pas dire
que cette explication est dénuée de tout sens mais que, en
règle générale, les éléments constitutifs de
l'histoire des individus sont déterminants pour comprendre leur
trajectoire sociale(1). Il souligne également que les
politiques d'appui au secteur informel, dans les pays en voies de
développement, rencontrent les difficultés liées au non
respect des valeurs culturelles spécifiques, c'est-à-dire qu'il
est toujours hasardeux de vouloir faire le bonheur des gens malgré eux,
par rapport à des normes qui leur sont extérieures et
étrangères. N'est-ce pas là que s'inscrit l'ambition de
bon nombre d'organisations internationales de relire le phénomène
de la pauvreté au travers du concept de gouvernance pour montrer
l'inefficacité des politiques menées et la
nécessité de les repenser en tenant compte des multiples acteurs
concernés (institutions, ONG, ~et les pauvres eux - mêmes !). Cela
impliquerait en particulier l'invention de nouvelles formes
de négociation collective pour éviter d'imposer des
modèles inadaptés au contexte local. Nous y reviendrons.
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