INTRODUCTION GENERALE
«... Jamais encore dans l'histoire récente,
des foules aussi nombreuses, dans autant d'endroits du globe, n'avaient
été obligées de quitter leur pays ou leur
communauté pour chercher refuge ailleurs. Jamais encore le
problème du déplacement massif de populations n'avait tant
préoccupé les Nations Unies et ses Etats membres. Et jamais
encore le sort des personnes déracinées n'avait été
communiqué à un public aussi étendu, ni illustré de
manière si frappante«.
Haut Commissariat des Nations Unies pour les
Réfugiés, 1995, p.11.
1. Déplacement forcé dans le Monde et en
Afrique
Aujourd'hui, aucun continent n'est à l'abri du
problème de déplacement forcé comme le dit clairement le
Haut Commissariat des Nations Unies pour les
Réfugiés1. Certaines circonstances obligent les
populations à faire des déplacements inopinés, collectifs,
regroupant toutes les classes d'âge, toutes les catégories
sociales. Il peut s'agir d'exode, de fuites face à des situations de
danger (catastrophe naturelle, famine, violence) ou de déplacements
imposés par des gouvernements ou des factions armées. Certains de
ces déplacements sont temporaires: le danger passé, les groupes
se réinstallent, avec plus ou moins de difficultés, dans leur
espace de départ. Ces retours peuvent être rapides: les
agriculteurs reviennent dans leurs villages quelques semaines ou quelques mois
après une inondation, une éruption volcanique, etc. Dans d'autres
cas, la situation se prolonge ou se pérennise, les familles
s'établissant dans de nouveaux lieux de façon durable. Ils
rentrent, consciemment ou non, dans la logique de la migration.
On réserve le terme de personnes
déplacées aux victimes des migrations sous contraintes qui
restent dans les frontières de leur pays, contrairement aux
réfugiés qui ont traversé ces frontières
et qui cherchent la protection d'un autre Etat. Ce sont ces
réfugiés uniquement qui bénéficiaient de la
protection et de l'assistance de l'UNHCR. Mais face à la multiplication
des conflits armés faisant des milliers de déplacés
internes et surtout aux
1 UNHCR, Les réfugiés dans le monde:
en quête de solutions, La découverte, Paris (France), 1995,
p.11.
réticences croissantes des pays à recevoir de
nouveaux réfugiés, l'UNHCR a décidé d'intervenir
dans certaines zones pour protéger et assister les personnes
déplacées à l'intérieur de leurs pays.
Le rapport de l'UNHCR de 1997 note qu'au-delà des
problèmes de définition, un vaste consensus international
s'accorde à reconnaître que la population mondiale des personnes
déplacées à l'intérieur de leurs propres pays est
de l'ordre de 25 à 30 millions de personnes. Les études de
l'Organisation des Nations Unies et de ses agences, ainsi que du Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) au début des années 1990
montrent que l'Afrique est de loin le continent le plus touché par ce
problème avec environ 16 millions de déplacés internes.
L'Asie en recense entre 6 et 7 millions, l'Europe 5 millions et les
Amériques centrale et du Sud, 3 millions. Des situations nouvelles
apparaissent au Kosovo, au Timor oriental et en Tchétchénie.
Autant de crises qui semblent attester de l'aggravation du problème du
déplacement interne de populations. Dans le même temps, des
situations plus anciennes comme celles de l'Afghanistan, de l'Angola, du
Burundi, de la Colombie, du Sri Lanka et du Soudan continuent de se
dégrader. D'autres, comme celles de l'Azerbaïdjan et de la
Géorgie, restent stationnaires sans que des solutions durables ne soient
en vue. Dans nombre de ces conflits, le déplacement de la population
civile est au coeur même des objectifs de la guerre. Les conflits
rwandais et yougoslaves en sont les illustrations les plus
médiatisées.
