Introduction
« Who's there? »
La question inaugurale d'Hamlet pose avec force une
interrogation qui nous semble primordiale au théâtre : avec qui
sommes-nous, qui est là et par extension, où sommes-nous ? Comme
Monique Borie le note très justement à propos d'Hamlet, le
théâtre est « [une] nuit offerte à la rencontre des
puissances de l'ailleurs » 3. Outre la nuit shakespearienne, ne
peut-on voir là une vision de la scène, un lieu offert à
la rencontre des puissances de l'ailleurs ?
Mais quelles sont donc ces puissances en question ? Qu'est-ce
qui, au théâtre, les rend d'une certaine façon accessibles,
quasi-tangibles ? La simple intuition d'un au- delà du visible, une vue
de l'esprit, une réalité tangible ou encore la présence de
l'audelà de la scène décrite par
Mallarmé4 comme un effacement. La réponse n'est pas
aisée. Nous tâcherons dans ce travail d'en définir les
contours. Tout d'abord, dans la première partie de ce travail par des
exemples pris dans l'histoire, de la présence de « l'au-delà
» sur la scène et du glissement de cet au-delà vers un
« ailleurs » de la scène, non plus religieux mais
métaphysique.
On note, en effet, nombre d'exemples, à travers
l'histoire des représentations spectaculaires, de la présence des
Dieux d'abord par l'utilisation de masques sur la scène antique. Nous
passons à une vision de la scène beaucoup plus symbolique par la
présence de lieux dédiés à des
représentations de « l'ailleurs », tel le paradis ou l'enfer
sur les scènes médiévales. Les exemples sont nombreux et,
bien qu'il faille les nuancer, il nous semble important de nous y arrêter
un instant avant de poser la question majeure de ce travail que nous
développerons dans la seconde partie de ce mémoire à
savoir : les nouvelles technologies sur la scène n'ouvrent-elles pas une
porte vers un au-delà de la scène ?
La deuxième partie de ce travail proposera deux
exemples contemporains de l'utilisation des technologies illustrant
l'émergence d'un ailleurs de la scène sur la scène, rendu
accessible au spectateur.
Notons, en préambule à cette étude, une
constante dans les modalités de l'existence de cet autre monde
appelé par la scène : elle nécessite l'utilisation
d'objets spécifiques que nous nommerons des « leviers ».
3 Monique Borie, Le fantôme ou le
théâtre qui doute, Editions Actes sud 1997, pp. 9-23.
4 Thierry Alcoloumbre, Mallarmé. La
poétique du théâtre et l'écriture, Librairie
Minard 1995, pp. 48-51.
Nous donnons à ce que nous nommons ici « levier
»5 le sens d'un élément qui nous permettra de
traverser notre état de spectateur pour entrer de l'autre
côté du visible. Il agit dans ce cas comme une porte vers l'
« au-delà ». Quel peut-être ce « levier »,
quelles formes peut-il prendre?
Il est un élément (masque, effigie ou
écran vidéo) qui ouvre sur la scène des fenêtres (ou
les ferment).
Quelle que soit la forme qu'il prenne, ce levier est toujours
cet objet, là, sur la scène qui étire notre perception de
l'espace et du temps du drame joué sous nos yeux de spectateur vers
d'autres dimensions ?
Notons, néanmoins, que la présence de cet
artificium, cette ruse subtile qui a pour but de tromper ou
d'étendre nos sens, n'est pas une condition sine qua non au voyage du
spectateur vers un au-delà de la scène, un au-delà du
vivant. L'épure du théâtre Nô où de certaines
mises en scène contemporaines (comme celles de Robert Wilson ou de
Claude Régy, par exemple) sont une démonstration flagrante de la
tension de la scène vers un espace métaphysique, un «
étirement de la scène » vers l'au-delà de la
scène par le vide.
Il n'en reste pas moins que le théâtre semble
porter en lui ce déchirement spatio- temporel. Nous proposons, ici,
à travers l'histoire et par deux exemples concrets de recherches
artistiques (Robert Lepage, E-toile), d'approcher la façon dont
l'imprononçable, aux côtés de l'invisible, est mis à
portée de notre regard (compréhension, intuition) de spectateur
grâce aux nouvelles technologies.
Je m'attacherai dans la première partie de ce travail,
à montrer au travers d'un bref regard historique sur la scène
occidentale, à travers des exemples non exhaustifs de l'Egypte ancienne
au début du XXe siècle, combien les technologies et autres
artifices ont tenu le rôle de catalyseur d'une énergie trouble et
troublante. Nous verrons, également, combien ces mêmes techniques
ont ouvert des portes menant vers cet autre côté de la
scène afin que les spectateurs fassent un voyage des sens et de
l'esprit, voire des sens vers l'esprit ?
Dans la seconde partie de ce travail, nous verrons au travers
de l'exemple du travail du metteur en scène Robert Lepage, avec
combien de subtilité, de sensibilité et
5 Cf. supra, p. 8.
d'humour ce voyage des sens et de l'esprit peut se faire,
impulsé par les technologies, telle la vidéo, utilisées
sur une scène de théâtre.
Nous aborderons ensuite le point clef de notre
réflexion au travers de l'analyse de deux créations du groupe de
recherche et de création e-toile et de son utilisation des nouvelles
technologies de l'Internet sur la scène mais aussi de créations
conçues exclusivement pour ces mêmes nouvelles technologies.
Enfin nous conclurons en nous demandant s'il n'y a pas lieu de
penser que la représentation théâtrale porte en elle une
part d'au-delà dont une porte, ou en tout cas une fenêtre, serait
l'utilisation sur la scène des leviers et si dans ce cas le temps en jeu
au théâtre n'est pas démultiplié, mis en
abîme. Le temps du spectateur bien sûr, le temps de la
représentation et un autre temps encore, celui, créé par
l'emploi sur la scène de ces différents leviers.
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