Ce même rapport décrit certaines situations des
IDPs à la mi-1997: en Azerbaïdjan par exemple, écoles,
hôpitaux, usines désaffectées et wagons continuent à
être utilisés pour abriter le demi million de IDPs par le long
conflit qui oppose, depuis 1988, ce pays à l'Arménie (au sujet du
Ngorny-Karabakh). Au Sri Lanka, le conflit ancien qui oppose les forces
armées sri lankaises aux séparatistes tamouls a provoqué
une des situations de déplacement interne les plus importantes et les
plus durables du monde: elle concerne plus d'un million de personnes. En
Turquie, le conflit entre les forces armées et les
indépendantistes kurdes a obligé nombre de villageois à
quitter leurs montagnes pour s'installer dans les villes. L'estimation du
nombre de ces IDPs varie entre 500 000 et 2 000 000. En ce qui concerne l'Iraq
et la Birmanie, on compte respectivement 1,1 millions en Iraq et environ 1
million de personnes réfugiées dans une autre partie de leur pays
d'origine en raison de la guerre et des violences (il s'agit des IDPs) selon le
Global IDP Project en 2003. Le Soudan, déchiré par la
guerre civile depuis plus d'une décennie, est considéré
comme le pays comptant actuellement le plus grand nombre de
déplacés, soit quelques quatre (4) millions de
personnes2. La moitié d'entre eux a quitté le sud pour
les régions du nord du pays, notamment Khartoum où beaucoup ont
été placés dans des camps spéciaux. En 2003, trois
(3) millions de personnes ont fui les violences en République
Démocratique du Congo, dont 700 000 personnes dans la province de l'Est
(Global IDP Project, 2003). En Colombie enfin, le nombre de IDPs s'est
fortement accru depuis 1995 pour atteindre 900 000 en 1997 et trois (3)
millions en 2004 soit 7,0% de la population (UNHCR, 2004).
La Banque Mondiale, principale investisseur des grands travaux
réalisés dans le Tiers Monde, s'est préoccupée
d'une autre catégorie de migrants forcés ou contraints: les
victimes du développement. Elle estime à 90 ou 100 millions le
nombre de personnes déplacées de force dans le monde au cours de
ces dix dernières années à cause de chantiers de grande
ampleur (construction de barrages, infrastructures de transport,
développement urbain, etc).
Une autre catégorie de déplacés est
régulièrement évoquée depuis une dizaine
d'années, notamment dans la littérature anglo-saxonne: les
«éco-réfugiés», victimes de la rupture durable
de l'équilibre entre population et ressource (Lassaily-Jacob, 1999
cité par Michelle GUILLON et Nicole SZTOKMAN, 2004, p.150). L'exemple le
plus fréquemment proposé est le déplacement des
éleveurs du sahel, chassés par la multiplication des
épisodes de sécheresse. On y rattache aussi les
déplacements entraînés par les perturbations climatiques
liées au courant El Niño3 en 1997-1998:
inondations au Bangladesh ou gigantesque incendie en Indonésie. Mais il
n'existe que peu de travaux et aucune donnée fiable n'est disponible sur
cette catégorie de migrants. Les personnes déplacées et
plus particulièrement les plus vulnérables (femmes et les
enfants) sont sous le coup de toute sorte de menaces: pertes de leurs
possessions, privation de biens et de services, violences et
insécurité, etc.
2 GUILLON (M.) et SZTOKMAN (N.), Géographie
mondiale de la population, 2e éd., Paris (France), 2004,
p150.
3
El Nino est un courant chaud qui tient sa renommée des
catastrophes climatiques qu'il engendre et qui ont déjà
causé des milliers de morts
2. Zone d'étude et importance du
déplacement forcé interne
L'impact de la crise du Darfour sur le Tchad s'est traduit non
seulement par l'afflux de Soudanais, mais également par le retour de
Tchadiens (installés au Soudan suite à la famine qui a
sévit au Tchad en 1983-84) et par des déplacements internes.
Ceux-ci sont provoqués par des tensions internes au Tchad dues à
la présence de groupes armés opposés à l'actuel
régime politique et qui opèrent depuis le Darfour. La crise de
déplacement interne dans cette région n'a commencé
qu'à la fin de 2005.
Ainsi, l'UNHCR (2007) annonce un chiffre global de plus de 172
600 personnes déplacées à l'Est du Tchad toutes causes
confondues. Il indique que, près de 53 000 civils tchadiens ont
été contraints de fuir la frontière sud-est avec le
Darfour (Soudan) à cause de la guerre entre fin 2005 et mi-2006. Les
attaques des «janjaweeds»4 ont fait fuir plus de 1.000
personnes qui se sont rendues dans le camp de déplacés internes
situé à Habile, qui accueillait déjà 3.500
Tchadiens. Entre décembre 2006 et janvier 2007, la situation s'est
encore détériorée et une autre vague d'attaques dans la
région de Koukou-Angarana (au sud-est de Goz Beida dans le Dar Sila) a
fait environ 20 000 déplacés Tchadiens. Plus de 10 000 ont
été déplacés en raison des attaques
transfrontières dans la région de Borota (dans le
département d'Assongha).
L'UNHCR (2007) annonce qu'environ 63.000 Tchadiens ont
été déplacés suite à des violences
interethniques dans l'Est du Tchad. Ces violences se sont
perpétuées durant l'année 2006, particulièrement au
cours du second semestre, et en 2007. Suite à une vague de violences
interethniques qui a débuté fin 2006, environ 25 000 Tchadiens se
sont déplacés et rassemblés aux alentours de Goz Beida
(situé à l'ouest du Dar Sila) près de Koukou-Angarana et
dans la zone de Koloy/Ade5(située à la
frontière du Dar Sila avec le Soudan). Le UNHCR annonce que plus de 10
000 personnes provenant de plus de 20 villages ont fui les hostilités
intercommunautaires et se sont rassemblés dans le village de Gassire,
à 8 km au nord de la localité de Goz Beida (dans le Dar Sila),
tandis que d'autres se sont déplacés vers le camp des
réfugiés de Goz Amir6(près de Koukou Angarana).
Dans la vague de conflit intercommunautaire qui a débuté en mars
2007, plus de 9 000 personnes provenant de 31
4 Littéralement «diables à
cheval» sont issus des tribus pastorales soudanais qui n'hésitent
pas à pénétrer le territoire tchadien pour y mener des
razzias à la fois contre les populations soudanaises
réfugiées mais de plus en plus souvent contre les populations
tchadiennes.
5 MSF, rapport d'activité,
N'Djaména, 2006, p.12.
6 Ibidem, P.5.
villages ont été contraints à fuir. Ces
attaques auraient causé la mort d'au moins 220 personnes. Toutes ces
IDPs se trouvent groupées dans plusieurs sites, plus de 100.000 d'entre
elles se trouvent dans le seul département de Dar Sila.
La présente étude concerne l'ensemble des
départements de Dar Sila, de Ouara et d'Assoungha (situés
à la frontière du Darfour) où des sites pour les personnes
déplacées internes (IDPs) sont installés.
Carte 0.1: Principaux sites et évolution des
effectifs des IDPs
3. Problématique
Les conflits armés, interethniques et
intercommunautaires provoquent souvent des déplacements massifs de
personnes, tant à l'intérieur des frontières d'un pays
qu'à travers des frontières internationales. Dans la plupart des
cas, ces personnes ont dû partir en laissant derrière elles
presque tout ce qu'elles possédaient. Elles sont obligées de
parcourir de longues distances, souvent à pied, pour trouver un
sanctuaire à l'écart des combats. Des familles sont
dispersées, des enfants sont séparés de leurs parents dans
le chaos de la fuite, des personnes âgées, trop faibles pour
entreprendre un voyage aussi pénible, sont abandonnées à
leur sort. C'est pourquoi le déplacement de personnes dans leur propre
pays à cause d'une guerre ou d'une catastrophe naturelle est une source
de préoccupation de plus en plus importante à travers le monde.
Inquiétude tout à fait justifiée: très souvent, les
déplacés internes souffrent de conditions d'existence
extrêmement dures qui mettent en péril leur survie même. De
même, contrairement aux réfugiés, les IDPs ne sont pas
protégées par une convention spécifique, elles sont
protégées par diverses branches du droit, en particulier le droit
national, le droit des droits de l'homme et, si elles se trouvent sur le
territoire d'un État en proie à un conflit armé, le droit
international humanitaire.
Ainsi, le déplacement forcé massif des personnes
à l'Est du Tchad a provoqué une très forte concentration
dans les zones d'accueil et dans les camps des réfugiés
occasionnant des violations du droit humanitaire et des droits des civils. Cela
fait naître des conflits entre populations déplacées et
autochtones ou entre groupes ethniques différents. Par exemple, à
Dogdoré (au sud-est du Dar Sila à la frontière du Soudan),
village de 3.000 habitants, environ 27.000 déplacés y ont
trouvé refuge. Certaines populations civiles ont souvent vu leurs
maisons, leur bétail et autres biens détruits ou volés
dans leurs milieux de départ7. Les IDPs sont
extrêmement vulnérables et elles n'ont qu'un accès
très limité aux ressources fondamentales telles que l'eau, la
nourriture et les soins de santé8.
Dans ce contexte, le retour des IDPs dans leurs villages
d'origine s'avère nécessaire et même urgent pour
libérer les zones d'accueil des pressions exercées sur les
ressources et rééquilibrer les rapports sociaux entre les milieux
d'accueil et de départ. Mais d'après les
7 MPAKO F., Déplacés internes au
Tchad: coincés entre la guerre civile et la crise soudanaise du Darfour
- Rapport de mission, Genève (Suisse), 2007, P.18.
8 UNHCR, Les personnes déplacées
interne, questions et réponses, Genève (Suisse), 2006,
P.10.
résultats de l'enquête réalisée par
l'UNHCR auprès de ces IDPs en avril 2007, plus de la moitié
(environ 52,0%) des IDPs n'ont aucune intention de retourner dans leurs
villages d'origine. Ainsi, il devient urgent d'analyser les facteurs qui
conduisent ces IDPs à refuser de retourner dans leurs villages
d'origine, ce qui nous amène à nous poser la question suivante:
Comment comprendre le refus des IDPs de retourner dans leurs villages
d'origine? Quels sont les déterminants de leurs intentions de retour?
Voilà les quelques interrogations qui résument l'essentiel de
notre problématique.
4. Objectif visé
L'objectif principal de cette étude est de contribuer
à la connaissance des intentions de retour des IDPs en mettant à
la disposition des décideurs politiques tchadiens et leurs partenaires
(qui interviennent auprès des IDPs à l'Est du Tchad), des
indicateurs leur permettant de mieux préparer le retour des IDPs dans
leurs villages d'origine. Cette étude vise plus spécifiquement
à:
1. Déterminer les profils démographiques et
socioéconomiques des IDPs selon leurs intentions de retour;
2. Identifier les déterminants des intentions de retour
des IDPs dans leurs villages d'origine.
5. Plan du travail
Pour atteindre les objectifs visés, nous avons choisi
de subdiviser ce travail en quatre chapitres. Dans le premier chapitre, nous
présentons quelques éléments du contexte
général de notre étude et examinons dans le second
chapitre quelques approches qui ont tenté d'expliquer la migration
forcée. Le troisième chapitre aborde la question de la
méthodologie et la source de données utilisées pour les
analyses. Enfin, le quatrième chapitre porte sur l'essai
d'identification des déterminants des intentions de retour des IDPs. Ce
travail se termine par une conclusion qui fait la synthèse des quelques
résultats et présente les recommandations formulées
à l'issus de ces résultats.
|